Charles Guérin

1acteurs de savoirémotionadmiration espaces savantsterritoirecentre construction des savoirséducationC’est vers le milieu des années 90 avant J.-C. que Marcus Tullius Cicero père amena à Rome ses deux fils Marcus et Quintus, nés l’un en 106, l’autre entre 105 et 102. Il était temps de donner à ces deux rejetons d’une famille équestre les moyens d’accomplir la destinée politique à laquelle leur père avait lui-même renoncé : il fallait parfaire l’éducation déjà reçue à Arpinum, la cité d’origine des Tullii Cicerones. Non que ces enfants n’aient bénéficié des atouts intellectuels nécessaires dans l’ancienne cité volsque. M. Tullius père sut donner à ses fils un goût affirmé pour le savoir désintéressé et fit tout pour développer les talents de Marcus : aux dires de Plutarque, le tout jeune Cicéron faisait déjà l’admiration des pères de famille et de ses camarades par la précocité de son intelligence et sa puissance d’apprentissage1. En les installant dans la maison qu’il avait achetée sur l’Esquilin, dans le quartier des Carenae, Marcus père ne cherchait donc pas à ouvrir pour ses fils – et leur cousin Lucius qui les accompagnait – l’accès à une culture dont ils auraient été entièrement privés. Cet homme largement introduit dans les cercles dirigeants romains venait trouver là ce qu’Arpinum ne pouvait offrir : un approfondissement théorique et un apprentissage pratique auprès des possesseurs du savoir et du pouvoir romains, les seuls qui sauraient modeler les corps et les esprits des deux adolescents pour les faire correspondre aux comportements et aux modes de pensée jugés légitimes par la classe dominante. Le but de ce travail de formation, au sens le plus plastique du terme, était à la fois naturel et démesuré pour les Arpinates : faire des deux jeunes Tullii des orateurs.

2acteurs de savoirstatutcandidat pratiques savantespratique discursiveoralité typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesdroithistoire du droit typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétoriqueQue toute l’ambition familiale en vienne à s’exprimer de la sorte ne doit pas surprendre. Dans la société aristocratique qui est celle de la Rome du i er siècle, l’orateur se situe au cœur même de la vie de la cité et du jeu politique : pratique de la parole et exercice du pouvoir sont intimement liés. Bien que la violence ait fait son apparition dans les assemblées, à partir du milieu du ii e siècle 2, le vote des lois dépend généralement d’un processus de persuasion visant à convaincre le populus de la justesse d’un projet. Ce pouvoir d’influence est soumis à l’étroit contrôle auquel incitent tant les lois que la tradition. La force de la parole n’est pas traitée avec légèreté : seul le magistrat, citoyen élu, ou celui qu’il invite expressément à le faire peut s’exprimer lors d’une assemblée3. Le résultat de l’élection qui conférera au candidat ce droit à la parole dépend de la position de ce dernier sur l’échiquier social de la cité. Seule une forte clientèle, susceptible de lui apporter son soutien lors de la campagne et lors du vote, lui donne une chance de l’emporter. Cette clientèle s’hérite. Le rejeton d’une grande famille est par nature le patron (patronus) des familles de clients (clientes) attachées à ses ancêtres, auxquelles il doit assistance dans toutes les difficultés de l’existence, mais surtout lors d’un procès. Il assurera alors leur défense grâce à ses connaissances juridiques et à ses compétences oratoires. Le terme de patronus en est ainsi venu à signifier « avocat ». Cette clientèle se construit également par une accumulation de services rendus, tout particulièrement à l’occasion des procès : dans la société judiciarisée de la République tardive, où les conflits politiques finissent par se régler devant les tribunaux4, être un orateur de qualité attire à soi nombre d’accusés qui seront par la suite nécessairement redevables à leur patronus et développeront avec lui des liens clientélaires5. Dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse de tenir son rang familial ou de se ménager une place sur la scène politique en créant son propre réseau, le candidat doit être capable de plaider au tribunal. Une fois magistrat, son activité oratoire ne fera que redoubler : elle sera judiciaire, son influence accrue lui permettant d’étendre sa clientèle, et évidemment politique, par la pratique de l’éloquence dite « délibérative ». Admis au Sénat après avoir exercé une magistrature supérieure (dite « curule »), puis, après les réformes syllaniennes, une simple questure, il pourra, les années passant, exprimer son avis devant ses pairs.

3construction des savoirspolitique des savoirsguerreEnfin, devenu chef militaire dans l’exercice d’une magistrature ou d’une promagistrature cum imperio, il lui faudra galvaniser ses troupes : on sait combien C. Iulius Caesar, fin lettré et grand orateur, excellait dans cet exercice d’éloquence guerrière. Tout au long de la carrière politique, la figure de l’orateur se dresse comme une synthèse des différents rôles qui reviennent de droit aux classes dominantes de la cité : le politique est orateur, et l’orateur est politique. Rien d’étonnant, donc, à ce que M. Tullius père ait formé pour ses fils une ambition de ce type : autant dire qu’il entend les faire entrer dans le cursus honorum, la « carrière des honneurs ».

Un orateur hellénisé

4acteurs de savoircatégorie socialeélite construction des savoirslanguelangue savantegrec acteurs de savoirqualités personnelles construction des savoirséducation acteurs de savoirprofessionprofesseurCes jeunes gens, que leur origine familiale situait dans l’élite des citoyens mais à sa marge – ils appartiennent à la deuxième classe censitaire, celle des chevaliers –, cherchèrent donc à acquérir les qualités qui leur permettraient de s’intégrer aux premiers cercles du pouvoir. Pour ce faire, Marcus, Quintus et Lucius furent confiés à la bienveillance d’un grand sénateur, orateur à l’immense renommée et auquel Cicéron s’identifia sa vie durant, Lucius Licinius Crassus, qui supervisa de loin la formation des Cicerones6. Ceux-ci devaient tout d’abord acquérir le savoir nécessaire à l’orateur et à un membre de l’élite. Bien qu’il ne s’embarrasse pas de considérations chronologiques, Cicéron n’est pas avare de précisions sur cet aspect de sa formation. Son apprentissage rhétorique, dont les bases théoriques avaient certainement été jetées à Arpinum, est parfait par les rhéteurs présents dans l’entourage de Crassus, rhéteurs parfois aussi illustres que Molon, dont Cicéron sera l’auditeur en 87 et en 81, lors des deux passages du maître rhodien àRome. Aux alentours de 87, il s’entraîne en grec à la déclamation oratoire avec Marcus Pupius Piso Frugi, un jeune questeur au talent rhétorique certain qui lui sert de mentor7. À cette formation technique s’ajoutera un apprentissage juridique, qui se fera par imprégnation : jour après jour, à partir de 89, Cicéron écoutera les réponses offertes par le jurisconsulte Quintus Mucius Scaevola l’Augure aux citoyens venus recueillir son avis sur des questions de droit8. À la mort de l’Augure en 87, son apprentissage se poursuivra auprès de Quintus Mucius Scaevola le Pontife. La philosophie ne sera pas négligée : dès 91, et jusqu’en 88, Cicéron fréquentera l’épicurien Phèdre et profitera de la présence à Rome du dernier scholarque de l’Académie, Philon de Larissa 9, dont il restera proche jusqu’en 84. Enfin, il entretient, dès 86, des relations suivies avec le stoïcien Diodote qui lui enseignera la dialectique et qu’il finira par accueillir chez lui10. Ces formateurs contribuèrent à faire de Cicéron un individu cultivé et un technicien compétent en matière de rhétorique, à une époque où l’élite romaine admet enfin sa propre hellénisation.

5construction des savoirsépistémologieméthode inscription des savoirsgenre éditorialtraité pratiques savantespratique discursiveargumentation typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiquealgorithmique et combinatoireÀ la suite de redéfinitions et de luttes symboliques successives, la classe nobiliaire avait fini par accepter l’influence du savoir grec, et en particulier celle de la technique rhétorique qui plonge ses racines dans l’Athènes des v e et iv e siècles 11. Peu à peu pratiquée par tous les membres de l’élite mais rarement mise en avant, la rhétorique, entendue comme théorisation et enseignement des techniques de persuasion oratoire, trouve pleinement droit de cité à Rome au milieu du ii e siècle avant J.-C. La date symbolique que retient la tradition nous permet de saisir la valeur de ce changement aux yeux des contemporains : 155 avant J.-C., une ambassade athénienne composée de philosophes fit la démonstration publique de ses talents dialectiques et rhétoriques devant une jeunesse fascinée12. L’événement donne ainsi une manifestation tangible au lent phénomène d’acculturation issu du contact de Rome et de la Grande Grèce. Les expulsions répétées des rhéteurs n’y feront rien13 : à la fin du ii e siècle, l’orateur se doit d’être un technicien au fait des raffinements argumentatifs et stylistiques que lui apporte la rhétorique grecque. Petit à petit s’installe le modèle d’un orateur dialecticien accompli, à la palette expressive de plus en plus large et doté d’un style de plus en plus travaillé, dont Cicéron soulignera par la suite tout ce qui le sépare de ses prédécesseurs, essentiellement caractérisés par une éloquence d’autorité14. La formation théorique et technique que Cicéron s’apprête à recevoir est donc indispensable, car elle définit le statut même d’orateur. Elle apparaît dans toute sa complexité à la lecture de son premier ouvrage théorique, le De inventione, qu’il rédige aux environs de sa vingtième année et qui traite de la méthode à suivre pour bâtir un argument. Très dépendant de l’enseignement reçu de ses maîtres, également très proche d’un traité anonyme contemporain, la Rhétorique à Herennius, le De inventione donne une image fidèle des théories qui vinrent étayer la formation du jeune orateur. L’exemple de la doctrine des états de la cause, véritable algorithme créé par le rhéteur du ii e siècle Hermagoras pour bâtir un argumentaire adapté à chaque affaire, montre par sa technicité combien la maîtrise de cette culture essentiellement hellénique était primordiale pour l’orateur. Par ailleurs, la portée philosophique de certains de ses développements distingue l’ouvrage de la Rhétorique à Herennius et souligne l’étendue de la formation reçue par Cicéron. Ses maîtres avaient offert à leur pupille le savoir qui contribuait à définir le membre légitime de la classe dominante, et lui permirent ainsi de s’intégrer pleinement à l’élite fortement hellénisée de la fin de la République. Ce savoir suffisait-il à former l’orateur ? Tant s’en faut. Dans l’acquisition progressive des traits qui feront de lui ce qu’il aspire à devenir, la maîtrise théorique est une exigence préalable, et non une fin. Bien que constitutive de l’éthos oratoire, cette culture à la fois générale et technique ne peut ouvrir à elle seule l’accès à l’espace de la parole publique.


              , 
               siècle
            avant J.-C., marbre, Rome, palazzo Barberini.
Figure 1. Lucius Junius Brutus tenant les bustes de ses ancêtres, iii e siècle avant J.-C., marbre, Rome, palazzo Barberini.

Régulations comportementales : être et paraître romain

6construction des savoirspolitique des savoirsinégalité sociale construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquerépublique pratiques savantespratique rituelle acteurs de savoirqualités personnellescompétence pratiques savantespratique discursivediscours pratiques savantespratique manuellegesteLa définition de l’orateur, dans ces années de troubles politiques et d’agitation sociale, repose en effet moins sur la compétence rhétorique au sens strict que sur des manifestations comportementales adéquates censées traduire position sociale, moralité et choix politiques. Par leur conformité à l’horizon d’attente symbolique et idéologique du public15, ces manifestations rendent sensible l’appartenance de l’orateur au groupe, que son auditoire soit constitué par ses égaux en termes de hiérarchie sociale ou qu’il soit formé du populus, qui se voit naturellement imposer les définitions élitaires de la légitimité16. Cette dimension pratique de l’éthos oratoire est évidemment labile et objet de luttes symboliques acharnées. Dans une société aristocratique aussi hiérarchisée que l’était celle de la République tardive, cette définition comportementale de la légitimité était, avant tout, un outil d’exclusion du jeu politique : gestes et comportements inadéquats disqualifient l’orateur qui dénonce, par son discours même, sa propre illégitimité17. L’enjeu est de taille en ce début de i er siècle où l’élite nobiliaire lutte pour maintenir une position menacée par des innovations législatives audacieuses et par des ambitieux chaque jour plus impudents. La réforme des tribunaux, autrefois champ clos où s’affrontaient les différents membres de l’élite, tend à faire peser, depuis la fin du ii e siècle, une grave menace sur le consensus politique. La loi gracquienne de repetundisa en effet rendu possible à tout Italien de condition libre, citoyen romain ou non, d’accuser un magistrat romain18 et de recevoir en cas de victoire un praemium, une récompense, qui consiste en une ascension sociale : le citoyen latin deviendra citoyen romain, le citoyen romain gravira les échelons de la hiérarchie censitaire, le membre de la classe sénatoriale prendra la place du magistrat déchu19. La voie est donc ouverte, dans une Italie de surcroît si tenaillée par le désir d’accéder à la citoyenneté romaine qu’elle en déclenchera une guerre20, à ce que des magistrats respectés se trouvent attaqués et jetés à bas par des personnages tels qu’ils ne condescendraient pas même à leur rendre un salut. Les cas marquent les esprits à un point qu’il est difficile de concevoir aujourd’hui, la conscience élitaire vivant ces accusations comme un séisme politique21. Rutilius Rufus, accusé en 93 par un dénommé Apicius, puis condamné, restera aux yeux de la classe sénatoriale la victime emblématique de ces procès qu’elle juge iniques22.

7acteurs de savoircatégorie socialeélite construction des savoirslangage et savoirsstyle construction des savoirséducationapprentissage construction des savoirslanguelangue savantelatinConsciemment, l’élite sociale et politique de la cité travailla donc à réduire les voies d’accès au pouvoir en restreignant celles qui menaient à l’espace de la parole. Interdire l’enseignement de la rhétorique en latin fut le premier moyen employé : une telle interdiction privait les ambitieux non hellénisés de la formation rapide et orientée vers l’accusation qu’offraient ceux que l’on nommait les « rhéteurs latins ». Elle affirmait également avec force la composante grecque de l’identité oratoire que ces rhéteurs ne pouvaient transmettre23. D’après Suétone, Cicéron fut un moment attiré par ce type de formation et en particulier par celle que dispensait Plotius Gallus. Mais son entourage avait su lui montrer tout ce qu’impliquait ce choix24. Il renonça donc, et suivit la voie traditionnelle, celle que L. Crassus, alors censeur, avait réaffirmée en condamnant ces mêmes rhéteurs latins en 92 25 : celle du tirocinium, de l’apprentissage pratique auprès des aînés. Cicéron s’assurait ainsi non seulement une formation hellénisée, mais aussi un accès aux codes de comportement dont l’exercice imposé permettait de réguler l’espace oratoire et d’établir un contrôle symbolique sur les orateurs. Toute la valeur de ces codes tenait à la difficulté qu’il y avait à les percevoir, à les théoriser et à les transmettre sur un autre mode que celui de l’imitation : relatifs à ce que la rhétorique classe sous les catégories du style (elocutio) et de l’action oratoire (pronuntiatio, actio), ils sont par définition très difficilement transmis par l’enseignement rapide des rhéteurs26. Ils relèvent pleinement de l’habitus 27, « maîtrise pratique [qui] se transmet dans la pratique sans accéder au niveau du discours ». D’une manière générale, la théorie rhétorique de ce début de i er siècle ne parvient pas à formaliser avec précision ces exigences comportementales. L’auteur anonyme de la Rhétorique à Herennius reconnaît ce qu’a de périlleux le traitement de ces questions :

Je sais combien est difficile la tâche dont je me suis chargé, écrit-il, en essayant de rendre les mouvements du corps par des mots et de restituer par écrit les modulations de la voix28.

8pratiques savantespratique manuellegeste pratiques savantespratique manuellesavoir-faireSi l’on s’en tient au traitement de la convenance dans l’action oratoire, qui sert de critère comportemental discriminant, les prescriptions de la Rhétorique à Herennius sont peu nombreuses. La voix, nous apprend-elle, ne doit pas se perdre dans les aigus pour ne pas contredire les exigences de virilité. Les gestes ne doivent être ni trop raffinés – ce qui est d’un histrion – ni trop emportés – ce qui est d’un manœuvre29. En ces matières, c’est la retenue, la moderatio, qui doit primer, mais rien n’est dit à l’apprenti des moyens permettant d’acquérir cette retenue : jauger la convenance reste essentiellement du domaine du savoir-faire que le théoricien ne parvient pas à intégrer à son propos. Fort dépendant de la théorisation grecque dont il hérite, un traité comme la Rhétorique à Herennius n’est pas à même d’expliciter les exigences comportementales qui s’imposent à l’orateur dans un contexte romain qui diffère profondément des cadres rhétoriques issus des modèles grecs. Ce décalage culturel entre la théorie rhétorique et la pratique oratoire explique pourquoi l’auteur achève son développement en renvoyant son lecteur au domaine de la pratique : « Quant au reste, nous en confierons le soin à l’entraînement30. »

9typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétorique acteurs de savoirmodes d’interactionconformisme acteurs de savoirqualités personnellesLa transmission des préceptes comportementaux par les rhéteurs ou par le biais des manuels n’étant d’aucun secours, ceux que la noblesse – et Cicéron – traite de « gueulards » (rabulae) sont précisément les orateurs qui, faute d’appuis politiques et de réseau familial, n’ont pu approcher les grands pour acquérir par le tirocinium le comportement adéquat que seule l’imitation permettait d’assimiler : l’élite juge leurs gestes violents, leur ton âpre, leur éloquence excessivement véhémente. C’est là que réside toute la force de ce processus de sélection et d’exclusion fondé sur le comportement : fondement de la validité oratoire, les traits attendus ne sont cependant pas justiciables d’un enseignement théorique et ne peuvent être acquis que par ceux que les cercles dirigeants ont déjà accueillis en leur sein. La rhétorique, pour être efficace, doit s’adjoindre des qualités éthiques qu’elle n’est elle-même pas en mesure de transmettre. Certes, ces traits négatifs en viennent progressivement à revêtir un sens politique et signalent l’orateur popularis 31, celui qui s’appuie sur le peuple pour assurer son ascension, et non pas sur la reconnaissance du Sénat et de ceux qui se désignent eux-mêmes par le terme d’optimates – les « meilleurs », l’élite sociale et politique. Mais les optimates, et Cicéron à leur suite, refusent de percevoir ce sens et cette valeur : par un phénomène courant de naturalisation des comportements acquis, ils font de cette actio et de cette elocutio les signes indubitables d’une bassesse morale, la marque d’une extériorité absolue par rapport aux cercles dignes de prendre la parole et d’exercer le pouvoir.

Novus sum, Roma est : Cicéron, orateur légitime


              , 
               siècle avant J.-C.,
            marbre, Rome, musée du Capitole.
Figure 2. Buste de Cicéron, i er siècle avant J.-C., marbre, Rome, musée du Capitole.

10acteurs de savoirqualités personnelles construction des savoirstraditiongénéalogie construction des savoirslanguestyle pratiques savantespratique manuellegeste acteurs de savoircommunauté construction des savoirspolitique des savoirsespace public matérialité des savoirsinstrumentinstrument de communicationréseau socialÀ travers le patronusparlant pour défendre son client, à travers le magistrat haranguant le peuple ou le sénateur exposant son opinion à ses pairs, la cité veut voir s’incarner ses valeurs, ses exigences et ses traditions politiques. L’élite cherche à retrouver un égal, et le peuple à rencontrer un homme que son éthos signale comme digne d’être élu32. Compétence culturelle et comportement oratoire légitime définissent cet éthos et consacrent le citoyen en orateur. Face à ces exigences définies d’une manière relativement stricte, Cicéron, qui travaille parallèlement à maîtriser les subtilités théoriques de l’argumentation rhétorique, va donc approcher les plus grands et s’efforcer d’imiter leur gestuelle et leur élocution. L’enjeu est de taille pour lui qui, aux yeux de certains, n’est et ne sera jamais qu’un Romain d’adoption. Il lui faut, d’une part, acquérir les codes comportementaux qui manifesteront ses qualités propres : la tessiture de sa voix, la retenue de ses gestes, la lenteur de sa démarche prouveront qu’il mérite d’être écouté. Il doit, d’autre part, développer son urbanitas, ce mélange de qualités de style, de diction et d’esprit qui seul appartient aux Romains véritables. Il y parviendra, et raillera trente ans plus tard ces orateurs issus des municipes, appliqués et talentueux, mais qui, quoi qu’ils fassent, ne « sonnent » pas romain33. Il lui faut enfin se positionner dans le réseau des héritages et des familles nobles. Car l’orateur est aussi défini par des coordonnées sociales qui lui permettent de revendiquer une place dans la cité et qui orientent à l’avance le regard du public : César le savait bien, qui entra dans la vie publique en prononçant, en 68 avant J.-C., l’éloge funèbre de sa tante Julia, affirmant ainsi aux yeux de tous sa propre légitimité familiale34. Être orateur consistant aussi à s’insérer dans une tradition et à incarner les vertus de ceux dont on prend la suite, le public juge si le fils parvient à reproduire par sa voix et ses gestes les qualités du père, qui lui-même se doit d’incarner les vertus de ses aînés. Tout comme la procession des masques des ancêtres établissait dans le convoi funèbre la longue filiation qui menait au défunt35, le comportement oratoire se veut une synthèse des héritages politiques et éthiques revendiqués par l’orateur. Cicéron, quant à lui, restera un homo novus, un homme nouveau, celui dont aucun ancêtre n’a exercé le consulat. Il saura bientôt jouer de cette situation pour souligner son propre mérite36, mais, tout jeune homme, il ne peut qu’en pâtir : les exordes de ses premiers discours témoignent à loisir de la conscience aiguë qu’il avait de cette situation. Il doit donc adopter une stratégie pour se positionner socialement. Les modèles autorisant cette imitation que Jean-Michel David a analysée comme l’inscription dans une « chaîne de comportements » qui permet d’offrir au public le spectacle de la légitimité37, Cicéron les trouve chez ses maîtres, et non chez des ancêtres prestigieux. Gestes, choix idéologiques mais aussi rhétoriques serviront à établir sa propre légitimité en manifestant une filiation comportementale et politique avec ceux qui l’ont formé.

11matérialité des savoirsinstrumentinstrument de communicationforum pratiques savantespratique manuellegestePar sa fréquentation du forum, Cicéron doit acquérir à la fois les traits communs de la légitimité romaine qui feront reconnaître en lui l’orateur véritable, et les traits propres de ceux qu’il s’est choisis pour modèles et dont il devra prendre la suite s’il veut se voir attribuer une position dans le réseau politique romain. Il suivra donc L. Crassus, qui réussit, en ces années 90, la synthèse parfaite entre la gravité et la dignité magistrales propres aux Anciens, d’une part, la finesse et l’aménité propres à la rhétorique enrichie du savoir grec, d’autre part38 : c’est dans cette tension des contraires que réside la perfection oratoire. Il s’attachera à Marcus Antonius, rival et ami du premier, qui, dans une veine différente, renverse lui aussi les situations et soulève les foules39. Il s’efforcera de percevoir les manifestations physiques et visuelles de leurs talents respectifs et, grâce à leurs conseils, de les reproduire. Il passera de longues journées au forum ou à l’entrée du Sénat, où certains jeunes gens étaient admis, pour évaluer et comparer l’éthos de celui qui s’avance et prend la parole. Il travaillera sa voix de jeune homme fragile et malingre40, affinera ses gestes et fera tout pour ajouter à cet intellect que tous s’accordent à trouver exceptionnel un véritable corps d’orateur romain.

12Quand en 80 avant J.-C., après avoir déjà plaidé quelques causes civiles mineures, il s’avancera pour la première fois devant un tribunal criminel, Cicéron saura jouer de ce mélange d’extériorité sociale assumée, de connaissance des exigences rhétoriques et de parfaite maîtrise des règles comportementales non écrites. Il défend alors un riche propriétaire, Roscius d’Amérie, accusé de parricide et en voie d’être dépouillé par l’entourage de Sylla, dictateur depuis 82. Affaire délicate, périlleuse même puisqu’elle risque de froisser les puissants qui, dans ces mois de trouble, n’hésitent ni à proscrire ni à assassiner. Face à un jury sélectionné dans l’élite du Sénat, dans un contexte de restauration des traditions nobiliaires peu favorable aux nouveaux venus, Cicéron se lève, seul, pour défendre son client :

Je pense, juges, que vous vous demandez avec étonnement pourquoi, alors que tant d’orateurs éminents et d’hommes de la plus haute noblesse demeurent assis, c’est moi qui me suis plutôt levé, moi qui ne peux rivaliser avec ceux qui restent assis ni par l’âge, ni par le talent, ni par l’autorité […]41.

13Le triomphe sera total, Roscius acquitté, et la réputation de Cicéron en grande partie faite. Par ce discours, il aura su prouver ses qualités argumentatives, mais aussi stylistiques et comportementales. Il aura manifesté à la perfection un éthos d’orateur pleinement romain, et supérieurement habile42. La noblesse s’attachera ses services, il se rendra peu à peu indispensable. Désormais intégré à la classe dirigeante, il en gravira les échelons jusqu’au consulat, la plus haute magistrature annuelle, en juillet 64.

Enjeux théoriques de l’éthos oratoire

14pratiques savantespratique corporelleparoleDès après son élection à la préture, en 67, Cicéron ne laissera pas d’y insister : homo novus, il doit son rang à son seul talent oratoire. Le motif sera répété à l’envi tout au long de sa carrière. Il est et il incarne l’orateur par excellence, qui a su, lors de la célèbre conspiration de Catilina de 63, non seulement prévoir et parer au pire, mais encore pousser, grâce à son éloquence, les gens de bien à agir. Ce qui peut nous apparaître comme une marque de forfanterie lui fut certes reproché comme tel par ses ennemis politiques43, mais ne semble pas avoir si profondément choqué ses contemporains. C’est que, opposé à la mainmise croissante des chefs militaires sur la vie politique, expulsé de la cité en 58 à la suite des manœuvres de Clodius et de la passivité des partisans de Pompée, rappelé en 57, Cicéron défend une conception de la République qui ne peut aller sans une défense du rôle et de la figure même de l’orateur. À travers ses propres accomplissements, c’est le respect d’un modèle oratoire et politique qu’il cherche à promouvoir. Les temps ont changé depuis la mort de L. Crassus et de M. Antonius. La guerre sociale a donné la citoyenneté à tous les Italiens, les velléités populaires des tribunaux ont été muselées : la menace qui pèse sur l’ordre établi vient à présent d’ailleurs, non plus de l’acharnement de quelques ambitieux à devenir orateurs par des voies détournées, mais de la propension qu’ont certains magistrats auréolés de gloire militaire à faire proroger leurs pouvoirs et à imposer leur volonté au Sénat en s’appuyant sur le peuple, leurs troupes et leurs vétérans. L’influence de Pompée, de César et de Marcus Crassus Dives marque, dès 60, un tournant dans la vie politique romaine et consacre l’éclipse progressive de la figure de l’orateur au profit de celle du général. Le pouvoir de la parole, petit à petit, se délite ; Cicéron voit disparaître l’art oratoire44 qui lui a donné son rang. À la place s’ouvre un champ libre au pouvoir des armes. Point d’égoïsme dans ses réflexions, mais le sentiment qu’un modèle s’écroule pour faire place à un autre qu’il rejette de toutes ses forces, car il contredit les traditions et bat en brèche l’intérêt commun. Lorsque les aléas de la vie politique le condamnent pour un temps à une retraite studieuse – cet otiumqu’il feint d’accepter avec soulagement – et à une activité strictement judiciaire, le regard que Cicéron décide de porter sur la situation est celui d’un refondateur, non d’un réformateur. Pétri de philosophie grecque, il entend redonner à des institutions et des traditions (mores) qui s’écroulent un fondement intellectuel propre à les justifier et à les renforcer. La figure de l’orateur qu’il revendique pour lui-même tient, dans ce projet, une place centrale : elle représente la clé de voûte d’un système républicain revigoré. Ces notations implicites, ces exigences, ce jeu de sédimentation de qualités intellectuelles et comportementales qui constituent l’éthos oratoire, Cicéron va tenter d’en fournir une vision théorique. Il mettra ainsi en mots l’incarnation des valeurs républicaines que représente à ses yeux un orateur accompli et insistera sur la cohérence de sa réflexion sur le sujet, le De oratore, le Brutus et l’Orator formant un seul et même ensemble45. Il est frappant de constater qu’aucun de ces textes ne se présente comme un « art rhétorique » au sens plein, mais qu’ils paraissent s’attacher davantage à celui qui pratique cet art. C’est moins la rhétorique qui intéresse alors Cicéron que l’inscription effective de l’orateur au sein du substrat culturel et politique dans lequel il évolue. Ce faisant, Cicéron semble implicitement condamner les textes latins qui ont précédé son grand œuvre et qui, traitant de technique argumentative ou stylistique selon une approche directement héritée de la rhétorique grecque, n’avaient jamais su donner de l’orateur romain une image qui ne fût malgré tout athénienne. C’est en plongeant l’orateur dans le contexte politique qui lui donne son sens et sa raison d’être, en soulignant le lien essentiel qui unit magistrature et pratique oratoire, et en appuyant la théorie rhétorique sur la pratique romaine que Cicéron cherche à s’intéresser à l’orateur en tant que tel : un membre de l’élite romaine luttant pour convaincre un public romain.

15espaces savantscirculationvoyage construction des savoirséducationpédagogie typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieDans ce projet novateur à tous égards, Cicéron ne contestera pas les définitions traditionnelles d’un éthos oratoire qu’il cherche à raffermir, mais il les intégrera dans le champ de la réflexion rhétorique qui, avant lui, n’avait jamais su traiter pleinement du rôle social de l’orateur. Cicéron, dans cette tâche de mise au jour de l’implicite, bénéficie de plusieurs atouts, en premier lieu sa formation rhétorique, qui peut être considérée comme la plus complète de son époque. Alors qu’il a déjà fait la preuve de ses qualités d’orateur en termes de comportement et de force de conviction, Cicéron choisit, en 78, de voyager à Athènes et en Asie ; il ira ainsi trouver le savoir grec à sa source46. À Rhodes, il retrouve Molon et suit lors de son périple les cours des rhéteurs les plus réputés du siècle : Démétrius de Syrie, Ménippe de Stratonicée, Dionysius de Magnésie, Eschyle de Cnide, Xénoclès d’Adramyttion. C’est « presque métamorphosé » (prope mutatus) que Cicéron revient à Rome 47. Ce voyage en Grèce n’est pas original ; il est de rigueur dans une noblesse romaine qui affirme de plus en plus son philhellénisme. Mais l’intensité de ce séjour et la variété des enseignements qu’il a rendu possible font que, à trente-deux ans, Cicéron a gagné une compétence théorique ainsi qu’une capacité à porter sur les règles de la rhétorique ce regard réflexif et critique qui manquait précisément à bon nombre de ses contemporains. Ainsi put-il mettre à distance les règles traditionnelles de l’enseignement scolaire et organiser ses traités selon des principes qui lui permirent d’embrasser les composantes comportementales et typiquement romaines de la pratique oratoire, celles-là mêmes que des traités comme la Rhétorique à Herennius ne parvenaient pas à aborder. Il renforça par ailleurs la formation philosophique qu’il avait reçue à Rome en suivant les enseignements d’Antiochos à Athènes et ceux de Posidonius d’Apamée à Rhodes. Sa fréquentation assidue des textes académiciens, péripatéticiens et stoïciens – il entretint des rapports houleux avec l’épicurisme – fit de lui un philosophe hellénistique à part entière. L’approche profondément philosophique qui fut par conséquent la sienne l’incita à replacer l’orateur et sa pratique dans une hiérarchie des savoirs et des compétences comme aucun rhéteur de son époque n’avait su le faire. Enfin, placé à l’origine en marge des cercles élitaires, il eut des comportements oratoires une vision interne, « par corps48 », mais également extérieure et thématisée : l’éthos oratoire ne lui étant qu’en partie consubstantiel, il avait dû malgré tout travailler à l’acquérir et s’interroger sur les moyens de cette acquisition. Il fut à n’en pas douter l’homme capable de développer la réflexion la plus informée à propos de l’orateur, et porta sur ce dernier les regards conjugués du praticien, du rhéteur, du politique, du philosophe et de celui qui, un jour, avait été un outsider.

Portraits de l’orateur

16construction des savoirstraditionhistoriographie pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonL’effort de réflexivité auquel se livre Cicéron va contribuer à mettre à nu les attentes de la communauté à l’égard de l’orateur. Il donnera à voir une image des compétences, du comportement et de l’éthique que Cicéron juge indispensables à la prise de parole en public. Qu’on ne s’y trompe pas. Si l’Orator cherche à définir un « orateur idéal » selon une logique ouvertement platonicienne49, les deux autres ouvrages du triptyque sont résolument ancrés dans les pratiques réelles et cherchent à retrouver des figures oratoires susceptibles d’être des sources d’inspiration. Achevé en 55, le De oratore se présente comme un dialogue dont les maîtres de Cicéron, L. Crassus, M. Antonius et Q. Scaevola, sont les personnages principaux. L’ouvrage met en scène les trois journées d’une discussion qui aurait opposé ces grands noms de la République romaine. En se plaçant d’emblée sous un patronage si illustre, Cicéron entend proposer non pas une théorie de l’art oratoire au sens propre, mais bien des modèles fondés sur la pratique et le comportement des orateurs qui l’ont formé et qu’il a vus plaider, ses maîtres qui constituent pour lui autant d’unités de mémoire censées venir raffermir un présent qui s’écroule. Son propos théorique vise à produire une image des qualités qui étaient celles des anciens orateurs afin de relancer les processus d’imitation et de reproduction des comportements qui s’affaiblissent progressivement. Le but que s’assigne Cicéron influe sur sa méthode : les structures traditionnelles de présentation de la doctrine sont critiquées et abandonnées au profit d’un mode d’organisation nouveau, inspiré de la méthode rhétorique aristotélicienne50. En repensant ces modes de présentation, Cicéron parvient à inclure dans son traité ce qui auparavant restait du domaine de l’infrathéorique. Ce projet unique en son genre, le Brutus, rédigé en 46, s’en rapproche d’une certaine manière. Cicéron définit l’ouvrage comme une histoire des pratiques oratoires51. Le traité retrace sous une forme dialoguée l’évolution du style, de l’action et de la formation théorique des orateurs romains tout au long de la République. Il utilise pour ce faire une méthode comparatiste52, en étudiant tout d’abord les orateurs grecs, puis en exposant successivement les caractéristiques des différents groupes d’orateurs organisés par « génération » (aetas)autour d’une figure majeure. Le but de Cicéron est en effet de « différencier les types d’orateurs en fonction de leur époque53 ». Au sein d’une même aetas, le Brutus enregistre, de surcroît, les différences qui caractérisent chacun des orateurs : maîtrise précise de tel ou tel aspect de la théorie, étendue de la culture, prononciation, maintien, gestes atypiques ou choix stylistiques marquants. Adossé à une hiérarchisation des différentes qualités, le recensement de ces particularismes dessine des caractéristiques oratoires nettement distinctes, qui se trouvent mises en regard les unes des autres. Cette approche historique de l’orateur permet aussi d’établir une distinction entre attitudes légitimes, tolérées et illégitimes, et de formaliser la norme des comportements implicitement mise à jour tout en tenant compte de son évolution.

17acteurs de savoirstatutsavant pratiques savantespratique lettréeimitation construction des savoirspolitique des savoirsL’explicitation des diverses exigences qui viennent s’imposer à l’orateur contribue à dessiner une image précise de celui-ci et à lui donner une profondeur inédite du point de vue tant des comportements que de la maîtrise culturelle et rhétorique. Le De oratore reprend, comme le Brutus, l’idée de l’imitation et de l’inscription au sein d’une filiation éthique manifestée par le style et l’action oratoires. Les deux ouvrages traitent à loisir des processus d’exclusion liés à l’adoption de comportements invalides ; plaisanterie déplacée, voix mal assurée, mouvement vulgaire, tous les critères qui définissent la légitimité comportementale y trouvent leur place. Ils ne sont plus traités de manière partielle ou incidente, mais se voient consacrer des développements entiers ; la question de la propriété du rire sous-tend ainsi une partie essentielle dans le livre II du De oratore. Si Cicéron se contentait d’enregistrer et de formaliser chacune des composantes de l’éthos comportemental, l’apport serait déjà considérable. Mais l’intérêt de son propos est double, en ce qu’il cherche également à justifier la sélection et la validation de tel ou tel trait. Ce que l’orateur se bornait à constater et à reproduire au cours de son tirocinium se trouve non seulement énoncé avec toute la clarté possible54, mais aussi articulé dans une architecture éthique et politique plus vaste qui tente de justifier autrement que par la seule logique de sélection et d’exclusion sociales les définitions qu’elle propose. Ce passage de la prescription rhétorique à la prescription éthique se fait par l’intermédiaire d’une réflexion sur le convenable (decorum) qui était restée embryonnaire dans la tradition latine antérieure. Les impératifs de douceur, de raffinement et de mesure dans les paroles et les gestes sont maintenant situés au confluent de deux exigences. La première est celle de l’efficacité, qui impose à l’orateur d’user d’un style et d’une action propres à charmer l’auditoire. La seconde est éthique et fait de chacune des prescriptions la matérialisation d’une norme supérieure de comportement. Le De oratore comme le Brutus peut et doit se lire en parallèle avec le De officiis qui, en 44, poursuit cette réflexion et permet à Cicéron de faire de l’orateur non plus seulement l’incarnation d’une légitimité sociale et politique, mais aussi la matérialisation d’une légitimité morale. Cette conception de la légitimité ne peut être séparée du regard que porte Cicéron sur la place de la culture dite « générale » dans la formation de l’orateur. Souvent présenté comme compétent (peritus), savant (doctus) et doté d’une vaste maîtrise culturelle (eruditus, politus), l’orateur cicéronien n’est plus seulement défini par sa capacité à convaincre, par son aptitude à plaire ou à correspondre aux attentes idéologiques de son public : le De oratore et le Brutus insistent sur le travail culturel auquel il convient de se livrer avant de prendre la parole. L’orateur capable de convaincre est avant tout capable de comprendre, d’analyser et d’interpréter. Quoi de plus normal, puisque celui-ci sera le guide et le soutien de ses concitoyens ? Rien de ce qui constitue les différents champs du savoir ne doit lui échapper : philosophie, droit et histoire doivent être pleinement maîtrisés, l’orateur ne pouvant par ailleurs totalement négliger aucun autre domaine du savoir55. Son art repose nécessairement sur des connaissances exactes et aussi complètes que possible56. Ce qui restait auparavant implicite et représentait une exigence dont les manuels rhétoriques n’avaient pas à traiter passe ici au premier plan : à la légitimité sociale et morale s’ajoute celle du savoir. Ainsi, le De oratore et le Brutus font de l’orateur un lettré à part entière, bien que le personnage de M. Antonius se refuse à concéder un tel espace au champ de l’éloquence et préfère insister sur l’aspect pratique de la formation57. Les deux ouvrages définissent donc un programme d’enseignement total, dans lequel l’orateur représente un accomplissement technique, politique, éthique, mais aussi culturel.

18construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquerépublique acteurs de savoirstatutmaîtreConformément à sa structure nettement téléologique, le Brutus décrit une lente évolution depuis des orateurs frustes dont toute la force résidait dans leur autorité magistrale, jusqu’à des orateurs raffinés, policés, rompus aux techniques de la dialectique et au savoir philosophique le plus vaste. Le dernier des orateurs cités au terme de ce parcours voit retracer son éducation, énumérer ses maîtres, ses diverses obédiences philosophiques et l’ampleur de sa culture. Il est un orateur complet, clairvoyant, armé pour vaincre et convaincre, et pour guider la République vers son salut. On ne s’étonnera pas : il s’agit de Cicéron lui-même. Orgueil une fois encore ? Sans doute. Pourtant, ce n’est pas sa propre personne que Cicéron cherche ici à défendre, mais bien la manière dont le programme d’éducation appliqué par L. Crassus et son entourage est parvenu à former, à travers lui, le meilleur des citoyens. À lui seul, le portrait de Cicéron en orateur se veut un plaidoyer pour la République. Elle ne lui survivra pas plus de douze ans.

Notes
1.

Plutarque, Cicéron, 2.

2.

Voir sur ce point le premier livre des Guerres civiles d’Appien ainsi que Lintott, 1968 ; Brunt, 1974 ; Millar, 1998.

3.

Cf. Moreau, 2003.

4.

Cf. Gruen, 1968, et Gruen, 1974, p. 260-357.

5.

Cicéron, Commentariolum petitionis, 2-3. Cf. Wallace-Hadrill, 1989 ; David, 1992b, p. 49-119.

6.

Sur les rapports de Cicéron et de L. Licinius Crassus, cf. Cicéron, De oratore, II, 2 ; III, 6. Sur l’influence de Crassus sur Cicéron, cf. Rawson, 1971, p. 79-88 ; Mitchell, 1979, p. 10-21, 42-44 et 140-191.

7.

Cicéron, Brutus, 240.

8.

Cicéron, Laelius, 1 ; Brutus, 306 ; Plutarque, Cicéron, 3, 2.

9.

Cicéron, Brutus, 306 ; Plutarque, Cicéron, 3, 1.

10.

Cicéron, Lucullus, 115 ; Brutus, 309 ; Tusculanes, V, 113.

11.

Cf. Gruen, 1990, p. 158-192 ; Gruen, 1992, p. 52-83.

12.

Cicéron, De oratore, II, 155 ; Academica Priora, II, 137 ; Tusculanes, IV, 5 ; Ad Atticum, XII, 23, 2 ; Plutarque, Caton, 22, 2-3 ; Aulu-Gelle, Noctes atticae, VI, 14, 8-10 ; XVII, 21, 48 ; Lactance, Institutiones, V, 14, 3-4.

13.

Une première expulsion avait eu lieu en 161, par sénatus-consulte. Celle-ci sera répétée en 154. Cf. Suétone, De grammaticis et rhetoribus, 25, 1 ; Gruen, 1990, p. 171 et suiv.

14.

Cf. les modèles proposés par Cicéron dans le Brutus, 53-60.

15.

Michel Foucault fournit le cadre analytique de cette « procédure de contrôle du discours » qu’il désigne sous le terme de « rituel ». Cf. Foucault, 1971, p. 38-41.

16.

Sur ce processus, cf. Bourdieu, 2001.

17.

Sur l’utilisation des mouvements et des comportements comme principes généraux de jugement moral et d’exclusion à Rome, voir Gleason, 1990 ; Gunderson, 2000 ; Corbeill, 2004.

18.

Sur l’ouverture de l’accusation et ses enjeux, cf. David, 1979, p. 136-145 ; David, 1992b, p. 281-320 et 497-569.

19.

Cf. Alexander, 1985.

20.

Il s’agit de la guerre des alliés (socii), ou guerre sociale, qui éclate en 91 et s’achève en 88.

21.

Cf. entre autres les illustrations fournies par Cicéron, Pro Balbo, 54 ; De oratore, I, 225-226.

22.

Cicéron, De oratore, I, 229-231 ; Brutus, 115-116.

23.

Voir Gruen, 1990, p. 179 et suiv.

24.

Suétone, De grammaticis et rhetoribus, 26, 1.

25.

Suétone, De grammaticis et rhetoribus, 25, 1. Sur l’affaire des rhéteurs latins, cf. David, 1979 ; Achard, 1989.

26.

Cf. David, 1992a, p. 17 et suiv.

27.

Cf. Bourdieu, 20002, p. 256-300 (ici, p. 285) ; Bourdieu, 1980, p. 87-109.

28.

Rhetorica ad Herennium, III, 27.

29.

Rhetorica ad Herennium, III, 22 et 26.

30.

Rhetorica ad Herennium, III, 27.

31.

Cf. David, 1980.

32.

David, 1992a.

33.

Cicéron, Brutus, 169-172.

34.

Suétone, Divus Iulius, 6.

35.

Cf. Flower, 1996 ; Tanner, 2000.

36.

Cf. Cicéron, Pro lege Manilia, 1-3.

37.

Cf. David, 1992a.

38.

Cicéron, Brutus, 143-146 et 158-164.

39.

Cicéron, De oratore, II, 197-204 ; Brutus, 139-142. Cf. Calboli, 1972.

40.

Cicéron, Brutus, 314-315.

41.

Cicéron, Pro Roscio Amerino, 1.

42.

Cicéron, Brutus, 312 ; De officiis, II, 51 ; Quintilien, Institutio oratoria, XII, 6, 4 ; Plutarque, Cicéron, 3, 4-6.

43.

Cf. Pseudo-Salluste, In Ciceronem, 1 et 5-7.

44.

Cicéron, De oratore, I, 1-3 ; III, 1-15 ; Brutus, 4-8.

45.

Cicéron, De divinatione, II, 4.

46.

Cicéron, Brutus, 85, 315-316 ; Pro Cluentio, 32 ; De Republica, I, 13 ; Quintilien, Institutio oratoria, XII, 6, 7 ; Plutarque, Cicéron, 4, 5.

47.

Cicéron, Brutus, 315-316.

48.

Voir sur ce concept Bourdieu, 1997, p. 155-193.

49.

Cicéron, Orator, 7-19. Cf. Degl’innocenti, 1979 ; Narducci, 2002b, p. 430-436.

50.

Cicéron, Ad Familiares, I, 9, 23.

51.

Cicéron, Brutus, 9-24.

52.

Cf. Fantham, 1989, p. 235 et suiv.

53.

Cicéron, Brutus, 74. Sur l’organisation chronologique du Brutus, cf. Sumner, 1973, p. 11-27, et Narducci, 2002a, p. 402-403 et 412-417.

54.

Cicéron reconnaît qu’il est impossible de préciser la nature de l’urbanitatis color, la « couleur d’urbanité » indispensable à la définition de l’orateur romain : elle relève explicitement du « je-ne-sais-quoi ». Il est cependant le premier à lui donner un statut théorique dans le monde latin. Sur cette problématique, cf. Lévy, 2006.

55.

Cicéron, De oratore, I, 5, 15-19, 45-74, 166-204.

56.

Cicéron, De oratore, I, 50-51.

57.

Cicéron, De oratore, I, 80-96.

Appendix A Bibliographie

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