Pierre Lardet

1typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologie construction des savoirsépistémologiesignetrace inscription des savoirslivre inscription des savoirslivretexteDéduire, voire reconstituer, d’après ce qui reste d’une production livresque, le pourquoi et le comment de celle-ci : ambition démesurée ? Non, car, partout à l’œuvre, l’usure et l’érosion s’exercent inégalement. S’il lamine en définitive inexorablement, le temps n’emporte pas tout à la même vitesse. Tout n’est pas pareillement friable. De continents disparus, des îles subsistent. Des résistances locales, des subsistances ponctuelles, des émergences accidentelles permettent l’exercice d’une archéologie. Remonter le temps est possible dans la mesure où, en divers lieux, des choses demeurent : elles sont nos contemporaines après l’avoir été de ceux qui les ont produites, utilisées, et dont elles ont gardé l’empreinte. Ces marques d’usage sont susceptibles de déchiffrement. Plus ou moins favorables, des concours de circonstances permettent, sinon de restituer, en tout cas d’approcher divers niveaux de profondeur historique. À partir de ces observatoires, des aperçus se dessinent qui nous mettent de plain-pied avec des niveaux chronologiques, des couches d’historicité, diversement éloignés.

2pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonAinsi, à l’uniformité destructrice du temps s’oppose la variété des lieux où se manifestent ces conservations. Et cette variété ouvre la possibilité – ou plutôt induit et enclenche la nécessité – de comparaisons. Non pour finalement tout réduire au même (cela, c’est l’œuvre du temps niveleur), mais pour, bien plutôt, en faisant saillir de l’irréductible, faire ressortir aussi des analogies, des points communs, et par là donner sa chance non pas à l’arrogance d’un savoir surplombant, réducteur des différences, mais à une appréhension complexe, à une intelligence souple de ce réel feuilleté, plissé, chatoyant, multiforme.

3espaces savantslieuarchives construction des savoirstraditionmémoire espaces savantslieubibliothèque espaces savantslieuatelier espaces savantslieuscriptorium inscription des savoirslivreimprimé inscription des savoirslivremanuscrit matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionLe réel, en l’occurrence, c’est l’écrit en tant qu’il laisse sa trace en des lieux, soit immédiats – supports constitués, élaborés pour que s’y dépose adéquatement l’écriture –, soit médiats – institutions situées, établies ici ou là pour être en charge de ces supports écrits (manuscrits, imprimés), dont elles ont été ou les fabriques (scriptoria, ateliers d’imprimeurs), ou les dépôts (bibliothèques). Procédure de conservation par excellence : contre l’usure du temps, l’écriture perpétue une mémoire fabriquée en des lieux de production et archivée en des lieux de conservation, les uns et les autres souvent associés, comme adossés, pour effectuer ces opérations complémentaires de sauvegarde.

4espaces savantscirculationmobilité matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptioncodex matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionrouleau espaces savantscirculation espaces savantscirculationdiffusionQui dit culture écrite dit non seulement dépôt physique de la pensée lié à des instruments et à des supports permettant sa matérialisation et sa conservation sur le lieu de la production, mais aussi diffusion et circulation, favorisées par la forme maniable et transportable du livre, qu’il soit rouleau d’un seul tenant (volumen) ou ensemble de feuilles assemblées en cahiers (codex). On passe ainsi de l’immobilisation d’une volatilité plus ou moins immatérielle – mentale, puis vocale – à la mobilité d’un produit qui prend forme de chose concrète.

5construction des savoirstraditionmémoire construction des savoirséducationapprentissage pratiques savantespratique lettréecopie manuscriteSi l’on fabrique des livres, manuscrits ou imprimés, il paraît évident que c’est pour qu’ils soient lus. Or, en fait, cet usage ne s’impose pas toujours. Les innombrables copies bouddhiques de la Chine ancienne qu’évoque Jean-Pierre Drège furent, il le souligne, beaucoup moins effectuées pour la diffusion des textes qu’elles portent que pour valoir aux fidèles qui les faisaient exécuter « les mérites de leur offrande », attestée par leur conservation dans le trésor d’un monastère (ou leur enfermement dans un autre lieu sûr, telle la grotte de Dunhuang où l’on a pu en retrouver en masse après plus d’un millénaire). Quant au « cadre confucéen de la copie », pour n’être pas aussi paradoxal (à nos yeux), il n’en réduit pas moins celle-ci au rôle mineur d’adjuvant transitoire : l’essentiel tient dans l’apprentissage par cœur du corpus fondateur. Plutôt « individuelle » et « solitaire », la copie ne serait donc alors qu’un aide-mémoire, sorte d’escabeau qu’on repousse du pied une fois la hauteur souhaitée atteinte. L’Occident a d’ailleurs aussi connu, mais sous d’autres modes, l’existence de ces livres qui ne sont pas faits – en tout cas pas d’abord – pour être lus : somptueux ouvrages « de présentation » solennellement offerts à des grands pour, indépendamment de toute éventuelle lecture, accroître le prestige de leurs bibliothèques ; collections de « belles » reliures vendues au mètre pour venir habiller avec ostentation les murs et meubler les étagères de pièces de réception, mais n’être jamais ouvertes. Quant aux « grands papiers » que les bibliophiles achètent fort cher et collectionnent jusqu’à nos jours, avec peut-être d’autant plus de passion que peu d’éditeurs en produisent encore, on sait qu’ils perdent, à être coupés pour pouvoir être lus, la majeure partie de leur valeur vénale.

6inscription des savoirsécriture espaces savantslieuscriptorium acteurs de savoirprofessioncopiste pratiques savantespratique lettréelectureAinsi la lecture peut-elle, de diverses façons, ne plus apparaître que comme un usage inessentiel, un accident détachable de cette substance concrète qu’est l’objet livre. Mais l’identité du scriptorium, lieu de production du livre manuscrit, comme son nom l’indique, semble également, malgré son apparente netteté, susceptible de se révéler flottante, voire de se dissoudre. Si, à partir des fonds découverts dans la grotte de Dunhuang, Jean-Pierre Drège parvient à restituer de manière non moins prudente que convaincante l’activité des scriptoria qui les ont produits, Guglielmo Cavallo s’interroge, quant à lui, sur le mirage que recouvrirait souvent, pour ce qui est de l’Antiquité gréco-romaine et du Moyen Âge tant latin que byzantin, la notion de scriptorium. Notion qui, devenue « impropre et illusoire » à force d’être employée inconsidérément, généralisée, banalisée, serait à réévaluer à l’aune de ce modèle hors de pair qui s’est incarné dans le monachisme bénédictin et les institutions épiscopales du Moyen Âge occidental (viii e-xii e siècle). Idéal en effet très exigeant pour autant qu’il aura réussi la synthèse de composantes aussi diverses qu’« espace réservé, travail manuel coordonné, discipline communautaire, inspiration spirituelle, conscience patrimoniale ». Sommet donc d’une échelle des valeurs en fonction de laquelle toutes les autres pratiques d’écriture se révèlent plus ou moins déficientes : ainsi celle des copistes antiques « travaillant isolément et sans autre but que de produire des livres » ; ou celle du copiste byzantin, « figure instable ». Au mieux « traces ou prémisses », préfigurations imparfaites : tels les copistes du premier monachisme, déjà capables du moins – signe qui ne trompe pas – de travailler « à plusieurs mains » sur un même livre ; et plus encore la communauté de Vivarium autour de Cassiodore (vi e siècle), où la pratique du livre « anticipa d’une certaine manière » ce qu’allait être « la nouveauté du véritable scriptorium du haut Moyen Âge ». On peut en effet préférer tels moments historiques apparus capables de prouesses particulièrement abouties et les exalter : le discours cicéronien, la sculpture romane, la cathédrale gothique, la Renaissance du Quattrocento florentin, la tragédie racinienne, etc. C’est parmi ces chefs-d’œuvre que viendrait s’inscrire le scriptorium bénédictin. Encore ne faudrait-il pas qu’il éclipse ou écrase tant de réalisations non négligeables d’époques antérieures ou ultérieures. Appartenant elles aussi à l’histoire, elles méritent d’être appréciées pour elles-mêmes dans le cadre spécifique qui est le leur. On perdrait sans doute à n’y voir qu’ébauches ou survivances.

7typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirshumanisme acteurs de savoirprofessionéditeur acteurs de savoirprofessionimprimeurSi l’on compare les pratiques des scriptoria médiévaux (même géographiquement presque aux antipodes les uns des autres selon qu’ils sont chinois ou occidentaux) et celles de la Renaissance, la rupture peut sembler radicale. Et pourtant la mise en texte telle que, dans sa « palestre typographique » de la Genève du xvi e siècle, l’opère l’imprimeur humaniste Jean Crespin, répond à des exigences où l’on pourrait être tenté de voir en quelque sorte des invariants historiques. En Crespin, Jean-François Gilmont montre un authentique homme de métier, et dont l’activité a déjà cela de commun avec celle des scriptoria précédemment évoqués qu’elle poursuit elle aussi des fins principalement religieuses. Pour Crespin, « la diffusion de la Réforme », par le biais notamment de ce qui fut « la grande spécialité » de ce libraire-éditeur : « l’histoire religieuse », est la préoccupation majeure ; il veut, en ses propres termes, « servir la science divine ». S’il est en revanche un aspect qui le distingue fortement, lui et tant d’autres imprimeurs de son époque, des manières de faire de temps plus anciens, c’est d’abord le caractère d’« urgence » qui s’attache à sa production, dans la mesure où la perpétuation de celle-ci dépend étroitement de sa commercialisation.

8acteurs de savoirprofessionmarchand acteurs de savoirprofessionimprimeur acteurs de savoirstatutauteur« Obsession permanente pour l’imprimeur : arriver à temps » aux foires semestrielles de Francfort « pour lancer ses nouveautés ». Qui dit commerce dit concurrence. Crespin (comme bien d’autres) dépense une grande part de son énergie vis-à-vis de ses collègues : négocier des collaborations, constituer des groupes de pression, vider des litiges. Il s’emploie soit à contacter des auteurs afin de se les attacher, au moins pour un temps (ainsi Bèze qui louvoie entre Crespin et d’autres, notamment Estienne et Badius) ou partiellement (ainsi Calvin pour ses opuscules polémiques, faute, de la part de Crespin, d’avoir su l’emporter sur Estienne à qui revinrent les éditions bibliques) ; soit à susciter des traducteurs pour diffuser dans les pays francophones des ouvrages composés en allemand ou en italien. Le temps consacré à ces indispensables stratégies de marketing est forcément perdu pour d’autres tâches, d’où les tensions avec les auteurs, tel Bèze « se plaignant », entre autres choses, d’impressions de « mauvaise qualité » ou publiées « hâtivement » sous une forme « inexacte ».

9espaces savantscirculationréseauEt, de fait, ce qui importe ici, c’est que l’imprimeur ne peut subsister qu’entouré d’un réseau de « collaborateurs cultivés pour relire les manuscrits, les traduire, élaborer des index et corriger les épreuves », enfin servir d’« intermédiaires entre l’éditeur et divers auteurs ». Souvent « laissés dans l’ombre », voués à ces tâches « obscures » qui requièrent érudition et doigté, ceux-ci apparaissent comme des chevilles ouvrières absolument indispensables au bon fonctionnement de l’entreprise. C’est dire la complexité du dispositif où s’inscrit désormais la mise en texte puisqu’il doit répondre simultanément à ces impératifs multiples que sont, outre les réquisits scientifiques et techniques et les exigences de commercialisation, la gestion des relations humaines au sein de ce collectif qui gravite de près ou de loin autour du libraire-éditeur et qu’il revient à celui-ci, sous peine de faillite, de savoir coordonner et animer.

10typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textesphilologie acteurs de savoirqualités personnellescompétence inscription des savoirslivretexteLa mise en texte aura eu à souffrir de devoir se plier à un cadre aussi contraignant, notamment au plan de la correction des textes et de ce qui deviendra progressivement une discipline à part entière, celle dont traite Anthony Grafton sous le titre : « Vers une histoire sociale de la critique textuelle ». Les « techniciens invisibles » dont il commence par saluer le rôle tardivement reconnu par l’histoire des sciences, ces « assistants » sans le « travail qualifié » desquels « le laboratoire ne pouvait fonctionner », rejoignent à cet égard les « obscurs tâcherons » dont Gilmont peine à discerner les silhouettes dans l’atelier de Crespin. Pour ces correcteurs, Grafton parle quant à lui d’« intellectuels marginaux », tout en laissant paraître l’injustice d’un tel qualificatif au regard du fait qu’« à l’aube des temps modernes », ce sont eux qui, en mettant au service du « travail mécanique» de l’imprimerie» leurs compétences, « éditèrent la plupart des textes antiques ». De même que Cavallo tient à rendre au scriptorium bénédictin un lustre qu’il lui paraît être le seul à mériter, de même y a-t-il de la réhabilitation à titre posthume dans la tentative de Grafton pour arracher autant que possible les correcteurs des temps héroïques de l’imprimerie à la « marge » et à l’« obscurité » où ils auraient croupi jusqu’à un certain point. Tentative proportionnée à la déception et au mépris que pourraient continuer d’éprouver et de manifester à l’égard de leurs souvent malheureux précurseurs de la Renaissance les philologues d’aujourd’hui, formés quant à eux à une science des textes qui s’est affirmée et codifiée au xix e siècle, et munis des techniques, progressivement affinées depuis, de l’édition critique.

11inscription des savoirslivreédition pratiques savantespratique lettréecorrection acteurs de savoirprofessioncorrecteurOr ce que Grafton souligne, prenant implicitement le contre-pied de ces héritiers chagrins (qui savent cependant se réjouir – Schadenfreude – de l’insuffisance de leurs devanciers en regard de laquelle ressort leur supériorité à eux), c’est en fait l’éclatante modernité que représente l’émergence du correcteur comme « nouveau type social ». Et ce non seulement en son temps, s’agissant d’un « phénomène né de l’imprimerie », mais aussi bien, paradoxalement, par rapport au nôtre dans la mesure où ces correcteurs ne seraient pas sans ressembler aux webmasters, designers et autres desk editors (assistants de rédaction) suscités avec une « rapidité foudroyante » par cette fine pointe de la modernité : le développement de l’Internet à partir des années 1990. À nouvelles technologies, professions nouvelles. Les correcteurs ont surgi du fait même qu’ils étaient indispensables à l’atelier d’imprimerie. Les formes que prit l’exercice de leur activité durent se plier aux fortes contraintes inhérentes au nouvel espace où celle-ci s’inscrivait – l’atelier comme lieu (de production) créateur de lien social (par la diffusion des produits ainsi fabriqués) – en satisfaisant, autant que possible à moindre coût et le plus souvent dans l’urgence, aux attentes du public lettré en matière d’offre d’ouvrages et d’accessibilité des textes. L’essentiel, c’était que les uns fussent vendables et les autres lisibles et que s’établît ainsi un compromis acceptable entre les intérêts respectifs du libraire-imprimeur et de sa clientèle potentielle.

12Ces mêmes formes furent déterminées par des modèles existants, peu ou prou refaçonnés pour s’ajuster au moins mal à la nouvelle donne. Bricolage d’éléments hétérogènes effectué là encore dans l’urgence et où se combinèrent suivant des proportions variables deux modèles très différents qu’en tout cas on força à devenir synchrones : d’abord celui, antique, dont on avait gardé le souvenir de la recension des textes et de leur correction, menées collectivement, telles qu’elles avaient été pratiquées aux premiers siècles de notre ère, mais bien souvent sans qu’ils aient précisé de quelle manière, par les Nicomaque et Symmaque sur Tite-Live, Apulée, etc., ou, sur la Bible grecque, Origène d’Alexandrie, Eusèbe et Pamphile de Césarée ; ensuite, mais cette fois presque contemporain, le modèle de la pratique des manuscrits par les humanistes du xv e siècle, soucieux de qualité textuelle, tant pour leurs propres œuvres qu’ils soumettaient, pour le fond et la forme, au jugement critique d’amis compétents (tels, experts par excellence, Niccoli ou Panormita), que pour celles des Anciens qu’ils voyaient corrompues et cherchaient à rétablir vaille que vaille dans leur intégrité, ou en tout cas à stabiliser et à rendre plus lisibles. L’application de ces deux modèles aux textes imprimés s’effectua avec des fortunes diverses, comme Grafton le montre dans le cas de Bussi sur Pline ou de Campano sur Tite-Live. Si la correction (emendatio) ainsi pratiquée n’a pu généralement aboutir ni de près ni de loin à la production d’« éditions critiques » dignes de ce nom, ce n’est pas faute de talent ou de conscience de la part des correcteurs de l’époque. Et, s’il est vrai que « l’échec était implicitement inscrit dans les méthodes adoptées », c’est sans doute moins parce qu’« elles étaient naturelles » aux correcteurs qui y recouraient que parce que le cadre technico-commercial de l’atelier d’imprimerie imposait un carcan qui leur rendait provisoirement impossibles l’invention et la mise en œuvre d’autres procédés mieux à même de répondre à leur ambition.

13Il faudra du temps avant que puisse être trouvé un plus juste « point d’intersection entre l’édition et l’érudition ». Reste qu’« entre auteurs et lecteurs », entre « travail intellectuel et travail manuel », entre logique marchande et souci philologique, le rôle des correcteurs est d’emblée marqué comme irremplaçable. L’obscurité et l’anonymat dans lequel ceux-ci sont en général restés sont l’effet et le revers de cette place, nécessaire mais subalterne, d’intermédiaires. On en rapprochera le statut traditionnellement ménagé par le monde de l’édition aux traducteurs, autres passeurs ou médiateurs attitrés, et maillons également décisifs, mais eux aussi rarement valorisés dans la chaîne qui relie aux lecteurs l’auteur et l’éditeur.