Rafael Mandressi

1typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l'environnementanatomie typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine inscription des savoirsvisualisationimageLes images médicales ont une longue histoire, une géographie très vaste et des usages multiples. En Europe occidentale et depuis la première modernité, le savoir des médecins et la production d’objets visuels ont noué des liens aussi étroits que particuliers, à propos desquels on peut, du moins à certains égards, parler d’une tradition : culturelle, cognitive, technique. Culturelle, car l’image médicale appartient à une culture visuelle historique qui l’englobe, dont elle est inséparable et qu’elle nourrit aussi en retour. Cognitive, dès lors que le statut des images en médecine est avant tout et fondamentalement celui d’un outil de connaissance, dont les propriétés et les fonctions renvoient à des théories gnoséologiques où la question de la perception sensorielle et de la connaissance par les sens occupe une place centrale. Tradition technique enfin, puisque les matérialités de ces images – leur fabrication, leurs supports, leurs agencements avec les textes, avec d’autres images, voire avec la parole proférée – ont une histoire propre, celle de leurs mises au point et de leurs transformations, qui n’est pas subsidiaire de celle des enjeux de connaissance. Ces histoires sont en revanche indissociables : solutions matérielles, exigences cognitives, réponses culturelles sont imbriquées dans une tradition européenne qui a produit, dès l’aube de la modernité et au croisement de l’art, de la science et de la technique, un corpus riche de dizaines de milliers d’images, lieu de production de savoirs et véhicules visuels de leurs circulations.

2matérialité des savoirsmatériaubois inscription des savoirsvisualisationimagetableau inscription des savoirsvisualisationimagegravure acteurs de savoirprofessionimprimeurDans les premières décennies de l’imprimerie, les images médicales ne sont que rarement composées expressément pour les livres qu’elles illustrent. Les imprimeurs jouent ici un rôle central. Ce sont eux qui les commandent, eux aussi qui animent le marché de planches et de bois gravés, dont il faut amortir le coût par la multiplication des impressions. C’est à eux, et non pas aux auteurs des ouvrages qu’ils publient, que revient au premier chef le choix des illustrations. D’où les liens très lâches qui les associent aux textes, exception faite des légendes dans les quelques cas où il y en a. D’où aussi, par conséquent, l’absence de renvois. L’abondance de scènes – consultations, leçons universitaires, apothicaires dans leurs officines, interventions chirurgicales – traduit en ce sens la fonction fondamentalement évocatrice, en l’occurrence de situations et de personnages, que les images remplissent. S’y ajoutent des figures visant l’orientation de la pratique : la phlébotomie notamment, les instruments dans une certaine mesure aussi. D’autres, à la manière de tableaux synoptiques, condensent graphiquement les éléments principaux de certains domaines du savoir médical – l’homme aux maladies, l’homme zodiacal, la tête aux facultés. Un quatrième groupe enfin, quantitativement minoritaire mais appelé à un grand développement par la suite, est constitué par les images anatomiques : les scènes de dissection, celles, surtout, montrant des parties internes du corps.

Vision et connaissance

3pratiques savantespratique corporelleperceptiontoucher pratiques savantespratique corporelleperceptionvision pratiques savantespratique corporelleperception typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l'environnementanatomieSi certaines de ces caractéristiques vont se maintenir tout au long du xvi e siècle et au-delà, des changements significatifs se produisent pourtant, qui modifient la distribution quantitative des différents types d’images imprimées, ainsi que leur articulation avec les textes, dès lors que le statut et les usages des illustrations en tant qu’outils de connaissance sont réaménagés. Ces transformations ont lieu à partir des années 1520, au sein de l’anatomie, au gré de l’affirmation de certains principes méthodologiques qui accompagnent et sous-tendent l’extraordinaire essor de cette discipline. En particulier, la perception visuelle comme voie d’accès privilégiée à la connaissance anatomique est encouragée de façon de plus en plus insistante, et fait l’objet d’une élaboration intellectuelle qui fonde l’ensemble d’une démarche où la vue – la vision directe du cadavre humain disséqué – devient la clé des opérations d’acquisition et d’élaboration du savoir sur le corps que l’anatomie a pour objectif de constituer. La place centrale accordée à la vue, ainsi qu’au toucher, par opposition à un savoir livresque qu’il fallait mettre à l’épreuve des sens, s’est traduite par l’énonciation d’un « programme sensoriel », combinant une exigence fondamentale – l’autopsie, voir de ses propres yeux –, des conséquences à en tirer quant à la recevabilité des affirmations sur la structure du corps, et des réponses concrètes concernant la manière d’organiser la production et la diffusion du savoir anatomique. Il s’agit d’une « anatomia sensibilis », d’après l’expression du chirurgien Jacopo Berengario da Carpi († 1530), dans laquelle l’image imprimée est censée remplir un rôle de première importance1.

4typologie des savoirsobjets d’étudecorps humain Berengario da Carpi est en effet un des premiers, aussi bien dans ses Commentaria à l’Anathomia de Mondino de’ Liuzzi que dans son Isagogae breves 2, à faire un usage systématique des illustrations : 21 images gravées sur bois dans le cas des Commentaria  (1521), 20 dans la première édition des Isagogae (1522), pour la plupart des réimpressions de celles des Commentaria, auxquelles ont été ajoutées trois autres illustrations – du cœur, du cerveau et de la colonne vertébrale – dans la deuxième édition, publiée en 1523. L’impact des images est de toute évidence plus fort dans ce court ouvrage de 72 folios que dans les épais Commentaria d’un millier de pages ; la fonction qui leur est assignée est en revanche la même : mettre sous les yeux du lecteur les structures corporelles décrites, donner à voir sur le papier ce qui pouvait être observé dans le cadavre disséqué, montrer ce que le discours ne réussit pas à expliquer de façon satisfaisante – » et ceci suffira sur l’anatomie de la matrice, écrit Berengario, dont on pourra voir les figures ci-dessous qui ont été introduites afin d’en avoir une meilleure compréhension3 ». À la suite et à l’instar de Berengario da Carpi, André Vésale (1514-1564) écrit vingt ans plus tard, dans la préface de son grand traité De humani corporis fabrica (1543), qu’il y a inséré des images de toutes les parties du corps comme si l’on plaçait « un corps disséqué devant les yeux de ceux qui étudient les œuvres de la Nature4 ». La Fabrica est un somptueux in-folio de 663 pages, illustré de plus de 300 figures gravées sur bois dont la qualité dépasse de loin celle des images assez rudimentaires des Commentaria et de l’Isagogae. Or le propos quant à leur usage et utilité renvoie aux mêmes principes : le recours à des représentations graphiques, dans la mesure où elles étaient tenues pour fidèles, pouvait pallier l’absence du corps réel. Le médecin, humaniste et imprimeur français Charles Estienne (1504-1564) ne s’exprime pas autrement quand il s’explique à son tour sur les raisons qui l’ont conduit à offrir à ses lecteurs une anatomie illustrée : si l’écrit, dit-il, est très utile et nécessaire à « la mémoire & certitude des choses, pourquoy ne seroyent aussy tresutiles les demonstrations par figures » ? Si les écrits « contentent » l’esprit et la mémoire, « la peincture contentera lœil & la veue de la chose absente, aultant ou a peu pres comme si elle estoit presente », car les « portraictz […] portent la forme & facon des choses devant les yeulx » ; par conséquent, conclut Estienne, « pour plus commodement satisfaire a lœil, & a la mémoire, avons conioinct lanatomie paincte avec la description des parties du corps humain : affin que quant naurez le corps en main, pour vous contenter de quelque doubte, puissiez avoir recours a ceste umbre5 ».

5pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionLes illustrations devaient être le succédané du cadavre ouvert, comparaissant sur les planches gravées comme il gisait sous le scalpel. Le déploiement de plus en plus intensif des illustrations auquel on assiste dans les livres d’anatomie du xvi e siècle, très souvent justifié par une volonté didactique et renvoyant à l’idée selon laquelle une image vaut mieux que mille mots, implique toutefois bien plus que la mise en œuvre de ce lieu commun. On l’invoque certes avec insistance, tel Léonard de Vinci (1452-1519) dans ses Carnets – « Par quels mots, ô écrivain, pourras-tu égaler la perfection de toute l’ordonnance dont le dessin se trouve ici6 ? » –, en vantant la puissance de l’œil comme instrument de la connaissance. Or on ne saurait se limiter à faire état de cette affirmation générale, dont l’apparente banalité n’est qu’anachronique et cache sous sa surface un ensemble d’opérations complexes historiquement situées, qu’il convient de saisir concrètement.

6inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationschéma inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationdiagrammeLa conviction proclamée que les images peuvent, le cas échéant, remplacer le corps ou quelques-unes de ses parties invite tout d’abord à considérer la différence fondamentale qui existe en ce sens entre les représentations qui se veulent mimétiques, naturalistes, et celles qui proposent, à la manière d’un diagramme, une épure où certains traits de l’objet que l’on veut mettre en évidence ou en avant sont accentués au détriment du réalisme de l’image. Chez Berengario da Carpi on retrouve cette distinction de façon explicite à propos, par exemple, de la colonne vertébrale. Aussi bien dans les Commentaria de 1521 que dans la première édition de l’Isagogae breves (1522) figurait une seule planche de la colonne vertébrale, dont la fonction était surtout de montrer d’une façon schématique le nombre et la disposition des vertèbres. Cette figure, prévient Berengario dans le paragraphe explicatif inséré dans la même page, « n’a pas de vraie ressemblance » avec la forme réelle des vertèbres, que l’on peut apprécier, dit-il, en se rendant aux cimetières7. Dans la deuxième édition de l’Isagogae (1523), une deuxième planche de la colonne vertébrale est ajoutée, et le paragraphe explicatif de la première planche change : au lieu de suggérer une visite au cimetière, Berengario renvoie à la deuxième image, car dans celle-ci « sua vera figura melius videtur ». Et la légende de la figure suivante de confirmer : « Dans cette figure tu as la vraie forme des vertèbres8. » Il faut toutefois se garder, à propos de ces deux types d’images, d’attribuer par défaut une valeur intrinsèquement supérieure, en termes de connaissance, aux illustrations naturalistes au détriment des diagrammes9. Dans ces derniers, c’est la dimension didactique qui prédomine et organise l’information visuelle, celle-ci n’étant pas proposée – Berengario est très clair sur ce point – en termes de substitution possible de l’objet représenté. Cette propriété est attribuée, en revanche, aux illustrations à vocation figurative, dont la nature est par conséquent tout autre : elles expliquent moins qu’elles ne montrent, de même que le cadavre – ou à sa place lorsque celui-ci est absent –, ce qui fait de ces images un outil de démonstration dès lors qu’elles permettent de vérifier par la vue la véracité du texte. Autrement dit, dans le cadre du « programme sensoriel » et d’après le rôle que l’activité visuelle est appelée à y jouer, les images naturalistes sont fournies, entre autres, au titre de preuve de ce qui est avancé dans le texte, tout comme le corps disséqué remplit cette fonction par rapport à la parole proférée dans les amphithéâtres d’anatomie.

7construction des savoirséconomie des savoirsinnovation construction des savoirséducationpédagogie construction des savoirsvalidationpreuveL’usage des images en tant que preuve par les sens n’est pas en lui-même une innovation de la médecine du xvi e siècle, la « praesentalis ostensio sive demostratio », pour employer encore une expression de Berengario da Carpi, ayant été pratiquée dans l’enseignement universitaire au Moyen Âge ; avec elle, le maître expose « publiquement et sensiblement (sensibiliter) dans les écoles », comme l’écrit en 1306 le chirurgien Henri de Mondeville († 1320), qui se servait pour ses leçons de 13 « peintures10 » : le disciple ne se contente pas « de la preuve conduite sur la base d’une analyse logique, même rigoureuse, des propositions. Il réclame d’autres types ou instruments de preuve », susceptibles de le convaincre de la justesse de ce qu’il a appris11. Or dans les universités médiévales les picturaeou tabulae pictae sont utilisées à des fins pédagogiques in praesentia, alors que l’image imprimée à la Renaissance est un matériau textuel – ou paratextuel, si l’on veut – dont une grande partie de la valeur repose précisément sur l’absence à laquelle il est censé remédier, sur son autonomie en tant que vecteur de connaissance et support de vérité : l’illustration médicale, anatomique notamment, peut se suffire à elle-même vis-à-vis du lecteur qui devient, par l’usage qu’il peut faire de ces images, un lecteur-spectateur.

8typologie des savoirsobjets d’étudecorps humaincerveau construction des savoirstraditionsource pratiques savantespratique intellectuelleimaginationLa question de la preuve par l’image en relation à la capacité supposée de cette dernière à se substituer au réel qu’elle représente invite à s’interroger sur la notion même de représentation12. Celle-ci s’effacerait en effet au moment même où l’image en viendrait à prendre, pour celui qui la contemple, la place de l’objet. Il faut pour cela que certaines conditions soient réunies, qui dépendent à leur tour de théories gnoséologiques définissant la nature, le statut et le fonctionnement des images en tant que matière première de la connaissance. On rappellera, sans en rendre compte dans le détail, la doctrine dite « cellulaire », qui distingue par ses fonctions les « sens internes » ou « facultés » et leur assigne des localisations spécifiques dans les cavités du cerveau – les ventricules ou « cellules ». La première de ces cavités est située dans la région antérieure : y réside le « sens commun », qui reçoit et réunit les sensations et les perceptions provenant des cinq sens externes. Dans la deuxième « cellule » ou, d’après quelques auteurs, dans la partie postérieure de la première intervient l’imagination, et/ou « phantasia » – certains auteurs les distinguent, d’autres non –, dont la fonction est le traitement et la composition des images recueillies par le sens commun. Dans la cavité centrale se trouve l’« estimative », chargée du jugement, et dans le ventricule postérieur la « mémorative », où les images sont emmagasinées13. Les variations et les transformations de ce schéma de base sont très nombreuses aussi bien dans le temps qu’en fonction des auteurs, et constituent un système théorique d’une extraordinaire complexité, parfois difficile à démêler dans le travail comparatif entre les sources14. Ce qu’il importe de signaler ici, c’est surtout la description dynamique qui est donnée des phénomènes cognitifs, faisant des images l’entité clé des opérations mentales à travers une suite d’événements organisée selon une distribution spatiale. L’essentiel pour ce qui nous intéresse se passe dans l’imagination/ « phantasia », plus particulièrement dans la transmission des images qu’elle compose à la faculté « estimative ». Si cette dernière juge recevables les images qui lui sont soumises, le lien avec le réel qu’elles représentent sera établi comme vrai et conforme : « du monde à ce que l’œil en reçoit et à ce que l’âme en perçoit, il y a un continuum, une parenté effective qui fait que le monde, en tant qu’il est monde, ne disparaît pas entièrement dans sa représentation par l’œil intérieur de l’imagination15 ».

9pratiques savantespratique intellectuellejugement pratiques savantespratique intellectuelleimagination pratiques savantespratique intellectuellemémorisationLa dernière étape du trajet décrit par la doctrine cellulaire conduit les images jusqu’à la faculté « mémorative », non moins importante dans l’articulation entre vision et connaissance. On a vu l’insistance avec laquelle Charles Estienne, dans le passage cité plus haut, fait référence à la mémoire pour justifier le recours aux illustrations ; de son côté, Vésale avait souligné, dans la préface à ses Tabulae anatomicae sex (1538), l’importance des images dans le renforcement de la mémoire. Ils sont loin d’être les seuls, dans la littérature médicale ou ailleurs, à y faire fortement référence. On sait l’essor que connurent à la Renaissance les « arts de la mémoire », de longue tradition antique et médiévale16 ; en 1566, Giovanni Battista Della Porta († 1615) expliquait, dans L’arte del ricordare, que : « L’office de l’imaginative […] est de former au moyen de ses fenêtres, qui sont les yeux, les oreilles, le nez et autres semblables, à la manière d’un peintre excellent, un portrait des choses matérielles et de dessiner avec son crayon dans la mémoire, qui est devant elle comme un panneau bien préparé. De telle sorte que quand la volonté nous vient de nous souvenir de cela, au moyen de l’intellect, qui fait recours à la mémoire et y contemple ces peintures idéales, nous nous souvenons des choses que nous voulons comme si elles étaient présentes devant les yeux. » La mémoire, conclut Della Porta, « n’est autre chose qu’une peinture entière conservée dans ce panneau animé que nous appelons cerveau17 ». À la relation entre imagination et jugement sur laquelle se fondaient les virtualités probatoires des images, s’ajoute l’interaction entre imagination et mémoire, où la première « imprime » et la seconde fixe les objets de l’activité cognitive alimentée par les données sensibles. La fabrication d’images artificielles consiste à produire du sensible – d’ordre visuel, en l’occurrence – qui sera traité et ira se loger là où l’intellect pourra exercer l’acte de connaissance qui consiste à le rappeler et le contempler. L’illustration médicale est vouée à agir sur l’imagination – « vous plaira contenter vostre fantasie des pourtraictz & figures que trouverez en cest œuvre », écrit Estienne à l’intention de ses lecteurs – et à procurer par là à la mémoire du sensible à conserver, c’est-à-dire disponible pour les opérations de connaissance de l’intellect. Rappelons ici, avec Lina Bolzoni, qu’« une riche tradition philosophique et médicale, d’origine classique, conçoit les images par le biais desquelles nous prenons connaissance et nous nous rappelons comme des “phantasmes”, comme quelque chose qui agit dans l’intériorité mais qui garde un statut dans une certaine mesure sensible18 ».

L’espace de l’art et l’espace du texte

10espaces savantslieuatelier acteurs de savoirprofessionartisteLes livres médicaux exploitent la culture visuelle de l’époque, et celle-ci les envahit en y apportant une sensibilité spécifique. La dramaturgie des squelettes et des écorchés qui peuplent les traités d’anatomie dès la Renaissance n’appartient pas au scalpel mais au pinceau. C’est l’artiste illustrateur qui fait danser les cadavres, montre les techniques d’atelier, où pour les exigences de l’apprentissage on faisait adopter des poses aux corps morts en les suspendant à l’aide de cordes. Des cordes que l’on fait apparaître parfois dans les images, comme dans la septième planche de la série des écorchés de la Fabrica de Vésale, dans le frontispice du Spicilegium anatomicum  (1670) de Theodor Kerckring († 1693), ou encore dans celui du premier livre d’anatomie spécifiquement préparé à l’intention des peintres et des sculpteurs, l’Anatomie der uutterlicke deelen van het Menschelik Lichaem (1634) de Jacob van der Gracht (1593-1652), qui grava lui-même les planches de son in-folio à l’eau-forte. Dans son Discours sur les principes de l’art du dessin, Cellini recommande au lecteur de représenter l’ossature humaine « comme si c’était un homme vivant » ; ainsi, dit-il, « tu mettras [le squelette] dans une pose hardie, les deux jambes ouvertes, la tête tournée et donnant une attitude aux bras ; tu le placeras ensuite assis, tantôt droit, tantôt courbé, et contourné de diverses manières »19. Ces instructions semblent avoir été suivies par Berengario da Carpi et retenues par l’illustrateur de la Fabrica, ou encore par l’Espagnol Gaspar Becerra (1520-1570), auteur des illustrations de l’Historia de la composición del cuerpo humano  (1556) de son compatriote Juan Valverde de Amusco († vers 1588).

11construction des savoirspolitique des savoirsévaluation de la rechercheplagiatPubliée à Rome en castillan dans sa première édition avant d’être traduite en italien et en latin dans les années suivantes, l’Historia est un livre extrêmement intéressant à maints égards, y compris quant à la réalisation et l’usage des images20. À première vue, cependant, l’ensemble est peu original sous ce rapport, puisque la plupart des illustrations sont reprises, redessinées et adaptées de celles de la Fabrica de Vésale. Une quinzaine d’entre elles seulement ont été expressément composées pour l’ouvrage, dont une sur laquelle il convient de s’arrêter : la première image du livre II, consacré aux muscles, qui représente un écorché tenant sa peau dans la main droite. La figure rappelle le saint Barthélemy de Michel-Ange dans le Jugement dernier à la chapelle Sixtine – Becerra avait travaillé avec Michel-Ange à la décoration de Saint-Pierre de Rome –, mais aussi le Persée (1554) en bronze de Benvenuto Cellini – la tête de Méduse de la sculpture ayant été remplacée par la peau de l’écorché21. Dans la page en regard, la légende qui accompagne et explique cette planche contient un avertissement : « Il faut savoir que cette figure est différente de celles de Vésale, en ceci que dans celle-ci les ombres montrent la direction des fils de la chair, selon qu’ils cheminent particulièrement dans chaque muscle22. » Les images de l’Historia de Valverde sont gravées sur cuivre, ce qui lui permet de souligner la plus grande finesse des détails, en l’occurrence des fibres musculaires, et d’indiquer que ses illustrations présentent des avantages par rapport à celles de l’ouvrage de Vésale. Précision importante en raison de la source vésalienne de la grande majorité de ces images, qui pourraient faire peser sur Valverde des soupçons de plagiat. Il s’en était déjà expliqué dans son adresse au lecteur, où il ajoute d’autres considérations qu’il importe de relever : « Même si certains de mes amis étaient de l’avis que je devais faire de nouvelles figures, sans me servir de celles de Vésale, je n’ai pas voulu le faire, pour éviter la confusion qui aurait pu s’ensuivre, ne sachant pas aussi facilement en quoi je suis d’accord ou en désaccord avec lui23. » Ainsi, chaque fois qu’un désaccord mérite d’être signalé, le texte d’explication des planches est là pour l’indiquer, et ce dès la première image : « Je veux seulement avertir le lecteur que la première figure est différente de celle de Vésale, car la sienne n’était pas bien faite, comme chacun pourra voir en comparant les parties sur lesquelles nous différons avec le naturel24. » Valverde introduit de manière explicite la correction par l’image, dans la conviction, largement partagée, que l’anatomie est un savoir cumulatif qui s’élabore de façon critique en prenant appui sur les assertions des prédécesseurs, et que l’on peut y procéder par les illustrations autant et souvent mieux que par le texte.

12pratiques savantespratique lettréeannotation inscription des savoirslivreindexTexte et image : c’est leur fonctionnement conjoint qu’il convient d’ailleurs d’examiner. Penchons-nous à ce sujet encore sur l’Historia de la composición del cuerpo humano. La volonté de Valverde de faire état des erreurs ou omissions de Vésale se retrouve dans l’index alphabétique du livre. Dans la première édition, des onze entrées commençant par « Vesalio », dix renvoient à des points de divergence ; ces entrées passent à trente-quatre dans l’édition italienne de 1559, dont trente concernent des critiques. Le lien entre l’index et le corps du texte se fait avec une double indication : la foliotation, d’abord, suivie de deux lettres servant à situer le passage en question sur le recto ou le verso (a ou b) et, ensuite, dans le premier, le deuxième ou le troisième tiers de la page (p, m ou f pour « principio », « medio » et « fin »). Choisissons une des entrées auxquelles on a fait allusion comme point de départ pour suivre un parcours possible au travers de l’ouvrage : Vésale met deux muscles dans le nez qui ne s’y trouvent pas (« el Vesalio pone dos morzillos enlas narizes que no se hallan »). On est renvoyé au milieu du folio 33r (33.a, m), où l’observation de Valverde figure effectivement dans le texte, avec deux notes marginales, l’une dans la marge interne, l’autre dans la marge externe : la première répond à un appel inséré dans le texte (b), et se compose d’une série de lettres et de chiffres, bt.i.H, t.ii.a. Outre l’exposant, qui signale la note, il s’agit de donner les éléments pour retrouver la planche (t, pour « tabla », avec les chiffres romains l’identifiant) et, à l’intérieur de celle-ci, la (ou les) figure(s) où l’on peut voir ce qui est décrit dans le texte : dans cet exemple, on ira chercher les muscles du nez dont il s’agit dans les planches I, figure H, et II, figure a, du même livre II auquel appartient le texte. Car l’ensemble des planches correspondant à un livre sont regroupées à la fin de chacun des sept livres qui composent l’ouvrage – le choix de la gravure sur cuivre, explique Valverde, rendant plus difficile et plus coûteuse la production des planches in-texte. D’où des appels signalant des notes qui peuvent, le cas échéant, comporter des renseignements additionnels au cas où elles renverraient à des images d’un livre différent, dont le numéro est alors inséré avant les autres éléments. Une fois parvenu à l’image recherchée, le lecteur dispose d’autres textes : un commentaire général sur la figure et la liste des parties du corps, chacune d’entre elles associée à une lettre marquée également sur l’image à l’endroit où la partie concernée se trouve. Celle-ci étant vue et examinée, on peut retourner au texte, voire à l’index, ou bien passer à une autre image et commencer un nouveau parcours à partir d’elle. Les entrées sont multiples, ainsi que les trajectoires possibles à l’intérieur du livre, avec des allers-retours, des bifurcations, des sauts, menant tous du texte ou des images à des images et/ou des textes.

13inscription des savoirslivrepréface acteurs de savoirprofessionimprimeurOn est bien loin, trente-cinq ans après les Commentaria, des simples paragraphes explicatifs de Berengario da Carpi. Les systèmes de renvoi ont fait l’objet entre-temps d’une complexification considérable et sont très rapidement devenus des dispositifs particulièrement sophistiqués assurant un entremêlement bien plus dense des textes et des illustrations. On a longuement commenté les méthodes de Valverde, mais avant lui Vésale en avait mis au point pour la Fabrica, qui étaient tout aussi élaborées. Il les décrit soigneusement dans la lettre insérée dans le traité à la suite de la préface, qu’il adressa en 1542 à l’imprimeur bâlois Johannes Herbst (Oporinus, 1507-1568) avec les bois gravés. Valverde s’étant assez largement inspiré de Vésale aussi sur ce point, il suffira de noter que chez l’anatomiste flamand le recours à la gravure sur bois lui permet de distribuer les images au gré des descriptions au lieu de les regrouper et, sauf pour les grandes planches occupant toute la page, de les entourer de texte, voire de les envelopper.

14inscription des savoirslivremargeOn retrouve dans la Fabrica les appels renvoyant à des notes marginales, les lettres superposées aux figures et les légendes organisées en tables, un ensemble dont l’usage conduirait un lecteur consciencieux, d’après la comptabilité effectuée par Nancy Siraisi, à passer du texte à l’image et vice versa plus de cent cinquante fois, par exemple, pour le seul chapitre III du livre II, qui occupe les pages 223 à 229 et n’est en rien exceptionnel à cet égard25.

15acteurs de savoircorps construction des savoirsvalidationpreuve typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecinechirurgie pratiques savantespratique corporelleperceptionFaisons ici, à la lumière des aspects que l’on vient d’évoquer sur les liens entre texte et image, un bref retour sur la problématique de la persuasion et de la preuve. Les images, a-t-on dit, constituent la réponse imprimée à l’injonction de voir comme condition sine qua non de la connaissance – voir de ses propres yeux pour croire, s’en convaincre, trancher, établir un nouveau savoir sur le corps. Or, de même que la vision directe du cadavre, en dépit des énoncés programmatiques, ne livre que ce que la parole, écrite ou proférée, organise26, de même l’image à elle seule ne suffit pas à produire de l’évidence. Dans un passage des Commentaria consacré aux vertèbres, Berengario da Carpi souligne qu’au moment de préparer son ouvrage il a toujours eu, à l’instar des vertèbres desséchées dont il est question, toutes les parties du corps devant ses yeux27. C’est l’œil du chirurgien, de l’anatomiste, du médecin qui fait foi – ou, plutôt, c’est l’invocation de son regard dans le discours qui assure la crédibilité de l’image, en stipulant les conditions dans lesquelles elle a été produite. Autrement dit, l’illustration fait office d’argument par la solidarité du texte, qui certifie sa conformité avec le réel représenté.

Cartographies

16inscription des savoirsvisualisationimagegravure Bartolomeo Eustachi († 1574), médecin du duc d’Urbino, du cardinal Giulio della Rovere (1535-1578) et professeur d’anatomie à Rome à partir de 1549, prépara avec son collaborateur Pier Matteo Pini quarante-six gravures sur cuivre pour un traité qui ne vit jamais le jour : De disensionibus ac controversiis anatomicis 28. Huit de ces planches seulement parurent du vivant d’Eustachi, dans ses Opuscula anatomica (1564), les autres n’ayant été publiées qu’en 1714, lorsque l’archiatre pontifical Giovanni Maria Lancisi (1654-1720) les fit imprimer avec ses propres commentaires. Les Tabulae d’Eustachi sont particulièrement intéressantes à plus d’un titre. Leur singularité, d’abord, sur le plan visuel : elles ne s’inscrivent pas, en effet, dans le modèle iconographique que l’on a l’habitude de désigner comme « vésalien » mais dont la généalogie remonte au moins à Berengario. Les distances prises par Eustachi vis-à-vis de Vésale sont d’ailleurs nettes et explicites, aussi bien à propos de nombreuses observations et descriptions que des illustrations : « neque in oratione, neque in pictura 29 ». La critique des images répond aux mêmes principes et présupposés que chez Valverde, tout comme l’index des Opuscula anatomica consacre quinze entrées à mettre en relief les erreurs ou insuffisances que l’auteur attribue à Vésale : « La narration de Vésale n’est pas entièrement vraie », « Vesalius erravit », mais aussi « male pingit ».


              , 1543,
            p. 190. Gravure sur bois.
Figure 1. Vésale, 1543, p. 190. Gravure sur bois.
Écorché portant sa dépouille, 
              
              , 1556, planche I, Livre II. Gravure
            sur cuivre.
Figure 2. Écorché portant sa dépouille, Valverde de Amusco, 1556, planche I, Livre II. Gravure sur cuivre.

              , 1783.
            Planche XIII. Gravure sur cuivre colorée à la main.Graveur :
            Giulio de’ Musi. Textes de cette édition d’Andrea
            Massimini (1727-1792).
Figure 3. Eustachi, 1783. Planche XIII. Gravure sur cuivre colorée à la main.Graveur : Giulio de’ Musi. Textes de cette édition d’Andrea Massimini (1727-1792).

17matérialité des savoirsinstrumentinstrument de mesurerègleL’aspect le plus marquant des illustrations d’Eustachi est cependant la manière originale de résoudre la question des renvois. Chaque figure est entourée, soit sur trois côtés, soit sur les quatre, d’une échelle graduée qui permet de localiser chaque partie du corps à l’aide d’une paire de coordonnées : une « altitude » et une « latitude », selon les termes mêmes employés par l’auteur dans un avertissement liminaire (De usu tabularum)où il explique son système et donne les instructions pour s’en servir. Deux méthodes sont possibles : la première consiste à se munir d’une règle en papier, de la largeur d’un doigt et d’une longueur équivalente au côté court de la planche, graduée comme l’échelle entourant celle-ci, que l’on déplacera sur le côté long de l’image jusqu’à trouver l’« altitude » indiquée dans les coordonnées ; la « latitude » pourra alors être située sur la règle mobile elle-même, ce qui conduit à l’emplacement recherché. L’autre méthode implique une fabrication un peu plus compliquée. Il s’agit d’un cercle plan, réalisé en bois ou en fer, dont le diamètre devrait légèrement dépasser la hauteur de la planche ; on y adjoindra deux fils formant par leur croisement un angle droit à l’intérieur du cercle. En déplaçant ce dernier de telle sorte que les fils aillent coïncider avec les coordonnées fournies dans le texte, la partie que l’on cherchait à découvrir se trouvera à l’endroit où se produit l’intersection des deux fils30.

18construction des savoirsépistémologieanormalité pratiques savantespratique intellectuelleabstraction inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationcarteCe système puise son principal outil, la grille des coordonnées, dans le livre que Jean-Marc Besse définit comme un « laboratoire pour la constitution de la cartographie européenne moderne » : la Géographie de Ptolémée, qui transmet notamment, « de façon décisive, un système de construction graphique, ordonné et systématique31 ». Chez Eustachi, son utilisation se traduit par des images libres de signes (lettres ou chiffres) surimposés et par la précision beaucoup plus grande qu’il autorise dans le renvoi, uniquement limité, en théorie du moins, par la taille des planches, la qualité technique de leur réalisation et le support de la gravure. Des indications aussi fines que 20.16 ¼ ou 20.28 ⅓ peuvent ainsi être données, comme dans le commentaire de la quatrième des huit planches des Opuscula anatomica 32. Cette précision et la « propreté » des images doivent permettre de mieux mettre en évidence les détails, essentiels pour rendre compte de la diversité des formes des parties du corps à laquelle Eustachi accordait une grande importance33. La nature de l’homme, en conformant ces parties, n’est pas constante mais produit de la variété, « monstrueuse » ou non, qu’il faut intégrer à l’information visuelle proposée au lecteur34. La problématique de la variabilité humaine, active au sein du savoir médical moderne, se pose en anatomie en termes de forme et trouve dans l’iconographie un de ses lieux d’expression. Dans la Fabrica de Vésale, plusieurs figures contiennent des éléments qui montrent que les structures représentées correspondent à des corps singuliers. C’est le cas de la planche XXV du cinquième livre, où les parties internes de la cavité abdominale d’une femme présentent des formations peut-être pathologiques sur les ovaires, ce qui suggère une individualisation35. On ne sait quelle est la part respective de l’illustrateur et de l’anatomiste dans ce choix, mais le résultat n’est pas, en tout état de cause, du même ordre que la varietas qu’exhibent les images d’Eustachi. Chez celui-ci, la diversité représentée ne se confond pas avec l’individualisation. Quand bien même s’agirait-il d’anomalies – les formes « monstrueuses » –, rien dans ses illustrations n’insinue une identité du corps, la virtualité d’un sujet. Plutôt que des accidents, de la particularité pure, ce que ces images proposent est déplacé du côté de l’abstraction. Or ce ne sont pas non plus, si ce n’est de façon relative, des représentations d’une anatomie idéale, reflétant une norme tenue pour universelle, dès lors que la variabilité qui n’est pas désignée comme nécessairement monstrueuse ne peut qu’en atténuer la portée. Ce sont, en accord avec le système de renvois adopté, des cartes du corps humain, qui demandent à être vues, comprises, utilisées comme telles.

19inscription des savoirslivremargeL’usage explicite du dispositif ptoléméen n’eut pas une véritable postérité dans l’illustration anatomique ; l’Impetus primi anatomici, un bref traité in-folio avec six planches dépliantes publié à Leyde en 1721 par Arent Cant (1695-1723), est un des rares cas où l’on retrouve le système de la grille des coordonnées. L’apparence cartographique, qui dans les images d’Eustachi va jusqu’à l’intrusion des figures dans les marges en traversant les échelles graduées36, ne doit pas limiter cependant à cette seule dimension ni, encore moins, aux quelques cas où elle est spécialement visible, l’analyse des rapports entre cartographie et images médicales à l’époque moderne. Certes, par la mise en surface de ressources graphiques expressément empruntées, les planches d’Eustachi et, plus d’un siècle et demi plus tard, celles de Cant offrent plus nettement que d’autres l’évidence de leur inscription dans un univers de circulations entre différents domaines concernés par la production d’images : cartographiques et anatomiques en l’occurrence. Mais les liens entre cartographie et images savantes du corps vont bien au-delà de la présence dans ces dernières d’un système pour la détermination des lieux, si important soit-il, tiré des modes de représentation de l’espace géographique. Plus fondamentalement, l’enjeu est l’organisation de la connaissance précisément autour de lieux à déterminer, d’un espace à structurer par la détermination même de ces lieux, dans des opérations où la saisie visuelle est en outre essentielle. À cela s’ajoute la nomenclature, qui participe à la mise en ordre de l’espace : de « l’association d’un nom et de deux chiffres » qui définit un lieu géographique, on aurait tort de ne retenir comme élément principal que les deux chiffres ; un des nombreux mérites de la Géographie de Ptolémée, rappelle Jean-Marc Besse, est de fournir « un catalogue de noms de lieux »37. Dans le savoir anatomique, fondé sur la distinction des parties, l’espace du corps se charge aussi de nomenclature, qui joue un rôle théorique éminent en donnant une existence à ces fragments et en rendant possible leur repérage dans les planches.

20construction des savoirsvalidationvérité inscription des savoirsvisualisationimage inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationcarteDécouvrir, nommer, inscrire, retrouver : le parallèle est frappant entre les fonctions que remplissent, dès le xvi e siècle, les cartes et les images médicales du corps. Les unes et les autres servent à enregistrer les découvertes, qui n’ont de valeur que si le territoire ou la partie concernés peuvent être retrouvés ; mieux : « On peut dire qu’un lieu n’a pas véritablement été découvert avant qu’on n’en ait fait la carte de telle sorte qu’on puisse l’atteindre à nouveau38. » Or, pour cette même raison, retrouver – on y revient encore – c’est aussi prouver. L’image, dès lors qu’elle conduit à localiser une parcelle, un lieu du corps, est un outil de vérification, et, partant, de véridicité. Savoir spatial, savoir visuel, l’anatomie se constitue très tôt comme savoir topographique, voué à dresser les cartes du corps comme on dresse ailleurs celles du monde ; « la cosmographie du minor mondo […] te sera révélée en quinze figures entières, selon l’ordre qu’observa Ptolémée dans sa Cosmographie. Aussi, je diviserai les membres comme il a fait pour sa division en provinces », écrit Léonard de Vinci en présentant le livre d’anatomie qu’il projette de réaliser39.

Épilogue : Contre les images

21À force d’insister sur les livres illustrés – rien de plus naturel si c’est d’images qu’il s’agit –, on risque de ne pas prêter attention à l’autre face qu’une étude historique sur l’imagerie, médicale ou non, devrait prendre en considération : l’absence d’illustrations. Une rapide comptabilité montre, pour le xvi e siècle, que le nombre d’éditions d’ouvrages de médecine non illustrés est supérieur à celui de ceux comportant des images ; dans le domaine plus restreint des livres d’anatomie, lieu par excellence de l’illustration médicale à l’époque moderne, la présence d’images est loin d’être systématique et ne concerne à peu près que la moitié des parutions. Les raisons pour lesquelles un ouvrage est publié sans illustrations sont multiples et ont trait au coût de l’édition et/ou au lectorat visé, ou encore tout simplement à des circonstances adverses. Plus intéressant néanmoins, car explicitement inscrit dans une histoire du statut conféré à l’image imprimée, est le refus d’en produire. Le rejet, en effet, qui est en l’occurrence une résistance, s’exprime en termes de prise de position, traduit l’existence d’un débat et permet de rappeler, si besoin était, que l’insertion d’images dans les livres n’est pas unanimement perçue comme une opération allant de soi, à laquelle on ne renoncerait qu’en vertu d’un empêchement, de difficultés majeures ou de contraintes financières.

22On ne peut ici que suggérer l’intérêt d’envisager une histoire qui reste à faire, celle de ce que Gabriele Baroncini nomme l’« iconoclastie scientifique40 » – on n’est pas obligé de retenir la dénomination –, c’est-à-dire d’une tradition qui n’est pas nécessairement à associer avec une attitude moins engagée dans une démarche d’observation et moins acquise à l’idée de la prééminence de l’expérience sensorielle dans les pratiques de connaissance que celles des producteurs, diffuseurs et usagers d’images dans les livres savants, médicaux en particulier. Si cette voie demeure à ce jour inexplorée pour l’essentiel, elle n’en fait pas moins partie pour autant d’une histoire possible et souhaitable des images de savoir.

Notes
1.

French, 1985 ; Mandressi, 2005. Sur le « programme sensoriel » de l’anatomie de la Renaissance, voir Mandressi, 2003, p. 109-118.

2.

Berengario da Carpi, 1521 et 1522. L’Anathomia est un manuel de dissection composé en 1316 par Mondino de’ Liuzzi († 1326), professeur d’anatomie à Bologne, à l’intention de ses élèves. On y trouve, notamment, les premières références explicites à la dissection de corps humains. Voir Mondino de’ Liuzzi.

3.

Berengario da Carpi, 1521, fo ccxxvr.

4.

Vésale, 1543, préface.

5.

Estienne, 1546, p. 6-7.

6.

Léonard de Vinci, 1942, p. 176.

7.

Berengario da Carpi, 1521, fo dviv.

8.

Berengario da Carpi, 1523, ff. 63v, 64r.

9.

Hall, 1996, p. 9-10.

10.

Henri de Mondeville, 1893, p. 2. Voir MacKinney, 1962.

11.

Agrimi et Crisciani, 1988, p. 202. Cf. Siraisi, 1981, p. 112.

12.

Voir Kemp, 1993.

13.

Voir, parmi les innombrables diagrammes situant les différentes facultés dans l’encéphale, celui du livre X de la Margarita Philosophica de Gregor Reisch (Reisch, 1503).

14.

Certains auteurs parlent de trois cavités, d’autres en identifient quatre, voire cinq, d’autres encore proposent des subdivisions de chaque cellule en deux régions, en assignant des spécificités variables à chacune des facultés et avec des divergences d’interprétation quant aux relations entre les unes et les autres. Les écrits d’Avicenne et d’Albert le Grand à ce sujet sont des références déterminantes. On citera également Jean de La Rochelle, mais aussi Némésius d’Émèse (vers 390), Augustin d’Hippone, les théologiens de l’école de Chartres comme Guillaume de Conches dans sa Philosophia mundi, ou d’Oxford comme Robert Kilwardby, auteur au xiii e siècle d’un De spiritu fantastico. Voir Michaud-Quantin, 1966 ; De Libera, 1991.

15.

Havelange, 1998, p. 165. Cf. Lories et Rizzerio, 2003.

16.

Voir Carruthers, 2002 et 2002a ; Cf. Yates, 1987.

17.

Della Porta, 1566, chap. i, « Che cosa sia Memoria, ò reminiscenza », non paginé.

18.

Bolzoni, 2005, p. 204. Voir plus généralement, dans cet ouvrage le chapitre iv, « Entre corps et image : le statut des images », p. 203-273.

19.

Cellini, 1968, p. 877.

20.

Sur le traité de Valverde, voir Carlino, 2002 ; Guerra, 1967. Pour une analyse comparative détaillée des illustrations de la Fabrica et de l’Historia, voir Cortés, 1994, p. 122-144.

21.

Cortés, 1994, p. 145.

22.

Valverde de Amusco, 1556, fo 59v.

23.

Ibid., « Al Letor [sic] ».

24.

Ibid., « Declar. delas fig. del Lib. i », non paginé. Voir aussi les légendes des figures II, V, XIII et XIIII du livre II, entre autres, avec chaque fois la même précision : « Esta figura diffiere dela del Vesalio en que…  »

25.

Siraisi, 1994, p. 64.

26.

Mandressi, 2003, p. 111 sqq.

27.

Berengario da Carpi, 1521, fo cccclxxxivv.

28.

Eustachi, 1564, « Lectori ».

29.

Ibid., p. 155.

30.

Ibid., fo *1.

31.

Besse, 2003, p. 24 et 111.

32.

Andretta, 2009, p. 106.

33.

Ibid.

34.

Eustachi, 1564, fo *1.

35.

Voir Laneyrie-Dagen, 1997, p. 190-192 ; pour une étude plus détaillée de la question de la variabilité chez Vésale, voir Siraisi, 1994.

36.

Roberts et Tomlinson, 1992, p. 190.

37.

Besse, 2003, p. 113.

38.

Thrower, 1996, p. 64 ; cf. Broc, 1980, p. 45.

39.

Léonard de Vinci, 1942, p. 170. La référence à Ptolémée revient à plusieurs reprises dans les notes de Léonard ; voir, par exemple, ibid., p. 183 et 191.

40.

Baroncini, 1996, p. 535.

Appendix A Sources

  1. Berengario da Carpi, 1521 : Jacopo Berengario da Carpi, Carpi Commentaria, cum amplissimis additionibus super anatomia Mundini, una cum textu ejusdem in pristinum et verum nitorem redacto, Bologne.
  2. Berengario da Carpi, 1522 : J. Berengario da Carpi, Isagogae breves perlucidae ac uberrimae in anatomiam humani corporis, Bologne.
  3. Berengario da Carpi, 1523 : J. Berengario da Carpi, Isagogae breves perlucidae ac uberrimae in anatomiam humani corporis, Bologne.
  4. Brunschwig, 1512 : Hieronymus Brunschwig, Liber de arte distillandi de compositis. Das Buch der waren Kunst zü distillieren die Composita und Simplicia und das Buch Thesaurus pauperum, ein Schatz der Armen genant Micarium die Brösamlin gefallen von den Büchern der Artzny und durch Experiment von mir Heronimo Brunschwick uff geclubt und geoffenbart zu Trost denen die es begeren, Strasbourg.
  5. Cellini, 1968 : Benvenuto Cellini, Sopra i principii e ’l modo d’imparare l’arte del disegno, in Bruno Maier (éd.), Opere, Milan.
  6. Della Porta, 1566 : Giovanni Battista Della Porta, L’arte del ricordare, Naples.
  7. Estienne, 1546 : Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain divisée en trois livres, Paris (1re édition latine : 1545).
  8. Eustachi, 1564 : Bartolomeo Eustachi, Opuscula anatomica, Venise.
  9. Eustachi, 1783 : B. Eustachi, Tabulae anatomicae, novis explicationibus illustratae ab Andrea Maximino, Rome.
  10. Henri de Mondeville, 1893 : Henri de Mondeville, Chirurgie de maître Henri de Mondeville, chirurgien de Philippe le Bel, roi de France, composée de 1306 à 1320, traduction française avec des notes, une introduction et une biographie par Édouard Nicaise, Paris.
  11. Léonard de Vinci, 1942 : Léonard de Vinci, Les Carnets de Léonard de Vinci, introduction, classement et notes par Edward MacCurdy, traduit de l’anglais et de l’italien par Louise Servicen, préface de Paul Valéry, Paris.
  12. Mondino deLiuzzi, 1926 : Mondino deLiuzzi, Anatomies de Mondino dei Liuzzi et de Guido da Vigevano publiées par Ernest Wickersheimer, Paris.
  13. Reisch, 1503 : Gregor Reisch, Margarita Philosophica, Fribourg.
  14. Valverde de Amusco, 1556 : Juan Valverde de Amusco, Historia de la composición del cuerpo humano, Rome.
  15. Vésale, 1538 : André Vésale, Tabulæ Anatomicae Sex, Venise.
  16. Vésale, 1543 : A. Vésale, De humani corporis fabrica libri septem, Bâle.
Autres références
  1. Agrimi et Crisciani, 1988 : Jole Agrimi et Chiara Crisciani, Edocere Medicos. Medicina scolastica nei secoli XIII-XV, Naples.
  2. Andretta, 2009 : Elisa Andretta, « Bartolomeo Eustachi, il compasso e la cartografia del corpo umano », Quaderni Storici, 130, p. 93-124.
  3. Baroncini, 1996 : Gabriele Baroncini, « Note sull’illustrazione scientifica », Nuncius. Annali di storia della scienza, 12, p. 527-543.
  4. Besse, 2003 : Jean-Marc Besse, Les Grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, Lyon.
  5. Bolzoni, 2005 : Lina Bolzoni, La Chambre de la mémoire. Modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimé [1995], Genève.
  6. Broc, 1980 : Numa Broc, La Géographie de la Renaissance : 1420-1620, Paris.
  7. Carlino, 2002 : Andrea Carlino, « Tre piste per l’Anatomia di Juan de Valverde. Logiche d’edizione, solidarietà nazionale e cultura artistica a Roma nel Rinascimento », Mélanges de l’École française de Rome, 114, p. 513-541.
  8. Carruthers, 2002 : Mary J. Carruthers, Le Livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale [1990], Paris.
  9. Carruthers, 2002a : M. J. Carruthers, Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris.
  10. Cortés, 1994 : Valerià Cortés, Anatomía, academia y dibujo clásico, Madrid.
  11. De Libera, 1991 : Alain De Libera, « Le sens commun au xiii e siècle. De Jean de La Rochelle à Albert le Grand », Revue de métaphysique et de morale, 96, p. 475-496.
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  16. Kemp, 1993 : Martin Kemp, « “The Mark of Truth”. Looking and Learning in Some Anatomical Illustrations from the Renaissance and Eighteenth Century », in William F. Bynum et Roy Porter (éd.), Medicine and the Five Senses, Cambridge, p. 85-121.
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  20. Mandressi, 2003 : Rafael Mandressi, Le Regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris.
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