Jean-Louis Fabiani

Connaissance et déficience

1espaces savantslieubibliothèque espaces savantslieuarchives construction des savoirsépistémologiePeut-on imaginer ce que serait l’optimum d’une configuration de savoir ? Celle-ci devrait associer la découpe parfaite de l’objet de connaissance, l’adéquation d’une discipline et d’un territoire, l’existence d’archives et de bibliothèques fiables et d’index à jour, l’irréprochable aptitude intellectuelle et physique du sujet connaissant et l’évaluation précise du destinataire, présent ou à venir, des résultats de la recherche. Il va sans dire que ces conditions ne sont jamais toutes réunies dans une situation empirique donnée. L’espace de la connaissance n’est jamais caractérisé par un niveau de félicité qui le mettrait à l’abri des tragédies de l’histoire ou des accidents de la vie. Les traités d’épistémologie ignorent la dimension contingente des pratiques effectives. Il arrive même que le savoir, y compris en ses formes les plus innovantes et les plus précieuses, trouve son lieu dans un espace improbable, au plus loin des institutions établies ou pris dans un écart difficile à imaginer par rapport à des compétences généralement considérées comme un réquisit ou à des conditions ordinairement exigées pour la production, le stockage et la diffusion des corps de savoir.

2typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des sciences typologie des savoirsdisciplines construction des savoirséducationévaluation pédagogiquediplômeLes textes réunis dans cette section participent de ce que Michel Foucault nommait à propos de son propre usage des textes dans l’Histoire de la folie une sorte de « relativité sans recours1 ». Si l’atelier de Foucault constitue une exception dans cet ensemble de situations extrêmes, qui vont jusqu’au handicap physique le plus invalidant et à l’extermination d’un peuple, la référence à la dimension inhabituelle de ses stratégies d’écriture permet une analyse transversale des pratiques diverses par lesquelles il est possible de constituer dans l’urgence des ressources inédites, en levant l’obstacle de la pénurie ou de l’absence de points d’appui fiables. La présence de Foucault dans un tel ensemble présente un caractère pour le moins énigmatique si l’on considère son appartenance incontestée à l’univers de l’excellence scolaire, comme en témoigne la dimension légendaire prise par sa soutenance de thèse dans l’historiographie de la vie intellectuelle française2. Normalien, agrégé de philosophie, ayant fait de la Bibliothèque nationale sa résidence secondaire, il fut très tôt reconnu comme le penseur de sa génération par excellence. Pour autant, son refus paradoxal d’être auteur, associé à une distance permanente à l’égard des ordres institutionnels, témoigne d’un souci de constituer « une autre scène de la pensée » sur laquelle se déploieraient des formes de jeu radicalement différentes de celles qui dominent dans les institutions. Le philosophe opère par déplacements successifs qui sont autant de mises en danger : il quitte très tôt le confort de l’espace du programme de la philosophie et appuie ses raisonnements sur des textes mineurs ou oubliés qui ne sont pas lestés d’une tradition de commentaire ; il associe sa position de professeur au Collège de France à « l’insurrection des savoirs assujettis ». Lorsque Paul Veyne, dans un texte devenu classique, affirma que « Michel Foucault révolutionnait l’histoire3 », il voulut rendre compte de l’impossibilité d’assigner l’auteur des Mots et des Choses à résidence disciplinaire. Foucault n’avait plus de lieu de savoir inscriptible dans un territoire cadastré. Il travaillait à se défaire des points d’appui institutionnels, indexicaux et rhétoriques qui constituent le bagage ordinaire du grand universitaire. Sans pour autant quitter le terrain, il cessait d’en pratiquer les règles communes, alors que des intellectuels appartenant à des générations antérieures avaient, comme Jean-Paul Sartre, manifesté l’ostentation de la rupture avec l’ordre établi sans se départir de l’outillage rhétorique que fournissent les institutions de savoir les plus établies. On pourrait parler à propos de Foucault d’une sorte de handicap volontaire, qui reviendrait à se priver des ustensiles de l’excellence à la française transmis à travers la succession des générations pour mettre à l’épreuve un équipement inédit. La célèbre polémique qui l’opposa à Jacques Derrida à propos de la Première méditation de Descartes permet de comprendre plus facilement son refus de ce qu’il appela pour l’occasion une « petite pédagogie » historiquement située, dont la virtuosité derridienne n’était qu’un vain accomplissement4. Le geste de Foucault s’est accompagné d’un refus du jeu ordinaire des formes disciplinaires et le fameux « Ne me demandez pas qui je suis » exprime sans fioriture le désarrimage d’une productivité textuelle par rapport à toutes les formes de catalogage et d’indexation qui décrivent les coordonnées des lieux de savoir et leur localisation dans un espace balisé. L’étrangeté foucaldienne peut ainsi être décrite comme la conséquence de la capacité à se rendre sourd aux injonctions automatiques des différents établissements ou à devenir aveugle aux hiérarchies discursives et sociales. On peut évidemment contester le caractère entièrement décisif de cette rupture avec l’habitus scholastique sans pour autant mettre en doute la sincérité et la radicalité de la démarche. Foucault signale avec un détachement élégant la dimension ambivalente des lieux de savoir constitués : ils sont à la fois des points d’appui et des aires de repos sur le chemin des savoirs et des pièges confortables qui incitent à la routine, à la reproduction et aux fidélités indues. La radicalité de la posture foucaldienne s’explique partiellement par la collision entre une crise du modèle institutionnel français de l’activité philosophique et la trajectoire d’un individu dont le « niveau des ambitions légitimes », pour parler comme Pierre Bourdieu, fut exceptionnellement élevé. Handicapé volontaire de l’épistémè, Foucault nous permet de mettre en question l’idée selon laquelle les lieux de savoir sont nécessairement des lieux sûrs : mieux vaut se mettre en danger en défiant l’institution de l’intérieur que de la chérir à la manière d’un héritier fidèle ou de la quitter comme un révolutionnaire puéril et naïf. Foucault met en pratique, sans ostentation, la théorie critique de l’intellectualisme scholastique que Bourdieu a développée, non sans contradictions internes, dans ses Méditations pascaliennes 5. Que faire dans les lieux de savoir lorsque l’on sait désormais que leur aspect bienveillant peut être trompeur et que la réflexivité est de mise à leur endroit ? La réponse souvent énigmatique que Foucault a donnée à la crise des humanités de la seconde moitié du xx e siècle est évidemment très différente des alternatives que les sciences sociales ont proposées pour prendre la relève de la tradition académique. Réflexion faite, si on la considère sous l’aspect du handicap volontaire et de l’exercice régulier du soupçon à l’égard des multiples béquilles de l’intellect, on peut penser que la déficience momentanée qu’elle provoque est peut-être plus efficace que la stratégie de suréquipement des sciences sociales, perceptible dans tous les traités d’épistémologie comme dans les appels un peu dérisoires à la vigilance et au contrôle permanent du mode de production des connaissances. Michel Foucault, qui avait de bonnes relations avec des sociologues qui se situaient dans le prolongement explicite de l’histoire des sciences, développée par leur maître commun Georges Canguilhem, ne cachait pas son scepticisme amusé devant leur impérieuse volonté de science. Il préférait parler de savoirs et avait enterré sans cérémonie la volonté de construire un lieu spécifique pour les sciences de l’homme. À la musculation intensive que pratiquaient les sociologues avec l’espoir d’obtenir des corps aussi sculpturaux que ceux qui représentaient les disciplines des sciences de la nature, il opposait sans ostentation une stratégie plus subtile : celle de l’expérience physique de la perte des points d’appui. On peut rapprocher en effet un voyage épuisant et les effets qu’il entraîne des manières de s’orienter dans l’espace du savoir, qu’on peut désormais entrevoir non comme une forme pleine, mais comme une succession de trous, de blancs et de diverses « discrepancies » que le philosophe n’a pas à remplir ou réduire mais au contraire à manifester. Ses détracteurs ont souvent reproché à Foucault le caractère approximatif de ses références et son goût pour les citations tronquées. Une telle attitude n’est pas l’effet d’une déficience – il se dépensait sans compter au travail –, mais le constat d’une situation épistémologique incontournable et de la mise en place de nouvelles formes d’enquête sur les textes. La fatigue de Foucault, souvent évoquée dans le cours de son travail, comme en témoigne le compte rendu de la conférence qu’il donna à Tunis sur Manet 6, manifeste le refus des équipements de savoir habituels. Foucault le surdoué peut être ainsi rapproché d’autres acteurs qui ne partagent pas sa virtuosité, mais qui ont au contraire à construire des prothèses pour combler des handicaps qui semblaient insurmontables au départ.

Innovation et handicap

3inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationdiagramme pratiques savantespratique manuellemanipulation construction des savoirsvalidationexpérimentation construction des savoirsépistémologiethéorie typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesscience studies typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrephysiquephysique théoriqueL’analyse des formes que prend la volonté de savoir dans des circonstances adverses ne peut pas se réduire à une espèce de voyeurisme qui reconnaîtrait dans la capacité de produire des effets de connaissance en situation d’invalidité une sorte de phénomène de foire pour spectateurs hautement éduqués. Il n’est pas rare que la presse magazine évoque en ces termes l’extraordinaire activité de Stephen Hawking dans le domaine de la physique, alors qu’une maladie gravement invalidante l’avait privé de l’usage de ses mains. Comment sauter l’étape des calculs sur papier et du recours au diagramme ? Comment cérébraliser une série d’opérations enchaînées qui conduisent, à partir de manipulations, à une démonstration ou à une vérification ? La question est d’importance pour les spécialistes des science studiesqui ont tenté de rapatrier, depuis une bonne trentaine d’années, les opérations cognitives dans l’espace de la matérialité des pratiques. Le succès de Hawking semble mettre en question la vaste opération de réinscription de l’activité scientifique dans un monde d’interactions concrètes et dans les cadres de la culture matérielle. L’inventivité dont il fait preuve donne des gages à la représentation classique d’un savoir dématérialisé depuis le platonisme : théorein signifie voir, et le savoir est une vision d’une ampleur et d’une précision qu’autorise l’absence de médiation matérielle, y compris par la vision oculaire. Si construire une théorie physique, c’est voir particulièrement clair dans sa tête, que reste-t-il de la grande opération de rematérialisation des opérations de connaissance dont les Lieux de savoir sont précisément partie prenante ? L’enjeu est d’importance. Le cas Hawking peut conduire à se demander si les héros des études sur les sciences ont rematérialisé les aspects les plus spectaculaires du travail expérimental sans accéder pour autant à la dimension proprement conceptuelle du travail théorique. Le lien entre théorie et expérience a-t-il été correctement fait ? En d’autres termes, la vision, au sens grec, à laquelle on peut apparier l’activité théorique, peut-elle à son tour être vue et décrite comme une succession d’opérations concrètes ? Le caractère spectaculaire de l’inventivité de Hawking en physique et sa dimension quasi foraine donnent le vertige. Penser, c’est manipuler, c’est négocier, c’est parlementer avec des objets et tripoter des protocoles. Pas de théorie sans les mains : justement, Hawking n’a pas de mains. Pas de science sans retour aux localités : pas de chance, Hawking aurait bien du mal à s’inscrire dans un espace expérimental concret où il se mouvrait avec l’aisance de l’acteur tel que le décrit Bruno Latour 7. La spectacularisation extrême du handicap majeur de Hawking peut conduire à une déspectacularisation définitive de la théorie scientifique.

4pratiques savantespratique corporelleposition du corps pratiques savantespratique intellectuelleraisonnement pratiques savantespratique intellectuellemémorisation pratiques savantespratique corporelleperceptionvision Hélène Mialet rapporte que certains commentateurs du mystère Hawking renvoient explicitement à une théorie de la vision : la méthode consiste à « voir au-delà des calculs (seing through calculations) » sans passer par l’enchaînement des calculs ni par les supports mnémotechniques des diagrammes. Ici, penser, c’est voir, comme chez Platon. C’est aussi court-circuiter par l’intuition une série d’enchaînements, ce que Descartes désignait comme de « longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles » et qui constituaient l’assise du raisonnement scientifique enté sur le modèle mathématique. Les observateurs du cas Hawking renvoient plutôt à une approche intuitionniste que le handicap de Hawking a progressivement suscitée pour pallier l’absence des concaténations habituelles de l’activité rationnelle. L’activité théorique se trouve ainsi décorporalisée par le retour à la métaphore de la vision. Le handicap physique conduit à l’abaissement de l’importance des équations dans la pratique de la physique au profit d’une saisie de formes géométriques ou imagées et de traductions langagières des opérations de calcul. Il ne s’agit pas de revenir à la problématique de la connaissance par participation comme « vision en Dieu » développée par Nicolas Malebranche et récemment rapprochée par Frédéric Keck de la définition donnée par Lucien Lévy-Bruhl de la mentalité primitive8. Il s’agit encore moins de régresser vers une conception purement mentaliste de l’activité théorique qui annulerait tous les acquis de la relocalisation de l’activité scientifique dans des espaces concrets qu’ont permis les science studies. Le témoignage des étudiants de Hawking devenus progressivement ses médiateurs et aussi peut-être un analogon de son corps, particulièrement depuis qu’il a aussi perdu la voix à la suite d’une trachéotomie, permet de montrer que le physicien a développé un ensemble de prothèses qui lui permettent de visualiser l’espace physique qu’il analyse et de le rendre ainsi manipulable et communicable. Parallèlement, Hawking a développé des capacités mémorielles hors du commun qui le distinguent des physiciens normaux qui ont plus de facilité à enregistrer des équations que des diagrammes. Dire du savant qu’il est un « théoricien visuel » comme le sont d’ailleurs tendanciellement un certain nombre de collègues non handicapés, ne revient donc pas à dire que la théorie est une vision et qu’elle peut se passer de manipulations concrètes. L’impossibilité de faire usage de ses mains et d’écrire une succession de calculs dans un temps très limité a été remplacée par une acuité visuelle accrue : le diagramme « lui permet de voir l’espace dans lequel il se trouve », selon Hélène Mialet. On pourrait dire que la prothèse « diagrammatique » recorporéise le physicien. Il a pu, à la suite d’un effort hors du commun de médiation, de traduction et de mise en images, faire de sa faiblesse une force et de son immobilité forcée un principe de mouvement. Rendre visible dans ce cas, c’est rendre manipulable. Il n’y aurait pas d’avancée théorique sans cet ensemble complexe de matérialisation de la pensée par médiations concrètes successives.

5matérialité des savoirssupportsupport de conservationboîte construction des savoirstraditionarchivage inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'information inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationdiagrammeDans le cas du physicien handicapé, la compréhension de l’obstacle est la source de l’innovation. Nous sommes ici dans l’espace de production de la connaissance, au plus près de ce qui se donne comme l’activité théorique pure. L’apparition de nouvelles pratiques sous l’effet de contraintes exceptionnelles et a priori insurmontables n’est pas pour autant réservé à la simple dimension productive du savoir : une telle capacité trouve aussi à se développer dans le domaine de l’archivage et de la préservation d’un stock important d’informations dans un contexte particulièrement défavorable. La constitution d’une archive clandestine enterrée sous le ghetto de Varsovie constitue un paradoxe insoutenable, si l’on considère qu’elle a été préservée, alors que les membres de la communauté dont elle constituait la mémoire étaient l’objet d’une extermination méthodique. On a généralement tendance à assimiler l’archive à une forme de production institutionnelle supposant la délimitation des lieux de stockage et la standardisation des procédures de classement et d’indexation. Archiver revient particulièrement à éviter aux documents les outrages du temps. Le caractère d’urgence de l’archivage n’a pas permis que toutes les boîtes métalliques, généralement des boîtes de conserve réutilisées, contenant des documents de diverses natures, incluant des photographies, aient protégé l’intégrité des objets connus sous le nom de « Oneg Shabbes ». L’entreprise n’est pas née d’une volonté étatique ou institutionnelle, ni d’une passion d’antiquaire, mais elle est avant tout une opération de résistance qui manifeste une double volonté de survie et de transmission. L’innovation archivistique vient dans ce cas d’en bas et présente tous les caractères d’un impératif moral : documenter une extermination dont un des aspects méthodiques et rationnels consiste à en effacer successivement toutes les traces. Parallèlement, l’archive résistante de Varsovie s’inscrit, avec des contraintes particulières, dans un mouvement de plus longue durée, contemporain du sionisme, destiné à constituer la documentation de l’histoire du peuple juif. Archive d’un genre particulier, à cheval sur deux objectifs rendus progressivement indissociables : celui de constituer la mémoire objective d’une population à partir de la collecte raisonnée d’objets représentatifs de pratiques, et celui de créer les conditions politiques de la reconnaissance d’un peuple, sous la forme de ce que Shlomo Sand nommera, dans un livre controversé mais fondamental, « l’invention du peuple juif9 ».

6construction des savoirstraditionarchivage construction des savoirstraditionOn a dans ce cas l’exemple d’une archive produite dans des conditions extrêmes qui est simultanément le produit d’une collecte performative et l’affirmation d’un désir de science. Fondée sur le primat de l’interaction entre Juifs et non-Juifs, cette vaste entreprise d’archivage est le produit d’une construction raisonnée : le travail d’Emanuel Ringelblum, lui-même formé à l’histoire, dans le ghetto de Varsovie est simultanément la continuation de l’entreprise de construction d’une mémoire juive officielle et l’effet de circonstances tragiques. Dans ce cas, l’archive est à la fois volonté et représentation ; le savant et le militant s’associent dans un alliage particulier pour collecter et rendre significatifs un grand nombre de documents. Les boîtes de Varsovie n’ont rien de bouteilles à la mer : elles procèdent d’une volonté de conserver et d’informer à propos d’un événement indicible qui n’est possible qu’au prix d’un haut degré de professionnalisme historien et d’un puissant engagement militant. Le handicap extrême que constituent la situation de ghetto et la répression la plus féroce est transformé en ressource productive alors que la perspective de l’extermination de tous se fait plus claire tous les jours. Le plus frappant dans cette histoire tragique réside dans le fait que la dimension proprement testamentaire de l’archive produite, particulièrement dans le cas des écrits de Ringelblum lui-même, n’a jamais diminué la volonté de construire les éléments fondamentaux sur lesquels pourrait s’écrire l’histoire scientifique du peuple juif.

Connaissance et délégation

7acteurs de savoirmodes d’interactioncollaboration typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessociologieL’objectivation des pratiques de savoir permet aussi de mettre au jour l’importance de la dimension coproductive des opérations de connaissance. Cet aspect est autant présent dans le célèbre projet de constituer des archives photographiques de la planète que développa Albert Kahn que dans la tentative faite par Michel Foucault de distinguer son travail de la stricte fonction auteur. Dans sa thèse de doctorat, Émile Durkheim avait étudié précisément les effets de la division du travail sur l’activité intellectuelle en tant que telle : celle-ci n’était pas moins affectée par les conséquences du phénomène analysé par Adam Smith et devenu le thème central de l’économie politique que la vie industrielle10. Le développement de la sociologie comme science était selon l’auteur de la Division sociale du travail l’effet direct de ce processus, la multiplication des objets et des disciplines rendant impossible le rôle régulateur attribué traditionnellement à la philosophie et dessinant l’espace nouveau d’une science sociale. Les science studiesont plus récemment insisté sur la dimension coopérative et négociée de la production de savoir. Le développement des connaissances trouve un appui dans les propriétés interactionnelles caractéristiques des lieux de savoir.

8espaces savantscirculationexpédition construction des savoirstraditionencyclopédisme construction des savoirspolitique des savoirsmécénat typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesgéographie humaine typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnographieLes Archives de la Planète constituent un excellent exemple de ce qu’on peut appeler la délégation d’une volonté de savoir. Albert Kahn est en effet porteur d’un projet dicté par une libido sciendi qui n’est jamais éloignée de l’hybris. Il s’agissait, dans une démarche qu’on rapprocherait volontiers d’une « ethnographie de l’urgence » ou d’une collecte sous forte contrainte temporelle, de « fixer une fois pour toutes des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps ». L’homme d’affaires a délégué son entreprise à un géographe et l’opération pratique de collecte à des techniciens confirmés. Pour autant, on ne peut réduire son rôle à une pure fonction de mécénat. Le projet intellectuel qui a présidé à la collecte a associé Albert Kahn au maître d’œuvre de l’opération, le géographe Jean Brunhes. Financier de l’opération, Kahn est aussi un intellectuel à part entière : ami du philosophe Bergson, il participe à la vie des idées un peu à la manière de Gyorgy Soros, le spéculateur hungaro-américain qui a construit un lieu de savoir original à Budapest, la Central European University, destinée à former les cadres dirigeants et les intellectuels des pays de l’ancien empire soviétique sans pour autant intervenir dans le contenu des enseignements. La position de mécène associe sous une forme originale la garantie de l’autonomie scientifique des chercheurs et la revendication par le donateur d’une posture scientifique. Le projet de Kahn est un prolongement opérationnel de la géographie institutionnelle mise en place par Vidal de La Blache et incarnée dans l’entreprise par Bruhnes. Le tandem Bruhnes/Kahn produit un alliage inédit entre le positivisme universitaire de la IIIe République et l’utopisme pacifiste de l’homme d’affaires ascète. Les Archives de la Planète sont fondées sur le postulat de l’unité de l’humanité sous des espèces différentes et, comme les archives du ghetto de Varsovie, ont une véritable fonction performative. Il s’agit de transformer la dimension documentaire de l’entreprise en l’esquisse d’une culture visuelle commune des pratiques humaines en général. Le support de cette production originale de savoir à volonté encyclopédique est l’expédition, dont on peut saisir la forme à travers le temps, depuis l’expédition d’Égypte jusqu’à l’exploration scientifique de l’Algérie. L’originalité de l’entreprise de Kahn est d’être complètement dissociée de l’expédition militaire, puisqu’elle est au contraire conçue comme un instrument au service de la paix entre les peuples. L’image fixe et l’image mouvement sont convoquées, dans le cadre d’un protocole qui garantit l’autonomie du savant aussi bien que la maîtrise technique des opérateurs de prises de vue. Les Archives de l’humanité sont ainsi le produit de l’utopie d’un mécénat attentif aux demandes de la science aussi bien que de la puissance pacificatrice du savoir lorsqu’il est imagé et qu’il fait confiance à l’objectivité des représentations. La dimension pacifique de l’image a été rapidement remise en question par la suite, et la guerre des images est devenue la forme ordinaire de l’usage des représentations photographiques et cinématographiques de la réalité anthropologique et historique. Il reste le modèle d’une activité coopérative qui associe sans contradiction les pouvoirs de l’argent, l’innovation de la science et la compétence technique des producteurs d’images.

9inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationdiagramme acteurs de savoirmodes d'interactioncompétition acteurs de savoirmodes d'interactioncollaborationLe génie de Stephen Hawking est aussi le résultat d’une intense activité coproductive. Il ne pourrait pas survivre dans le monde impitoyable de la compétition scientifique s’il ne s’appuyait pas sur la coopération permanente de ses étudiants qui mettent en forme ses intuitions dans un double mouvement de révélation à soi de l’inventivité et de la communication d’énoncés décodables et falsifiables par le reste de la communauté savante. La maladie aurait pu contraindre Hawking a devenir une sorte d’emmuré vivant. Sa volonté de savoir en a fait au contraire un des hommes les plus connectés. Le va-et-vient entre l’intuition et le calcul qui a été évoqué plus haut est le résultat d’une procédure de délégation qui conduit le savant à utiliser les mains des autres. Le physicien est conduit à construire des outils qui instrumentalisent le corps de ses étudiants. On pourrait risquer à ce propos la notion de prothèse vivante. Ils dessinent des diagrammes et il peut visualiser ses intuitions, les confirmer et les rendre opératoires dans la chaîne d’interactions complexes qui constituent la vie scientifique. Hawking ne cesse de demander des choses à ses étudiants alors même qu’il est privé de la parole. La traduction des intuitions du physicien doit se faire dans les deux sens, et son inventivité est évidemment fonction de la capacité hors du commun qu’il a développée dans le retraitement de l’information objectivée incluse dans les diagrammes fabriqués par les étudiants. Le moment du calcul est le plus complexe et le plus coproductif. Il suppose que le physicien a été suffisamment compris de ses étudiants pour qu’il puisse se mouvoir dans l’espace virtuel qu’ils ont dessiné en faisant des anticipations. La coproduction que fait naître le handicap de Hawking permet de comprendre les modes de fonctionnement d’une matérialisation par délégation des opérations fondamentales de l’activité scientifique.

10La notion de délégation prend un tout autre sens dans la manière de travailler de Foucault, mais celle-ci ne présente aucun caractère antagonique par rapport à ce qui vient d’être décrit. Foucault a délégué une partie des opérations de savoir qu’il a développées comme une alternative aux modes institués de construction de la connaissance savante en convoquant des représentants d’un monde extérieur, qu’ils s’agisse de la mise en mouvement d’une périphérie sociale et textuelle ou de la confrontation permanente du discours philosophique avec d’autres pratiques discursives. L’archéologie du savoir ne se comprendrait pas sans la référence à une procédure de délégation aux exigences de l’actualité : ainsi Surveiller et punir ne peut pas être entièrement compris si l’on ne fait aucune référence à l’activité collective du Groupe d’information sur les prisons ou, de manière encore plus significative, au discours des détenus. Le sociologue peut toujours être tenté de mettre en doute l’effectivité du processus de délégation qui vient d’être décrit au nom de sa pratique habituelle de désenchantement du monde. Mais il faut ici créditer Foucault : il croyait lui-même en ce dispositif de coopération qu’il avait en partie décrit lorsqu’il avait proposé avec Gilles Deleuze la notion d’intellectuel spécifique : ni augure, ni conseiller du Prince, ni maître à penser, mais outilleur parmi d’autres dans le monde social.

11espaces savantscirculationmission espaces savantscirculationvoyagePour finir, il est une autre manière de lier entre eux ces quatre textes, qui ne contredit en rien ce qu’on a pu en dire précédemment. Savoir, c’est voyager. Il ne s’agit pas bien sûr de penser toutes les opérations de savoir sous la catégorie de l’expédition ou du déplacement. Kahn missionne des photographes et des cinéastes en leur demandant de donner des preuves de l’unité de la terre. Les partenaires de Ringelblum creusent le sol du ghetto de Varsovie pour assurer à la Diaspora la mémoire de ses voyages futurs. Les étudiants de Hawking permettent à un handicapé de se déplacer dans l’espace infini ouvert par les diagrammes qu’ils coproduisent. Foucault sillonne la planète en même temps qu’il traverse les strates multiples des pratiques discursives. Instrument ou métaphore, réalité physiquement éprouvée ou pure rêverie locomotrice, le voyage figure la mise en mouvement de la pensée, que les plus mortelles contraintes ne parviennent jamais à paralyser complètement.

Notes
1.

M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique [1961], Paris, 1970, p. ix-x.

2.

J.-L. Fabiani, « L’épreuve des savoirs », in Chr. Jacob (dir.), Lieux de savoir. Espaces et communautés, Paris, 2007, p. 43-53.

3.

P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, 1978.

4.

J.-L. Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français (1880-1980) ? La vie sociale des concepts, Paris, 2010.

5.

P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, 1997.

6.

M. Foucault, La Peinture de Manet, Paris, 2004.

7.

Br. Latour, La Science en action, Paris, 1989.

8.

Fr. Keck, Lucien Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation, Paris, 2008.

9.

S. Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris, 2008.

10.

É. Durkheim, De la division sociale du travail, Paris, 1893.