François Icher

1inscription des savoirsgenre éditorialencyclopédie matérialité des savoirsmobiliertableAvant l’établi que nous connaissons, table massive sur laquelle l’homme de métier dispose les éléments de l’ouvrage à réaliser ainsi que ses outils, plusieurs supports plus ou moins rudimentaires ont été utilisés. Le sol lui-même puis un simple billot, qui furent les premiers postes de travail aménagés par l’artisan, se sont ensuite complexifiés en suivant l’apparition de nouveaux outils et de nouveaux matériaux. Cette évolution a rarement fait l’objet d’une recherche historique. L’Encyclopédie des métiers 1 a osé relever ce défi. Une grande part de la réflexion proposée ci-dessous prend appui sur quelques éléments de cette enquête très pertinente consacrée pour l’essentiel au poste de travail des menuisiers.

Le poste de travail dans l’Égypte et la Rome antiques

2pratiques savantespratique manuellesavoir-faire pratiques savantespratique rituellerite funéraire matérialité des savoirsmobilierchaise matérialité des savoirsmobilierDans l’Égypte pharaonique, les menuisiers possédaient déjà un haut degré de savoir-faire, comme en témoigne le remarquable mobilier parvenu jusqu’à nous, en particulier les coffres et les sièges. La beauté des moulures, la finesse des feuillures et des rainures impliquent que ces dernières aient été réalisées à l’aide d’un support ou d’une butée. Plusieurs sculptures et fresques découvertes dans les sépultures illustrent à la fois les différentes positions de l’artisan et la diversité des supports utilisés. Ainsi, sur une fresque de Saqqarah datant de 2500 av. J.-C., des menuisiers sont représentés à différents moments de leur travail. Les uns scient, d’autres poncent ou percent des pièces de bois. Certains de ces artisans du bois sont assis à même le sol, d’autres ont un genou à terre pour mieux percer et scier pendant que l’autre genou sert à bloquer la pièce travaillée. Sur d’autres fresques, ces mêmes menuisiers travaillent assis sur l’ouvrage lui-même ou bien sur des billots, des blocs de pierre ou de petites selles.

3construction des savoirstraditioninvention matérialité des savoirsinstrumentinstrument de fabrication acteurs de savoirprofessionartisanDans le monde romain, le billot est aussi un support de travail du bois répandu. Il repose désormais sur trois ou quatre pieds divergents. L’artisan se place face à lui, sur une sorte de tabouret. Plusieurs représentations retrouvées dans des cités de Campanie mettent en scène le menuisier façonnant son ouvrage avec une herminette. Avec le rabot, l’autre grande nouveauté est l’apparition de l’établi comme poste de travail. Ces deux inventions sont intimement liées car, pour être travaillée au rabot, une pièce de bois doit obligatoirement être posée et fixée sur un plateau positionné à la hauteur du poignet de l’ouvrier afin que ce dernier puisse manœuvrer son outil correctement et avec facilité. Le support de travail doit être lourd, équilibré par des pieds solides et muni d’un plateau suffisamment épais. L’artisan cale alors sa pièce de bois avec des broches, moyen de fixation assez proche de la griffe utilisée encore aujourd’hui.

Du Moyen Âge au début des Temps modernes

4De la chute de l’Empire romain au xiii e siècle, très peu d’indices permettent de retracer une évolution précise : certains observateurs suggèrent même une période de déclin quant à l’utilisation du rabot et du poste de travail. Au xiii e siècle, avec l’essor du commerce et de l’artisanat, les villes redeviennent un lieu de progrès et d’innovations techniques. C’est à cette époque que le terme d’établi serait apparu.

5Certains vitraux du xiii e siècle (notamment dans la cathédrale de Chartres), des gravures et des peintures du xv e siècle, mettent souvent en évidence un support rectangulaire reposant sur pieds et représentent parfois le poste de travail de manière plus précise. Apparaissent alors des butées ou des liens pour maintenir la pièce sur le plateau. De plus en plus de peintures du xv e siècle représentent saint Joseph à l’établi, avec un piètement sous le plateau. On distingue même un embarrement, sous lequel sont disposées une ou plusieurs planches qui permettent de placer les outils nécessaires à l’ouvrage.

6matérialité des savoirsinstrumentinstrument de mesure matérialité des savoirsinstrument matérialité des savoirsmobilierétabliDe la Renaissance à la fin du xviii e siècle, l’établi semble s’imposer comme le poste de travail privilégié du menuisier. L’iconographie de l’époque révèle quelques évolutions significatives. Le plan de travail s’élargit de façon à accueillir davantage d’outils : rabots, équerre, compas, ciseaux, hachette, gouge, maillet, etc. Le râtelier à broches est déjà en place : il s’agit en réalité d’un dispositif d’accrochage mural pour les autres outils nécessaires au travail du bois. Tout est donc calculé pour éviter un déplacement et un effort inutiles.

7À partir du xvi e siècle, on trouve représentés des établis avec des montants percés de trous dans lesquels on introduit un « valet », une pièce destinée à bloquer latéralement les ouvrages afin que l’artisan puisse les travailler de chant. D’autres représentations de la même période montrent une pièce de bois placée en butée contre une cale en bout de l’établi. Dans tous les cas, l’établi est soigneusement situé près d’une source de lumière (ouverture, fenêtre…) pour permettre à l’artisan de travailler dans les meilleures conditions.

Jean Bourdichon (vers 1457-1521), .
Figure 1. Jean Bourdichon (vers 1457-1521), Les quatre états de la société : l’artisan ou le travail.

Le xviii e siècle, ou l’âge d’or de l’établi

8inscription des savoirsgenre éditorialencyclopédie inscription des savoirslivreillustrationAu xviii e siècle, deux œuvres majeures, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert2, et L’Art du menuisier de Roubo3 décrivent avec une précision remarquable l’outillage du menuisier et ses supports de travail. L’ouvrage de Roubo, par ses nombreuses illustrations, donne une image très précise de ce qu’est l’établi de l’époque. On lui doit en particulier la distinction entre l’établi à la française et l’établi à l’allemande. Tous deux présentent un plateau reposant sur quatre pieds, un fond (aujourd’hui la fonçure) constitué de plusieurs planches assemblées perpendiculairement par rapport au plateau et une presse arrière servant à maintenir le bois en place sur l’établi. L’établi à l’allemande ne diffère en fait que par son système de presse.

matérialité des savoirsinstrumentinstrument de mesurecompas matérialité des savoirsmobilierétabliL’établi est le premier et le plus nécessaire des outils de la Menuiserie : il est composé d’un dessus, de quatre pieds, de quatre traverses et d’un fond ; le dessus est fait d’une forte planche ou table de cinq à six pouces de largeur ; pour sa longueur, elle varie depuis six jusqu’à douze pieds ; mais sa longueur la plus ordinaire est de neuf pieds : cette table est de bois ou de hêtre, mais plus communément de ce dernier, qui est très plein et d’un grain plus serré que l’autre. Elle doit être percée de plusieurs trous, dans lesquels entre le valet ; ces trous doivent avoir quatorze à seize lignes de diamètre, et être percés bien perpendiculairement : leur nombre n’est pas particulièrement borné, mais en général il faut éviter de les trop multiplier sans nécessité […]. Les pieds de l’établi se font de bois de chêne dur, très ferme, de six pouces de largeur, sur trois ou quatre d’épaisseur ; ils sont assemblés dans le dessus à tenon et enfourchement à queue […]. Les pieds de devant de l’établi doivent être percés de trois trous chacun, dans lesquels entrent des valets de pied […]. Le fond de l’établi est rempli par des planches qui portent sur des tasseaux qui sont attachés sur les traverses. […]. On doit aussi placer un tiroir au bout de l’établi, afin que les ouvriers puissent y serrer leurs menus outils, comme gouges, compas, etc. ; il est même des boutiques où les établis sont fermés de planches au pourtour, ce qui est très commode, parce que cela empêche les copeaux et la poussière d’y entrer, et que les outils qu’on met dedans sont moins sujets à se perdre. La hauteur de l’établi est ordinairement de deux pieds et demi ; mais comme les ouvriers ne sont pas tous de la même hauteur, il suffit de dire qu’il ne faut pas que l’établi ait plus de hauteur que le haut des cuisses de celui qui y travaille, parce que s’il était plus haut, cela lui ôterait de sa force et l’exposerait à devenir voûté en peu de temps4.

9pratiques savantespratique discursivedescriptionDans l’Encyclopédie, la description technique est parfois moins détaillée. À la différence de Roubo, ce ne sont pas ici des hommes de métier qui évoquent l’établi. La description poursuit surtout une vocation pédagogique ; il s’agit de rendre lisible et visible l’univers des métiers et son vocabulaire.

Établi : terme d’Art commun à presque tous les ouvriers : ils ont chacun leur établi.
L’établi des Menuisiers est une grosse table de bois d’hêtre pour l’ordinaire, montée sur quatre pieds de bois de chêne forts à proportion, assemblés à doubles tenons dans ladite table, et par le bas avec quatre traverses ; et à un pied du bout, et à trois pouces de la rive ou bord du devant, est une mortaise carrée qui perce de part en part de trois pouces en carré, dans laquelle est un morceau de bois semblablement carré, de neuf à dix pouces de long, dans lequel est monté le crochet de fer : c’est ce qui s’appelle boîte du crochet 5.

10Une planche proposée au lecteur par Roubo représente l’établi comme un long plan de travail avec, sur la rive gauche du plateau, un logement prévu pour les ciseaux. L’illustrateur a bien pris soin de mettre en valeur les trous (plus d’une douzaine) pour accueillir les valets qui maintiennent les pièces de bois à travailler. Rabots et varlopes sont soigneusement disposés sur le fond (la fonçure actuelle). De nombreux établis du xviii e ont des pieds percés de trous, ce qui leur permet d’accueillir un système de serrage qui n’existe plus aujourd’hui : le valet de pied. Sous le plateau, on distingue une boîte à graisse pour lubrifier les vis ou, comme l’indique Roubo, « pour frotter les outils pour les rendre plus doux ». Un tiroir est également visible. Enfin, il convient de souligner que les établis de l’époque ne sont pas normalisés. Dans bien des cas, la dimension de l’atelier détermine celle de l’établi en dépit des vœux formulés par Roubo.

La révolution industrielle ou le déclin de l’établi

11acteurs de savoirprofessioncompagnon du devoir inscription des savoirsgenre éditorialcatalogue espaces savantslieuusineLa révolution industrielle 6, née en Angleterre au xviii e siècle, se traduit dans bien des métiers par une mécanisation importante, mais ce processus va se développer sur plus d’un siècle. L’établi n’échappe pas à la règle d’une lente mais irréversible transformation. Au xix e siècle, même s’il garde la même structure qu’au siècle précédent, il n’est plus le fruit de la pensée de l’artisan lui-même, désireux de fabriquer son support de travail sur mesure et à sa main7. Plusieurs manufactures mettent désormais en vente des établis fabriqués en série. Dès les premières décennies du xx e siècle, quelques catalogues proposent des établis avec des structures métalliques ; seul le plateau reste en bois massif.

12construction des savoirséconomie des savoirsindustrie acteurs de savoirprofessioncompagnon du devoirL’industrialisation et la mécanisation croissantes marquent le déclin du compagnonnage qui ne correspond plus aux exigences d’un monde du travail en profonde mutation. Cette même révolution marque également la victoire symbolique de la ville sur la campagne et de l’usine sur l’atelier. L’établi des petits ateliers d’une France artisanale est progressivement relégué à l’arrière-plan. Il cesse d’être, à l’image de l’atelier, l’unique lieu de pouvoir et de savoir professionnel. Il ne sert plus qu’à certaines étapes du travail : ferrage, pose de quincaillerie, finition, etc. La révolution industrielle n’a pas fait disparaître le compagnonnage, mais elle l’a considérablement affaibli. Il en est de même pour l’établi qui, par paliers, au rythme des innovations techniques, est repositionné dans un espace d’opérations manuelles, espace de plus en plus marginalisé par la concurrence de la machine-outil. Il serait faux cependant d’en déduire la mort programmée de l’établi. Nous renvoyons le lecteur à l’excellent travail présenté dans l’Encyclopédie des métiers pour apprécier dans le détail l’évolution de l’établi, toujours sollicité en ce début de xxi e siècle.

L’établi : une mémoire en voie de disparition ?

13La forme et la structure des établis n’ont donc pas fondamentalement changé depuis le xvi siècle. Plateau, piètement constitué de quatre pieds, embarrement, fonçure composent encore sa structure. Jusqu’au milieu du xx e siècle, chaque ouvrier possédait son propre établi. Il suffisait généralement de compter le nombre d’établis présents dans l’atelier pour obtenir immédiatement le nombre d’ouvriers ou de compagnons aux ordres du maître. Avec la montée en puissance du machinisme, les interventions manuelles devenant moins fréquentes, la nécessité d’un établi par ouvrier cesse d’être pertinente. Dans le derniers tiers du xx e siècle, de nouveaux supports voient le jour. Apparaissent alors des établis sur vérins, des plans de travail inclinés et même des établis à deux places, sans oublier l’incontournable établi de chantier pliable. L’établi traditionnel n’est désormais plus qu’un simple poste de travail parmi beaucoup d’autres au sein de l’atelier ou de l’entreprise. Déclassé dans la hiérarchie, il reste cependant un support indispensable pour le menuisier lorsque celui-ci souhaite encore travailler avec sa varlope ou son bouvet, exécuter des mortaises et des tenons, ou bien tracer des ouvrages ou des épures de dimension modeste. Mais face à l’omniprésence de la machine-outil, son rôle ne cesse de décroître. Il reste cependant solidement ancré dans l’imaginaire collectif comme l’un des éléments identitaires du métier de menuisier.

Menuisier à l’établi.
Figure 2. Menuisier à l’établi.

Un point de passage, un symbole

14pratiques savantespratique manuellegeste construction des savoirstradition construction des savoirsépistémologiesignesymboleÀ la différence des outils, l’établi ne semble pas, au premier abord, avoir fait l’objet d’une réflexion symbolique en rapport avec les valeurs du compagnonnage. Ce sens symbolique, cependant, réside peut-être dans l’opposition entre voyage et sédentarité, mouvement et stabilité. L’outil, quel qu’il soit, n’est que mouvement dans la main de l’artisan éclairé par une initiation de métier. Par son nom même, l’établi évoque un point fixe, un poste, une halte entre deux passages, un endroit où s’établir pour quelque temps avant de continuer la route du tour de France ; il s’oppose par là au mouvement. Mais il serait vain de vouloir insister sur cette polarité. Plus qu’une complémentarité, il y a bien harmonie entre ces objets mis à disposition de l’homme de métier. L’établi reste le lieu privilégié où l’ancien peut transmettre au plus jeune les gestes du métier au moyen d’outils soigneusement sélectionnés. Point de rencontre entre les hommes qui partagent la pratique et le même amour d’un métier, lieu où s’échangent paroles et gestes, poste de travail où les outils peuvent exprimer leur potentiel guidés par une main éclairée, l’établi reste, aux yeux des compagnons, un des lieux majeurs de la transmission.

Notes
1.

Encyclopédie des métiers.

2.

Diderot et d’Alembert, 1751-1780.

3.

Roubo, 1769.

4.

Ibid.

5.

Diderot et d’Alembert, 1751-1780, t. VI, 1re éd., 1762.

6.

Icher, 2000.

7.

Lorsqu’un père lègue son atelier à son fils, il lui transmet non seulement ses outils, mais aussi son établi, dans un geste solennel et symbolique.

Appendix A Bibliographie

  1. Diderot et D’Alembert, 1751-1780 : Denis Diderot et Jean Le Rond D’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonnée des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, mis en ordre et publié par M. Diderot (…), 35 vol. Paris
  2. Encyclopédie des métiers, 2006, La menuiserie, vol. 2, Paris.
  3. Icher, 2000 : Fr. Icher, Le Compagnonnage, Petit dictionnaire, Paris.
  4. Roubo, 1769 : André Jacob Roubo, L’art du menuisier, Paris.