Javier Teixidor

1construction des savoirstraditionreligionislam espaces savantsterritoireempireL’ancienne Babylonie commença une nouvelle vie sous les Abbassides, une dynastie d’Arabes descendants d’al-‘Abbās, oncle de Mahomet. L’instauration du califat abbasside fut le résultat d’un complot préparé en Iran, dans la province de Khorassan, contre les Arabes omeyyades de Damas. Les Omeyyades, lieutenants et successeurs du Prophète, avaient été maîtres depuis 660 environ d’un empire qui s’étendait de l’Inde et des confins de la Chine au sud de la France. Cet empire était habité par des peuples qui n’étaient pas arabes ou musulmans : « C’était le début du processus d’islamisation et, pour certains peuples, d’arabisation – la dynastie omeyyade mettant plus l’accent sur le pouvoir arabe que sur la foi musulmane. » La réaction contre cette politique se cristallisa autour des descendants d’al-‘Abbās : pour ce groupe, le calife devait être un membre de la famille du Prophète, ce qui signifiait « un retour à la pureté supposée de l’islam originel, un État plus profondément musulman où les Iraniens islamisés auraient une place égale à celle des Arabes1 ». D’après les sources arabes, ce fut la victoire de Qadisiyya contre les Perses, entre 635 et 637, qui assura aux musulmans venus d’Iran la mainmise sur l’Irak. Cette victoire près de l’Euphrate, au sud de l’actuelle Nedjef, prépara la chute de Ctésiphon, la capitale administrative de l’Empire sassanide.

La ville

2construction des savoirstraditionfondation espaces savantsterritoirevilleAprès la conquête de la Mésopotamie par les Arabes opposés à Damas, auxquels se joignirent des indigènes iraniens, la région eut comme centre administratif la ville de Bagdad. Fondée par al-Mansūr (754-775), Bagdad devait succéder à Babylone et supplanter les anciennes villes gréco-perses de Séleucie et Ctésiphon. Les ruines de Babylone – Babil, comme l’appellent les anciens écrivains arabes – se trouvaient à quelque 85 kilomètres au sud de Bagdad, sur la route moderne de Bagdad à Hilla. À l’époque abbasside, Babylone était un village, selon le géographe Ibn Hawkal qui, vers 988, en décrit les restes comme d’imposants monuments. Les renseignements anciens sur l’histoire et la destruction de Babylone étaient confus, selon l’avis de Yakut, l’encyclopédiste arabe (1179-1229) : on savait seulement que la nouvelle ville était l’héritière du monde culturel babylonien, complexe et en partie oublié. Vers le nord, le Tigre et l’Euphrate reliaient Bagdad à Mossoul et à la haute Mésopotamie. À une trentaine de kilomètres au sud-est de la nouvelle ville, il y avait Ctésiphon, l’ancienne capitale, al-Madā’in, « les villes », comme l’appelaient les Arabes, quatre ou cinq agglomérations principales, qui s’étendaient le long des deux rives du Tigre, reliées par un pont de bateaux. Lorsque al-Madā’in tomba aux mains des Arabes en 637, la famille royale sassanide, les nobles et l’armée avaient pris la fuite, mais l’exilarque des juifs, le catholicos et les prêtres manichéens restèrent avec une population pour l’essentiel stable. La vie politique et sociale de ces communautés ne changea radicalement qu’avec la consolidation de Bagdad comme métropole et le développement de son active vie culturelle. La fondation de Bagdad, par le calife abbasside al-Mansūr en 762, est regardée à bon droit comme l’un des événements les plus importants de l’histoire du monde islamique. Tabari raconte comment le calife al-Mansūr, arrivé sur le lieu qui devait devenir sa capitale, fit sa prière du soir et, le lendemain matin, après une nuit de repos, posa lui-même la première brique de la ville. Le calife avait compris que le lieu pouvait être un nœud de communications grâce à l’Euphrate, au Tigre et aux nombreux canaux de la région. Babylone et Séleucie-Ctésiphon en avaient déjà témoigné dans le passé. Al-Mansūr voulut faire de Bagdad un centre politique, économique et culturel indépendant des Arabes de Syrie, et pour cela il lui fallait s’écarter de la politique omeyyade et s’appuyer sur les Arabes établis en Iran. Les historiens sont d’accord pour souligner qu’avec la fondation de Bagdad l’élément iranien acquit une plus grande importance. Les Abbassides consacrèrent cette politique en donnant à leur État un aspect iranisé où ne manquait pas les anciennes traditions administratives sassanides. La position géographique de Bagdad était propice à cette ouverture. Les routes terrestres et fluviales convergeaient vers ce centre, véritable nombril du monde à l’époque abbasside, y apportant les richesses matérielles et spirituelles de toutes les régions.

3espaces savantslieupalais construction des savoirséconomie des savoirsinnovation construction des savoirstradition Bagdad fut principalement construite en brique crue. La ville, avec ses fortifications et son plan intérieur, ressemblait à une grande forteresse. Les traditions arabes considèrent la ville ronde d’al-Mansūr comme un exemple remarquable et unique d’urbanisme; pourtant ce plan circulaire n’était pas inconnu dans le Proche-Orient ancien. Des traditions impériales y sont perceptibles, ainsi qu’en témoignent la séparation entre le calife et son peuple, la taille grandiose du palais et de la mosquée, la division de la population en quartiers distincts qui pouvaient être fermés et gardés la nuit. Les Abbassides introduisirent au moment de la fondation de Bagdad une innovation caractéristique : le palais constituait le centre de la ville, et ce n’est qu’à la fin de son règne qu’al-Mansūr fit construire un nouveau palais, à l’extérieur de l’enceinte circulaire, sur les bords du Tigre. La mosquée de Bagdad fut construite en brique et non plus en pierre de taille, comme la mosquée des Omeyyades à Damas. La nouveauté la plus marquante du bâtiment était l’apparition du minaret; il ne semble pas avoir existé avant les Abbassides. Dans les premiers temps, l’édification des mosquées était une obligation sociale qui revenait au souverain en tant que représentant de la tribu. Les fondements de l’Islam impliquaient l’union irréductible de la religion et de la politique, et le même édifice, la mosquée, était le centre des deux domaines. La « mosquée du vendredi » était la mosquée- cathédrale qui se différenciait par ses dimensions et surtout par son statut de centre de réunion urbain des autres lieux de culte dans les aires rurales. La vie religieuse fut souvent troublée par des atteintes à l’unité de la communauté islamique. L’opposition entre sunnites et chiites marqua profondément la vie de Bagdad dès le commencement, et les chroniques font état de violences dans les mosquées, mais aussi de combats de rues, lors de la guerre de succession entre le calife Amin et son frère al-Maamūn. Les habitants de Bagdad, ceux de la ville ronde comme ceux des quartiers périphériques, étaient loin de vivre dans le calme; on peut se demander comment la ville a pu connaître l’essor intellectuel qui fut le sien aux ix e et x e siècles dans ce climat de tension politique et religieuse. Les anciens historiens indiquent que les habitants avaient l’esprit vif, porté aux sciences et aux différentes spéculations.

4Il est difficile de donner une estimation de la population de Bagdad à l’époque de son apogée au x e siècle. On comptait alors, paraît-il, 1 500 bains, et les traditions soulignent que chaque bain desservait à peu près 200 maisons ; si chaque maison comptait environ cinq personnes, la population de Bagdad aurait pu être de 1,5 millions d’âmes. Quand on voulut évaluer les compétences des médecins afin de ne donner licence d’exercer qu’à ceux qui étaient qualifiés, 860 furent admis. Le nombre de bateaux vers la fin du ix e siècle était estimé à 30 000, celui des mosquées était probablement incalculable parce qu’à côté des grandes mosquées existaient aussi des chapelles qui faisaient office de lieux de prière. Vers 903, le géographe Ibn al-Faqih pouvait bien mentionner Bagdad comme une des merveilles du monde, à côté de sujets aussi dissemblables que l’artisanat chinois, les chevaux grecs, la faune du Nil, les produits du Yémen, les palmiers de Bassora, les étoffes d’Ispahan, les soies de la Caspienne, le phare d’Alexandrie et l’église d’Édesse 2.

5construction des savoirstraditiondoctrine construction des savoirstraditionreligionLe califat abbasside était une institution religieuse. Les Abbassides voulurent appliquer la doctrine de l’Islam idéal, une société sans classes sous l’autorité d’un chef politico-religieux, issu de la famille du Prophète et régnant selon les préceptes du Coran. Les juges nommés désormais par le calife devaient appliquer la loi religieuse (shari‘a) considérée comme la seule norme valable. Le vizir était chargé d’organiser une administration qui était composée, comme le rappelle Maxime Rodinson, de chrétiens nestoriens « liés au sunnisme et défenseurs de l’autorité du calife », et des musulmans chiites « tablant au contraire sur la faiblesse du souverain3 ». En même temps, la création de Bagdad se traduisit par la naissance d’un vaste ensemble économique recouvrant, pour l’essentiel, l’ancienne aire hellénistique de l’Asie occidentale et la partie méridionale de l’Empire romain. La civilisation qui s’installa avec les Abbassides fut une civilisation urbaine : l’appel commercial suscité par la création de nouvelles villes ou la réanimation des anciens centres fut notable. En outre, Bagdad, située dans l’ancien domaine sassanide, hérita d’une tradition iranienne donnant le ton à une riche vie sociale et culturelle. Une fois de plus, dans ce monde sémite de l’Asie occidentale, les idées voyageaient avec les marchands, et, en l’occurrence, c’est grâce à ce va-et-vient des personnes qu’on pouvait découvrir et acheter des manuscrits grecs dans les régions voisines et les apporter aux lecteurs et traducteurs installés dans la ville califale. Ces achats furent à l’origine d’un mouvement culturel qui intégra dans le monde islamique, de manière définitive, les modes de pensée et d’action de l’Antiquité classique. À ce propos, Dominique Sourdel remarque :

construction des savoirstraditionsagesseAvant même le ix e siècle, l’influence de la sagesse iranienne, les réflexions philosophiques reposant sur des textes antiques traduits, les essais d’apologétiques, les tentatives visant à justifier le mouvement chiite naissant constituaient, à côté des progrès méthodiques des juristes et des théologiens, les facettes d’une culture vraiment multiforme, riche en contrastes et en confrontations internes4.

La vie intellectuelle

6typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesdroit pratiques savantespratique artistiquelittérature typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religionsSelon Ibn Khaldūn (1332-1406), dans son ouvrage al-Muqaddima, les Arabes de la première génération de l’Islam étaient des illettrés, et c’est pourquoi ce furent des non-Arabes, ou quelques-uns des Arabes qui avaient reçu leur formation notamment en Irak, qui assumèrent les tâches « de l’enseignement, de la composition et de l’enregistrement par écrit » par lesquelles se développent les véritables sciences. Ibn Khaldūn notait de plus que ce simple constat ne concernait pas seulement les sciences profanes dites « rationnelles », mais aussi les sciences religieuses dites « légales », c’est-à-dire tout ce qui avait trait au Coran et à ses commentaires, à l’écriture et à la transmission des paroles et actes du Prophète, à la jurisprudence et aux règles de grammaire5. Toutefois, l’activité intellectuelle des religieux ne semble pas s’être développée le long des lignes de recherche et de production littéraire des fameux hommes de lettres de Bagdad, qui, aux viii e, ix e et x e siècles, étaient tous venus d’horizons divers et se montraient plus concernés par la compréhension des textes classiques que par les notions de théologie musulmane ou de droit coranique. La Bagdad d’al-Mansūr fut l’héritière d’un monde culturel complexe. Le Tigre et l’Euphrate la reliaient à Mossoul et au nord de la Mésopotamie où les monastères syriaques étaient devenus des foyers de la culture grecque. Là, outre les commentaires bibliques, on traduisait les ouvrages philosophiques et scientifiques de l’Antiquité. Un autre texte important d’Ibn Khaldūn nous renseigne sur l’influence qu’exerçaient par ces centres dans la région :

espaces savantsterritoireétatAu début, les Arabes étaient des gens simples, sans intérêt pour les arts. Mais, peu à peu, avec le développement de l’État, ils adoptèrent une culture sédentaire, telle que nul jusqu’alors n’en avait connue. Ils devinrent versés dans maints arts et maintes sciences. Puis ils voulurent étudier les sciences philosophiques. Ils en avaient entendu parler par les évêques et les prêtres de leurs sujets chrétiens et, d’ailleurs, la pensée de l’homme aspire normalement à apprendre. C’est pourquoi al-Mansūr fit demander à l’empereur de Byzance de lui envoyer des traductions (arabes) de livres de mathématiques. L’empereur lui fit porter le traité d’Euclide et quelques ouvrages de physique. Les musulmans lurent et étudièrent tout cela, ce qui leur donna le goût d’en savoir davantage6.

7pratiques savantespratique lettréetraduction inscription des savoirslivremanuscritOn peut se demander si les textes envoyés par l’empereur de Byzance au calife al-Mansūr étaient des traductions arabes ; il paraît plus vraisemblable que ces textes aient été des manuscrits grecs qui furent aussitôt traduits en syriaque, une fois arrivés à Bagdad, le syriaque étant alors la langue mère de la Mésopotamie, et ce n’est que peu après que ces livres auraient été traduits en arabe. Le patriarche nestorien Timothée, qui avait eu l’occasion de maintenir des rapports avec le calife al-Mahdi (775-785) à Ctésiphon puis à Bagdad, écrivait dans une de ses lettres :

Un ordre royal (du célèbre Hārūn al-Rashīd) nous a demandé le Livre des topiques du philosophe Aristote, pour que nous le traduisions du syriaque en arabe, ce qui a été fait avec l’aide de Dieu par le moyen du maître Abou-Nouh [auteur nestorien qui fut le secrétaire du gouverneur musulman de Mossoul]. Quant à nos travaux, le calife les a complètement agréés, surtout lorsqu’il les eut appréciés en les comparant de place en place avec les autres. Que Ta Sainteté prenne donc des informations avec intelligence et qu’elle cherche s’il y a sur ce Livre des topiques, ou sur celui qui réfute les sophistes, ou sur La Rhétorique, ou sur La Poétique, quelques commentaires ou des scolies d’auteurs quelconques en syriaque, ou s’il n’y en a pas. S’il y en a, cherche de qui ils sont, à qui ils sont et où ils sont7.

8espaces savantslieuécoleAu viii e siècle, un prosateur en arabe, comme le Perse Ibn al-Muqaffa‘, traduisait déjà des ouvrages écrits en pehlvi (dont Kalīla wa Dimna qui avait rencontré un grand succès en Iran), mais aussi des traités de logique d’Aristote existant en pehlvi. Ce fut probablement Timothée qui transféra à Bagdad l’école de Séleucie dont les origines remontaient au vi e siècle. Il sut créer, dans la nouvelle capitale, des conditions de travail très favorables pour clercs et laïcs, en aidant économiquement les monastères-écoles. La tâche lui était facilitée par le fait que des postes très importants dans l’administration étaient alors occupés par des chrétiens.

9espaces savantsterritoire construction des savoirstraditionreligionchristianismeAu moment de la fondation de Bagdad, les chrétiens étaient les héritiers de quatre siècles d’histoire, et le souvenir des persécutions subies sous les Sassanides renforça sans doute leur conscience religieuse. La plupart des chrétiens dans cette région de l’Irak parlaient le syriaque, un dialecte de l’ancien araméen. Le syriaque connut un développement important à partir de la fin du v e siècle, lors des luttes théologiques qui nourrirent les dissensions politiques entre les patriarcats de Constantinople et d’Antioche, d’un côté, et le patriarcat d’Alexandrie, d’un autre, troublant ecclésiastiques et laïcs. Contre le dualisme des nestoriens, les monophysites soutenaient l’existence d’une seule nature indivisible dans le Christ. Le nestorianisme se propageait en Perse et commençait à conquérir l’Asie : le clivage théologique devint bientôt politique et culturel entre la Syrie des Romains et des Byzantins, et le vaste territoire dominé par la dynastie perse des Sassanides.

10espaces savantslieuéglise acteurs de savoirstatutsavantSous les Abbassides, les chrétiens de langue syriaque jouissaient, semble-t-il, d’un certain prestige et avaient même de l’influence auprès des élites musulmanes. Les relations qu’ils avaient eues, dans le passé, avec les patriarches de Byzance s’étaient révélées parfois difficiles : les Perses avaient toujours regardé ces chrétiens à l’intérieur de leur empire comme alliés des ennemis du Roi des rois. Le concile de Chalcédoine de 451, réuni par l’empereur pour condamner le monophysisme, avait tenté de refaire l’unité des chrétiens, mais il ne fit que hâter la division des Églises. Une implantation intelligente de lieux de culte et de monastères, soutenue par une hiérarchie bien organisée des débuts du califat abbasside jusqu’au règne d’al-Mutawakkil (847-861), marque l’apogée de l’Église nestorienne de l’Asie occidentale. Le vii e siècle avait connu quatre grandes figures de la pensée syriaque : Sévère Sébokt, Athanase de Balad, Georges des Arabes et Jacques d’Édesse. Par leurs cours et par leurs écrits, ces savants firent des écoles ecclésiastiques, épiscopales ou monastiques, en haute Mésopotamie, des centres d’exégèse biblique, de théologie et de droit mais aussi de sciences profanes comme la philosophie, la médecine ou la musique, intelligemment intégrées dans leurs programmes académiques. La bibliothèque du monastère de Qennesre était riche en ouvrages philosophiques et scientifiques. Jacques d’Édesse fait continuellement référence, dans son commentaire des « six jours de la Création », aux nombreux auteurs qu’il a lus, mais malheureusement il ne mentionne pas leurs noms. Théophile fut à Bagdad l’astrologue attitré du calife al-Mahdī. Maints détails de sa vie sont connus grâce à Bar Hebraeus dans son Histoire abrégée des dynasties 8. On sait qu’il avait traduit les Sophistici d’abord en arabe, puis en syriaque9. Il écrivit une chronique qu’un historien du x e siècle, Agapius de Manbij, mentionne parmi ses sources. Théophile, homme hautement cultivé, fut « un intellectuel de l’élite chrétienne araméenne de son époque et un familier de la cour abbasside10 ».

Les écoles de traducteurs

11typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine pratiques savantespratique lettréetraductionUne somme imposante et variée de connaissances servit de canevas à l’œuvre littéraire et scientifique des hommes de lettres en activité à Bagdad aux viii e, ix e et x e siècles; et, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou juifs, c’est en syriaque et en arabe que ces penseurs et traducteurs s’exprimèrent. L’introduction de la médecine hippocratique à Bagdad dans la seconde moitié du viii e siècle peut être considérée comme un événement majeur dont le retentissement se fit sentir en Asie occidentale aussi bien qu’en Europe. La discipline fut introduite par le médecin nestorien de Jundīchabūr, Jirjis ibn Bakhtichu, qu’al-Mansūr avait fait venir dans la capitale abbasside pour le soigner en 765. Jundīchabūr était devenu en Iran un centre médical de première importance sous le règne de Khosrow où Grecs, juifs, chrétiens, Syriens, hindous et Persans se côtoyaient dans un admirable esprit de tolérance. Durant six générations, Jirjis ibn Bakhtichu et ses descendants devaient être les médecins préférés des califes abbassides; le dernier mourut en 1006. Mais tous les médecins nestoriens n’étaient pas originaires d’Iran. Ḥunayn ibn Isḥāq, un Arabe nestorien, qui est justement célèbre comme traducteur des auteurs grecs, publia des ouvrages médicaux qui devinrent des livres de référence au Moyen Âge, par exemple Questions médicales, sorte d’introduction à la médecine générale, écrite sous forme de questions et de réponses selon un procédé courant à cette époque. Dès la première moitié du ix e siècle, les médecins chrétiens commencent à rédiger leurs ouvrages directement en arabe. Une intense production scientifique ainsi que les principes d’application transmis par les Grecs aidèrent à répandre l’art médical. Des hôpitaux furent construits, et les califes nommèrent à leur tête des médecins éminents. À la fin du ix e siècle, l’un de ces médecins fut Abū Bakr al-Rāzī, connu sous le nom de Rhazes au Moyen Âge latin. À la fin de son traité intitulé La Conduite du philosophe, al-Rāzī écrit de lui-même :

acteurs de savoircorpssantéCe n’est pas en tant que soldat ou fonctionnaire que je tiens compagnie au souverain, mais en tant que médecin et convive. Deux tâches m’incombent auprès de lui : quand il est malade, je le guéris et je soigne son corps, et quand il est en bonne santé, je lui sers de familier et de conseiller, lui disant – et Dieu en est témoin – tout ce que je considère être de profit pour lui et ses sujets11.

12typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieL’intérêt des auteurs syriaques pour Aristote et, en général, leur étude de la philosophie grecque ne doivent pas nous faire oublier qu’ils considéraient les connaissances des Grecs comme très récentes par rapport à celles qu’avaient possédées certains peuples du Proche-Orient ancien. C’est précisément à partir du texte de Platon que le savant syriaque Sévère Sébokt développe sa thèse sur la science orientale. Il conclut :

De nombreuses générations de Grecs ne connaissaient pas l’écriture, mais tous « mouraient sans voix », c’est-à-dire dans le silence et comme sans intelligence. Comment donc certains d’entre eux se vantent-ils d’être les premiers inventeurs de la connaissance mathématique de l’astronomie? C’est inexact certainement. Car la science n’est pas pour la lexis, c’est-à-dire pour le langage, mais au contraire le langage est pour la science12.

13espaces savantslieubibliothèqueAvec les philosophes de langue syriaque, dont la recherche était ancrée dans la tradition intellectuelle d’Alexandrie et d’Antioche, un Orient plus ouvert à la connaissance que celui de Constantinople était né, comme nous le prouve la réputation universelle du centre d’études bibliques et philosophiques de Nisibe. Le polygraphe arabe al-Nadīm, dans son ouvrage encyclopédique le Fihrist, écrit presque un siècle après la disparition d’al-Maamūn, offre au lecteur la liste des livres que son père, un antiquaire de Bagdad, avait pu lire et cataloguer, ainsi que la liste de ses propres lectures et de celles de ses proches. Le monde intellectuel du ix e et du x e siècle y est présent. Comment Bagdad est-elle devenue le centre de la vie politique et culturelle de l’Islam ? Le cheminement par lequel la culture hellénistique et romaine a migré d’Alexandrie à Bagdad peut être suivi par la consignation des textes grecs en langue arabe, une activité intellectuelle qui connut plusieurs étapes. La première va de la dernière décennie du viii e siècle jusqu’aux califats d’al-Maamūn (813-833) et de ses successeurs immédiats. La « Maison de la Sagesse » à Bagdad à l’époque d’al-Maamūn eut pour mission principale d’exécuter et de répandre les traductions des œuvres scientifiques et philosophiques grecques rapportées de Byzance par les missions que lui-même y envoyait. Il est possible que la bibliothèque de ces années n’ait pas été la première de la ville. Peut-être existait-elle déjà au temps de Hārūn al-Rashīd (786-809) et des Barmakides (une dynastie de vizirs iraniens sous les Abbassides vers les années 750-809), et on aurait commencé alors à traduire des œuvres grecques. L’institution a pu suivre une évolution : sous Hārūn al-Rashīd, la « Maison de la Sagesse » apparaît comme une bibliothèque réservée à l’usage du calife et de ses proches, tandis que sous al-Maamūn des savants l’utilisent pour leurs travaux. Ce calife n’aurait donc fait que donner une impulsion nouvelle à un mouvement culturel qui finit par exercer plus tard une influence considérable sur le développement de la pensée islamique. Ibn Khaldūn dit que le calife forma une équipe de traducteurs, c’est-à-dire des savants chargés de rendre accessibles en arabe les ouvrages scientifiques grecs arrivant de Byzance et l’historien arabe commente :

Ils excellèrent dans les différentes disciplines, au point que nul n’aurait pu faire mieux. Ils se mirent même à critiquer le premier Maître (Aristote) sur plusieurs points. Mais ils le tinrent pour l’autorité suprême, en raison de sa célébrité : c’est à lui qu’ils s’en remettaient pour savoir s’ils devaient admettre une opinion ou la rejeter. Ils écrivirent, là-dessus, des traités complets et surpassèrent leurs prédécesseurs dans les sciences intellectuelles13.

Philosophes et historiens de langue arabe

14typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieLe premier grand philosophe arabe est al-Kindi, du ix e siècle, né à Kufa. Son enseignement à Bagdad fut polyvalent. Les œuvres survivantes nous révèlent un mathématicien et un géomètre, un philosophe intéressé à l’astronomie et à la musique.

15typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophielogique philosophique Al-Farabi (872-950), né en Transoxiane, près de Farab, est le deuxième en date. Il fut appelé le « deuxième maître », Aristote étant le premier. Al-Farabi étudia la logique à Bagdad, auprès du philosophe aristotélicien Abū Bishr Mattā ibn Yūnus, dont le succès comme professeur fut proverbial : des centaines d’étudiants se réunissaient chaque jour auprès de lui pour entendre lire et expliquer la logique d’Aristote.

16typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoireDans la Bagdad des dernières décennies du ix e siècle et des premières du x e, la personnalité de Tabari (839-923) s’imposa comme celle du plus illustre des historiens arabes. Originaire de la province sud-caspienne du Tabaristan, il passa la majeure partie de sa vie à Bagdad. Son Histoire des rois et des peuples relate, année par année, l’histoire du monde musulman oriental pendant les trois premiers siècles de l’hégire.

17La vie et l’œuvre d’Ibn Qutayba (828-889) se révèlent également significatives pour la vie intellectuelle de Bagdad à cette époque. Ce polygraphe sunnite, né à Kufa, fut juge dans une ville de province, puis peut-être juge dans « le tribunal de la répression des abus » à Bassora; il se fixa finalement à Bagdad pour se consacrer à l’enseignement.

18espaces savantslieuécoleÀ ces brèves notices sur les philosophes, on peut ajouter ce qu’Ibn Khaldūn nous dit avoir appris à l’école :

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textesphilologieLes philologues définissent la littérature comme « la conservation de la poésie et de l’histoire des Arabes, accompagnée d’une teinture de toutes les autres sciences » : par là, ils entendent la linguistique et le texte des sciences religieuses, c’est-à-dire le Coran et la Sunna. Les autres sciences n’ont rien à voir avec le sujet, sauf pour les références à la terminologie scientifique qu’en poésie et en prose épistolaire les savants contemporains font, en usant de l’allusion pour leurs figures de rhétorique. Les hommes de lettres sont donc tenus de connaître les vocabulaires techniques. Nous avons entendu dire à nos cheikhs, pendant leur cours, que la littérature reposait sur quatre ouvrages : Le Manuel du secrétaire d’Ibn Qutayba, Le Livre du parfait d’al-Mubarrad, La Critique littéraire et l’éclaircissement d’al-Djahiz et Le Livre des choses rares d’al-Qali al-Baghdadi. Tous les autres traités littéraires ne sont que des imitations et des développements de ceux-ci. Les auteurs modernes en ont composé un grand nombre14.

Intellectuels de langue syriaque

19construction des savoirslangage et savoirsgenreproverbe pratiques savantespratique artistiquepoésie construction des savoirslangage et savoirslanguearabe construction des savoirstraditionreligionchristianismeLes intellectuels chrétiens de langue syriaque, nés en Mésopotamie, furent des traducteurs acharnés, comme leurs collègues musulmans, des œuvres des philosophes grecs, mais ne semblent pas avoir été tourmentés par les textes non religieux qu’ils lisaient. Depuis le vi e siècle, la notion que la philosophie est l’art des arts et la science des sciences se fait jour dans la tradition culturelle des auteurs syriaques; la philosophie est pour eux « la mère et la génératrice de toutes les connaissances, toutes y puisent comme les fleuves aux sources ». Au ix e siècle, une nouvelle étape de la recherche intellectuelle s’ouvrit grâce à Ḥunayn ibn Isḥāq, un nestorien descendant des ‘ibad – des Arabes qui avaient autrefois embrassé le christianisme –, né à al-Hira en 808, fils d’un pharmacien de la ville, la capitale du royaume lakhmide, au sud-est de l’actuelle Nedjef en Irak. Cette ville d’al-Hira fut un foyer d’activité et de création littéraires en langue arabe, principalement poétique, avec une influence civilisatrice sur les Arabes au cours des deux siècles qui précédèrent la conquête musulmane. L’influence perse y était sensible sur les conditions de la vie matérielle et sur l’organisation militaire. La tradition arabe place dans cette ville les personnes, principalement des poètes, qui écrivirent pour la première fois de vrais textes en arabe, une langue qui préparait celle du Coran. Dans cet arabe d’al-Hira est enregistré tout ce qui se disait dans l’Arabie du vi e et du vii e siècle : poésies, dictons, proverbes, récits épiques. Les variations dialectales se réduisent; et, quand cet arabe se répand hors de la péninsule, il supplante les anciennes langues, syriaque, grec, copte, latin, recevant en retour des mots et des concepts qui préparent sa nouvelle histoire. Ce monde culturel constitue celui des Abbassides. Par sa naissance, Ḥunayn était donc redevable aux cultures arabe, byzantine, syriaque et persane, mais il manifesta une certaine prédilection pour le syriaque aux dépens de l’arabe, auquel il reprochait de manquer de terminologie adéquate en comparaison du syriaque, du grec ou du persan. Mais, dans leurs traductions arabes, son école et lui évitaient le plus possible les simples transcriptions, et ils participèrent ainsi à la création d’une terminologie arabe15.

20espaces savantslieubibliothèqueOn sait qu’à dix-sept ans Ḥunayn réalisa sa première traduction du grec en syriaque; il profita peut-être de l’élargissement de la bibliothèque créée par Hārūn al-Rashīd. Dominique Urvoy pense qu’il a pu exister « d’un côté la bibliothèque au nom prestigieux, et dont on connaît plusieurs directeurs (parmi lesquels Ḥunayn ne figure pas), et, de l’autre, des groupes de traducteurs rétribués par le calife, dont Ḥunayn fut un des coordinateurs. Il est difficile de dire s’il y a des liens entre les deux ». Ḥunayn s’intéressa très jeune aux médicaments et à la médecine, en particulier à l’ophtalmologie. Les historiographes arabes connaissent Ḥunayn comme médecin du calife al-Mutawakkil, mais c’est surtout comme linguiste et traducteur qu’il est universellement renommé. Ḥunayn et les siens traduisaient directement du grec, tantôt vers le syriaque, tantôt vers l’arabe, selon des méthodes très strictes. On n’oubliera pas que, suivant l’exemple de Galien, les auteurs syriaques, et tout spécialement Ḥunayn, ont affirmé la relation étroite entre médecine et philosophie. Pour ces savants de Bagdad toujours fidèles au monde hellénistique qu’ils avaient hérité des philosophes syriaques des vi e et vii e siècles, Alexandrie restait le lieu de référence, comme le prouve cette remarque de Ḥunayn ibn Isḥāq sur les livres à lire :

pratiques savantespratique lettréelectureCeux-ci sont donc les livres auxquels ils doivent s’appliquer dans l’école de médecine d’Alexandrie. Ils se rassemblaient chaque jour pour lire le plus important de ces livres, tout comme nos collègues chrétiens d’aujourd’hui se réunissent chaque jour dans des lieux connus comme scholai afin d’étudier des textes importants des Anciens. Quant aux livres restants, ils les lisaient d’habitude individuellement, chacun pour soi-même, après avoir lu ceux que je viens de mentionner, et nos collègues font de même avec les textes anciens16.

21pratiques savantespratique lettréecorrection Ḥunayn est sans doute la figure dominante de ce centre culturel qu’est la ville abbasside. On a pu le comparer à Érasme ; certes, il fut un savant pluridisciplinaire, qui assimila la culture grecque et la confronta à sa propre culture chrétienne syriaque et à celle du monde arabe musulman. Les historiens soulignent également le fait que Ḥunayn prit au sérieux ses fonctions de diacre de l’Église nestorienne et sut participer par ses écrits au dialogue islamo-chrétien. Toujours en quête de manuscrits à traduire, il effectua plusieurs voyages en Irak, en Syrie, à Alexandrie et à Byzance ; son jugement critique est pleinement accepté par la critique moderne. Une caractéristique remarquable de cette école de traducteurs, qui fut toujours animée par lui, était la conviction que la traduction d’un texte n’est jamais définitive. Ibn al-Nadīm nous le rappelle à plusieurs reprises dans le Fihrist. On revenait souvent sur les textes traduits, la révision étant confiée parfois à une autre personne. Cette révision constante des traductions fut certes ressentie comme nécessaire parce que l’arabe n’était pas toujours la langue maternelle du traducteur, mais elle n’en constituait pas moins une politique bien délibérée de ce groupe de traducteurs. Ecclésiastiques nestoriens, rabbins et théologiens musulmans, médecins, mathématiciens, astronomes, logiciens, tous semblent avoir participé à une entreprise culturelle qui reste un moment privilégié dans l’histoire de la culture universelle. Les Banu Musa étaient trois frères, les enfants de Musa Ibn Shakir, l’astronome du calife al-Maamūn; tous trois furent des savants distingués en astronomie, en mécanique et en géométrie et entretinrent d’étroites relations avec Ḥunayn ibn Isḥāq.

22inscription des savoirsgenre éditorialencyclopédieDe l’époque d’al-Maamūn, nous possédons une encyclopédie en langue syriaque composée par Job d’Édesse, médecin nestorien attaché à la Cour. Dans le titre de l’œuvre, l’auteur annonce qu’il s’agit d’un « livre de trésors » parce qu’il dévoile tout ce que comportent les sciences philosophiques et naturelles enseignées à Bagdad vers 817. C’est un témoignage important sur le climat intellectuel de la ville sous les Abbassides. L’édition syriaque de ce texte remarquable et la traduction en anglais sont dues aux soins d’Alphonse Mingana ; le tout fut publié à Cambridge en 1935. Job était un écrivain prolifique connu par ses nombreuses traductions en syriaque des traités de Galien, mais il écrivit aussi en arabe. Nous savons que ses traductions eurent l’approbation d’un critique aussi sévère que Ḥunayn ibn Isḥāq. L’orientaliste Paul Kraus, dans son étude sur Jabir ibn Ḥayyān, dédie plusieurs pages à Job d’Édesse dont le livre ne s’inspire que partiellement d’Aristote. Job est un « auteur d’une originalité indéniable », ce qu’il ne manque pas de mettre lui-même en lumière : il avoue qu’il n’a lu nulle part ce qui est dit dans son Encyclopédie. Peut-être, ajoute-t-il, « un livre traitant de l’origine des choses qui existent dans l’univers, doit se trouver quelque part, mais nous n’avons pas eu la bonne fortune de le voir ». Kraus pense qu’il n’a pas pu emprunter ses remarques à des sources arabes ; à cette époque, « un auteur syriaque ou même bilingue comme Job n’aurait pas fait d’emprunt à un ouvrage arabe. L’influence de la pensée arabe sur les écrivains syriaques n’a eu lieu qu’à une date bien postérieure17 ».

23La complexité de l’univers intellectuel de Bagdad, après Babylone, Damas, Harran, Nisibe, est l’un des aspects frappants de l’Antiquité tardive, une preuve de la fonction de relais de ces villes du Proche-Orient qui reçurent, mêlèrent et transmirent l’essentiel de deux cultures, la sémite et la gréco-romaine. Pendant la seconde moitié du x e siècle, le grec commence à ne plus être compris; des philosophes chrétiens traduisent alors très librement en arabe les versions syriaques de l’école de Ḥunayn et mettent ensemble la dernière main au corpus aristotélicien en arabe. Ce changement de langue correspond à une nouvelle étape de la translation des études, et c’est grâce à la volonté politique du pouvoir abbasside qu’il se réalise en quelques décennies. La philosophie pratiquée par les intellectuels syriaques dans l’horizon de la théologie chrétienne passe désormais dans la sphère politique culturelle des califes musulmans. Le changement de terrain social de la philosophie correspond à un changement de fonction idéologique et à une extension du corpus philosophique lui-même; on lit plus de textes avec les califes qu’on ne le faisait dans les monastères ou les écoles chrétiennes, et, surtout, on lit d’autres textes. L’Aristote logicien des syriaques cède la place à un Aristote intégral. Alexandre d’Aphrodise, Thémistius, Simplicius et les néoplatoniciens Plotin, Proclus, Porphyre réapparaissent ; la quasi-totalité des grands auteurs de l’Antiquité tardive passe par les mains des Arabes. La reconstitution, au x e siècle, du volume d’études philosophiques faites au vi e siècle suppose, outre un respect exemplaire de la tradition culturelle, une puissance de travail intellectuel sans exemple dans l’histoire. Au-delà de l’étude textuelle exista dans le milieu bagdadien une recherche philosophique qui s’impose aujourd’hui plus que jamais pour nous révéler la richesse de ce monde sémite ancien si proche du nôtre.

Bagdad vers la fin de l’Empire abbasside

24espaces savantslieujardin Benjamin de Tudèle, qui visita Bagdad vers 1171, décrit la grandeur du palais califal, avec sa muraille, ses jardins, un zoo et un lac; l’hôpital al-‘Adudī comptait soixante médecins et un asile d’aliénés. Il trouva à Bagdad 40000 juifs qui avaient établi dix écoles. On ne possède pas de notions précises sur les débuts du peuplement juif dans la ville, mais il paraît très plausible que les exilarques juifs de l’antique Babylonie s’installèrent à Bagdad avec la cour califale. Les scholarques, gaonim, étaient aussi présents dans la nouvelle ville, et ils étaient dotés de l’autorité religieuse qui convenait à leur position sociale, en leur qualité de gardiens de la tradition rabbinique. Parmi les scholarques, la première place revient à Saadia (882-942), un Égyptien formé dans son pays natal puis en Palestine, qui devint bagdadien « à la faveur d’une promotion au scholarcat de Sura imposée par le manque de tout candidat qualifié et surtout commandée par les rivalités entre les divers chefs de faction au sein du judaïsme du ‘Iraq18 ». Saadia composa à Bagdad ses œuvres majeures en arabe, avec des connaissances étendues tant en littérature théologique musulmane qu’en philosophie grecque.

25Quelques années après Benjamin de Tudèle, un autre voyageur et historien, Ibn Djubayr, visita Bagdad (né en 1145 à Jativa, à 60 kilomètres de Valence, il fut surpris par la mort, en 1217, à Alexandrie où il s’était arrêté pour enseigner). Le califat était à l’époque de son passage sous la domination des Turcs Saljuqides, et Bagdad resta ainsi jusqu’en 1194, moment où le calife an-Nāsir (1180-1225) restaura la souveraineté abbasside. Ibn Djubayr dit que la ville s’étendait sur les rives du Tigre à l’est et à l’ouest, avec deux ponts sur le fleuve, l’un près des palais califiens, et l’autre en amont. L’historien syriaque Bar Hebraeus (1225-1286), nous apprend, dans sa Chronographie, que deux siècles s’écoulèrent entre la construction des deux ponts. La ville comportait dix-sept quartiers, chaque quartier étant une ville à part entière où se trouvaient deux ou trois bains et des mosquées. Sur la rive occidentale, en ruine, était la ville ronde fondée par al-Mansūr. Entre le quartier d’ash-Shari‘ et celui de la porte d’al-Bassora, Ibn Djubayr mentionne un hôpital, construit en 918 :

typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecineLes médecins y donnent des consultations tous les lundis et jeudis : ils examinent les malades et leur prescrivent le traitement approprié. Ils ont sous leurs ordres des aides qui sont chargés de préparer les remèdes et les régimes. L’hôpital se présente comme un grand palais qui comporte des salles et des appartements avec toutes les commodités des logis princiers. L’eau provient du Tigre19.

26inscription des savoirslivrecollection éditorialeLe voyageur dit qu’on trouve, à Bagdad, onze mosquées importantes où l’on célèbre la prière du vendredi ; les mosquées secondaires sont nombreuses, « comment seraient-elles dénombrées ? » se demande-t-il. Dans les descriptions de mosquées, on mentionne souvent les bibliothèques constituées avec des collections de livres provenant de dons et de legs.

27construction des savoirséducationcycle éducatif construction des savoirstradition espaces savantslieumadrasa Ibn Djubayr accorde une grande attention aux madrasa. La madrasa était alors une fondation académique récente, le résultat d’une renaissance religieuse, mais aussi, de manière générale, d’une activité culturelle, encouragée par le calife al-Nāsir. Ibn Djubayr mentionne trente madrasa. Celles-ci sont le produit d’une triple évolution : il y a d’abord la mosquée, centre d’enseignement quand elle ne sert pas à la prière publique du vendredi ; ensuite la mosquée-hôtellerie qui permet de loger les étudiants étrangers ; enfin les deux notions se combinent quand, par une fondation pieuse (waqf), la mosquée devient un centre où l’on inculque aux élèves les textes religieux. La connaissance du Coran et des traditions formelles provenant du Prophète était donc la base sur laquelle se bâtit la science juridique enseignée à la madrasa, mais la terminologie des études juridiques était déjà développée au xi e siècle. L’une des madrasa les plus fameuses est la Mustanzariyeh, fondée par le calife al-Mustansir (1226-1242) comme un lieu d’enseignement du droit coranique qui devait englober les différentes branches de la jurisprudence musulmane. La Mustanzariyeh, créée à un moment où la madrasa avait pris de bonnes racines dans la vie culturelle des Arabes, devint le modèle d’autres madrasa aussi bien par son architecture que par son programme d’études.

Figure 1. «Prise de Bagdad par les armées mongoles du prince Hulagu, le 10 février 1258», miniature extraite de L’Histoire des Mongols de Rachīd al-Dīn, 1350, Paris, Bibliothèque nationale de France.
«Prise de Bagdad par les armées mongoles du
            prince Hulagu, le 10 février 1258», miniature extraite de  de Rachīd al-Dīn, 1350,
            Paris, Bibliothèque nationale de France.

28La vie intellectuelle se maintint à Bagdad de manière honorable jusqu’à l’arrivée des Mongols. Hulagu fit un siège devant la ville, en 1258 ; ce fut la fin du califat abbasside. Après Tamerlan, qui entra dans Bagdad en 1393 et en fit une ville provinciale, il faudra attendre 1534, et la prise de Bagdad par Soliman le Magnifique, pour que la ville et la région renaissent dans nouvelle vie politique, à l’intérieur du grand Empire ottoman.

Notes
1.

Rodinson, 1997, p. 14-17.

2.

Miquel, 2001, p. 162-163.

3.

Rodinson, 1997, p. 15.

4.

Sourdel, 1999.

5.

Prémare, 2002, p. 326 où il paraphrase l’historien arabe.

6.

Ibn Khaldūn, VI, 18, p. 803-804.

7.

Nau, 1929, p. 283-284 ; cf. Hugonnard-Roche, 1991, p. 197.

8.

Voir Assemani, 1719 [réimpr. 1975], p. 64 et 521.

9.

Hugonnard-Roche, 1993, p. 20-21 ; Gutas, 1993, p. 43, n. 64.

10.

Prémare, 2002, p. 385.

11.

Jacquart et Micheau, 1990, p. 58-59.

12.

Nau, 1910, p. 250.

13.

Ibn Khaldūn, VI, 18, p. 804. Cf. Urvoy, 1996, p. 73-74.

14.

Ibn Khaldūn, VI, 43, p. 975.

15.

Urvoy, 1996, p. 67-92.

16.

Cité par Gutas, 1993, p. 44 ; cf. Bergsträser, 1932.

17.

Kraus, 1986, p. 277.

18.

Vajda, 1989, p. 99.

19.

Ibn Djubayr, 1995, p. 251.

Appendix A Bibliographie

  1. Assemani, 1719 : Giuseppe Simone Assemani, Bibliotheca orientalis, I, Rome ; réimpr. Hildesheim, 1975, p. 64 et 521.
  2. Bergsträser, 1932 : Gotthelf Bergsträser, Neue Materialien zu unain ibn Is āq’s Galen-Bibliographie, Leipzig.
  3. Burnett, 1993 : Charles Burnett (éd.), Glosses and Commentaries on Aristotelian Logical Texts. The Syriac, Arabic and Medieval Latin Texts, Warburg Institute Surveys and Texts, XXIII, Londres.
  4. Dodge, 1970 : Bayard Dodge (éd.), The Fihrist of al-Nadīm. A Tenth-Century Survey of Muslim Culture, vol. 2, New York-Londres.
  5. Gutas, 1993 : Dimitri Gutas, « Aspects of Literary Form and Genre in Arabic Logical Works », in Burnett, 1993, p. 29-76.
  6. Hugonnard-Roche, 1991 : Henri Hugonnard-Roche, « L’intermédiaire syriaque dans la transmission de la philosophie grecque à l’arabe : le cas de l’Organon d’Aristote », Arabic Sciences and Philosophy, 1, p. 187-209.
  7. Hugonnard-Roche, 1993 : H. Hugonard-Roche, « Remarques sur la tradition arabe de l’Organon d’après le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale, ar. 2346 », in Burnett, 1993, p. 19-28.
  8. Ibn Djubayr, 1995 : Ibn Djubayr, Relation des péripéties qui surviennent pendant les voyages (Irak), in Voyageurs arabes, trad. de l’arabe par P. Charles-Dominique, Paris, p. 237-274.
  9. Ibn Khaldūn, 1997 : Ibn Khaldūn, Al-Muqaddima (« Discours sur l’Histoire universelle »), nouvelle trad. par V. Monteil, 3e éd., Arles.
  10. Jacquart et Micheau, 1990 : Danielle Jacquart et Françoise Micheau, La Médecine arabe et l’Occident médiéval, Paris.
  11. Kraus, 1986 : Paul Kraus, Jābir ibn ayyān. Contribution à l’histoire des idées scientifiques dans l’Islam, Paris.
  12. Miquel, 2001 : André Miquel, La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du xi e  siècle, Paris.
  13. Nau, 1910 : François Nau, « La cosmographie au vii e siècle chez les Syriens », Revue de l’Orient chrétien, 15.
  14. Nau, 1929 : Fr. Nau, « L’araméen chrétien (syriaque). Les traductions faites du grec en syriaque au vii e siècle », Revue de l’histoire des religions, XCIX, 2/3.
  15. Prémare, 2002 : Alfred-Louis De Prémare, Les Fondations de l’Islam. Écriture et histoire, Paris.
  16. Rodinson, 1997 : Maxime Rodinson, « ‘Abbāssides », Dictionnaire de l’Islam, in Encyclopaedia Universalis, Paris.
  17. Sourdel, 1999 : Dominique Sourdel, L’État impérial des califes abbassides, viii e -x e  siècle, Paris.
  18. Urvoy, 1996 : Dominique Urvoy, Les Penseurs libres dans l’Islam classique, Paris.
  19. Vajda, 1989 : Georges Vajda, Sages et penseurs séfarades de Bagdad à Cordoue, Paris.
  20. Wright, 1894 : William Wright, A Short History of Syriac Literature, Londres ; réimpr. Amsterdam, 1966.