Éric Trombert

1Située aux confins du désert de Gobi et d’autres immensités désolées qui forment l’actuelle province du Xinjiang (ancien Turkestan chinois), l’oasis de Dunhuang a joué un rôle de premier plan dans l’histoire de la civilisation chinoise et dans la connaissance que l’on en a. Sa position géographique ambivalente en a fait tantôt un lieu de refuge assurant la préservation du patrimoine culturel lorsque la Chine centrale était en proie à l’anarchie, tantôt un lieu de rencontre pour tous les peuples de l’Eurasie et un foyer intellectuel dont la richesse et l’originalité furent à la mesure de la diversité des influences qui s’y sont exercées.

2espaces savantscirculationcommerce construction des savoirstraditionreligionbouddhisme espaces savantsterritoireempireAprès avoir appartenu au territoire des Yuezhi, un peuple de langue indo-européenne, Dunhuang fut annexée officiellement à la Chine en l’an 117 avant notre ère, devenant le siège de la commanderie militaire la plus occidentale du limes chinois constitué par l’empire des Hans sur la ligne des oasis qui jalonnent le corridor du Gansu et qui ont pour nom Jiuquan, Zhangye et Wuwei. Dunhuang resta l’avant-poste de la présence chinoise sur les marches de l’Empire aussi longtemps que celui-ci fut capable de contenir les populations appartenant au monde des pasteurs et des nomades – Xiongnu, puis Turcs, Tibétains et Ouïgours. Après l’an mille, quand la dynastie des Song abandonna toute ambition en Asie centrale et se tourna vers la mer, Dunhuang quitta l’orbite chinoise pour de longs siècles, passant sous la domination des nouveaux peuples qui émergeaient sur les confins, les Tangouts, puis les Mongols. Mais entre-temps, à partir du début de notre ère, l’importance stratégique de Dunhuang avait décuplé. Avec l’essor des relations entre la Chine et les pays d’Occident, l’oasis était devenue le point de passage obligé pour tous les voyageurs, diplomates, pèlerins et marchands, qui souhaitaient rallier l’Inde ou la Perse en suivant l’un ou l’autre des itinéraires que le géographe allemand Ferdinand von Richthofen regroupa, au xix e siècle, sous le terme réducteur de « Route de la soie ». On mesure mieux aujourd’hui l’importance de cette route qui a véhiculé autant d’épices indiennes et de chevaux turcs que de soies chinoises, autant de marchandises que de savoir-faire, de modes et de doctrines au premier rang desquelles la religion du Bouddha et l’art bouddhique hellénisé. Dunhuang se trouvait pratiquement à mi-parcours sur la chaîne continue d’oasis qui reliait les métropoles de l’Empire, Chang’an et Luoyang, au nord-ouest de l’Inde et au bassin du Syr-Daria et de l’Amou-Daria (l’Oxus des Grecs). L’importance majeure de ce relais trouve une illustration plus que symbolique dans cette lettre écrite en sogdien, que l’on date de l’an 313, annonçant le sac de Luoyang par les Huns (Xwn), ou Xiongnu, survenu moins de deux ans plus tōt et la fin prochaine de la dynastie des Jin occidentaux (265-316). Retrouvée en 1907, dans un fortin abandonné près de Dunhuang, cette lettre dont l’enveloppe porte la mention « à envoyer à Samarcande » n’est jamais parvenue à destination. Mais son existence et celle de plusieurs autres retrouvées avec elle démontrent la présence à l’époque d’un réseau sogdien. Elle permet d’imaginer que la nouvelle de la chute du grand Empire chinois parvint à Samarcande par quelque autre missive écrite à Dunhuang ou dans les environs, et cela dans un délai extraordinairement rapide pour l’époque1.

Figure 1. Les étapes de la « Route de la soie » (iv e-x e siècle).
Les étapes de la « Route de la soie » (
            -
             siècle).

3espaces savantsterritoirecarrefourOn s’attachera ici à décrire ce carrefour des cultures, des langues et des religions que Dunhuang fut pendant un millénaire. Mais on en présentera d’abord une autre facette, visible surtout pendant le haut Moyen Āge, moins pour suivre un récit linéaire que pour affirmer une réalité que la multiplicité des influences et des occupations étrangères a tendance à masquer : malgré sa position excentrée dans le monde chinois, Dunhuang est toujours restée un lieu où la culture chinoise a été dominante.

Un conservatoire du savoir chinois pendant le haut Moyen Âge2

4espaces savantsterritoireétat acteurs de savoircatégorie socialeéliteLa chute des Jin occidentaux ouvrit une période de graves désordres – appelée « Époque des seize royaumes des cinq barbares » (304-439) – pendant laquelle la Grande plaine du Nord, qui était alors le centre du monde chinois, vécut au rythme des coups d’État, des annexions en chaîne et des invasions. Le premier facteur d’instabilité était en effet la pression exercée par les jeunes nations nomades qui émergeaient tour à tour dans la zone des steppes avant de fondre sur la Chine du Nord. C’est d’ailleurs l’un de ces peuples, les Tabgatchs, qui parvint à réunifier le Nord et à instaurer un pouvoir stable inspiré du modèle chinois, la dynastie des Wei du Nord (386-534). Il est généralement admis que, dans cette tourmente, l’essentiel de la culture chinoise fut sauvé par l’émigration de l’élite chinoise qui trouva refuge au sud du fleuve Bleu avec l’appareil d’État des Jin, appelés Jin orientaux (317-420) dès lors qu’ils transférèrent leur capitale à Jiankang (actuel Nankin). Les effets du transfert sudiste sont hors de doute, mais une autre communauté chinoise contribua efficacement à préserver le patrimoine culturel, celle qui peuplait les oasis du corridor du Gansu depuis Wuwei jusqu’à Dunhuang, région connue alors sous le nom de Département de Liang (Liangzhou).

5espaces savantsterritoirecapitale pratiques savantespratique lettréecompilation acteurs de savoirstatutlettré construction des savoirstraditionfondationObservons d’abord qu’au moment des événements évoqués à propos de la lettre sogdienne de 313 le préfet du Liangzhou, Zhang Gui, fut le premier à s’émanciper de la tutelle des Jin et à fonder sa propre dynastie, celle des Liang antérieurs (314-376). Observons aussi que parmi les seize royaumes nordistes, les seuls qui furent dirigés par des Chinois d’ethnie Han furent ceux basés dans le Liangzhou : les Liang antérieurs, puis les Liang occidentaux (397-421) dont la capitale fut un temps fixée à Dunhuang. Observons enfin que les souverains locaux surent profiter de la position excentrée de leur territoire pour en faire une zone de paix et de prospérité relative, à l’écart des violences qui submergeaient la Grande plaine du Nord. C’est ainsi que le Liangzhou devint un foyer intellectuel particulièrement fécond sous le bon gouvernement de ces despotes éclairés, au nombre desquels il faut inclure un personnage d’origine Xiongnu, Juqu Mengsun, le fondateur de la dernière dynastie locale, celle des Liang du Nord (401-439). Il suffit de parcourir les biographies des lettrés de cette époque pour constater qu’un grand nombre d’entre eux – en regard de la faible population de cette région – vécurent dans le Liangzhou et bénéficièrent du soutien appuyé et constant de tous les souverains qui s’y succédèrent3. On se limitera ici à deux exemples pris parmi les lettrés originaires de Dunhuang proprement dit. D’abord Liu Bing, qui fut le recteur des écoles confucéennes mises en place à Jiuquan par les Liang occidentaux et dont l’établissement supérieur accueillait cinq cents étudiants. Plus tard, lorsque Juqu Mengsun s’empara de cette ville, il ramena Liu Bing dans sa propre capitale, Guzang (Wuwei), pour en faire son secrétaire particulier. Devenu ensuite Grand maître du pays (guoshi), Liu Bing forma encore « plusieurs centaines » de jeunes lettrés. Citons également Kan Yin qui, lorsqu’il entra au service de Juqu Mengsun, reçut le renfort de trente assistants avec pour mission de compiler une nouvelle édition des œuvres des Maîtres (zi), une entreprise de grande ampleur puisqu’elle aboutit à la composition d’un ouvrage comptant plus de trois mille rouleaux.

6acteurs de savoirstatutmaîtreLa renommée intellectuelle du Gansu s’étendit rapidement jusque dans la vallée du fleuve Bleu. Les liens que le pouvoir sudiste entretenait avec le lointain royaume des Liang n’avaient pas que des raisons stratégiques – conclure des alliances pour prendre à revers les États nordistes. Gardiens, eux aussi, de la tradition chinoise, les Jin orientaux, puis les Liu Song (420-479) appréciaient la contribution de leurs cousins du Nord-Ouest, y compris celle des Liang de la famille Juqu que l’historiographie moderne persiste pourtant à présenter comme une dynastie barbare à cause de ses origines Xiongnu. Bien d’autres faits témoignent en réalité de la créativité des élites œuvrant sous la protection des Juqu. Dans un domaine aussi important que l’astronomie, c’est un homme de Dunhuang devenu grand astrologue à la cour des Liang du Nord, Zhao Fei, qui mit au point un nouveau système de calcul du calendrier, plus précis que celui en usage depuis deux siècles. L’ouvrage qui détaille ce nouveau comput parvint à Jiankang en 437 et fut aussitôt adopté par les Liu Song. Il avait été apporté par une ambassade des Juqu avec une vingtaine d’autres œuvres, 154 rouleaux au total – un véritable trésor constitué d’ouvrages d’histoire, de géographie, de médecine et de mathématiques, c’est-à-dire d’œuvres « utiles » appartenant à la catégorie de celles que tout pouvoir dynastique se devait de posséder pour asseoir son prestige et sa légitimité. Certaines de ces œuvres venaient d’être composées par des lettrés du Liangzhou, dont Liu Bing et Kan Yin déjà cités. D’autres, plus anciennes, étaient considérées comme perdues en Chine orientale, mais des exemplaires en avaient été conservés dans quelques bibliothèques du Gansu dont celle, riche de plusieurs milliers de rouleaux, qu’un lettré de Dunhuang, Song You, avait constituée à Jiuquan sous les Liang occidentaux et qui fut transférée à Guzang dès que Mengsun annexa ce royaume.

Figure 2. Moine pèlerin porteur de livres, accompagné d’un tigre, x e siècle, peinture et encre sur papier, 49,6 x 29,4 cm, Paris, musée Guimet.

              , 
               siècle, peinture et
            encre sur papier, 49,6 x 29,4 cm, Paris, musée Guimet.

7acteurs de savoirstatutmoine pratiques savantespratique lettréetraductionLes conditions propices qui avaient attiré les lettrés et favorisé leur activité dans le Liangzhou valaient tout aussi bien pour un domaine qui n’appartenait pas encore vraiment à la culture chinoise, celui des études bouddhiques. Beaucoup de moines éminents, érudits, prédicateurs et traducteurs, vécurent dans le Liangzhou ou y séjournèrent au cours de leurs périples entre l’Inde et la Chine. Ils y fondèrent quelques-uns des plus grands centres de traduction bouddhiques de Chine, dont la production passera largement à la postérité. L’une des grandes figures de cette première vague de traducteurs fut un natif de Dunhuang d’ascendance indo-scythe, Dharmaraksa (Zhu Fahu, en chinois, né vers 230), auteur de quatre-vingt-treize traductions conservées dans le canon bouddhique (Tripitaka), dont l’une du Sūtra du lotus.

8acteurs de savoirqualités personnellescréativitéLa créativité du Liangzhou fut tout aussi remarquable en peinture et en sculpture, des activités qui s’exerçaient surtout dans l’aménagement et la décoration de sanctuaires rupestres appelés « grottes des mille Bouddha ». Cette tradition qui venait de l’Inde du Nord-Ouest et du Gandhara gagna d’abord la région de Koutcha, puis passa dans le Liangzhou. C’est à Mogao, à une vingtaine de kilomètres de la ville de Dunhuang, que fut fondé, vers la fin des Liang antérieurs, le site bouddhique qui allait devenir le plus imposant de Chine. On l’aura compris, ce développement précoce de l’art bouddhique dans le Liangzhou doit moins à la proximité géographique des pays d’Occident qu’à la situation politique et culturelle de cette région aux iv e-v e siècles.

9construction des savoirstraditionreligionbouddhisme pratiques savantespratique rituelledivination pratiques savantespratique rituelleascétisme construction des savoirstraditionreligiontaoïsmeOn ne saurait clore cette description des milieux intellectuels du Liangzhou pendant le haut Moyen Āge sans souligner leur éclectisme, un trait qui est commun à tous, laïcs aussi bien que religieux. Revenons sur la personnalité de Liu Bing. Celui-ci avait eu une formation confucéenne, mais il vécut aussi quelque temps en ermite dans les montagnes près de Jiuquan. Son éclectisme apparaît également dans ses œuvres. Il est l’auteur d’ouvrages d’inspiration classique ; mais il a aussi écrit une étude sur un ermite taoïste légendaire et deux commentaires, l’un du Hanfeizi, un ouvrage légiste, l’autre du Zhouyi [ou Yijing, Livre des mutations], un antique manuel de cosmologie inclus un peu curieusement dans le canon confucéen. Kan Yin rédigea lui aussi un commentaire du Zhouyi. L’intérêt manifesté pour cet ouvrage ésotérique, associé à l’étude des grands textes taoïstes que sont le Laozi et le Zhuangzi, était partagé par l’ensemble des érudits du Liangzhou, lettrés confucéens et moines bouddhistes. Parmi ces derniers, beaucoup en effet avaient suivi un parcours intellectuel tout aussi éclectique. Selon les hagiographies bouddhiques elles-mêmes, bien des moines eurent une formation confucéenne, étudièrent le Laozi, le Zhuangzi et le Zhouyi, et s’adonnèrent à des pratiques d’ascèse, de magie et de divination qui s’apparentent au taoïsme. Il apparaît donc qu’aucune des composantes de l’intelligentsia du Liangzhou ne se laisse facilement enfermer dans les catégories aujourd’hui fixées par les termes « confucianisme », « taoïsme » et « bouddhisme ». La principale raison en est qu’elles étaient fortement influencées par l’École du mystère (Xuan xue), un courant philosophique dont les fondateurs, Wang Bi et He Yan (morts en 249), revendiquaient un anticonformisme et une liberté d’esprit totale vis-à-vis du monde lettré confucéen dont ils étaient pourtant issus, et empruntaient à la philosophie taoïste le goût de la spontanéité, l’amour de la nature et le rejet des conventions, tout en se gardant d’adhérer aux pratiques religieuses taoïstes. Il est important de remarquer que ce courant de pensée novateur, dont le goût pour les spéculations gnostiques et ontologiques a contribué à préparer l’assimilation de la pensée bouddhiste, a connu un développement remarquable dans le Liangzhou au moment même où cette région était un foyer actif de diffusion du bouddhisme vers la Chine orientale.

10espaces savantsterritoireempireLe niveau culturel atteint par le Liangzhou au début du v e siècle contrastait fortement avec celui des royaumes barbares du Nord, et il est facile de concevoir l’étendue des bénéfices que le jeune empire des Wei pouvait escompter de la conquête de ce territoire. Celle-ci fut accomplie en 439, date qui consacre la réunification du Nord sous le pouvoir des Tabgatchs.

11En annexant le Liangzhou, les Wei eurent clairement conscience « d’acquérir l’éclat des lettres et de la culture de la terre des Liang4 ». Il faut entendre par là qu’ils s’emparèrent de ses trésors culturels, mais surtout des hommes qui en étaient la source. Les lettrés furent aussitôt transférés en masse à Pingcheng, la capitale des Wei – ce fut le sort de Liu Bing, de Kan Yin, de Song You et de bien d’autres –, de même que les grands traducteurs bouddhiques, tous originaires de Dunhuang, de Jiuquan ou de Guzang, ayant, les uns comme les autres, servi la famille Juqu. L’ampleur de la ponction opérée par les Wei invite à parler de transplantation de la culture plutôt que de diffusion. Les sources donnent des chiffres impressionnants – 3 000 moines pour l’ensemble du Liangzhou, et 30 000 familles, nobles et gens du peuple, pour la seule préfecture de Guzang qui comptait alors 200 000 âmes. Même s’ils sont exagérés, ils révèlent une véritable hémorragie des talents, étant donné que les familles déportées étaient choisies pour leurs compétences dans le domaine des arts, des lettres et des techniques. Et de fait, après son annexion par les Wei, le Liangzhou connut un réel affaiblissement culturel.

Un carrefour sur la Route de la soie

12construction des savoirsvalidationchef-d’œuvre inscription des savoirslivremanuscritLa réunification du Nord et du Sud, à la fin du vi e siècle, puis la politique active des Tang (618-907) visant à rétablir le rayonnement de la Chine vers les contrées d’Occident amenèrent l’instauration d’une nouvelle pax sinica et, par voie de conséquence, un essor sans précédent des échanges commerciaux le long de la Route de la soie. Dunhuang allait en être l’une des principales bénéficiaires, assurant pleinement la fonction de carrefour et de relais que lui assignait sa position géographique. L’activité florissante de l’oasis à cette époque nous est connue avec un degré de précision et un luxe de détails inégalés pour aucun autre lieu de Chine, grâce à une collection de manuscrits et d’œuvres d’art découverts in situ. Le contenu de ce fonds et les circonstances de sa découverte sont exceptionnels.

Une bibliothèque médiévale dans le désert de Gobi

13construction des savoirséconomie des savoirsachat typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologie inscription des savoirslivremanuscrit acteurs de savoirstatutmoineÀ la fin du xix e siècle, de multiples missions archéologiques – russes et britanniques d’abord, suédoises, allemandes, japonaises et françaises ensuite – se lancèrent sur les pistes de l’Asie centrale à la recherche d’un continent oublié – le passé bouddhiste de la Sérinde, totalement recouvert par mille ans de présence musulmane. Le point d’orgue de cette quête aventureuse fut la trouvaille effectuée dans l’une des grottes du site de Mogao qui avait été remarquablement préservé grâce au climat désertique et à l’oubli dans lequel l’oasis de Dunhuang était tombée depuis des siècles. Vers 1900, un moine taoïste qui s’employait tant bien que mal à entretenir ces sanctuaires rupestres tomba par hasard sur l’entrée murée d’une grotte dissimulée. Celle-ci, qui mesurait près de 20 mètres cubes, était, aux trois quarts, remplie de manuscrits anciens soigneusement empaquetés auxquels étaient mêlés des peintures, des bannières et d’autres objets de culte. Pour les seuls manuscrits sur papier, rouleaux, livrets ou simples fragments, on évalue leur nombre à 50 000. La découverte suscita si peu d’intérêt de la part des autorités locales que cette masse de documents demeura presque intacte jusqu’en 1907, date à laquelle les archéologues étrangers commencèrent à affluer à Dunhuang pour acquérir tout ce que le moine voudrait bien leur vendre. C’est ainsi que la majeure partie du fonds de Dunhuang est aujourd’hui conservée dans les bibliothèques et les musées de Paris, de Londres et de Saint-Pétersbourg. Ce n’est que plus tard, deux ans après que le sinologue français Paul Pelliot eut alerté les savants chinois de l’importance de la découverte, que le gouvernement de Pékin organisa l’acheminement de l’essentiel de ce qui restait encore à la Bibliothèque nationale de Chine.

14matérialité des savoirsmatériaupapier matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfeuilleL’examen des matériaux démontra que la grotte avait été murée au tout début du xi e siècle, les manuscrits les plus anciens datant du début du v e siècle, les plus nombreux des ix e-x e siècles. Jusqu’à aujourd’hui, l’origine du dépôt reste incertaine, l’hypothèse le plus souvent retenue étant qu’il s’agirait des archives d’un monastère bouddhiste dont la base était constituée d’un exemplaire manuscrit du canon (Tripitaka), d’une multitude de copies votives de sūtra (certains titres existent en plusieurs centaines d’exemplaires), et d’œuvres diverses (traités et commentaires doctrinaux, sūtra apocryphes, manuels de discipline, catéchismes) dont un grand nombre d’inédits. On y trouva aussi beaucoup de documents qui éclairent autant la pratique religieuse (certificats d’ordination, calendriers d’abstinences, prières de circonstance) que le fonctionnement des bibliothèques monastiques (catalogues d’ouvrages, listes de récolement), la gestion des monastères et la vie quotidienne du petit peuple qui gravitait autour (bilans comptables, inventaires de biens, contrats, listes de prêts, etc.). Les choses seraient simples si le fonds se limitait à ce qui vient d’être énuméré. Mais sa composition s’étend à des domaines a priori totalement étrangers à l’univers bouddhique. En effet, les paquets de rouleaux renfermaient aussi des œuvres taoïstes, quelques textes nestoriens et manichéens, et toutes espèces d’œuvres constituant la culture lettrée de l’époque : classiques confucéens, recueils de poésies, lexiques, encyclopédies populaires, manuels de formules épistolaires, ouvrages de morale populaire, de pédagogie, de géographie, de médecine, d’astrologie, de divination, et même quelques traités d’arithmétique et d’art militaire. On doit mentionner aussi l’existence de nombreux documents émanant de l’administration impériale et des autorités locales civiles et militaires (décrets, mémoires, requêtes, recensements de population, documents judiciaires, fiscaux et cadastraux). La présence des textes non bouddhiques a été expliquée, un peu vite, par le manque de papier qui entraîna, à partir de la fin du viii e siècle, la réutilisation des faces vierges des feuilles et des rouleaux. Il est vrai que beaucoup de ces manuscrits sont inscrits au revers de textes bouddhiques copiés ultérieurement. Mais il existe un nombre important de feuillets et même de véritables rouleaux contenant des textes profanes, confucéens et taoïstes, dont beaucoup furent copiés longtemps avant la fermeture de la grotte, et qui sont restés vierges au verso. L’explication liée à une raréfaction du papier à partir d’une certaine époque n’est donc que partiellement valable, et surtout elle cache un phénomène dont nous reparlerons plus loin : dans les monastères bouddhistes, on s’intéressait à bien d’autres sujets qu’à la religion. Les textes retrouvés dans la grotte n’étaient pas tous en chinois. Il s’y trouvait également plusieurs milliers de manuscrits tibétains et, en nombre beaucoup plus réduit, des textes écrits en sanskrit, en turc ouïgour, en sogdien et en khotanais, la plupart paraissant avoir été écrits sur place.

15Deux faits doivent être soulignés pour mesurer l’importance de la découverte des manuscrits de Dunhuang. Malgré l’énormité de la production écrite chinoise et sa précocité, il ne subsistait, au début du xx e siècle, que très peu de textes littéraires, philosophiques ou religieux dans des versions antérieures aux exemplaires imprimés à partir des Song du Sud (1127-1279). Par conséquent, ceux qui furent retrouvés dans la grotte, inédits ou comportant des variantes inconnues, ont enrichi considérablement notre connaissance dans ces domaines. Pour étudier l’histoire sociale et économique, on ne possédait pas non plus d’archives ni de documents sur les pratiques en nombre conséquent – aucun équivalent des cartulaires carolingiens, des censiers, ou des polyptyques d’abbaye. On se contentait de sources de seconde main, les histoires dynastiques et autres ouvrages conçus sur le même modèle, qui négligeaient les détails de la vie matérielle des hommes. Le fonds de Dunhuang permit donc d’accéder à ce rez-de-chaussée de l’histoire formé des réalités « dont le poids a été immense et le bruit à peine perceptible5 » et d’appliquer au domaine chinois les cadres conceptuels et les modèles méthodologiques qui étaient en train de renouveler en profondeur la recherche historique en Europe6. Autre réalité à considérer, l’historiographie chinoise s’était employée consciencieusement à dissimuler tout ce qui, dans les institutions et dans les mœurs, pouvait paraître comme un héritage des Barbares, de telle sorte qu’à la fin de l’Empire seuls les recoupements et les témoignages involontaires livraient quelques indices sur les apports des Barbares pourtant déterminants dans la formation de l’identité chinoise. Là encore, le fonds de Dunhuang combla une lacune en apportant des matériaux concrets et abondants, en chinois et dans d’autres langues, qui mettaient en pleine lumière le rôle des communautés étrangères et révélaient l’existence de milieux mixtes dont nous reparlerons plus loin.

Monastères et caravansérails

16espaces savantscirculationcommerceLa prospérité matérielle et le rayonnement intellectuel de Dunhuang sous les Tang s’appuyaient sur l’essor de deux domaines d’activité majeurs, le commerce au long cours et les études bouddhiques. Le premier est mal documenté par les sources en raison de leur origine essentiellement monastique et administrative ; mais la prospérité commerciale de Dunhuang n’en est pas moins évidente. Le caractère grandiose et fastueux du site de Mogao en est le signe le plus probant. Aucun autre site bouddhique de Chine ne peut lui être comparé, pas même celui de Longmen, situé à proximité de Luoyang, la seconde capitale de l’Empire. Puisque le site du Gansu ne bénéficiait pas de la proximité d’une métropole comparable, ni d’un arrière-pays riche au plan agricole, son ampleur et sa richesse ne peuvent s’expliquer que par la présence d’activités hautement lucratives liées au commerce international. Celui-ci était porté par un phénomène de mode extrêmement puissant : un engouement général de la population chinoise pour tout ce qui venait d’Occident. Ce véritable snobisme pro-occidental, qui touchait des domaines aussi divers que la musique, la décoration intérieure, la mode vestimentaire, le maquillage et la cuisine, popularisa quantité de nouveaux produits, de plantes et de condiments qui sont restés connus en chinois sous des noms souvent précédés du qualificatif hu (« barbare » au sens d’indo-iranien), comme le poivre (hujiao) ou la noix (hutao)7. La plus grande part de ces marchandises était acheminée par la voie terrestre et transitait donc nécessairement par Dunhuang. Les seuls documents provenant de la grotte aux manuscrits qui sont relatifs au commerce démontrent sa dimension internationale. Ce sont des lettres et des comptes rédigés en ouïgour qui émanent des milieux de marchands caravaniers turco-sogdiens. La présence sogdienne, déjà signalée au début de cette étude, s’était effectivement amplifiée jusqu’à former, au vii e siècle, une véritable colonie de peuplement plus ou moins autogérée. Dans ce contexte, on ne saurait évoquer le commerce sans parler du bouddhisme. Moines et marchands suivaient les mêmes routes, les premiers se joignant habituellement aux caravanes conduites par les seconds. La symbiose qui s’était opérée entre les deux milieux, déjà perceptible en Inde aux premiers temps du bouddhisme, est évidente dans le cas des Sogdiens. Alors qu’aux iii e et iv e siècles de nombreux Parthes et Sogdiens furent parmi les premiers traducteurs d’œuvres bouddhiques en chinois, on ne trouve aucune trace du bouddhisme en Sogdiane, même à une époque plus tardive ; il n’existe pas non plus de texte bouddhique en sogdien antérieur au vi e siècle, les plus anciens ayant été traduits du chinois en Chine même8. Cela démontre que l’adoption du bouddhisme concerna uniquement la diaspora – dont les marchands constituaient l’ossature – et qu’elle fut la conséquence de l’influence chinoise. On est ici en présence d’un phénomène a priori inattendu mais qui n’est pas isolé, la rediffusion du bouddhisme – chinois – progressant d’est en ouest en direction de ses terres d’origine et participant de la sinisation de l’Asie centrale opérée par les Tang.

17espaces savantsterritoireempire construction des savoirstraditionreligionbouddhismeBeaucoup mieux documenté par nos sources, l’ascendant exercé par le bouddhisme sur la société de Dunhuang relève d’une situation commune à l’ensemble de l’empire des Tang, au moins jusqu’au milieu du viii e siècle. Ensuite, la puissance de l’Église bouddhiste commença d’être contestée de plus en plus ouvertement en Chine métropolitaine, jusqu’à ce qu’un décret impérial ordonnât, en 845, la proscription de toutes les religions étrangères dont le bouddhisme. La mesure fut bientôt levée, mais le déclin du bouddhisme était engagé de manière irréversible. À Dunhuang, le bouddhisme échappa à ces aléas du fait que l’oasis fut détachée de l’Empire dès les années 780, passant d’abord sous domination tibétaine, puis, à partir de 848, formant une sorte de principauté autonome dirigée par l’aristocratie chinoise locale. Dans ce contexte politique particulier, l’Église bouddhiste ne fut pas affectée par le décret de proscription et continua de jouir de la protection des autorités locales aussi longtemps que les sources permettent d’en juger, jusqu’au début du xi e siècle. Elle bénéficia ainsi du réflexe conservateur propre aux communautés de type colonial qui, lorsqu’elles se retrouvent isolées, s’efforcent de préserver l’environnement culturel et linguistique légué par la métropole. Pour le seul district de Dunhuang, entre la préfecture et les grottes de Mogao, le nombre de monastères ne fut jamais inférieur à douze et celui des moines et des nonnes qu’ils abritaient ne descendit jamais en dessous du millier – pour une population sédentaire totale de l’ensemble du département estimée au vii e siècle à 6 460 foyers. L’emprise des monastères sur l’économie locale était à la mesure de ces chiffres ; elle s’exerçait à travers la possession de terres cultivées par des paysans dépendants et celle des principales installations industrielles, moulins et pressoirs à huile.

18acteurs de savoirstatutfonctionnaire acteurs de savoirstatutnovice espaces savantslieumonastèreCette emprise était tout aussi forte dans le domaine de l’éducation. Dès les premières fondations, les monastères bouddhistes de Chine avaient été des centres de culture qui attiraient les jeunes talents issus des classes inférieures, si bien que le clergé bouddhiste forma rapidement un groupe hétérogène dirigé par les membres des grandes familles converties, mais constitué majoritairement de gens venus d’autres horizons. Ce pouvoir d’attraction tenait notamment au fait que l’enseignement monastique accordait une large place aux matières qui ne devaient rien au bouddhisme (les « disciplines extérieures », waixue), permettant ainsi l’acquisition d’une véritable culture générale. Le fonds de Dunhuang confirme le rôle éducatif des monastères ; il montre également que ce rôle perdura localement bien après le déclin du bouddhisme en Chine orientale. C’est ainsi que la plupart des copies de textes profanes dont on connaît l’origine par un colophon datent du x e siècle et sont l’œuvre de moines, de novices ou le plus souvent d’étudiants laïcs travaillant au sein de l’institution monastique. Ces textes sont aussi bien des classiques confucéens – comme cet exemplaire du canon de la piété filiale (Xiaojing) copié par un novice du monastère Lingtu, en 936, et devenu successivement la propriété de deux étudiants laïcs du même monastère (manuscrit Stein 728) – que des ouvrages didactiques de morale, des encyclopédies populaires, des poèmes satiriques à connotation politique, et jusqu’au seul traité d’échecs (le jeu de weiqi, le go des Japonais) préservé dans le fonds chinois, qui porte en tibétain la mention « copié par le Vénérable sPa’i » (manuscrit Stein 5574). Un système scolaire laïc conforme aux normes impériales existait pourtant quand la région était sous administration Tang – au viii e siècle, la ville de Dunhuang abritait une école préfectorale (zhou xue) et une école de district (xian xue), contiguës, la première hébergeant elle-même une école de médecine (yi xue) –, et de semblables institutions avaient été recréées après la fin de l’« occupation tibétaine » – on connaît au moins l’existence à Dunhuang d’un Collège des arts et des techniques (Dunhuang jishu yuan) actif vers 930. Mais c’était manifestement les écoles monastiques qui formaient la plupart des futurs fonctionnaires de l’administration locale et qui accueillaient les jeunes princes de l’aristocratie. Un autre exemplaire du canon de la piété filiale conservé dans le fonds Stein (no 707) fut copié en 925 par Cao Yuanshen, le futur prince gouverneur de Dunhuang (r. 939-944) qui était alors étudiant au monastère Sanjie. Le clivage qui exista en Europe, au moins jusqu’au xii e siècle, entre les écoles monastiques réservées aux futurs moines et les écoles urbaines ouvertes à tous, était, à Dunhuang, très atténué aussi bien au plan de la fréquentation que pour le contenu des enseignements et même pour la gestion – vers 850, un religieux du nom de Huiyuan est en même temps directeur de l’école préfectorale et contrôleur général du bouddhisme et administrateur général de la communauté bouddhique de Dunhuang. La diversité des matières enseignées dans les monastères se trouvait correspondre à la vocation première que le monde lettré chinois assignait aux institutions éducatives : former des hommes instruits tournés vers l’action et le bien public, autrement dit des administrateurs et des politiques. C’est d’ailleurs sans doute pour cette raison qu’à la différence de l’Occident médiéval il ne s’est pas détaché en Chine une catégorie d’intellectuels dont le travail de l’esprit était l’unique activité, le métier. Mais l’étendue de l’enseignement monastique correspondait d’abord à l’acquis intellectuel des maîtres bouddhistes qui, héritiers en cela d’une tradition indienne prébouddhique, embrassaient tous les champs de la connaissance. Si les monastères furent qualifiés de « sources de savoir » selon une expression tibétaine, c’est en référence à ce que cette tradition appelait les « cinq catégories du savoir », parmi lesquelles une seule (philosophie et métaphysique) concernait la connaissance des textes fondamentaux du bouddhisme ; les autres touchaient les sciences profanes ou mondaines que sont la grammaire, la logique, la médecine et la « science du faire », celle qui permet la maîtrise des arts et des techniques. Il faut admettre enfin que la diversité de l’enseignement dispensé dans les monastères était favorisée par la nature de la doctrine bouddhique, moins encombrée de dogmes et de préjugés moraux que d’autres religions (comme les religions monothéistes) dans des domaines tels que la cosmologie, la médecine et les autres sciences liées à l’observation de la nature. À l’image de l’enseignement monastique, la diffusion du bouddhisme en Chine ne s’est donc pas limitée à des apports doctrinaux. Elle s’est accompagnée de l’introduction d’une masse de connaissances provenant du monde indo-iranien relatives aux techniques thérapeutiques, à la pharmacopée, à l’astronomie, aux mathématiques et à la phonétique, qui se révélèrent souvent déroutantes dans la mesure où elles appartenaient à des systèmes de pensée totalement étrangers.

Des cultures métisses

19Le rôle de plaque tournante joué par Dunhuang dans les échanges commerciaux et intellectuels ne tenait pas seulement à sa position sur l’axe est-ouest de la Route de la soie et à ses liens avec le monde indo-iranien. Sa position était tout aussi favorable sur un axe nord-sud. Au nord, Dunhuang touchait directement au monde de la steppe habité par des populations turcophones, tandis que vers le sud, sitôt franchis les monts Nanshan que l’on aperçoit depuis Dunhuang, on atteignait le plateau tibétain. Dunhuang a donc été le lieu de rencontre de tous les peuples de l’Asie, non seulement les marchands et les agriculteurs sédentaires de langues indo-européennes vivant dans les oasis (Koutchéens, Khotanais, Sogdiens), mais aussi les nomades de la steppe de langues altaïques, éleveurs de chameaux et de chevaux (d’abord Xiongnu, puis Turcs, Ouïgours, Tangouts, et enfin Mongols), et les pasteurs montagnards éleveurs de yaks et de moutons (Tibétains, Tuyuhun). Le mélange des cultures, des langues et des modes de vie qui est propre à toute l’Asie centrale atteignit à Dunhuang un point de fusion très élevé, donnant naissance à des milieux mixtes qui développèrent des traits culturels tout à fait originaux. Le cas le plus marquant et le mieux connu est celui du milieu sino-tibétain.

20acteurs de savoircatégorie socialeélite espaces savantscirculationconquêteL’expansion rapide du jeune royaume tibétain dans toute l’Asie centrale pendant la seconde moitié du viii e siècle entraîna la prise de Dunhuang vers 785-787. L’occupation tibétaine qui devait durer pendant deux générations fut d’emblée massive, mais paradoxalement elle créa un renforcement de la présence chinoise dans l’oasis. La conquête tibétaine de l’Ouest chinois se fit en effet d’est en ouest, ce qui provoqua un afflux de réfugiés chinois à Dunhuang, la place qui résista le plus longtemps. Au lieu d’être brisée, la communauté chinoise de Dunhuang fut donc renforcée. Cela explique qu’au moment du reflux tibétain la reconquête chinoise partit de Dunhuang ; la ville se libéra par un soulèvement local, en 848, avant de libérer elle-même les autres cités-oasis plus proches de la Chine. Cela explique aussi l’attitude modérée de l’occupant tibétain ; il n’usa pas des méthodes draconiennes qui furent appliquées dans les autres régions conquises (déportations, mises en esclavage), cherchant plutôt à se concilier les élites locales par l’entremise du clergé bouddhique chinois. La symbiose sino-tibétaine qui se produisit alors fut la conséquence de cet équilibre des forces.

21pratiques savantespratique corporelleméditation acteurs de savoirstatutmaîtreL’occupation tibétaine de Dunhuang correspond historiquement à une accentuation de la mainmise du bouddhisme sur la société locale, mais le processus est plus complexe qu’il y paraît. Il faut remarquer en effet qu’au moment de la conquête de Dunhuang le royaume tibétain n’était pas encore totalement acquis à la nouvelle religion et que c’est précisément vers la fin du règne de Khri-sron-lde-bcan (ca755-797) que le bouddhisme devint religion d’État. Sous ce règne, on assiste, entre la cour royale du Tibet et la Chine du Nord-Ouest, à un va-et-vient constant de religieux chinois dont beaucoup appartenaient aux grandes familles de Dunhuang qu’ils représentaient au sein du clergé local. C’est à ce titre que ces moines servirent d’intermédiaires, de temporisateurs, entre les nouveaux maîtres tibétains et leurs sujets indigènes, à l’exemple de Miaobian, mandé à la cour du roi du Tibet dont il devint le maître de chapelle, et qui était un parent du futur libérateur chinois de Dunhuang, Zhang Yichao. Plus important fut le rôle du moine Mahāyāna que Khri-sron-lde-bcan fit venir à Lhassa, dès la chute de Dunhuang, pour y enseigner les pratiques de contemplation méditative (dhyāna) qui, sous le nom de chan, jouissaient alors en Chine d’une vogue éclatante. Mahāyāna eut un tel succès auprès des bouddhistes tibétains que le parti indien de la cour s’en émut et provoqua la tenue d’une controverse entre moines indiens et chinois placée sous la présidence du roi du Tibet. Ce véritable concile dont les enjeux doctrinaux ne sauraient masquer les arrière-pensées politiques aboutit à la défaite du parti chinois9. Mais l’action des maîtres chinois ne resta pas sans conséquences sur la formation de certaines écoles du bouddhisme tibétain, et le dhyāna continua d’être étudié, notamment parmi les Tibétains de Dunhuang.

22C’est ainsi que tout en renforçant la présence bouddhiste à Dunhuang, les Tibétains subirent une forte influence de la part des milieux intellectuels et religieux chinois, bien plus imprégnés de bouddhisme qu’ils ne l’étaient eux-mêmes. On pourrait y voir une manifestation du processus classique de sinisation des conquérants – dans le cas présent, le bouddhisme étant préféré au confucianisme pour opérer la transformation / conversion des Barbares (hua Hu). Certains Chinois de Dunhuang n’ont d’ailleurs pas manqué de mettre en avant cette vision des choses. Mais celle-ci ne rend pas compte de la complexité du phénomène dans la mesure où elle est fondée sur une dichotomie simpliste (Chinois / Barbares) et ignore le haut degré de fusion culturelle dans lequel il se situe, à savoir un milieu intellectuel mixte formé d’éléments sérindiens, chinois et tibétains, eux-mêmes fortement métissés. Une lignée de maîtres dont la destinée préoccupa le conquérant de Dunhuang, le général tibétain Zan Khri-sum-rje, résume bien, à travers ses composantes, la diversité des influences subies par le bouddhisme tibétain et le parcours qu’elles empruntèrent. Le premier maître de cette lignée était venu de l’Inde et s’était établi à Koutcha. L’un de ses disciples avait émigré à Dunhuang où il avait formé un successeur. Lorsque ce dernier s’apprêta à gagner la Chine propre, Zan Khri-sum-rje l’engagea à choisir à son tour un héritier parmi ses disciples ; ce fut un Tibétain du nom de Nam ka. Si l’origine du premier et du quatrième maître est claire, celle des deux intermédiaires laisse entrevoir des métissages : ils portent des noms tibétains, mais à consonance chinoise.

23En réalité, la présence tibétaine à Dunhuang fut suffisamment forte et dynamique pour que le contact avec la Chine n’aboutisse pas à une lente et morne sinisation, mais produise au contraire un phénomène bien plus fécond, la formation d’un milieu culturel métis alliant les deux influences de manière si durable et si équilibrée qu’il était encore bien vivant et actif un siècle après la défaite militaire des Tibétains. Dans le domaine des études bouddhiques, le travail accompli par ces sino-tibétains fut considérable ; beaucoup de textes traduits par eux du tibétain vers le chinois ou en sens inverse ont été inclus dans le canon bouddhique chinois et dans le canon tibétain compilé bien plus tard. L’un des traducteurs les plus prolifiques, Chosgrub (en chinois Facheng), actif à Dunhuang dans la première moitié du ix e siècle, témoigne du bilinguisme parfait atteint dans ce milieu : les traductions que ce moine a laissées à la postérité sont aussi bien dans le sens tibétain-chinois que dans l’autre sens. Plus encore, Chos-grub était capable de composer dans les deux langues des ouvrages originaux et des compilations ; plusieurs figurent dans le canon chinois dont un commentaire du Śālistambhakasūtra (no 2782 du Taishō shinshū daizōkyō).

Figure 3. Première visite au Ts’ien-fo-tong, Touen-Houang, site de Mogao, Dunhuang (Asie centrale), Paris, musée Guimet.
Première visite au Ts’ien-fo-tong,
              Touen-Houang, site de Mogao, Dunhuang (Asie centrale), Paris,
              musée Guimet.

24On a retrouvé dans la grotte aux manuscrits un genre de textes très particulier qui montre à quel point cette mixité fut profonde et durable. Ces textes sont rédigés en langue chinoise, mais écrits en tibétain. Pour en saisir pleinement l’intérêt, il faut rappeler que l’écriture tibétaine est phonétique, à l’instar des écritures indiennes dont elle dérive. Ces écrits représentent donc le premier prototype connu de tous les systèmes de transcription phonétique du chinois, un ancêtre du pinyin en quelque sorte. Ils couvrent toutes les activités sociales et intellectuelles, manuels de conversation, ouvrages didactiques – dont le Qianzi wen [Livre des mille caractères] –, catéchismes, prières, sūtra et traités bouddhiques se rapportant en particulier au dhyāna. Si certains de ces textes sont le produit de l’époque tibétaine, il s’en trouve autant qui datent de la période la plus tardive des manuscrits de Dunhuang. Ces textes supposent l’existence d’individus oralement bilingues, mais sachant mal, ou pas du tout, lire le chinois, qui ont pu être, selon l’époque, des Chinois, religieux et fonctionnaires ayant appris la langue et l’écriture du maître sous l’occupation tibétaine, des Tibétains en voie de sinisation, ou des métis issus de mariages mixtes.

25inscription des savoirsécriture inscription des savoirslivremanuscrit Dunhuang fut le creuset où s’effectuèrent d’autres mélanges ethniques et culturels. Quelques manuscrits bouddhiques en turc ancien transcrits en écriture tibétaine attestent l’existence d’un lectorat turcophone de religion bouddhiste ayant adopté le tibétain comme écriture usuelle. On peut même localiser de tels individus dans des listes de prêt de grains établies par des monastères : certains emprunteurs portent le patronyme Dru gu (le Turc) associé à un prénom tibétain usuel. Le turc en écriture tibétaine fut bientôt supplanté par un autre système fondé sur le sogdien et appelé « écriture ouïgoure » ; on l’a déjà évoqué à propos des milieux de marchands caravaniers turco-sogdiens. Les Sogdiens exercèrent en effet une influence déterminante sur les populations turques dont les Ouïgours furent les principaux représentants dans la région de Dunhuang à partir du ix e siècle. Toutefois, ce furent les Sogdiens qui finirent par être totalement absorbés dans la population turcophone, après lui avoir transmis le bouddhisme, le manichéisme et une bonne partie de leur vocabulaire technique et savant. Il n’en reste pas moins que, si l’écriture syriaque s’est diffusée jusqu’aux rivages du Pacifique en influençant l’écriture mandchoue, c’est par l’intermédiaire du sogdien et du turco-sogdien dont les traces les plus abondantes ont été retrouvées à Dunhuang.

26L’histoire de Dunhuang et des brassages de cultures qui s’y produisirent ne s’arrête pas au xi e siècle ; mais elle n’est plus documentée par les manuscrits. Seul un ensemble de grottes qui furent décorées durant les périodes tangoute et mongole montre la persistance de courants d’échanges culturels et artistiques jusqu’au xiv e siècle. Ensuite, Dunhuang retombe au rang de bourgade sans importance, le point de contact entre la Chine et l’Occident s’étant déplacé à l’autre bout de l’Empire, du côté de Macao où les Portugais aborderont en 1557.

27Dunhuang et les villes du Gansu qui furent au cœur de la circulation des idées et des marchandises peuvent, dans une certaine mesure, être comparées aux villes de l’Occident médiéval situées sur le front de rencontre avec l’Orient. On pense ici à Palerme, quand la chancellerie des rois normands était trilingue – grecque, latine, arabe –, et aux villes de l’Espagne musulmane, foyers de traductions où les chrétiens se faisaient assister par les mozarabes et les juifs pour acquérir la culture gréco-arabe. De même, le rôle joué par le monde indo-iranien en Chine – rôle de stimulant au plan économique et intellectuel – n’est pas sans analogie avec celui du monde musulman parvenu aux portes de l’Occident barbare à l’époque carolingienne. Mais les contextes respectifs de ces confrontations et de ces échanges sont trop dissemblables pour qu’on tente ici une analyse comparatiste sérieuse. On se bornera à en énoncer les prémices qui, au demeurant, donnent une certaine unité à l’histoire intellectuelle des peuples de l’Eurasie : à peu près au même moment, une même soif de connaître, un même esprit de curiosité s’étaient emparés des hommes et les avaient amenés à explorer des systèmes de pensée qui remettaient en question leur propre tradition.

Notes
1.

Sur les « Anciennes Lettres sogdiennes » et le réseau de marchands sogdiens, voir La Vaissière, 2002, p. 43 et suiv.

2.
On lira un exposé plus détaillé de cette première partie in Trombert, 2005.
3.

Les citations non référencées proviennent soit des histoires dynastiques (cf. Jinshu, Weishu et Beishi), soit des biographies des moines illustres, in Gaoseng zhuan.

4.

Beishi, j. 34, p. 1266.

5.

Braudel, 1967, p. 12.

6.

Cf. Gernet, 1956, pour l’utilisation des matériaux de Dunhuang dans le sens indiqué ici.

7.

Sur le goūt de l’exotisme de la société des Tang, voir Schafer, 1963.

8.

Tremblay, 2001, p. 66 et suiv.

9.

Demiéville, 1952, p. 167 et suiv.

Appendix A Bibliographie

Sources
  1. Beishi : Li Yanshou (mort vers 650), Beishi [Histoire des dynasties du Nord], 10 vol., Pékin, 1974.
  2. Gaoseng zhuan : Huijiao (497-554), Gaoseng zhuan [Vies des moines illustres], Pékin, 1992.
  3. Jinshu : Fang Xuanling (578-648), Jinshu [Histoire des Jin], 10 vol., Pékin, 1974.
  4. Taishō shinshū daizōkyō [Canon bouddhique révisé à l’ère Taishō], 85 vol., Tokyo, 1924-1935.
  5. Weishu : Wei Shou (506-572), Weishu [Histoire des Wei], 8 vol., Pékin, 1974.
  6. Zizhi tongjian : Sima Guang (1019-1086), Zizhi tongjian [Miroir général pour apprendre à gouverner], 10 vol., Pékin, 1956.
Autres références
  1. Braudel, 1967 : Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme (xv e -xviii e  siècle), t. 1, Paris.
  2. Bussotti et Drège, 1996 : Michela Bussotti et Jean-Pierre Drège, « Essai de bibliographie des travaux sur Dunhuang en langues occidentales », in J.-P. Drège (éd.), De Dunhuang au Japon. Études chinoises et bouddhiques offertes à Michel Soymié, Paris, p. 411-454.
  3. Chayet, 1994 : Anne Chayet, Art et archéologie du Tibet, Paris.
  4. Demiéville, 1952 : Paul Demiéville, Le Concile de Lhasa. Une controverse sur le quiétisme entre bouddhistes de l’Inde et de la Chine au viii e  siècle de l’ère chrétienne, Paris ; réimpr., 1987.
  5. Demiéville, 1982 : P. Demiéville, L’Œuvre de Wang le Zélateur (Wang Fan-tche), suivie des Instructions domestiques de l’aïeul (T’ai-kong kia-kiao). Poèmes populaires des T’ang (viii e -x e  siècle), Paris.
  6. Demiéville et Jao Tsong-yi, 1971 : Paul Demiéville et Jao Tsong-yi, Airs de Touen-houang (Touen-houang k’iu). Textes à chanter des viii e -x e  siècles, Paris.
  7. Drège, 1999 : Jean-Pierre Drège (éd.), Images de Dunhuang : dessins et peintures sur papier des fonds Pelliot et Stein, Paris.
  8. Gernet, 1956 : Jacques Gernet, Les Aspects économiques du bouddhisme dans la société chinoise du v e au x e  siècle, Saigon.
  9. Giès, 1995-1996 : Jacques Giès (éd.), Les Arts de l’Asie centrale. La collection Paul Pelliot du musée national des arts asiatiques-Guimet, Paris, 2 vol.
  10. Giles, 1944 : Lionel Giles, Six Centuries at Tun-huang. A Short Account of the Stein Collection of Chinese Manuscripts in the British Museum, Londres.
  11. Hamilton, 1986 : James Russell Hamilton, Manuscrits ouïgours du ix e -x e  siècle de Touen-houang, Paris, 2 vol.
  12. Jao Tsong-yi, 1978 : Jao Tsong-yi, Pierre Ryckmans et Paul Demiéville, Peintures monochromes de Dunhuang (Dunhuang baihua), Paris, 3 fasc.
  13. Juliano et Lerner, 2001 : Annette L. Juliano et Judith A. Lerner , Monks and Merchants. Silk Road Treasures from Northwest China, New York.
  14. La Vaissière, 2002 : Étienne De La Vaissière, Histoire des marchands sogdiens, Paris ; 2e éd. révisée et augmentée, 2004.
  15. Pelliot, 1908 : Paul Pelliot, « Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », Bulletin de l’école française d’Extrême-Orient, 8, p. 501-529.
  16. Pelliot, 1931 : P. Pelliot, « Les explorations et les fouilles en Asie centrale depuis 1900 », Revue de synthèse historique, 51, déc. 1931, p. 291-307.
  17. Schafer, 1963 : Edward H. Schafer, The Golden Peaches of Samarkand. A Study of T’ang Exotics, Berkeley.
  18. Stein, 1933 : Aurel Stein, On Ancient Central-Asian Tracks. Brief Narrative of Three Expeditions in Innermost Asia and North-Western China, Londres, 1933 ; réimp. 1964.
  19. Takata Tokio, 2000 : Takata Tokio, « Multilingualism in Tun-huang », Acta Asiatica. Bulletin of the Institute of Eastern Culture, 78, p. 49-70.
  20. Tremblay, 2001 : Xavier Tremblay, Pour une histoire de la Sérinde. Le manichéisme parmi les peuples et religions d’Asie centrale d’après les sources primaires, Vienne.
  21. Trombert, 1995 : Éric Trombert, Le Crédit à Dunhuang. Vie matérielle et société en Chine médiévale, Paris.
  22. Trombert, 2005 : É. Trombert, « Dunhuang avant les manuscrits. Conservation, diffusion et confiscation du savoir dans la Chine médiévale », Études chinoises, vol. 24, p. 11-56.
  23. Tun-huang Popular Narratives, trad. du chinois par V. H. Mair, Cambridge-New York-Melbourne, 1983.
  24. Waley, 1960 : Arthur Waley, Ballads and Stories from Tun-huang. An Anthology, Londres.
  25. Whitfield, 1982-1985 : Roderick Whitfield, The Art of Central Asia. The Stein Collection in the British Museum, Tokyo, 3 vol.
  26. Zürcher, 1959 : Erik Zürcher, The Buddhist Conquest of China : the Spread and Adaptation of Buddhism in Early Medieval China, Leyde, 2 vol. ; réimpr. 1972.