Teresa Castro

1inscription des savoirsvisualisationimage matérialité des savoirssupportsupport de communicationfilm typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesgéographie humaine construction des savoirspolitique des savoirsmécénatConstituées de 4 000 plaques stéréoscopiques, 72 000 plaques autochromes et 183 000 mètres de film (équivalant à plus de 100 heures de projection), les Archives de la Planète [ADLP] furent imaginées en 1909 par l’homme d’affaires et philanthrope français Albert Kahn. Dirigées à partir de 1912 par le géographe Jean Brunhes, elles réunissent des images concernant une cinquantaine de pays dans tous les continents, sauf l’Océanie. Si leurs dizaines de milliers d’autochromes constituent aujourd’hui la plus grande collection au monde d’images réalisées par ce procédé, leur fonds filmique n’est pas de moindre importance. Il se présente pour sa plus grande part sous la forme de rushes (séquences brutes non montées), tournées par plusieurs opérateurs au service de Kahn. À ces prises de vue s’ajoutent presque 17 000 mètres de pellicule achetés aux sociétés Gaumont et Pathé, se rapportant à des événements ou des pays absents du fonds des ADLP. Ces images accomplissent le dessein ambitieux de Kahn : « Fixer une fois pour toutes des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps1. »

2pratiques savantespratique intellectuellecomparaison typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnologieBien qu’originale, et par endroits éludant encore le regard des historiens, l’entreprise documentaire d’Albert Kahn est animée par une conscience historique en accord avec le mouvement de constitution des archives modernes2. Les autochromes, les films et les plaques stéréoscopiques étaient rassemblés pour leur intérêt en tant que documents, répondant à ce qu’on identifie en 1913 comme le « goût du public moderne pour l’information précise et le document vécu3. » L’apport original du projet se situe au niveau de sa dimension à la fois pionnière et utopique : constituer les archives du futur, celles où la vie livrera ses secrets, mais aussi agir sur le cours de l’histoire, servir le pacifisme et le progrès social, voire influencer les opinions4. Dans le seul texte que Kahn nous ait laissé, un opuscule intitulé Des droits et des devoirs des gouvernements 5, rédigé pendant la Première Guerre mondiale, il devient clair que la principale préoccupation du philanthrope est désormais celle d’œuvrer à la paix universelle. Dans la vision de Kahn, les images documentaires des ADLP ne peuvent que contribuer à la coopération internationale entre les peuples. Ce projet est, par ailleurs, indissociable de la dizaine de fondations financées par le banquier et de son effort monumental de mise à disposition de moyens6.

3Le but de ce texte est de décrire l’organisation et la matérialité des ADLP, en évoquant leur mode de fonctionnement, les opérateurs à leur service et la réception de leurs images pendant la période d’activité des archives. Pour ce faire, il faut avant tout rappeler très brièvement les principes qui ont présidé à leur genèse et à leur constitution. Cet effort passe nécessairement par les figures d’Albert Kahn et de Jean Brunhes.

L’architecte et le maître d’œuvre : Albert Kahn et Jean Brunhes

4construction des savoirspolitique des savoirssecret« Autoritaire », « secret », « maniaque » : voilà comment a pu être décrit Albert Kahn 7. Le financier est un homme discret, qui évite à tout prix les nombreuses caméras qui l’entourent. Cette réserve va lui valoir la réputation d’un homme « mystérieux » (célibataire, il manifeste, par ailleurs, un certain besoin de solitude) et « insolite » (végétarien, abstinent, non-fumeur), plongeant son œuvre dans une obscurité relative après sa mort.

5Né en 1860 à Marmoutier (Bas-Rhin), dans une famille de commerçants juifs, Albert Kahn (né Abraham Kahn) émigre à Paris en 1876. C’est là qu’il rencontre trois ans plus tard Henri Bergson : voulant préparer ses baccalauréats ès lettres et ès sciences, il cherche un précepteur auprès de l’Institution Springer, qui lui recommande son ancien élève, d’à peine un an son aîné. Albert Kahn et Henri Bergson deviendront amis et resteront proches jusqu’à la fin de leur vie. Plusieurs œuvres et initiatives de Kahn, parmi lesquelles les ADLP, se feront même avec la participation plus ou moins active du philosophe.

6construction des savoirséconomie des savoirsfinancementEmployé dans la banque des frères Charles et Edmond Goudchaux, Albert Kahn se fait vite remarquer par ses talents financiers. En 1898, après avoir fait fortune grâce à la spéculation sur les actions des sociétés d’exploitation du diamant et de l’or d’Afrique du Sud, il crée sa propre maison bancaire. Trois ans auparavant, il s’était installé à Boulogne, dans la banlieue de Paris, où il commence la constitution de son fameux jardin. Le jardin dans sa globalité – où coexistent harmonieusement modèles français, anglais, japonais, forêt vosgienne et forêt de cèdres – donne corps à l’utopie d’Albert Kahn. Cette utopie, dédiée au rapprochement entre les peuples, inclut la création de bourses de voyage pour des jeunes agrégés (les bourses « Autour du Monde »8), la fondation de diverses sociétés et cercles de débat (parmi lesquels le Comité national d’études sociales et politiques9), le financement d’une activité éditoriale prolifique10 et la création des ADLP. Déjà en 1887, Kahn avait confié à son ami Bergson qu’il souhaitait alterner sa vie d’affaires avec d’autres occupations11. Quelques années plus tard, le temps d’amorcer son projet humaniste, pacifiste et universaliste était enfin arrivé. Même après la crise financière de 1929 qui provoque sa faillite, la priorité de Kahn restera de sauver son œuvre. Pris, néanmoins, dans une spirale vertigineuse d’endettement, le financier verra ses biens saisis et mis aux enchères publiques en 1933 et 1934. La propriété de Boulogne est rachetée par le département de la Seine, qui autorise néanmoins le banquier à rester dans sa demeure. Il s’y éteint en 1940, quelques mois après l’occupation de Paris.

7C’est en 1912 qu’Albert Kahn demande à Emmanuel de Margerie, géologue, de trouver pour la charge de directeur des ADLP « un homme actif, suffisamment jeune, habitué à la fois aux voyages et à l’enseignement et d’une compétence reconnue comme géographe12 ». Margerie lui recommande Jean Brunhes, qu’il contacte au nom du banquier, en lui présentant le projet dans les termes suivants :

inscription des savoirsgenre éditorialinventaire Monsieur Kahn voudrait constituer, pendant qu’il en est temps encore, ce qu’il appelle les « Archives de la Planète », c’est-à-dire faire procéder à une sorte d’inventaire photographique de la surface du globe occupée et aménagée par l’Homme, telle qu’elle se présente au début du xx e siècle 13.

8typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesgéographie humaine Brunhes accepte l’invitation, qui est accompagnée par la création et le financement d’une chaire de Géographie humaine au Collège de France. Né à Toulouse en 1869, Brunhes est un éminent représentant de l’élite civile et intellectuelle de la Troisième République. Catholique social engagé, il commence sa carrière comme professeur à la Faculté de Fribourg, en Suisse. En 1902, il publie sa thèse sur l’irrigation (L’Irrigation. Ses conditions géographiques, ses modes et son organisation dans la péninsule Ibérique et dans l’Afrique du Nord) et, en 1910, son œuvre capitale, La Géographie humaine 14. Élève de Paul Vidal de La Blache, il subit l’influence de Friedrich Ratzel, dont il suit les séminaires en Allemagne.

9pratiques savantespratique artistiquephotographie acteurs de savoircommunautécomitéAyant accepté l’offre de Kahn, Brunhes commence dès mai 1912 à mettre en place les ADLP. Il constitue un comité scientifique, composé entre autres du philosophe Henri Bergson, du linguiste Ferdinand Brunot, du médecin Jean-Baptiste Charcot, du géologue Emmanuel de Margerie, du géographe Paul Vidal de La Blache et, évidemment, d’Albert Kahn lui-même. En l’absence de documentation, on en sait très peu sur le rôle effectif de ce comité. Ce qui demeure certain, c’est que le géographe est, avec Kahn, la figure fondamentale des ADLP. Car, depuis la formation des archives, c’est Jean Brunhes qui organise et prépare soigneusement les missions des opérateurs à son service, en s’occupant des démarches nécessaires auprès des régions et des pays à visiter et en organisant avec eux des réunions préparatoires. Fonctionnant un peu comme des cours intensifs de géographie humaine, ces réunions s’appuient sur une documentation extensive, comprenant cartes, livres de géographie, guides de voyage et images photographiques. Brunhes offrait un exemplaire de son livre La Géographie humaine aux hommes attachés à son service : les principes théoriques des missions des ADLP sont fondés sur cet ouvrage. Dans ce livre, il avait procédé à une classification des faits géographiques qu’il essayait d’inculquer rapidement aux opérateurs. Il leur demandait de porter attention à l’environnement et à l’habitat des gens, ainsi qu’aux scènes de la vie quotidienne. C’est toutefois Albert Kahn qui complète en mai 1913 un court Programme photographique et cinématographique, simple répertoire des sujets à enregistrer, et qui servira d’aide-mémoire aux opérateurs15.

10pratiques savantespratique discursivedescription espaces savantscirculationexpéditionD’après plusieurs témoignages, Kahn aurait un rôle prépondérant pour les missions et les sujets à filmer ou à photographier, tandis que Brunhes organiserait les missions (obtention de visas, rédaction de lettres de recommendation, etc.). Étant donné la présence de ce dernier, il semble néanmoins fondamental, pour mieux comprendre la démarche et les images des ADLP, de prendre en ligne de compte la géographie du tournant du siècle et de discuter la méthode géographique du géographe toulousain. Inscrite dans la tradition vidalienne de la recherche sur le terrain, le but de cette méthode était de constituer une « vue raisonnée » ou « description explicative » de la surface terrestre16. Celle-ci consistait en la traduction en mots et en images du travail d’observation directe effectué par le géographe. En vue de cet objectif, Brunhes n’hésite pas à se servir de la photographie, qu’il préfère aux croquis, autant dans sa pratique de terrain que pour les illustrations de ses œuvres. Il s’agit de mettre l’image photographique au service de la description : « d’abord, simple itinéraire à fin utilitaire et pratique, la description s’élève et tend à devenir de plus en plus une description complète, rationnelle, en prenant une forme explicative17 ». Dans le domaine de la géographie, la photographie constitue, avec la carte, et cela depuis les dernières années du 1899xix e siècle, la base d’un enseignement soutenu par l’image. Pendant sa carrière, Brunhes consacre plusieurs articles aux procédés photographiques. En 1900, le premier numéro de la revue Études géographiques inclut ainsi une étude sur les possibles usages scientifiques de la photographie stéréoscopique ; et si la thèse de Brunhes sur l’irrigation comporte déjà 45 photographies en 1902, la troisième édition de La Géographie humaine (1925) inclut un troisième tome avec 278 illustrations, dont 265 photographies. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater l’importance accordée par le géographe à la collection d’autochromes des ADLP, qu’il utilise notamment pour illustrer ses séminaires au Collège de France. Le procédé, dont le brevet avait été déposé en 1903 par Auguste et Louis Lumière, permet, à travers le filtrage trichrome de la lumière, d’obtenir des photographies en couleurs sur plaques de verre. Les images obtenues ne sont pas reproductibles sur papier, et le support verre se révèle assez fragile. Pourtant, et malgré les inconvénients de transport et la longueur du temps de pose exigé par les autochromes, leur richesse de détails justifie pour Brunhes l’investissement. Le cinématographe, capable de reproduire le mouvement, « c’est-à-dire le rythme de la vie18 », vient compléter, dans le cadre des ADLP, les images statiques.

11pratiques savantespratique intellectuellecomparaison pratiques savantespratique intellectuelleobservationLa méthode géographique de Brunhes repose donc sur un « parti pris du visible19 ». La rationalité observatrice, descriptive et comparative qui préside à sa démarche s’appuie sur la documentation visuelle, à laquelle elle accorde une place fondamentale. Sa méthode semble être en parfait accord avec quelques thèmes caractéristiques de la géographie française du tournant du siècle. L’on reconnaît dans le travail de Brunhes l’idée de l’unité du monde (si fondamentale pour les ADLP elles-mêmes) : récemment uniformisé par la standardisation du temps et de l’espace, le monde est devenu plus petit, plus facilement parcourable et accessible – plus facilement archivable. En second lieu, le travail du géographe toulousain entend rendre le monde visible et intelligible, c’est-à-dire « connaître et faire connaître20 ». Et c’est pour mener à bien cette tâche immense qu’il utilise la photographie et le cinématographe. Enfin, en mettant à l’œuvre le dessein ambitieux d’Albert Kahn, Brunhes témoigne de l’état de ce monde à la merci des changements rapides, brutaux et irréversibles entraînés par ce véritable phénomène de mondialisation. Dans le cadre des ADLP, ce témoignage combine « le désir de voir le monde et de le parcourir », avec « la volonté de témoigner sur un plan moral et politique »21 – intention que l’on trouve à l’origine de tous les projets du mécène.

Le fonctionnement des Archives et les opérateurs à leur service

12matérialité des savoirssupportsupport de communicationjournal espaces savantscirculationvoyageEn 1908, Albert Kahn entreprend le tour du monde, accompagné de son jeune chauffeur, Albert Dutertre. Après une formation rapide auprès d’un professeur en pharmacie (il n’existe pas d’école de photographie à cette époque) et chez Pathé, ce dernier prendra au cours du périple environ 3 000 plaques stéréoscopiques (comprenant des stéréoscopies autochromes) et 2 000 mètres de film, rédigeant, par ailleurs, un précieux journal de voyage. Dans ce journal, Dutertre mentionne un phonographe-enregistreur à cylindres, qu’il essaye de mettre à contribution (sans succès) dès le début du voyage. La pulsion documentaire de Kahn est donc exhaustive, la stéréoscopie capturant le relief du monde, l’autochromie ses couleurs, la cinématographie son mouvement et la phonographie ses sons. À son retour, Kahn recrute le premier opérateur professionnel à son service, le photographe Auguste Léon : celui-ci réalise des autochromes à partir de 1909 et est chargé de créer les laboratoires photographique et cinématographique. Toutefois, la production visuelle de Dutertre ne saurait être négligée : comme le signale Michel Poivert, ce dernier fait preuve d’une forte sensibilité esthétique et technique22.

Figure 1. Voisins de la villa d’Albert Kahn. Carbis Bay, Angleterre, 28 août 1913( ?). Autochrome d’Auguste Léon ( ?), inv. A 69862.
Voisins de la villa d’Albert Kahn. Carbis
            Bay, Angleterre, 28 août 1913( ?). Autochrome d’Auguste Léon ( ?),
            inv. A 69862.

13espaces savantscirculationexpéditionSi les images de Dutertre sont les premières à intégrer le fonds des ADLP, les premières missions sous la direction de Brunhes se déroulent en 1912. Attestant une organisation efficace, en 1913, les opérateurs au service des ADLP avaient déjà visité sept départements français et plus d’une vingtaine de pays étrangers (dont l’Albanie, la Grèce et le Luxembourg en Europe, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie en Afrique du Nord, et la Chine, l’Inde, la Mongolie, le Pakistan et le Sri Lanka en Asie). Il semble pourtant qu’il n’ait jamais existé un programme concernant les différentes étapes à franchir et/ou les pays du monde à parcourir. Si l’occasion se présentait, une mission pouvait avoir lieu, la décision revenant, en dernière instance, à Albert Kahn, le banquier prenant en charge le financement des missions (après analyse d’un budget prévisionnel fourni par Brunhes). Si certaines missions à l’étranger ont été motivées par des bouleversements politiques (comme la mission de Passet au Maroc en 1912, à l’occasion de l’établissement du protectorat français), d’autres sont justifiées par des événements particuliers (comme le jubilé du Maharadjah de Kapurthala, documenté par Roger Dumas en 1927). D’autres encore profitent de projets extérieurs aux ADLP, associant les opérateurs de Kahn à des délégations diplomatiques ou scientifiques (ainsi pour le voyage de Frédéric Gadmer en Afghanistan, en 1928, à l’occasion d’une mission d’étude confiée au cabinet de Michel Clemenceau). Enfin, quelques missions sont parfois suscitées par des personnes extérieures aux Archives, comme le père Aupiais, de la Société des missions africaines de Lyon (mission au Dahomey, actuel Bénin, en 1930). Les projets comportant des aspects commerciaux sont systématiquement écartés : le principal était d’avancer avec cette « sorte d’inventaire photographique de la surface du globe occupé23 » si cher à Albert Kahn. Mais qui étaient ces hommes au service du mécène et que savons-nous sur le déroulement de leurs missions et le fonctionnement pratique des ADLP ?

14Entre 1912 et 1932, plus d’une dizaine d’opérateurs arpentent régulièrement la France et le monde pour le compte d’Albert Kahn :

15Auguste Léon (1857-1942), né à Bordeaux, ce photographe est le premier opérateur « professionnel » au service de Kahn pour qui il travaille entre 1909 et 1930. Il accompagne son employeur en Amérique du Sud en 1909, où il prend de nombreux clichés stéréoscopiques et s’essaie aux plaques autochromes. Ses missions le conduisent en Scandinavie, en Turquie, ou encore en Égypte. Il réalise aussi des missions en France et photographie les propriétés de Kahn, à Boulogne et au Cap Martin. Dans le studio du laboratoire de Boulogne, il réalise le portrait de nombreuses personnalités de l’époque. Par ailleurs, il gère à partir de 1909 le laboratoire photographique et cinématographique des ADLP, se présentant comme son « directeur » après la guerre. Si, dans un premier temps, il s’occupe, avec Georges Chevalier, du développement des prises de vue et de la gestion du stock, dans les années 1920, il est en charge de la gestion technique du laboratoire (commandes de consommables et de matériels, réparations) ainsi que du personnel (avance sur paiement mensuel, liens entre les opérateurs et Brunhes, recrutement ; etc.).


16Stéphane Passet (1875- ?), né à Thiers (Puy-de-Dôme), engagé volontaire pendant quinze ans (1895-1910), Passet travaille comme opérateur photographique et cinématographique pour les ADLP sur deux périodes : entre 1912-1919 et 1929-1930. Avant son embauche, sa femme tient une boutique d’appareils photographiques à Clermont-Ferrand. Pour le compte des ADLP, il réalise des missions en France, en Europe, en Afrique du Nord et en Asie, le déplacement qu’il effectue en Chine en 1912 constituant la première mission à l’étranger organisée par Brunhes. Les lettres qu’il adresse à Albert Kahn et à Jean Brunhes au cours de ses premières missions constituent des aperçus précieux sur leur déroulement. Il interrompt son travail pour la collection en 1919, réalisant, avant son retour en 1929, deux films de fiction : La Belle au bois dormant (film en relief, 1922) et La Damnation de Faust (film en relief, 1925). Nous ne possédons aucune information sur les activités de Passet après son départ des ADLP.

17Georges Chevalier (1882-1967), formé à la photographie par Auguste Léon, entre au service des ADLP fin 1913. Il prend d’abord des plaques autochromes de Paris et des départements ravagés par la guerre, avant de partir en Europe et en Afrique du Nord. Avec Léon, il réalise le portrait des nombreux invités de Kahn à Boulogne. Après la ruine du banquier, Chevalier veille sur les collections de plaques et de films. En 1936, il en devient officiellement responsable pour le département de la Seine, nouveau propriétaire de la collection. Avec Marguerite Magné de Lalonde, il continue de photographier et d’organiser des projections de plaques autochromes, y compris pendant la Seconde Guerre mondiale.

Figure 2. Jeunes femmes kurdes. Irak, Mar Yacoub, 11 mai 1927. Autochrome de Frédéric Gadmer, inv. A 54305.
Jeunes femmes kurdes. Irak, Mar Yacoub,
            11 mai 1927. Autochrome de Frédéric Gadmer, inv. A 54305.

18Léon Busy (1874-1951), né à Paris, est polytechnicien. Il fait carrière dans l’armée coloniale, devenant lieutenant de sous-intendance à Hanoi (1915-1917), avant de se consacrer entièrement à la pratique photographique pour le compte du Gouvernement Général d’Indochine (1921-1931). Autochromiste amateur, membre de la Société française de photographie dès 1913 (et récompensé pour ses autochromes en 1914), il est probablement l’inventeur de l’« actinophote » ou « actinomètre », un appareil permettant de mesurer le temps de pose en photographie. Il prend contact avec Jean Brunhes en 1914, se proposant dans une lettre « d’exécuter des vues au cours soit de [son] prochain séjour colonial soit des voyages d’aller et de retour ». Le directeur des ADLP saisit l’opportunité : Busy est un photographe compétent et son statut professionnel signifie que ses frais de vie et transport sont assumés par l’Administration coloniale. Entre 1914-1920, il réalise pour les ADLP des films et des autochromes du Tonkin (actuel Vietnam), du Cambodge, de Ceylan, d’Égypte, de Djibouti, de Grèce, de Turquie et de Bulgarie.

19Paul Castelnau (1880-1944), né à Paris, géographe et ancien élève de Jean Brunhes, Castelnau intègre, pendant la Première Guerre mondiale, la Section photographique de l’armée. Sa collaboration avec les ADLP concerne les années 1917-1919, période pendant laquelle il prend des autochromes des régions dévastées du nord et de l’est de la France. D’autres plaques témoignent de la reconstruction dans la Marne et l’Aisne. Après son départ des ADLP, il reste proche de Brunhes, poursuivant une carrière de cinéaste et d’expert-géomètre. Dans ce contexte, il participe à la première traversée du Sahara en autochenilles (1922-1923). En 1925, il tourne avec Georges Specht La Vie des termites et, pour le compte de la Société de Géographie (et avec Lucien Le Saint), Voyage à la Terre de feu.

20Louis Fernand Cuville (1887-1927), originaire de Bordeaux (comme Chevalier), ce musicien à l’origine intègre, avec Castelnau, la Section photographique de l’armée, dans le cadre d’un partenariat avec Albert Kahn. Entre 1917-1921, il réalise pour les ADLP des plaques du front occidental, ainsi que des autochromes du mont Athos, des Balkans et du Sud-Ouest français. Après guerre, il retourne à Bordeaux, continuant de collaborer occasionnellement avec les archives.

21Lucien Le Saint (1881-1931) est sans doute l’opérateur cinématographique au service des ADLP dont l’activité et le parcours sont les mieux connus. Né à Paris, il s’essaye d’abord comme photographe avant de devenir opérateur d’actualités chez Gaumont. Réformé en 1914, il devient « correspondant de guerre » pour Gaumont, avant d’être mobilisé auprès du Service cinématographique de l’armée en 1917, peu de temps après avoir été recruté par Albert Kahn. Cet opérateur expérimenté est salarié des ADLP jusqu’en 1923 : il participe à de nombreuses missions, en France et à l’étranger, tournant quelques-unes des vues les plus célèbres de la collection (En dirigeable sur les champs de bataille, La pêche à la morue en Terre Neuve). Après son expérience aux ADLP, il sera opérateur chez Pathé News et collabore notamment avec Paul Castelnau au film Voyage à la Terre de feu (1925).

22Frédéric Gadmer (1878-1954), né à Saint-Quentin, Gadmer est ce qu’on pourrait appeler un « photographe professionnel ». Employé à la Maison Vitry (société spécialisée dans l’héliographie) avant la guerre, mobilisé par la Société photographique de l’Armée (pour laquelle il fait des photographies sur le front des Dardanelles et au Cameroun), Gadmer est embauché par Kahn en 1919, après sa démobilisation. Il réalise pour la collection des autochromes et, suite au départ de Le Saint en 1924, des films. Opérateur prolifique, ses missions le conduisent en Europe, au Proche-Orient, au Canada et en Afrique, où il accompagne le père Francis Aupiais au Dahomey (actuel Bénin). Il quitte les ADLP en 1932, travaillant par la suite chez l’éditeur de cartes postales Yvon.

23Camille Sauvageot (1889-1961), né à Irancy (Yonne), Sauvageot travaille dans une banque avant la guerre. Opérateur cinématographique de l’armée en 1917-1918, il travaille avec Le Saint au Centre d’action de propagande contre l’ennemi avant d’entrer au service de Kahn en 1919. Il effectue des missions en Europe, en Afrique du Nord et en Palestine. Entre 1928 et 1929, il teste pour les ADLP le procédé cinématographique de restitution des couleurs « Keller-Dorian ». En 1947, il est l’opérateur de la version couleur de Jour de fête de Jacques Tati, réalisé avec le système de pellicule gaufrée Thomson Color. Il poursuivra sa carrière comme chef-opérateur et responsable de laboratoire.

24Roger Dumas (1891-1972), né à Tours, portraitiste et retoucheur chez un photographe, est engagé aux ADLP en 1920, où il restera jusqu’en 1931. En amont de réaliser une bonne partie des portraits des invités de Kahn et de la Société Autour du Monde, il filme et photographie plusieurs pays européens, ainsi que le Japon et l’Inde. Avec Frédéric Gadmer, Stéphane Passet et Camille Sauvageot, il partage la double compétence d’être opérateur photographique et cinématographique. Passionné par le problème de la restitution des couleurs, il fait, avec Sauvageot, des essais de cinématographie en couleurs avec le procédé Keller-Dorian. Après son départ des archives, en 1931, il essaiera de mettre au point un procédé industriel de cinéma en couleurs, le « Dugromacolor » (un film tourné avec ce procédé, Symphonie Provençale, est présenté au public en 1948).

25En amont de ces hommes, d’autres noms s’ajoutent à la liste : Jacques Gachet (1881-1948, diplomate et professeur à l’Université de Pékin au moment où Kahn fait son tour du monde) ; Cesare Calciatti (1885-1929, géographe, élève et assistant de Jean Brunhes à l’Université de Fribourg) ; André Bernardel (1888-1918, violoncelliste de métier. photocombatant amateur) ; Maurice Délécaille (19181859-1918, autochromiste médical et scientifique, membre de la Société française de photographie à partir de 1903) ; Léonard Lachalarde (1881-1964, autochromiste) ; Aimé Piednoir (1898-1979, projectionniste et autochromiste) ; Étienne Chastenet (1882- ?, photocombattant amateur) ; Anders Beer Wilse (1865-1949, photographe norvégien) ; Emmanuel Ventujol (photographe et cinéaste) ; Daniel Quintin ; un certain E. Colliot (cinéaste), Daniau (cinéaste) ou encore J. Vermeulen (cinéaste). Avec la géographe Mariel Jean-Brunhes-Delamarre (1905-2001), qui réalise des prises de vue cinématographiques lors d’une mission au Canada en 1927-1928 en compagnie de son père, les anciennes boursières « Autour du Monde » Marguerite Mespoulet (1880-1965) et Madeleine Mignon (1882-1976) sont les seules femmes à avoir réalisé des images pour les ADLP (en l’occurrence des autochromes pris en Irlande en 1913). Le célèbre photographe-explorateur Jules-Gervais Courtellemont (1863-1931) collabore, lui aussi, avec les ADLP 24, tout comme le biologiste et pionnier du cinéma scientifique Jean Comandon (1877-1970), qui travaille dans le laboratoire de biologie que Kahn met à sa disposition dans sa propriété de Boulogne entre 1927-1932, et qui constitue un volet important du projet du banquier25.

26acteurs de savoirstatutamateurPhotographes et opérateurs professionnels ou amateurs, géographes, hommes de l’armée, musiciens, aventuriers : les données biographiques sur les hommes au service d’Albert Kahn demeurent fragmentaires. Par quels canaux sont-ils recrutés aux ADLP ? Par annonce ou par cooptation (de toute évidence, plusieurs opérateurs sont issus de la Section photographique et cinématographique de l’armée, avec qui Kahn collabore à partir de 1917) ? Perçoivent-ils un salaire ou sont-ils payés « à la mission » ? L’absence de documentation laisse le chemin ouvert à la spéculation.

27pratiques savantespratique corporelleperceptionvision pratiques savantespratique corporelleCe que nous savons, c’est que l’idée initiale de Brunhes, formulée dans une lettre adressée à Albert Kahn en janvier 1913, était de recourir techniquement aux services d’une firme commerciale (il mentionne Gaumont), capable d’assurer les opérateurs et le matériel technique nécessaires. Cette option, jugée d’abord plus économique par le géographe, devait permettre de concentrer l’investissement sur le recrutement d’un personnel scientifique, censé accompagner les opérateurs dans leurs missions. Pourtant, Brunhes renonce rapidement à cette idée : soucieux de garantir la cohérence du fonds, il préfère constituer un corps particulier d’opérateurs, qu’il accompagne de près. Seules deux missions, effectuées en 1912, ont effectivement réuni un opérateur et un « chargé d’études », l’une d’elles étant confiée au géographe, élève et disciple de Brunhes, Cesare Calciatti. À partir de 1913, Brunhes devient le seul responsable scientifique des ADLP : quand il ne peut pas accompagner les opérateurs lui-même, il s’occupe de leur préparation, en tâchant de « former leur regard ». Les opérateurs prennent eux-mêmes des notes sur le terrain, remplissant à leur retour des fiches descriptives. Celles-ci listent (pour ce qui est des autochromes) la date du cliché, le nom de l’opérateur, la région et le lieu où fut prise l’image, le sujet du cliché, ainsi que le numéro du catalogue d’entrée et le numéro et titre de la boîte où furent stockées les autochromes. Malheureusement, ces fiches n’ont jamais été remplies de façon systématique et exhaustive. Peu de temps après avoir assumé la direction des ADLP, Jean Brunhes note dans une lettre adressée à Kahn quelques suggestions sur les voyages à entreprendre par Auguste Léon. On comprend à quel point la démarche géographique est importante pour évaluer les images réalisées par les opérateurs. Il y écrit :

construction des savoirspolitique des savoirsgestionprojetProjet A – Nord de l’Île de France et région du Valois. Zone très importante au point de vue humain et même au point de vue de l’art (Senlis). Région de grande culture perfectionnée, culture betteravière : en ce moment on fait les grands labours avec de superbes attelages de bœufs charolais (en certains cas, attelages de huit bœufs, c’est superbe !). Ainsi que vous me le disiez l’autre jour, il faudrait prendre cela au cinématographe. Léon, que j’ai interrogé, est tout prêt à se charger de cette petite expédition photographique et cinématographique26.

28typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesgéographie humaineSi les indications de Brunhes s’inspirent clairement des principes de la géographie humaine, elles ne constituent pas un modèle rigide. Commentant avec Kahn une mission de Stéphane Passet, envoyé au Maroc en 1912, le géographe observe :

Il est bien convenu que les indications que j’ai données à M. Passet doivent lui servir à titre d’inspiration ; ce sont là des conseils généraux qui sont destinés, dans ma pensée, à nous permettre de faire coopérer des voyageurs des différentes parties du monde à une entreprise commune, mais il va sans dire que ce n’est pas là une sorte de règle limitative. M. Passet doit avoir l’œil toujours ouvert et prendre tout ce qui lui paraîtra de quelque intérêt ; plus il manifestera d’initiative réfléchie, et plus nous serons satisfaits de ses services27.

29Les opérateurs s’efforcent néanmoins de respecter les consignes fournies par le géographe. Dans une lettre adressée par Léon à Brunhes, l’opérateur signale qu’« en ce qui concerne l’aspect des pays que je traverse, je fais mon possible pour en donner une idée, ainsi que des villages, et lorsque c’est possible, de leurs habitants28 ». Passet est lui aussi particulièrement attentif aux recommandations de Brunhes. Lors d’un séjour à Pékin en 1912, il précise :

acteurs de savoirémotioncuriositéDepuis que je suis à Pékin, j’ai consacré mes premières journées à prendre les curiosités de la ville qui sont nombreuses et intéressantes. J’ai parcouru une partie des temples, j’en ai pris l’aspect extérieur et intérieur de façon que l’on puisse très bien se rendre compte de ce que je vois [...]. J’ai commencé mes pérégrinations en dehors de la ville, où je trouve également quantité de clichés à faire. Si ce n’est pas une pagode, c’est une maison chinoise en boue, ou bien des Chinois travaillant leur terre, ou des types intéressants. Dans les villages, je rencontre des Chinois en train de défaire le grain de l’épi au moyen d’un rouleau en pierre traîné sur la paille par un cheval ou un âne. Un peu plus loin, c’est le moulin à farine, où le grain est écrasé entre deux pierres plates actionnées par un animal (cheval ou âne) ; les instruments pour séparer la farine du son ; puis toujours en marchant, des jardiniers dans leurs jardins cultivant les aubergines, concombres, citrouilles, etc. ; des travailleurs plantant un tubercule dont depuis deux jours je ne puis savoir le nom, mais que j’aurai29.

30pratiques savantespratique rituellerite funéraireDémontrant à quel point il avait été sensible aux enseignements de Brunhes et aux recommandations de Kahn, Passet poursuit, en relatant comment il a photographié une inhumation dans un cimetière chinois, ainsi que différentes activités économiques locales. Parmi les sujets à cinématographier cités dans le court Programme cinématographique rédigé par le géographe en février 1913 (voir supra), se trouvent, effectivement, les « enterrements », les « instruments de labour », les « métiers manuels » ou les « industries locales ». Lors d’une mission en Inde en 1914, Passet notera ainsi avec soin les nombreuses étapes d’une crémation hindoue. Il conclut sa lettre en remarquant : « Il y a beaucoup d’Européens en voyage ici, mais pas un ne va voir ces choses-là. Ils ne voient que le beau côté des choses et ce n’est pas le plus intéressant30. » Il fait écho aux mots déjà cités de Jean Brunhes :

Certes, il ne fallait pas négliger l’œuvre des hommes, sous forme d’art, de monuments civils ou religieux ; mais plus encore que l’exceptionnel, ce qui devait capter l’attention des opérateurs, c’était essentiellement le type courant, le quotidien, l’homme dans son cadre de vie, dans ses activités rurales et citadines, dans ou devant sa maison, avec les outils de son métier, en tenue de travail ou de fête (costume toujours pris de face et de dos : le document complet)31

31pratiques savantespratique intellectuelledocumentationSoumises à une rationalité scientifique et à une pulsion documentaire, les images des ADLP ne cherchent ni le pittoresque ni l’accidentel. Plus qu’un opérateur, Passet est un « scientifique » au service des idéaux positivistes de Brunhes et utopiques de Kahn. Dans son souci documentaire, il rédigera même, lors d’un voyage en Mongolie en 1913, deux courtes notices à leur attention, l’une portant sur des aspects géographiques et anthropologiques du pays et l’autre sur les lamas mongols.

Figure 3. Tour hindoue à sept étages pour lampes à huile. Inde, Bombay, 16 décembre 1913. Autochrome de Stéphane Passet, inv. A 4363.
Tour hindoue à sept étages pour lampes à
            huile. Inde, Bombay, 16 décembre 1913. Autochrome de Stéphane
            Passet, inv. A 4363.

32pratiques savantespratique lettréecorrespondanceLes lettres des opérateurs nous fournissent d’autres informations sur le déroulement des missions. Passet évoque, par exemple, ses difficultés face à la méfiance des autorités russes ou à la rigidité des autorités anglaises. Afin de faciliter les déplacements de leurs opérateurs, Brunhes et Kahn interviennent dès qu’il le faut auprès des autorités françaises et étrangères. Le géographe s’occupe de toutes les démarches administratives avant le départ des opérateurs, multipliant les contacts auprès des milieux diplomatiques, politiques et universitaires. Malgré tout, ces missions sont de véritables aventures, les opérateurs partant avec plusieurs malles, contenant le fragile matériel de prise de vue, les autochromes et, parfois, une caméra et des bobines de film. Même s’ils emportent avec eux une chambre noire portative, afin de vérifier leur travail en cours de mission, plusieurs clichés et prises de vue se révèlent inutilisables à leur retour. En effet, les difficultés liées aux contraintes techniques des plaques autochromes et des prises de vue cinématographiques étaient nombreuses. Pour ce qui est des premières, et en raison de leur faible sensibilité, il fallait conjuguer un temps de pose suffisamment long avec une bonne luminosité, tout en évitant les flous de bougé. Les autochromes pouvaient aussi se casser pendant le voyage. En ce qui concerne les films, les registres de comptes des métrages tenus par le laboratoire à Boulogne recensent des pertes de pellicule parfois importantes. Gadmer évoque, dans une lettre datée de 1927, quelques-unes des difficultés auxquelles il a dû faire face lors d’une mission à Chiraz : « mon appareil de ciné refuse souvent tout service, poussière et surtout sécheresse de l’air qui brise la pellicule comme du verre ; au moment de me servir d’un magasin, je trouve ma pellicule en deux morceaux32 ! ». À leur retour, les opérateurs faisaient développer leurs images dans le laboratoire de la propriété de Boulogne. Un registre des autochromes (attestant leur numéro d’entrée aux archives, du numéro de la boîte de classement, du nom de l’opérateur, du lieu et du sujet de la plaque) constitue un catalogue précieux des 72 000 photographies appartenant aux ADLP. Après leur développement, les plaques étaient stockées dans des boîtes classées par région. Pour ce qui est des images animées, un répertoire des films positifs et des films négatifs, ainsi que quelques fiches (listant les sujets documentés par les opérateurs, leur date de tournage et le nombre de coupures du film), représentent (avec les registres de comptes des métrages) nos principales sources documentaires. Signalons, par ailleurs, que la plus grande part du fonds filmique se présente sous la forme de séquences brutes non montées, listées dans le répertoire des négatifs. Les quelques films montrés à l’époque (ceux qui se trouvent dans le répertoire des positifs, tirés à partir d’un négatif original) furent parfois accompagnés de cartons (indiquant le lieu et/ou le sujet des prises de vue), dont la rédaction était supervisée par Brunhes. Mais qui a vu, du temps d’Albert Kahn, les images tournées par les opérateurs à son service ?

La réception des images

33Projetées dans le cadre des réunions organisées par Albert Kahn dans sa propriété de Boulogne, ou encore par Jean Brunhes dans le contexte de ses cours et conférences, les images photographiques et cinématographiques des ADLP n’ont que très rarement été vues de leur temps. Pour ce qui est des projections réalisées à Boulogne – dans le cadre des réunions du Cercle « Autour du Monde », ou tout simplement organisées en l’honneur des invités de Kahn –, des registres de projection nous renseignent sur les sujets montrés et les personnes présentes. Les registres des projections d’autochromes couvrent la période du 11 juin 1913 au 6 mars 1930 : ils concernent 833 projections et un total de 75 sujets. Les registres de projections des films ne sont pas exhaustifs pour la période allant de 1913 à 1921 ; ils consignent, pourtant, avec exactitude, les projections tenues entre le 18 mars 1921 et le 28 octobre 1935. Un total de 555 séances et de 173 sujets peut être comptabilisé33.

34Le public des films des ADLP fut donc très limité. Public savant par excellence, il inclut des intellectuels et des figures politiques de l’époque : Rabindranāth Tagore (prix Nobel de Littérature en 1913) et sa famille ; Rudyard Kipling et sa femme ; Vincent Auriol et sa femme ; Mme Dreyfus et ses enfants ; des diplomates et des universitaires étrangers ; des chefs spirituels juifs et catholiques ; des figures militaires, etc. ; Kahn lui-même (ainsi que Brunhes et sa famille) assiste régulièrement aux projections. Parmi les sujets projetés se distinguent (dans le cadre des projections filmiques) les films scientifiques du docteur Jean Comandon (en particulier L’Épanouissement des fleurs, film colorié au pochoir) et des images des régions dévastées prises à la fin de la guerre à partir d’un ballon dirigeable. À partir de 1929, la série d’« essais de cinématographie en couleurs naturelles » réalisés par Camille Sauvageot avec le procédé Keller-Dorian sont eux aussi souvent projetés : il s’agit d’images du coucher du soleil, des jardins d’Albert Kahn à Cap-Martin, des plages dans le Sud, de la Bretagne. Il semble ainsi que les effets de couleur et de lumière soient un critère important présidant au choix des films et des autochromes à être projetés. En effet, de nombreuses projections d’autochromes organisées à Boulogne explore ce genre de phénomène : c’est notamment le cas d’un montage de treize plaques associant les jardins de Kahn à des images de cathédrales, connu comme Effets des cathédrales et des jardins, et projeté 77 fois du 11 octobre 1919 au 12 novembre 1929. Les plaques montrées sont aussi retenues pour leurs sujets : l’architecture et l’art.

35L’exclusivité du public des ADLP ne remet pas en question la valeur pédagogique de ces archives et ne doit pas être mal interprétée. Le projet de Kahn s’adressait, au moins dans l’immédiat, à une minorité, attestant essentiellement une croyance politique dans la formation des « élites », parfaitement fidèle aux valeurs de la iii e République. En dernière instance, le « public » des ADLP devient dès lors beaucoup plus vaste, car elles ont aussi été conçues dans le dessein de témoigner, dans un futur plus ou moins lointain, de l’état du monde au début du xx e siècle.

Le « grand livre du monde »

36espaces savantscirculationvoyageEn se référant aux bourses « Autour du Monde », Henri Bergson, l’ami d’Albert Kahn, dira en 1931 qu’« il s’agissait d’abord, dans la pensée du fondateur, d’ouvrir chaque année à une élite de jeunes maîtres ce que Descartes a appelé “le grand livre du monde”34 ». Nous savons que Kahn croyait ardemment aux capacités formatrices du voyage, dans tout ce qu’il implique d’ouverture au monde et de contact avec les autres. L’on est tenté de dire que les ADLP constituent, elles aussi, une autre figure de ce « grand livre du monde » qui ne serait autre qu’un atlas35. En ce sens, la collection est non seulement une manière de représenter la totalité du monde, mais aussi une façon de donner forme à la pulsion archivistique qui hante les consciences depuis le xix e siècle. Dans les ADLP, les plaques stéréoscopiques, les autochromes et les films ont été rassemblés pour leur intérêt en tant que documents historiques contenant la mémoire d’un monde « dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps36 ». Inventaire séquencé du monde, les ADLP assument le rôle de mémoire photographique et cinématographique du monde, fixant de façon monumentale l’état de la planète au début du xx e siècle.

37Les images photographiques et cinématographiques des ADLP révèlent aujourd’hui toute la valeur de cette collection. Constituant un témoignage unique sur un monde à jamais disparu, elles représentent un extraordinaire portrait de la planète en tant qu’unité, s’inscrivant dans une histoire plus vaste, liée aux diverses modalités figuratives d’un regard totalisant sur l’espace du monde. À cet égard, les ADLP sont bien un produit de leur temps et du mouvement inédit de mondialisation qui l’accompagne, gardant les traces hétérogènes de ce phénomène complexe. En même temps, ces archives profitent et participent du rétrécissement de l’espace et du temps, facilité par les mêmes moyens de transport et de communication qui le stimulent. Dans une lettre adressée à Brunhes en 1912, Kahn lui signale, à propos de son activité, que :

Les études sur place me paraissent être le seul moyen de faire de la vraie géographie. Elles prendront toute leur valeur et produiront leur plein effet le jour où ainsi toute notre petite planète vous sera devenue familière37.

38Derrière l’énonciation affectueuse d’Albert Kahn, la formule « notre petite planète » semble contenir toute la philosophie du projet. Il est bien connu que le mécène, qui avait lui-même effectué ses tours du monde, croyait ardemment aux capacités formatrices du voyage, la photographie et le cinématographe venant combler ce désir de voir et de donner à voir le monde dans son unité. Autant la photographie que le cinématographe permettent à Albert Kahn de réaliser l’ambition de décrire toutes les contrées de la Terre. Cette ambition a un but, non seulement documentaire, mais aussi conciliatoire. En nous révélant l’habitat et le quotidien des hommes sur l’ensemble de la planète, les images des ADLP veulent ainsi nous dévoiler l’universalité des gestes, la similarité essentielle des modes de vie. Le projet utopique de Kahn s’appuie sur l’image indicielle, qu’elle soit fixe ou en mouvement, en couleurs ou en noir et blanc, parce qu’il la croit capable de rendre visible l’idée d’un monde réconcilié de ses différences insurmontables. La photographie et le cinématographe deviennent ainsi l’instrument et le langage de l’utopie : mise à plat sur la surface sensible de ces supports, défilant devant les yeux de l’homme, notre planète n’avait jamais été si petite.

Notes
1.

Emmanuel de Margerie, lettre à Jean Brunhes, 26 janvier 1912. Archives nationales, fonds privé Jean Brunhes, 615 AP 102.

2.

Et partageant des points communs avec d’autres entreprises de la même époque, comme les Archives de la Parole. À ce propos, voir Castro, 2017.

3.

Coustet, 1913.

4.

Sur les usages politiques des ADLP et leur articulation entre documentation et propagande, voir Sigaud, 2019.

5.

Kahn, 1918.

6.

Sur les fondations d’Albert Kahn, voir Corneloup 2015.

7.

Borde, 1983, p. 37.

8.

Administrées par la Sorbonne, les bourses « Autour du Monde » se destinaient à de jeunes agrégés, français et étrangers, qui, avant le début de leur carrière, souhaitaient voyager autour du monde (le recrutement s’élargit aux jeunes femmes en 1905). Pour les lauréats, auxquels seul un rapport final était demandé, un voyage de presque quinze mois représentait la possibilité d’enrichir leur expérience personnelle.

9.

Le CNESP fonctionnait comme un forum bimensuel, avec une cinquantaine de membres permanents, originaires des élites politiques et administratives de l’époque, et se dédiant à l’étude des questions d’ordre social et politique d’intérêt général. Les séances du CNESP ont lieu à la Cour de cassation de Paris jusqu’en 1931.

10.

Jusqu’en 1931, Kahn va financer pas moins de quatorze bulletins et revues d’information, parmi lesquels des quotidiens et des hebdomadaires.

11.

Cœuré et Worms, 2003, p. 76.

12.

Emmanuel de Margerie, lettre à Jean Brunhes, 26 janvier 1912. Archives nationales, fonds privé Jean Brunhes, 615 AP 102.

13.

Beausoleil et Delamarre, 1993, p. 91.

14.

Brunhes, 1910.

15.

Programme photographique et cinématographique dont la première version a été rédigée par Jean Brunhes puis complétée par Albert Kahn, document dactylographié, mai 1913. Archives nationales, fonds privé Jean Brunhes, 615 AP 103.

16.

Robic, 1993, p. 109.

17.

Brunhes, cité dans Robic, 1993, p. 125.

18.

Ibid., 1993, p. 125.

19.

Robic, 1993, p. 136.

20.

Besse, 2005, p. 6.

21.

Ibid., p. 10.

22.

Poivert, 2019.

23.

Emmanuel de Margerie, lettre à Jean Brunhes, 26 janvier 1912. Archives nationales, fonds privé Jean Brunhes, 615 AP 102.

24.

Sur Courtellemont et les ADLP, voir Boulouch, 2019.

25.

Sur le laboratoire de biologie, voir Herve, 2015.

26.

Note de Jean Brunhes à Albert Kahn, non datée. Photocopie aux AAK, original non localisé.

27.

Lettre de Jean Brunhes à Albert Kahn, datée du 15 mai 1912. Photocopie aux AAK, original non localisé.

28.

Lettre d’Auguste Léon à Jean Brunhes, Louxor, 27 janvier 1914. Photocopie aux AAK, original non localisé.

29.

Lettre de Stéphane Passet à Jean Brunhes, Pékin, 28 juin 1912. Photocopie aux AAK, original non localisé.

30.

Lettre de Stéphane Passet à Jean Brunhes, Agra, 11 janvier 1914. Photocopie aux AAK, original non localisé.

31.

Brunhes, cité dans Bonhomme et Delamarre, 1993, p. 202.

32.

Lettre de Frédéric Gadmer à Jean Brunhes, Chiraz, 16 septembre 1927, AAK, original non localisé.

33.

Leclercq, 1995, p. 198.

34.

Bergson, 1931, p. iii-iv.

35.

Castro, 2011, p. 176-191.

36.

Emmanuel de Margerie, lettre à Jean Brunhes, 26 janvier 1912. 615 ap 112

37.

Kahn, lettre adressée à Jean Brunhes, cité dans Bonhomme et Delamarre, 1993, p. 183.

Appendix A Bibliographie

Sources
  1. AN : Archives Nationales, fonds privé Jean Brunhes.
  2. AAK : Archives du Musée Albert Kahn.
  3. Jean Brunhes : Autour du monde, regards d’un géographe / regards de la géographie, catalogue d’exposition, Boulogne, Musée Albert Kahn, 1993.
  4. Albert Kahn (1860-1940). Réalités d’une utopie, catalogue d’exposition, Boulogne, Musée Albert Kahn, 1995.
  5. Brunhes, 1910 : Jean Brunhes, La Géographie humaine. Essai de classification positive. Principes et exemples, Paris.
  6. Kahn, 1918 : Albert Kahn, Des droits et des devoirs des gouvernements, Paris.
Autres références
  1. Amad, 2010 : Paula Amad, Counter-Archive : Film, the Everyday and Albert Kahn’s Archives de la Planète, New York.
  2. Beausoleil et Delamarre, 1993 : Jeanne Beausoleil, Mariel Jean-Brunhes Delamarre, « Deux témoins de leur temps : Albert Kahn et Jean Brunhes », in Jean Brunhes : Autour du monde, regards d’un géographe / regards de la géographie, Boulogne, p. 91-107.
  3. Bergson, 1931 : Henri Bergson, « Lettre », Bulletin de la Société Autour du Monde, no 14, juin, p. iii-iv.
  4. Besse, 2005 : Jean-Marc Besse, « La géographie dans le mouvement des sciences au tournant du siècle », Colloque Autour de 1905 : Élisée Reclus-Paul Vidal de La Blache. Le géographe, la cité le monde, Montpellier, Université Paul-Valéry, 5 juillet 2005 : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00113263/en/ [consulté le 12 juin 2009].
  5. Bonhomme et Delamarre, 1993 : Marie Bonhomme et Mariel Jean-Brunhes Delamarre, « Le champ du monde », in Jean Brunhes, Autour du monde, regards d’un géographe/ regards de la géographie, Boulogne, p. 181-193.
  6. Borde, 1983 : Raymond Borde, Les Cinémathèques, Paris.
  7. Boulouch, 2019 : Nathalie Boulouch, « Jules Gervais-Courtellemont. Un inspirateur des Archives de la Planète ? », in Valérie Perlès (dir.), Les Archives de la Planète, Boulogne, p. 212-221.
  8. Castro, 2011 : Teresa Castro, La Pensée cartographique des images. Cinéma et culture visuelle, Lyon.
  9. Castro, 2017 : Teresa Castro, « Des ‘atlas’ aux ‘archives’ du monde : à propos des Archives de la Parole (1911-1924) et des Archives de la Planète (1912-1931) », Transbordeur, no 1, p. 74-85.
  10. Cœuré et Worms, 2003 : Sophie Cœuré et Frédéric Worms (dir.), Henri Bergson et Albert Kahn, correspondances, Strasbourg.
  11. Corneloup, 2015 : Marie Corneloup, « Au fil des fondations, les fils rouges de l’œuvre : continuités, ruptures, évolutions », in Albert Kahn, singulier et pluriel, Paris, p. 253-271.
  12. Coustet, 1913 : Ernest Coustet, Traité pratique de cinématographie, Paris.
  13. Gandolfo, 1993 : Jean-Paul Gandolfo, « 1880-1930 : la photographie au service de la géographie, méthodes et moyens », in Jean Brunhes : Autour du monde, regards d’un géographe / regards de la géographie, Boulogne, p. 66-89.
  14. Hervé, 2015 : Flore Hervé, « Exploration du monde vivant : le laboratoire de biologie », in Albert Kahn, singulier et pluriel, Paris, p. 239-251.
  15. Leclercq, 1995 : Jocelyne Leclercq, « Les Archives de la Planète, 1909-1931 », in J. Beausoleil et P. Ory (dir.), Albert Kahn (1860-1940). Réalités d’une utopie, Boulogne, p. 187-200.
  16. Maylander, 2013 : Guillaume Maylander, « Léon Busy : photographe et militaire au temps de l’Indochine française », in Dinh Trong Hieu et Emmanuel Poisson (dir.), Hanoi. Autochromes des Archives de la Planète 1914-1917, Paris, p. 56-66.
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  18. Penrad, 2019 : Jean-Claude Penrad, « Frédéric Gadmer. Incidences des lieux, des temps et du contexte historique », in Valérie Perlès (dir.), Les Archives de la Planète, Boulogne, p. 172-177.
  19. Poivert, 2019 : Michel Poivert, « Les yeux d’Albert Kahn. Les photographies d’Albert Dutertre durant le voyage autour du monde (1908-1909), in Valérie Perlès (dir.), Les Archives de la Planète, Boulogne, p. 358-373.
  20. Robic, 1993 : Marie-Claire Robic, « Jean-Brunhes, un “géo-photo-graphe” expert aux Archives de la Planète », in Jean Brunhes : Autour du monde, regards d’un géographe / regards de la géographie, Boulogne, p. 109-137.
  21. Sigaud, 2019 : Anne Sigaud, « Entre documentation et propagande. Vocation et usage politiques des Archives de la Planète », in Valérie Perlès (dir.), Les Archives de la Planète, Boulogne, p. 280-291.