Jean-Jacques Glassner

1acteurs de savoirmodes d’interactionretrait acteurs de savoirstatutsavantIl existe une cartographie du politique, du religieux ou de l’économique, et cette cartographie fait sens. La rumeur colporte, en revanche, la vanité qu’il y aurait à établir une géographie des savoirs tant leur caractère prévaudrait sur les lieux de leur construction. Et l’Europe n’a-t-elle pas inventé, au cours de son histoire, la figure du savant retiré du monde et le mythe de la science comme objet en soi et détaché de toute contingence ? Peu importe donc, dans cet état d’esprit, et pour ne retenir que cet exemple, que l’écriture ait été inventée en Europe, en Asie, en Afrique ou en Amérique ; on retient qu’elle le fut et que cette invention concerne l’humanité entière.

2inscription des savoirsécriturehistoire de l’écriture inscription des savoirsécritureécriture syllabique acteurs de savoircatégorie socialeéliteC’est pourtant dans quatre foyers distincts, au sein de sociétés différentes et en des temporalités variées, qu’elle vit le jour : à Sumer au xxxiv e siècle avant notre ère, en Égypte un siècle plus tard environ, en Chine au milieu du ii e millénaire, enfin en pays maya au iii e siècle avant notre ère. Soit dit en passant, on ne peut manquer de souligner l’absence de l’Europe dans cette répartition. Autrement dit, au cours de l’histoire humaine, certaines élites sociales choisirent, indépendamment les unes des autres et à quatre reprises, de créer des modes de communication linguistique reposant sur des systèmes de signes visuels. Or, ces quatre systèmes ont en commun d’être logo-syllabiques, les signes qui les composent exprimant soit des mots entiers, soit des syllabes.

3Mais, si le concept d’écriture est donc partout le même et se caractérise par sa mixité, dans la pratique, d’une aire culturelle à une autre, son actualisation varie. À Sumer, seuls les mots indispensables à l’intelligence d’un message sont couchés par écrit ; en Égypte, les inventeurs vont jusqu’à isoler des consonnes et non plus seulement des syllabes ; en Chine, l’écriture note la structure syntaxique de la langue ; en pays maya, enfin, elle adopte un ordre syntaxique inhabituel pour la langue parlée.

4inscription des savoirsécriturehiéroglyphe construction des savoirstraditioninvention inscription des savoirsécritureécriture alphabétiqueIl n’existe entre ces diverses écritures aucun lien génétique : toutes les tentatives qui ont été faites pour prouver le contraire ont lamentablement échoué, et les quelques coïncidences observées demeurent superficielles et ne suffisent pas à asseoir la thèse d’une monogenèse. On peut au mieux soupçonner de la part des anciens Égyptiens l’emprunt du concept à Sumer, mais l’écriture hiéroglyphique qu’ils inventent est une création totalement autochtone qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes. Chaque écriture possède un répertoire de signes qui lui est propre, qui est irréductible aux autres, dont les formes et les emplois sont spécifiques. En un mot, il n’y a pas de berceau unique de l’écriture. Une seule d’entre elles, enfin, l’écriture égyptienne dont vingt-quatre signes traduisent autant de consonnes isolées de leur contexte, donnera naissance, au cours du premier tiers du ii e millénaire avant notre ère, sur les rives orientales de la mer Méditerranée, à un système alphabétique consonantique, l’ancêtre de nos alphabets modernes.

5acteurs de savoircatégorie socialeélite construction des savoirstraditioninvention pratiques savantespratique lettréeimitationTrès rapidement, l’invention fait tache d’huile, et l’écriture se répand, des procédures d’imitation se faisant jour, comme sur le plateau iranien, en pays d’Élam, à la fin du iv e millénaire avant notre ère, où les élites locales créent un système en cherchant l’inspiration dans le modèle sumérien. Un peu plus tard, en Syrie du Nord, c’est l’écriture sumérienne elle-même qui fait l’objet d’emprunts.

6L’exemple de l’écriture suffit à montrer combien une cartographie des cultures et des savoirs est indispensable à une bonne intelligence de l’histoire des constructions intellectuelles. On y reconnaît des centres qui se caractérisent par leur créativité et à partir desquels les innovations se diffusent vers des aires périphériques qui se montrent accueillantes à ces nouveautés. Mais ne nous y trompons pas. Ce n’est pas tant de géographie physique qu’il est ici question que de géographie humaine et d’histoire. Les centres et les périphéries ne constituent pas banalement des étendues jetées au hasard sur la surface du globe terrestre.

7Ce ne sont pas des espaces indifférenciés, ils sont constellés d’établissements humains dont un petit nombre seulement se distingue comme des espaces innovants, de véritables centres, eux-mêmes situés au cœur de réseaux plus ou moins denses ponctués de relais. Faut-il admettre, à la manière de Paul Vidal de La Blache, que la nature les a préparés afin que les hommes puissent les organiser selon leurs désirs ? On se rangera plutôt à l’opinion de Lucien Febvre pour qui le seul véritable problème est celui de l’utilisation par l’homme des possibilités que lui offre la nature. Or, ce problème est tellement complexe qu’aucune approche ne peut aider à le résoudre. Retenons provisoirement que ce sont des lieux façonnés par l’histoire, même si une explication satisfaisante pour l’esprit tarde à se faire jour pour en expliquer la présence.

8C’est pourtant à cette difficile question qu’Éric Trombert tente de répondre en présentant le cas de Dunhuang. Située aux confins du désert de Gobi, sur la Route de la soie, Dunhuang est l’une des oasis du corridor de Gansu. Sa position géographique excentrée en fit un avant-poste d’importance stratégique, le passage obligé de marchands, de diplomates et de pèlerins, un lieu de rencontre et un foyer de refuge. Annexée à la Chine, elle fut même élevée brièvement au rang de capitale impériale, avant de passer sous domination tibétaine, de devenir une principauté autonome gouvernée par les élites chinoises locales et de passer, ensuite, sous le joug mongol. Cependant, reflet de la diversité des influences qui s’y exercèrent, elle demeura en tout temps un foyer intellectuel de première importance où la culture chinoise et le bouddhisme trouvèrent une terre de prédilection. Une bibliothèque riche de quelque cinquante mille manuscrits, où voisinent des écrits en chinois, tibétain, sanskrit, turc ouïgour, sogdien, etc., y fut découverte fortuitement vers 1900. Des traités bouddhiques y côtoient des écrits nestoriens, manichéens, taoïstes, confucéens ainsi que des ouvrages de géographie, d’astronomie, de médecine et de divination.

9espaces savantscirculationdiffusion espaces savantsterritoirefrontièreBref, à la manière de Fernand Braudel, pour qui l’étude des aires culturelles trouve avantage à se situer aux lieux de transit où naissent les différences et où sont repérables les phénomènes de « frontières », Éric Trombert nous fait vivre une de ces expériences des confins qui permettent le côtoiement, l’interpénétration, la double appartenance, qui permettent aussi de tracer dans leur infime nuance les problèmes de délimitations et de définitions des identités.

10espaces savantsterritoirecarrefour espaces savantslieubibliothèqueToutes proportions gardées, cette bibliothèque ne laisse de faire penser à cette autre qu’abrite l’Institut Ahmed-Baba à Tombouctou, riche de quelque vingt-cinq mille manuscrits en langue arabe et dont plusieurs milliers proviennent de la bibliothèque d’une famille andalouse ayant fui l’Espagne à la fin du xv e siècle. Après avoir été pendant plusieurs siècles un carrefour commercial de première importance dans le Sud saharien, Tombouctou n’était plus, au xvi e siècle, que l’ombre d’elle-même. Elle n’en demeurait pas moins un haut lieu de culture où l’on se rendait pour échanger ou vendre des livres. La ville semble avoir été, tout à la fois, un centre intellectuel de premier ordre et un relais par lequel la science et la culture arabes se propagèrent sur le continent africain.

11espaces savantsterritoirepériphérie espaces savantsterritoirecentreOù l’on voit, une fois encore, que l’opposition entre centre et périphérie relève d’un modèle caduc. Et c’est ce que démontre, à son tour, Madalina Dana lorsqu’elle étudie les relations que les lettrés issus des villes grecques de la mer Noire entretenaient avec leurs homologues des cités de Grèce ou du monde hellénistique. Elle découvre non seulement la présence d’une pluralité de centres, mais l’inanité qu’il y aurait à ne reconnaître dans les villes de la mer Noire que des sites périphériques. À la suite de Colin Renfrew, elle propose d’abandonner le modèle centre-périphérie, lequel n’est pas dépourvu de relents d’ethnocentrisme, et de lui substituer la notion d’un « polycentrisme » organisateur d’une mobilité culturelle au sein d’un « emboîtement de régions et d’échelles géographiques ».

12acteurs de savoiracteur non humainparticuleatomeEn leur temps, certaines villes grecques de la « périphérie » n’étaient-elles pas des centres intellectuels de premier plan ? On pense à Abdère, avec les fondateurs de l’école atomiste, Leucippe et son disciple Démocrite, tout comme les élèves du second, Anaxarque et Protagoras, ce dernier immortalisé par Platon. Et, si la stupidité des Abdéritains devint proverbiale dans l’Antiquité classique, où ils furent l’objet d’innombrables plaisanteries, cette réputation, ultime expression de l’ethnocentrisme, fut probablement liée à leur prétendue origine périphérique.

13Mais c’est un fait historique tout aussi incontestable que, si les élites des villes de la mer Noire eurent coutume d’envoyer certains de leurs membres à Athènes, c’est que de solides relations commerciales entre ces cités avaient été nouées de longue date, la mer Noire étant, comme chacun sait, le grenier à blé de l’Attique. La circulation des élites et des idées épousait celle des denrées commerciales et empruntait les voies mêmes que les politiques avaient tracées.

14Parmi bien d’autres, le califat abbasside offre, avec d’importantes variables, un autre exemple d’une telle situation. Bagdad, nouvellement fondée, censée remplacer Babylone, est, certes, politiquement la capitale du monde musulman qui s’étend de l’Indus à l’Espagne ; elle est aussi un centre commercial et bancaire. Enfin, les califes abbassides favorisant le développement des sciences et des savoirs, elle attire à elle des savants du monde entier. Considérant l’étendue des territoires qu’elle prétend gouverner, il lui faut déléguer une part de ses pouvoirs à des dynastes locaux ou à des gouverneurs dont les sièges deviennent autant de villes relais pour les arts, les sciences et les lettres ; parmi cette poussière de villes, il en est qui sont plus importantes que d’autres, comme Boukhara, Le Caire ou Cordoue, ces dernières finissant par s’ériger en rivales, y compris dans les domaines du savoir, du califat omeyyade de Cordoue et de celui, ismaélien, du Caire, lequel étend son autorité sur La Mecque, Médine et le Yémen. L’illusion ne s’est pas maintenue longtemps d’un centre unique dépositaire de la culture d’où celle-ci serait distillée vers la périphérie. L’espace abbasside consiste en un réseau multiforme, un enchevêtrement de routes parcourues en tous sens et se déployant autour de centres multiples et rivaux.

15construction des savoirspolitique des savoirscensure espaces savantscirculation espaces savantsterritoirecentreCes « centres », dont le moindre des paradoxes n’est pas qu’ils peuvent se situer à la périphérie du monde, se définissent très habituellement selon divers critères, tout à la fois économiques, militaires, politiques, administratifs, religieux, culturels et intellectuels, même si tous ces ingrédients ne sont pas toujours réunis. Attirant à eux des populations variées, au besoin par la force, ils ont vocation à devenir des lieux de métissage des savoirs. On pense, par exemple, à la circulation des lettrés et des scientifiques, entre les xvi e et xviii e siècles, en Europe, entre pays catholiques et pays protestants, cherchant à échapper tout autant aux méfaits de l’Inquisition qu’au dictat de la pensée aristotélicienne.

16construction des savoirstraditionreligionEt il n’est certainement pas indifférent, en d’autres lieux et en d’autres temps, que Babylone, au milieu du i er millénaire avant notre ère, alors capitale intellectuelle du monde, ait été la ville où les élites juives en exil inventèrent le monothéisme. N’est-ce pas en polémiquant avec les savants babyloniens, ardents défenseurs du polythéisme, que l’idée leur vint d’un dieu unique ? Et ce n’est pas tant Marduk, le dieu de Babylone, qu’ils assassinèrent que la déesse Ishtar, le monothéisme se pensant au masculin !

17Si la géographie des savoirs est le fruit d’une longue histoire, elle peut naître aussi des élucubrations des érudits et des intellectuels eux-mêmes. Ne sont-ce pas les savants qui réalisent, au xix e siècle, forts de l’exemple romain et, à l’occasion, de l’appui des militaires (campagnes d’Égypte, d’Algérie, de Morée), cette unité de la Méditerranée dont les politiques rêvaient depuis Bonaparte ? Et ne sont-ce pas ces même savants qui inventent, au xvii e siècle, comme le montre Anne Goldgar, une république des lettres, autrement dit un espace qui leur est adapté, au sein d’une Europe dont le morcellement politique est la règle ?

18espaces savantslieubureau espaces savantslieusalon mondain acteurs de savoirmodes d’interactionsociabilitéCette république tient de l’espace virtuel qui a vocation à réunir la communauté des intellectuels, depuis les savants locaux jusqu’aux esprits les plus cosmopolites. Elle n’en a pas moins ses règles de bonne conduite, chaque membre étant lié aux autres par des liens d’obligations mutuelles. Elle n’en est pas moins adossée à des lieux précis dont certains sont fort anciens, d’autres des nouveautés : les bibliothèques, les académies, les cabinets de curiosités, mais aussi les salons, les cafés, les librairies et les journaux. La France et la langue française y tiennent une large place, notamment pour ce qui concerne l’orientalisme. Il se crée, alors, hors des universités, des espaces nouveaux de discussion auxquels la presse donne rapidement une dimension internationale.

19Ce nouvel espace bénéficie des mutations sociales en cours avec le développement des classes moyennes et de l’alphabétisation. Ayant fait résolument le choix d’ouvrir ses débats à ce public averti (Robert Boyle installe son laboratoire dans la maison de sa sœur, à Londres, en lui donnant un accès direct sur la rue afin que le public puisse y être introduit et assister aux expérimentations), il crée les conditions d’existence d’une opinion publique. Dans ce cadre le cosmopolitisme triomphe.

20Il n’empêche, la réalité peut se trouver parfois éloignée de ces grands idéaux. Lorsque Voltaire part en exil pour l’Angleterre, il a le sentiment d’entrer dans un monde totalement inconnu, car le discours scientifique diffère entre Paris et Londres.

21espaces savantslieulaboratoire matérialité des savoirssupportinfrastructure numériqueInternet acteurs de savoircatégorie socialeéliteAvec le xix e siècle naissant, la République des lettres se disloque, les écarts se creusant entre les élites jusque-là si proches. Les points de vue des politiques et des savants se séparent, le travail des spécialistes se mène de plus en plus à l’abri du regard du grand public ; celui-ci n’a plus accès au laboratoire qui devient un marqueur de territoire (le premier est fondé par William Thomson à Glasgow dans les années 1870), à l’instar des musées ou des hôpitaux, dont l’accès est réservé à certains élus et dont l’équipement demande un investissement toujours plus important de la part de la société.

Lorsque, dans les années 1970, quelques physiciens inventent l’Internet, l’espace savant connaît un ultime avatar en devenant définitivement virtuel, la localisation d’une découverte inédite perdant toute signification autre que symbolique (un garage dans la Silicon Valley !). Sans doute, on continue à parler de routes, d’aiguillages, de points de repère ou de réseaux, les uns pouvant avoir un ancrage géographique réel, les autres étant matérialisés dans l’espace sous forme de câbles, de relais hertziens ou de satellites, mais toutes ces données sont d’importance secondaire. On s’amusera, au mieux, à repérer des itinéraires en localisant des serveurs, mais l’important est ailleurs, dans l’abolition du temps et de l’espace : il est dans la faculté d’être connecté et joignable.