William Clark

‘Si l’homo academicuspar excellence est le normalien-agrégé-docteur, c’est-à-dire le professeur de la Sorbonne actuel ou potentiel, c’est qu’il cumule tous les titres définissant la rareté que l’Université produit, promeut et protège1.’

1construction des savoirséducationévaluation pédagogiquediplôme acteurs de savoirprofessionprofesseurEn 1776, Johann Michaelis (1717-1791), professeur d’études orientales à l’Université de Göttingen, écrivait que les diplômes universitaires étaient les vestiges de peuples guerriers pour lesquels l’honneur avait le plus haut prix. Un siècle plus tôt, le juriste George Schubart avait fait remonter aux Goths l’origine des costumes et insignes en usage dans les universités européennes. Ces deux auteurs n’entendaient certainement pas faire, par de telles remarques, l’éloge du système des grades, qui est l’une des choses les plus étranges que nous ayons héritées du Moyen Âge et de l’Ancien Régime 2.

2acteurs de savoirqualités personnellescharisme acteurs de savoirqualités personnelles espaces savantslieuuniversitéSi la culture universitaire moderne est régie par un modèle politique, économique et bureaucratique, le modèle médiéval était pour sa part de type juridique, ecclésiastique et corporatiste. Juristes et théologiens jouèrent à cette époque un rôle essentiel dans l’élaboration conceptuelle des diplômes universitaires. Le diplôme était entouré d’une aura comparable à celle des titres de chevalier ou de prêtre. Tout comme eux, il portait une personne physique et juridique à un degré supérieur : celui de bachelier, de licencié, de master ou de docteur. Ces titres conféraient un charisme particulier3.

3acteurs de savoirsexe et genremasculin pratiques savantespratique rituellerite de passageAvant les Lumières, un candidat devait habituellement être chrétien, baptisé, enfant légitime, de sexe masculin, disposer de son intégrité physique et d’une santé normale, ne pas être aveugle et pouvoir parler. Il devait assister à la remise du diplôme, et donc être vivant au moment de la cérémonie. Ces exigences ne furent pas explicites avant les débats de l’époque baroque. Les juristes insistèrent alors, d’une manière significative, sur les conditions requises, tandis que les penseurs des Lumières les mettaient en cause. Pourquoi refuser ces rites de passage dans le monde universitaire aux juifs ou aux personnes d’autres confessions, aux enfants illégitimes, aux femmes, aux handicapés, aux aveugles et aux muets ? Pourquoi, en outre, ne recevrait-on pas un diplôme in absentia ?

« Cours et débat dans la salle de réception du
          Collegium Illustre », Université de Tübingen, extrait de J. C.
          Neyffer et L. Ditzinger, ,
          n.l., 1626, Universitätsbibliothek Göttingen.
Figure 1. « Cours et débat dans la salle de réception du Collegium Illustre », Université de Tübingen, extrait de J. C. Neyffer et L. Ditzinger, Illustrissimi Wirtembergici ducalis novi collegii quod Tubingae… delineatio, n.l., 1626, Universitätsbibliothek Göttingen.

4Il faut fixer ici ce critère fondamental de la « modernité ». Si l’on remonte aux origines médiévales de ce rite de passage essentiel, la remise d’un diplôme était de toute nécessité un événement auquel le candidat prenait part et durant lequel il lui fallait, notamment, prononcer un serment – aussi le cas des muets était-il problématique. La modernité procéda à la dissolution de cette métaphysique médiévale de la présence et de la parole. La question de l’absence éventuelle de l’impétrant conduisait, quant à elle, au problème du candidat décédé. Que faire dans l’hypothèse d’un décès qui se serait produit après le dépôt, en bonne et due forme, de la candidature ? L’Université aurait risqué alors de décerner le titre sollicité à un cadavre. Or, le problème n’était pas vain, car la veuve d’un docteur pouvait prétendre à un statut social élevé.

5acteurs de savoirmodes d’interactioncompétition espaces savantslieuuniversité construction des savoirsvalidationprivilègeEn tant qu’entité juridique et ecclésiastique, le diplôme universitaire autorisait l’exercice de nombreux privilèges, codifiés par le droit médiéval. Cela apparaît, par exemple, dans les gloses consacrées par le grand juriste italien Bartolus de Saxoferrato (1313-1357) et par son élève Baldus de Ubaldis (1327-1400) à un passage crucial du Corpus juris civilis. Il y est question de la reconnaissance officielle d’une victoire athlétique dans la Rome impériale. Selon le Codex, X, 54 (53), le compétiteur devait subir trois épreuves avant d’être couronné. Bartolus et Baldus en tiraient l’argumentation suivante : puisque le détenteur d’un titre universitaire subissait trois épreuves, il devait lui être loisible de réclamer, outre les privilèges qui lui étaient déjà reconnus, ceux que le droit romain conférait à un athlète couronné4. Les constructions juridiques de ce genre semblent sans doute absurdes à un esprit moderne. Mais elles sont révélatrices de la mentalité universitaire prémoderne et éclairent les rites de passage héroïques qui en sont inséparables.

6construction des savoirséducationévaluation pédagogiquesoutenance construction des savoirséducationcycle éducatifdoctoratNos deux hommes de loi considéraient comme la première des épreuves les exercices régulièrement accomplis pendant la préparation d’un diplôme. La deuxième épreuve était l’examen privé organisé par la faculté dont relevaient les études en question. La troisième épreuve n’était autre que la soutenance de thèse. Prises comme un tout, ces trois épreuves formaient un rite de passage complexe qui accompagnait toute collation de grade. Les épreuves requises pour l’obtention d’un premier diplôme, ou d’un titre supérieur à celui déjà possédé, modifiaient le statut du candidat.

7C’est cette curieuse spéculation juridique qui a suscité les analyses que l’on va lire. Nous examinerons successivement les cas suivants :

  • un examen pour le titre de Bachelor of Arts (BA) de l’Université de Cambridge dans les années 1810 ;
  • un examen privé pour le titre de master (ou de docteur, aussi bien) de l’Université de Göttingen dans les années 1780 ;
  • enfin, la soutenance de thèse pour le titre de docteur de l’Université de Paris dans les années 1960.

8Nous considérerons ces trois moments comme autant d’épreuves, c’est-à-dire le long rite de passage qui permet d’accéder aux honneurs de l’Université et à ses hiérarchies « gothiques ».

9construction des savoirséducationévaluation pédagogiquediplôme construction des savoirséducationévaluation pédagogiqueexamenEn Europe, il y avait généralement trois niveaux de diplômes : tout d’abord le diplôme de bachelier, puis la licence et enfin le titre de master ou de docteur5. Ces diplômes n’ont pas existé dans toutes les universités ni dans tous les pays, ni à toutes les époques. Nous laisserons quasiment de côté la licence. Les examens pour le titre de bachelier ou ses équivalents sont importants en ce qu’ils constituent un moment crucial qui marque la frontière entre la classe « cléricale » ou « instruite » et le reste de la société. Quant aux examens pour le titre de master (à l’époque prémoderne) ou de docteur, ils représentent le moment initiatique réservé aux grands prêtres et magistrats supérieurs de la culture. Le docteur est présumé être un homme d’élite, qui doit sa culture à de nombreuses épreuves et a été mis à l’écart du vulgum pecus de la classe des clercs elle-même.

L’examen pour le titre de Bachelor of Arts

10En juin 1816 et en juin 1817, John Wright passa l’examen annuel en tant que membre du Trinity College de Cambridge. Il s’agissait de l’une des épreuves préalables à l’examen du senate-house ou tripos 6, qui se déroulait sous les auspices de l’Université et conditionnait l’obtention du Ba ainsi que les mentions décernées. Wright passa le tripos au mois de janvier 1819. Cette série d’épreuves était parmi les plus rationnelles, les plus « modernes » d’Europe, et ce dans une université qui, à considérer son fonctionnement habituel, se trouvait par ailleurs au nombre des plus traditionnelles, des plus « médiévales7 ».

« Examen d’un théologien », 1770
            (A. Göhner), Université de Tübingen, Tübingen Städtisches
            Museum.
Figure 2. « Examen d’un théologien », 1770 (A. Göhner), Université de Tübingen, Tübingen Städtisches Museum.

11construction des savoirstradition espaces savantslieuuniversitéAu Moyen Âge, les universités de Paris et de Bologne représentaient les deux modèles possibles. L’Université de Paris fut assurément la plus influente au nord des Alpes8. Mais on peut se demander, non sans quelque perversité, si les traditions parisiennes ne furent pas conservées dans leur forme la plus pure à « Oxbridge9 » : Oxford et Cambridge n’eurent pas à essuyer les assauts successifs des Jésuites, de la Terreur et de Napoléon.

12Le diplôme de bachelier qui fut introduit à l’Université de Paris était un décalque de ceux de master et de docteur. Ces deux derniers venaient après la licence, tandis que le grade de bachelier lui était antérieur. Originellement, la licence n’était autre que la licentia docendi attribuée par l’évêque, c’est-à-dire la permission d’enseigner. En France, par exemple, elle prend ensuite la forme de l’agrégation ou du certificat, pour l’enseignement, ou d’un certificat d’aptitude à la pratique d’autres professions.

13construction des savoirstraditionreligion construction des savoirséducationévaluation pédagogiqueexamen pratiques savantespratique discursiveargumentationL’Université s’inspirant des pratiques ecclésiastiques et chevaleresques, il n’y a rien de surprenant à ce que la leçon et la dispute soient analogues respectivement au sermon et à la joute. De fait, ces rituels universitaires ont des aspects homilétiques et polémiques. Les candidats font la preuve de leur capacité à expliquer les textes canoniques et à les défendre contre les attaques qu’on leur porte. Le topos des trois épreuves, tel que l’ont mis en place les juristes médiévaux, ne fait qu’insister sur le rôle de la polémique. L’examen privé ressemblait davantage aux procédés de l’Inquisition, en ce qu’il soumettait le candidat au feu roulant des questions. L’examen public était d’une nature différente, puisque fondé sur la controverse entre parties adverses : le candidat avait à défendre une ou plusieurs thèses contre un public d’opposants.

14inscription des savoirsgenre éditorialdialogue pratiques savantespratique artistiquethéâtre construction des savoirstraditioncanonisationEn Europe, l’éducation prenait pour base certains textes canoniques. Pourtant, jusqu’à une date récente, les travaux écrits n’intervenaient pas, ou jouaient un rôle négligeable, dans l’obtention d’un diplôme de bachelier et des grades supérieurs. Il s’agissait de soutenir viva voce. L’occasion était essentiellement dramatique. En particulier, la défense publique pouvait se muer en une véritable représentation théâtrale, dont les dialogues avaient fait l’objet d’une répétition ou se contentaient de développer des truismes. Au niveau du diplôme de bachelier, l’examen privé était en général plus rigoureux que l’examen public. Ce dernier constituait un succès plus ou moins franc pour le candidat, mais nul n’y échouait. C’est la sévérité inégale avec laquelle était conduit l’examen privé qui entraîna, dans divers endroits et à diverses époques, le déclin de l’institution.

15pratiques savantespratique discursiveoralité espaces savantslieuécole inscription des savoirsécritureDans de nombreux pays d’Europe, le BA disparut après la Contre-Réforme. Le programme qui correspondait à ce diplôme cessa alors d’être enseigné à l’Université pour l’être dans de nouvelles sortes d’écoles secondaires, telles que le lyceum et le gymnasium. Il fallut quelques siècles pour que les examens de fin d’études, qui étaient exclusivement ou principalement oraux, deviennent exclusivement ou principalement écrits. Ainsi virent le jour le baccalauréat français et l’Abitur allemand.

16construction des savoirséducationévaluation pédagogiquesoutenanceCe processus eut également lieu en Angleterre, bien qu’Oxbridge – et les pays anglophones à la suite de ces universités – conservent au moins nominalement le diplôme médiéval de bachelier. Lorsque John Wright passa, en janvier 1819 semble-t-il, le tripos ou senate-house exam à Cambridge, après dix semestres de résidence, cet examen était aussi redoutable que le baccalauréat ou l’Abitur. En effet, à Trinity College et sans doute ailleurs, une épuisante série de tests formait le premier des « travaux », puis venait le tripos, le second des « travaux » à accomplir – il n’y avait pas de troisième étape dans ce cas, en l’absence d’une soutenance publique. Pour être plus précis, il faudrait dire plutôt qu’au xviii e siècle le tripos avait lieu à Cambridge après ce que nos juristes considéraient comme la troisième épreuve : la dispute publique. Au cours des années 1820, les examens du BA devinrent principalement des épreuves écrites. Il fallut plus de temps pour parvenir au même résultat à Oxford ; l’évolution de l’examen oral traditionnel, pour des candidats au BA sans cesse plus nombreux, fut également plus lente. Les épreuves écrites sont assurément plus faciles à organiser.

17pratiques savantespratique discursiveoralité matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionstyloEn 1816 et 1817, l’examen annuel qui se tient à Trinity College, au printemps, comporte toujours un mélange d’épreuves écrites et d’épreuves orales. Ayant revêtu leur toge, les étudiants se rassemblent à neuf heures du matin. Les plus empressés à bien faire présentent des signes d’anxiété. Tous les étudiants passent l’épreuve dans un même hall (grande salle). Le matin, les étudiants de première année sont soumis à un oral et ceux de deuxième année à un écrit, alors qu’en troisième année il n’y a pas eu d’examen avant les années 1820. Dans la crainte d’être trahis par leur équipement et de perdre du temps, certains ont apporté « trois ou quatre stylos de qualité supérieure, bien qu’ils en aient à leur disposition à chaque table ». La peur est devenue un motif central dans la version moderne de l’épreuve.

matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfeuille matérialité des savoirsinstrumentinstrument d’inscriptionstyloÀ présent, chaque promotion a pris place, les étudiants sont munis de stylos, d’encre et de papier (des quarts de page) en abondance. On présente alors à chacun une feuille imprimée, avec la consigne formelle de n’écrire que sur une seule des faces de la feuille 10.

18Après le déjeuner, les étudiants reviennent en hâte dans le hall. C’est au tour des étudiants de deuxième année de passer leur oral, et à ceux de première année de composer par écrit. La première journée est consacrée aux langues anciennes. Le lendemain, à neuf heures, les candidats sont de nouveau réunis.

Pâles comme la mort pour la plupart, épuisés que nous étions par les lectures de dernière minute, […] nous devenions tous plus pâles à mesure que l’examen suivait son cours.

19Le deuxième jour ressemble en tout point au premier, mais les mathématiques entrent en scène11.

20pratiques savantespratique intellectuelleclassement Wright a beau écrire qu’il est au seuil de la mort le soir du premier jour, l’examen en compte quatre. L’angoisse et le zèle des étudiants sont à l’image du soin avec lequel les examinateurs procèdent à l’évaluation et au classement. Il s’agit de former une hiérarchie de groupes ou classes, du premier groupe au huitième ou neuvième. C’est une préparation à l’examen privé de l’Université, au tripos (BA), aussi bien qu’aux autres épreuves du college.

21typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesmathématiques construction des savoirséducationformation construction des savoirséducationévaluation pédagogiqueexamenEn hiver ou au printemps se tiennent également les examens pour les scholarships de Trinity. En troisième année, à l’automne, les étudiants bénéficiant de scholarships ont la possibilité de passer des examens pour les fellowships (bourses d’un niveau supérieur). Ces deux examens ont une organisation similaire. Leur durée est de deux jours et demi, et ils consistent en des épreuves écrites, principalement en langues anciennes et en mathématiques, qui peuvent représenter jusqu’à vingt heures de composition. La peur et la fatigue font s’effondrer certains candidats, auxquels il faut ensuite un traitement médical. Cela se produisit lorsque Wright était étudiant.

22pratiques savantespratique corporelleposition du corpsposition deboutVers 1800, la disputatio orale traditionnelle avait presque disparu à Cambridge, mais elle continuait à jouer un rôle crucial dans l’obtention d’un first, c’est-à-dire du classement dans le groupe supérieur du tripos. Un master ou un docteur fait office de président, du haut d’une estrade, tandis que le candidat est debout au pied de l’estrade et défend sa thèse, censément dans un latin irréprochable, contre trois adversaires. Le premier adversaire propose sept objections, auxquelles le candidat doit répondre. Le deuxième en soulève cinq, le troisième, trois ; à charge pour le candidat de répondre à toutes les objections. Le président pose les questions finales, qui portent en particulier sur les mathématiques. Le résultat des deux disputes prédétermine largement la distribution des rangs au tripos – 1re classe, 2e classe, etc., jusqu’à la 8e classe.

23acteurs de savoirmodes d’interactioncompétition pratiques savantespratique intellectuelleclassementAinsi, un étudiant qui vise un first mais a reçu un second ou un third dans le classement préalable devra accomplir de véritables exploits avant et pendant le tripos pour atteindre la 1re classe au terme des examens. Les étudiants qui sont classés dans le premier groupe à l’issue du tripos sont les wranglers ; ils reçoivent la distinction maximale. Les membres de la deuxième classe sont les senior optimes, ceux de la troisième sont les junior optimes. Ces trois classes se voient attribuer le Ba avec les honneurs, tandis que les autres n’ont aucune mention. On les a nommés hoi polloi (la multitude), puis les polly-men, enfin les pollmen. Il existe également une compétition au sein des wranglers pour les trois premiers rangs (la première place étant celle du senior wrangler). Le dernier junior optime reçoit la cuillère de bois, tandis que le meilleur des pollmen est le « capitaine du poll ».

24Wright s’attendait à un first. Une série de circonstances malheureuses lui valut un third au classement préalable – il n’avait pas été convoqué pour ses disputes, et ses professeurs oublièrent ou négligèrent de remédier à cette erreur dans les délais prescrits. Le troisième groupe lui donnait encore les honneurs, c’est-à-dire une mention, mais il était loin d’obtenir un first.

pratiques savantespratique intellectuelleclassementJ’étais bien convaincu que j’allais avoir un classement au tripos fort différent de celui que je méritais. Afin de ne pas être n’importe qui, je choisis la seule option qu’il me restait : n’être personne. Je m’arrangeai donc pour être « retoqué [gulphed] »12.

25acteurs de savoirstatutcandidatCela signifiait qu’il se contenterait de faire acte de présence. En 1819, le tripos dura trois jours et demi, d’un lundi matin au jeudi après-midi. Dans le senate-house, les candidats durent donc composer sur table pendant plus de vingt heures en langues anciennes, en mathématiques et en philosophie morale, tandis que les surveillants, l’air grave, déambulaient entre les rangées. On posait encore par oral les questions aux candidats assis, qui écrivaient leurs réponses. L’écrit ne l’emporta définitivement que dans la décennie suivante, lorsque l’on distribua les sujets. Les étudiants en compétition pour le titre de senior wrangler avaient encore du travail le soir, dont éventuellement des oraux.

26matérialité des savoirsmobiliertableLes étudiants appartenant aux deux premières catégories dans le classement préalable composaient à la même table et recevaient le même sujet. Wright se trouvait à la table des troisième et quatrième classes. Leur épreuve était moins difficile. Fidèle à sa décision, il ne remit pas de copie. À la séance de l’après-midi, un surveillant s’en aperçut et l’avertit que s’il ne faisait rien, on ne lui donnerait pas le diplôme. On envoya Wright rejoindre le fond du senate-house, là où étaient regroupés hoi polloi, les pollmen de la huitième classe.

27construction des savoirsvalidationfalsificationL’examen de ces candidats était le plus facile. On y observait encore l’habitude aristocratique de tricher avec nonchalance. Wright consentit alors à passer l’examen, et ses voisins s’ingénièrent avec succès à loucher sur sa copie. Certains eurent l’audace de demander son aide à haute voix. Dans ce rite bureaucratique moderne, l’oralité et le travail collectif continuèrent donc de fleurir, mais au sein de la catégorie la plus basse.

28Entre le lundi et le jeudi, les examinateurs parvinrent à attribuer leurs rangs aux first. Le vendredi vit une lutte acharnée, car il fallait déterminer quels seraient les senior, second et third wranglers, soit les trois meilleurs étudiants de l’ensemble du tripos. Leurs noms étaient proclamés à minuit. Il était rare, par conséquent, qu’un étudiant commençât sa première journée de senior wrangler autrement que dans un parfait état d’ébriété. Le samedi, les rangs étaient publiés à huit heures du matin ; la foule des membres de l’Université (gownsmen) et des profanes (townsmen) prenait d’assaut le hall pour voir les résultats. Les professeurs avaient menacé Wright de lui attribuer la cuillère de bois. Mais il eut le plaisir de ne pas trouver son nom dans la liste des candidats reçus au Ba avec mention. Il avait réussi l’examen exactement comme il l’avait voulu, en se faisant « retoquer », sans mention.

L’examen privé pour le titre de master ou de docteur

29acteurs de savoirsexe et genrefémininLe 25 août 1787, l’examen privé de Dorothea Schlözer (1770-1825) à l’Université de Göttingen débuta vers cinq heures du soir. Il constituait un événement13. Un candidat du sexe féminin restait une rareté au xviii e siècle et le demeura une bonne partie du siècle suivant. Cependant, les quelques exemples connus montrent que le cadre conceptuel médiéval s’était largement évaporé. Le corps même du candidat avait perdu toute importance en droit, sinon dans les faits. Les propriétés de la personne juridique, telle la naissance légitime, n’étaient plus essentielles comme elles l’étaient auparavant. Non que la naissance de Dorothea Schlözer ait été illégitime – je ne doute pas en effet que sa mère, Karoline Röderer, fille d’un professeur de Göttingen, ait épousé en justes noces August Ludwig Schlözer, lui-même professeur à Göttingen.

30typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieLes départements de lettres et de philosophie décernaient à l’origine pour plus haut titre celui de master. Depuis la Renaissance, le titre de docteur en philosophie était apparu, mais il ne se répandit officiellement qu’à la fin du xviii e siècle. Lorsque Dorothea Schlözer passa son examen, les départements en question ne décernaient encore que le titre de master. Bien des gens se faisaient néanmoins appeler docteur en philosophie. En un sens donc, les deux examens étaient équivalents.

31construction des savoirslanguelangue savantelatinJe pense que l’idée d’admettre la candidature d’une femme ne plaisait pas à tous les membres de la faculté. Le doyen Michaelis – nous l’avons rencontré en commençant – parvint à ce que tout se déroule sans encombre. La faculté leva par un vote l’obligation de soutenir publiquement et autorisa la candidate à passer l’examen en allemand, la langue vernaculaire. Ces dérogations n’étaient pas sans précédent, mais le latin conserva la mainmise sur les rites universitaires pendant une bonne partie du xix e siècle.

32Les membres de la faculté avaient le droit, mais non le devoir, d’assister à un tel examen privé. Les autorités intellectuelles de Göttingen étaient revenues à un modèle médiéval, et l’on préférait que l’examen se déroulât devant une commission assez restreinte plutôt que devant la faculté entière. Puisque selon le droit romain « tres faciunt collegium », la commission avait été réduite à trois professeurs, semble-t-il ; tout autre auditeur était censé demeurer silencieux. L’examen avait lieu chez le doyen. Si officielle que soit l’occasion, elle ne requérait donc pas un lieu particulier, il suffisait d’une table. La présence des examinateurs et du candidat créait l’espace universitaire.

33acteurs de savoircorpsvêtementAu début du xviii e siècle, les étudiants portaient probablement un costume traditionnel pour l’examen privé. Ce n’était plus le cas, apparemment, à la fin du siècle. Il est difficile de trancher les questions de ce genre. Il en va de même en ce qui concerne les examinateurs. On peut penser, cependant, que les examinateurs de Schlözer portaient leurs vêtements habituels. Comme le voulait son père, la candidate avait passé un costume de mariée : elle portait une robe de mousseline blanche et un foulard très simple ; elle avait dans les cheveux des roses et des perles.

34matérialité des savoirsmobiliertable Michaelis avait disposé sur une table des gâteaux appétissants, des gelées et certains biscuits qui retinrent particulièrement l’attention de la candidate. L’examen semble avoir eu lieu dans la même pièce où il devait y avoir une autre table. Le doyen fit choisir le vin à ses collègues et s’aperçut qu’il ne pouvait pas offrir du vin à un candidat de sexe féminin. Rien ne permet d’exclure l’hypothèse de libations professorales durant l’examen, mais la pratique aurait été assez inhabituelle.

35pratiques savantespratique corporelleposition du corpsposition debout matérialité des savoirsmobiliertableLes examinateurs et le candidat s’asseyaient à la même table. C’était là une évolution importante dans les pratiques universitaires. Examens et autres épreuves respectaient religieusement le principe d’une distinction spatiale entre candidats et examinateurs. Par exemple, les uns étaient assis tandis que les autres se tenaient debout. Pour l’examen privé de master ou de docteur, il était d’usage au xviii e siècle (et probablement depuis assez longtemps) que les examinateurs fussent assis à une même table et que le candidat se tînt debout, seul face à eux – le tout exhalant un discret parfum d’Inquisition.

36matérialité des savoirsmobilierchaiseVers la fin des années 1780, cependant, les sentiments égalitaires que nourrissait la très éclairée Université de Göttingen avaient conduit tout le monde à une même table. Schlözer fait remarquer que le candidat était à un bout de la table tandis que ses examinateurs siégeaient à l’autre, autour du président. La distinction spatiale survivait, donc, dans cette disposition. Mais en l’occurrence, Michaelis plaça la candidate à une extrémité de la table, entre le professeur Kästner, le membre le plus ancien de la faculté, et lui-même. Ce jeu de chaises tournantes indiquait assez que les deux juges principaux n’étaient pas impartiaux. L’examen privé n’était pas habituellement le théâtre d’un tel soutien symbolique. De toute évidence, la présence d’une candidate –  en vêtement de mariée qui plus est – à ce moment de la reconnaissance universitaire bouleversait les usages.

37pratiques savantespratique rituelleLes exercices universitaires traditionnels se caractérisaient par un cadre cérémoniel de type juridique. Les représentants de l’Université s’exprimaient selon un ordre hiérarchique. Pour un examen privé, cela impliquait qu’il revenait au doyen, s’il était présent, d’ouvrir la séance et, le plus souvent, de commencer à poser les questions. Les membres de la faculté prenaient sa suite par ordre d’ancienneté. Fort logiquement, la répartition du temps de parole répondait aux mêmes critères de dignité universitaire. Le doyen et le membre le plus ancien pouvaient ainsi formuler leurs interrogations et leurs remarques, tandis que le membre le plus récent de la faculté se devait d’occuper peu de temps. Selon le même raisonnement, on donnait la parole au candidat en dernier.

38construction des savoirsvalidationcontroverseTel ne fut pas le cas pour Dorothea Schlözer. L’examen comporta des débats assez âpres. Michaelis posa la première question. Il avait dirigé un recueil dans lequel on rapportait l’anecdote suivante : il y aurait eu un miroir au sommet du phare d’Alexandrie qui permettait aux musulmans d’apercevoir les bateaux des chrétiens à Constantinople. Schlözer hasarda une réponse et dit que l’existence d’un tel miroir n’était pas concevable, à l’époque en question, faute de télescopes modernes. Cette réponse suscita une controverse qui ne put être résolue. Les professeurs Kästner, Gatterer et Meister s’opposèrent sur ce point non pas à la candidate, mais au doyen.

39Michaelis poursuivit. Il pria Schlözer de traduire et d’interpréter un passage d’une ode d’Horace. Le doyen et la candidate discutèrent longuement l’explication proposée en s’attachant, en particulier, à des considérations œnologiques. Le doyen avait encore plusieurs questions. Il demanda enfin que l’on apportât du thé, pour que la candidate pût se revigorer avant d’affronter les interventions d’un autre examinateur. Il n’est pas certain que cela ait entraîné une pause. Quoi qu’il en soit, faire servir du thé, dans ces circonstances, n’avait rien d’ordinaire.

40Vint le tour de Kästner, le membre le plus ancien de la faculté. Il tira une pierre de sa poche et attendit que l’impétrante la situe dans la classification minéralogique. Lorsqu’elle se fut prononcée, il l’interrogea sur des détails relatifs aux techniques minières. Son intention était de passer, ensuite, aux mathématiques et de l’entendre exposer la preuve du théorème binomial. Mais, ses collègues étant peu versés dans ces matières, il estima préférable de l’en dispenser. Ce fut la fin d’une première série de questions. Kästner ne céda pas encore la parole, mais montra à Schlözer une image en fer de la Vierge que la rouille avait incrustée dans une pierre. Il l’avait trouvée dans son enfance.

41Le doyen fit de nouveau servir du thé à la candidate. Cette fois, il y eut probablement une pause. Le thé était trop chaud. Schlözer ne pouvait pas le boire sans se brûler. Les examinateurs attendirent pour reprendre le cours de la séance. La candidate eut crainte que l’on interprète la circonstance comme un stratagème. Le professeur Feder, qui comprit son inquiétude, l’engagea à prendre son temps. Il remarqua que les réponses de la candidate lui donnaient l’impression qu’elle en savait plus que lui et il ajouta qu’elle avait pris la parole jusque-là comme si elle faisait un cours. Cette dernière observation ne semblait pas être un compliment.

Examen oral à l’Université de droit de
            Tübingen, extrait de , Esslingen am Neckar,  1850, Universitätsarchiv Tübingen.
Figure 3. Examen oral à l’Université de droit de Tübingen, extrait de Illustrationen zum Burschenleben, Esslingen am Neckar, ca 1850, Universitätsarchiv Tübingen.

42Leur ancienneté aurait alors donné le droit de s’exprimer aux professeurs Gatterer, Kulenkamp et Feder, si la commission avait été composée de l’ensemble de la faculté. Mais ce fut le membre le plus récent de la faculté, Meister, qui s’exprima après le second thé. Les examinateurs furent donc en réalité Kästner et Meister, tandis que Michaelis s’était prévalu de ses prérogatives de doyen pour interroger la candidate. Meister posa une question d’histoire de l’art. Schlözer commença par protester puisqu’elle n’avait pas fait figurer ce sujet dans son curriculum parmi les matières étudiées ; il lui paraissait impossible de l’aborder durant l’examen. Elle répondit néanmoins. Kästner glissa une question de mathématique, à laquelle elle donna une réponse correcte. Lorsque Meister voulut reprendre son interrogation, Kulenkamp, qui semble n’avoir pas ouvert la bouche auparavant, lui fit signe qu’il était sept heures et demie et qu’il fallait renoncer à poursuivre.

43Les questions achevées, la partie la plus angoissante de l’épreuve commença : l’attente. Schlözer quitta la pièce, afin que la faculté délibérât en secret. Tous les professeurs présents étaient en droit de voter. Un instant s’écoula, puis le doyen vint la chercher. Ayant retrouvé sa place, elle apprit que les examinateurs avaient décidé, à l’unanimité, de lui conférer le titre convoité.

44On remplit alors les verres, sans doute de vin, et chaque membre de la commission lui fit part de ses compliments. Elle avait été dispensée de la troisième épreuve, celle de la soutenance publique. On ne l’autoriserait pas non plus à assister à la cérémonie publique qui ferait d’elle la Doktorin Schlözer. Il lui fallut se dissimuler dans un recoin de la bibliothèque d’où elle put apercevoir la Pauliner-Kirche, l’église voisine, et entendre la cérémonie qui s’y déroulait sans elle.

La soutenance publique pour le titre de master ou de docteur

45construction des savoirséducationévaluation pédagogiquesoutenance construction des savoirséducationcycle éducatifdoctoratDans l’après-midi du 20 mai 1961 eut lieu la soutenance de thèse de Michel Foucault (1926-1984) en vue de l’obtention du titre de docteur, dans l’amphithéâtre Louis-Liard de la Sorbonne14. La salle était comble. Foucault allait défendre publiquement deux thèses, ce qui signifiait à l’époque deux ouvrages. La petite thèse intitulée Introduction à l’« Anthropologie » de Kant était sa traduction française de l’Anthropologie in pragmatischer Hinsicht [Anthropologie d’un point de vue pragmatique] d’Emmanuel Kant, accompagnée d’un commentaire de 130 pages dactylographiées. La thèse principale était Folie et déraison, publiée en 1961, mieux connue sous son second titre : Histoire de la folie à l’âge classique. Le jury comprenait Maurice de Gandillac et Jean Hyppolite pour la petite thèse, Henri Gouhier, Daniel Lagache et Georges Canguilhem pour la thèse principale. « C’était de fait un jury extrêmement prestigieux15. »

46Canguilhem avait écrit le rapport sur la thèse principale en avril 1960. En sa qualité de professeur le plus ancien, Gouhier présidait. Il avait recommandé la publication du livre, ce qui était exigé pour la soutenance, et ce que Canguilhem recommandait de même. Elle eut lieu un an plus tard environ. Les éditions Gallimard avaient refusé l’ouvrage, mais la thèse avait été acceptée chez Plon. Si Foucault parvint à faire publier ce livre, c’est largement grâce au rapport de Canguilhem qui fit aussi office d’avocat au sein du jury.

47Jean-Paul Aron, qui assista à la cérémonie du 20 mai 1961, écrivit à propos de cette « soutenance exemplaire » :

Canguilhem connaît, cet après-midi-là, l’une des sensations fortes d’une carrière bien remplie. Il reçoit Foucault à la Sorbonne comme, dans les anciens prônes académiques, Virgile au Parnasse, Dante en majesté ou, comme en Bibliothèque bleue de Troie, avec le ravissement mélancolique d’un vieux baron armant chevalier un gentilhomme intrépide16.

48La France, et particulièrement la Sorbonne, avait préservé et orné cet héritage du Moyen Âge qu’est la soutenance publique, ce finale de la série des trois épreuves nécessaires, selon nos juristes, au couronnement d’un héros universitaire. En fonction de l’époque, du lieu et de la faculté, la soutenance publique pouvait être plus ou moins exigeante. Une fois admis qu’un candidat pouvait recevoir un diplôme in absentia, la soutenance publique avait cessé d’être requise officiellement. Lorsqu’elle était purement formelle, l’examen pouvait devenir une simple demande écrite. Mais la soutenance de thèse reste à part.

49typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesdroit typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religionsLes doctorats de théologie, de droit et de médecine conférant à leurs détenteurs une dignité éminente, le chemin qui menait à leur obtention était difficile et coûteux, afin de dissuader les postulants. Un département appartenant à une université prestigieuse multipliait les périls et les tâches jalonnant ce parcours. Pour la théologie, la réputation de la Sorbonne était telle que, au xv e siècle, la licence même requérait une soutenance éprouvante, nommée « Sorbonica ». Le candidat était seul face au public sans l’aide ni la surveillance d’un professeur. Il faisait face aux objections de six heures du matin à six heures du soir, avec une seule heure de pause à midi17.

Page de titre de l’ouvrage de Johann Stier,
            , Erfurt, 1641,
            Herzog-August Bibliothek.
Figure 4. Page de titre de l’ouvrage de Johann Stier, Praecepta metaphysicae, Erfurt, 1641, Herzog-August Bibliothek.

50pratiques savantespratique rituellecérémonieDans l’Europe d’Ancien Régime, la soutenance de thèse se déroulait habituellement dans l’auditorium maximum, la plus importante des salles, sinon toujours la plus grande. On y trouvait une estrade à deux niveaux ou cathedra. Au niveau supérieur se tenait le professeur, master ou docteur, qui présidait la séance. C’est dans cette situation qu’un master ou un docteur faisait ses cours. Pour y accéder, qu’il s’agisse de professer ou de présider une cérémonie, l’un de ces titres était nécessaire.

51Le candidat se tenait à un niveau inférieur, plus bas que le président, qui devait arbitrer les débats, mais auquel il revenait aussi traditionnellement de protéger l’impétrant. Il intervenait si l’étiquette était mise à mal ou s’il souhaitait venir en aide au candidat. Celui-ci devait défendre des thèses contre les objections que les adversaires lui opposaient. La forme médiévale de l’épreuve autorisait tout membre du public universitaire à se lever et à jouer ce rôle. Mais il fut courant, au début de l’époque moderne, de désigner d’avance les adversaires.

52pratiques savantespratique discursiverécitation pratiques savantespratique artistiquethéâtreCe procédé laissait le champ libre à la corruption et à la décadence : les deux parties pouvaient s’entendre pour répéter leur dialogue. La soutenance publique devenait alors une simple représentation de théâtre, où l’on récitait au lieu de faire ses preuves viva voce.

53pratiques savantespratique rituelleAu terme de la soutenance, qui ne se soldait quasiment jamais par un échec, le master ou docteur faisant office de président de séance conférait à son nouvel égal la dignité qu’il avait sollicitée. Les détails variaient selon les époques et les lieux ; mais voici quelques éléments courants de la cérémonie : 1) le candidat monte au niveau supérieur de la cathedra, signe de son accession à l’autorité magistrale ; 2) le président lui tend à deux reprises un livre, ouvert la première fois, afin de rappeler la nécessité de continuer à étudier, puis fermé, afin d’indiquer que le tout du savoir n’est pas dans les livres ; 3) on coiffe le diplômé du pileus, symbole de la liberté universitaire ; 4) on lui remet un anneau d’or, signe de son union avec la science ; 5) on l’embrasse, afin de montrer la fraternité que crée la science ; 6) on le bénit pour indiquer la relation filiale qui existe entre le professeur et l’étudiant18.

54pratiques savantespratique discursivedébat construction des savoirstraditionorthodoxieÀ l’origine, la soutenance de thèse était une cérémonie orale. Il ne s’agissait pas de discuter un travail écrit par le candidat en tant que thèse. On discutait plutôt un ensemble de propositions prêtant à controverse du point de vue de l’orthodoxie religieuse ou scolaire. Ainsi, la dispute pouvait concerner, en 1600, la thèse « le système copernicien est le plus simple » ou, en 1700, « le système cartésien est hérétique ». Sous l’Ancien Régime, on prit l’habitude de faire débuter la cérémonie par une dissertation du président sur l’un des sujets proposés. Au xviii e siècle, il n’était pas rare que cette dissertation fût imprimée d’avance. Deux autres évolutions marquèrent cette période. Tout d’abord, la valeur du doctorat de philosophie commença de s’accroître. En outre, les candidats à cette nouvelle dignité se mirent à écrire eux-mêmes la dissertation dont nous avons parlé. Telle est l’origine complexe de la soutenance moderne, conçue comme la défense d’un ou de plusieurs ouvrages écrits à cette fin par le candidat au doctorat19.

55En Prusse, l’essor entre 1809 et 1810 de l’Université de Berlin est une réaction contre l’ordre universitaire institué par la Révolution et par Napoléon. À Berlin, on conserva le magister artium « gothique », tout en reconnaissant que le titre « romantique » de docteur de philosophie correspondait à un diplôme distinct et plus élevé. Les statuts de cette université contiennent les définitions suivantes :

construction des savoirstraditiontransmissionLe titre de master est conféré à qui se montre capable de renouveler avec adresse et d’ordonner comme il convient ce qu’il a appris, promettant ainsi de transmettre utilement le savoir aux générations futures. Le titre de docteur est conféré à qui fait preuve d’originalité (Eigentümlichkeit) et d’invention dans l’usage qu’il fait du savoir (Wissenschaft) universitaire20.

56Le master se contentait de soutenir des thèses au sens médiéval de l’expression, c’est-à-dire des propositions controversées. Le docteur soutenait une thèse dans l’acception moderne, c’est-à-dire une dissertation qu’il avait écrite. Ce travail devait se voir reconnaître la grande qualité romantique qu’est l’« originalité ». La soutenance n’apporte plus la preuve que le candidat est en mesure de défendre les doctrines orthodoxes et les connaissances canoniques – les vérités originelles –, mais bien qu’il est capable d’en produire de nouvelles – les « vérités originales ».

57En 1961, le sentiment né dans la Prusse romantique avait depuis longtemps conquis le monde entier ou presque ; il avait même conquis la Sorbonne. Le 25 mai 1961, Gouhier finissait ainsi le rapport de la soutenance de Foucault :

Ainsi, plus on y réfléchit, plus on constate que ces deux thèses ont provoqué des critiques nombreuses et sérieuses. Cependant, il reste qu’on se trouve en présence d’une principale vraiment originale, d’un homme que sa personnalité, son “dynamisme” intellectuel, son talent d’exposition qualifient pour l’enseignement supérieur. C’est pourquoi, malgré les réserves, la mention très honorable fut décernée à l’unanimité21.

58inscription des savoirsécriture acteurs de savoirqualités personnellescharismePour une bonne partie du monde universitaire, l’apothéose de l’originalité signifiait que le charisme résidait plus dans la chose écrite que dans sa défense orale. Ainsi l’écrit pouvait-il supplanter la parole vive.

59construction des savoirsvalidationréputation pratiques savantespratique intellectuelleclassementPourtant, en France, à Paris, et spécialement à la Sorbonne, la métaphysique médiévale de la présence et de la parole avait encore la haute main sur cette troisième épreuve pour la consécration universitaire. Assurément, l’exercice est moins un examen que l’occasion d’établir une réputation. Au tripos de Cambridge, en 1819, le classement préalable dans la première catégorie ouvrait la voie à une carrière brillante. Lors de la soutenance parisienne de 1961, c’est le choix du jury qui était décisif.

pratiques savantespratique rituellerite de passageSi la thèse est « bonne » […], si les augures sont favorables, alors on peut miser sur un jury riche en matière grise et haut placé […]. Si la thèse est estimée franchement « médiocre », alors le jury sera composé d’« acolytes » remplissant leur devoir en participant à un simple rite de passage22.

60construction des savoirspolitique des savoirsreproduction sociale espaces savantslieuamphithéâtreLe jury de Foucault ne comptait que des personnes éminentes ; l’épreuve débuta à une heure et demie de l’après-midi. L’amphithéâtre Louis-Liard possédait une estrade surélevée munie en son centre d’une chaire de bois, tout à fait semblable à la cathedra à deux niveaux du Moyen Âge. La Sorbonne réservait d’ailleurs ce cadre « médiéval » aux thèses, ou plutôt aux jurys de prestige. Les lieux convenaient donc au jury et laissaient entendre que l’on allait assister à la reproduction de l’homo academicus (gallicus)par excellence. Un nouveau héros de la science allait être adoubé.

61pratiques savantespratique discursivedébat pratiques savantespratique lettréecommentaire construction des savoirstraditionIl était désormais habituel que la soutenance commence par un exposé du candidat. Foucault présenta son travail et son champ de recherche. Vint, ensuite, la discussion de la petite thèse. Les deux examinateurs de Foucault, Gandillac et Hyppolite, avaient rempli leur mission. Ils avaient lu attentivement sa traduction et son commentaire de l’Anthropologie de Kant. Après cette première discussion, une brève pause fut observée afin de laisser au candidat quelques instants de repos. Ce fut alors le moment attendu : la défense de la thèse principale, Folie et déraison. Les examinateurs, Gouhier, Lagache et Canguilhem, avaient aussi préparé leurs interventions avec grand soin.

62construction des savoirséducationévaluation pédagogiquediplômeIl est important de souligner que les professeurs prestigieux du jury s’adressaient autant à leurs collègues qu’au public. L’aspect dramatique de la soutenance n’en faisait pas une formalité pour les membres de ce jury. Leur temps était ce qu’ils avaient de plus précieux et, par conséquent, ce qu’ils pouvaient donner de plus précieux ; ils l’avaient consacré sans compter aux thèses soumises par le candidat, donc à Foucault lui-même. Plus le travail est prometteur, plus il faut se faire l’avocat du diable et trouver des défauts à l’ouvrage. L’éloge peut se nourrir de clichés. L’opposition constructive et la gravité polémique exigent du temps et du sérieux. Il parut au jury que le candidat ne maîtrisait pas suffisamment de nombreux détails. Objectivement, ses thèses contenaient des erreurs sur les faits comme dans la méthode. Si le candidat avait brigué une licence, c’est-à-dire un certificat lui permettant d’enseigner ou de remplir une fonction spécialisée, ces défauts auraient pu amener le jury à enterrer Foucault plutôt qu’à l’encenser. Cependant, la remise du doctorat, bien que ce soit un diplôme supérieur à la licence, ne juge pas l’expertise, mais l’originalité. Lors de sa soutenance de thèse, c’est ce « charisme romantique » qui valut à Foucault la mention très honorable avec félicitations à l’unanimité – ce qui n’empêcha pas le jury de déclarer qu’il n’était ni un historien ni un philologue, mais plutôt un philosophe ou, selon une réplique célèbre de Canguilhem, un « poète23 ».

Notes
1.

Bourdieu et Passeron, 1970, p. 183.

2.

Michaelis, 1768-1776, vol. 4, p. 98 ; Schubart, 1679, p. 299-300. Sur le système universitaire européen en général, voir Rashdall, 1936 ; Frijhoff, 1996, et Charle, 2004.

3.

Pour plus de détails, voir Clark, 2006.

4.

Bartolus, 1615, t. 3, p. 68r-v ; t. 8/2, p. 23v-24r ; Baldus, 1615-1616, t. 8, p. 270v.

5.

Frijhoff, 1996.

6.

Jargon étudiant de Cambridge : du « trépied » sur lequel était assis l’étudiant soumis à la dispute ; nom de vers satiriques ; nom des examens en mathématiques, puis de tous les examens. Voir Oxford English Dictionary, 20 vol. (NdT).

7.

Sur l’évolution et la signification des tripos, voir Wordsworth, 1877 ; Ball, 1889 ; Gascoigne, 1984 ; Warwick, 2003.

8.

Voir Rashdall, 1936.

9.

Terme anglais pour désigner « Oxford et Cambridge ».

10.

Wright, 1827, vol. 1, p. 229.

11.

Wright, 1827, vol. 1, p. 249.

12.

Wright, vol. 2, p. 61.

13.

Ce récit a pour base Schlözer, 1923, p. 121-137, ainsi que Kern, 1988, p. 114-129, dont les auteurs utilisent eux-mêmes les souvenirs de Dorothea Schlözer.

14.

Les sources sont Éribon, 1989, et Macey, 1993.

15.

Macey, 1993, p. 111. Sur le système universitaire français, voir Bourdieu, 1984 ; Bourdieu et Passeron, 1964 ; Brockliss, 1987 ; Karady, 1986 ; Weisz, 1983.

16.

Aron, 1984, p. 185.

17.

Rashdall, 1936, vol. 1, p. 479-480 ; Brockliss, 1987, p. 74.

18.

Rubenow, 1867, p. 146-149 ; Bartolus, 1615, t. 10, p. 182r-v ; Walther, 1641, p. 437-439 ; Itter, 1698, p. 317-324.

19.

Clark, 2006, fournit une analyse plus détaillée.

20.

Koch, 1839-1840, vol. 1, p. 160.

21.

Cité par Éribon, 1989, p. 139.

22.

Dardy, 2002, p. 35-36.

23.

Aron, 1984, p. 185.

Appendix A Bibliographie

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  2. Baldus, 1615-1616 : Baldus De Ubaldis, Commentaria, 9 vol., Venise.
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