Pierre-Henri Durand

1pratiques savantespratique rituellerite funéraire acteurs de savoirprofessionsecrétaireLe 1er juillet 1685, au trentième jour du cinquième mois de la vingt-quatrième année du règne de Kangxi, le lettré Nara Singde disparaissait à l’âge de trente ans. Il était le fils aîné du grand secrétaire mandchou Mingju, l’un des hommes les plus riches et les plus influents de la cour de Chine, et de l’une des petites-filles de Nurhaci, l’ancêtre fondateur de la dynastie des Qing qui venait de conquérir par les armes l’immense empire des Ming. L’émotion suscitée par la mort du jeune poète fut à la hauteur de la renommée de son talent et de la puissance de son clan. L’Empereur, qui venait de gagner sa résidence d’été de l’au-delà des passes, dépêcha à la capitale un messager pour offrir des libations à l’âme du défunt et contribua généreusement aux frais des funérailles. Une foule de parents, de proches, d’amis, de collègues, d’obligés accourut à la résidence du défunt pour s’incliner devant sa dépouille. Le recteur du Collège impérial, Weng Shuyuan, était de leur nombre ; une fois le corps mis en bière, il revint pleurer devant la tablette du mort ; dix jours plus tard, il se prosternait devant l’autel des offrandes aux mânes du défunt ; encore huit jours, et il accompagnait le cercueil hors les murs de la capitale dans l’attente du jour, encore lointain, de la mise au tombeau. Dès lors, le recteur n’eut plus que l’encre et le papier pour dire sa peine et honorer le souvenir du disparu. Il ne fut pas le seul à s’y employer. Du flot de larmes et de pages qu’engendra la soudaine disparition du jeune homme, pas moins de cent trente pièces mortuaires ont survécu, sorties des pinceaux d’une cinquantaine de lettrés, dont bon nombre comptaient parmi les gloires du temps. Six lamentations, un éloge et neuf oraisons en prose rimée, cent quinze élégies en vers réguliers ou irréguliers, soit autant de pièces qui s’inscrivaient dans la dramaturgie du deuil, et dont les auteurs ne se contentaient pas de tenir le rôle de coryphée des lamentos : ils entendaient témoigner devant les hommes, rapportant au milieu des sanglots les souvenirs d’une amitié brisée et esquissant à gros traits le portrait de l’homme et de sa vie1. Toutes ces pièces funéraires étaient comme les prémices humaines (la peine, le deuil) et mondaines (les condoléances, les funérailles) d’un culte plus général de la mémoire – dont les habituelles biographies de l’histoire n’étaient que l’une des manifestations – qui voulait que les vivants transmettent et éternisent, par la force du verbe et la vertu de l’écrit, le souvenir circonstancié de vies à jamais éteintes.

2La mise en terre se fit au cours de l’année suivante. Une tombe d’une taille conforme au rang du mort fut creusée au Village des Gousses de Févier, dans la campagne des environs de Pékin. S’étendant sur une centaine de mètres carrés et profonde de quatre à cinq mètres, elle accueillit la dépouille de Singde, dont la bière fut placée à l’intérieur d’un grand cercueil en bois dur, recouvert de laque ocre rouge. Une dalle carrée de pierre, mesurant soixante-douze centimètres de côté et quatorze centimètres d’épaisseur, fut déposée auprès du cercueil ; elle portait sur la face regardant le sol une inscription en écriture régulière racontant la vie du défunt en trente-huit colonnes et seize cents idéogrammes. Puis elle fut coiffée d’une sorte de couvercle portant une épigraphe en écriture sigillaire, dont les dix-huit caractères, tournés vers le ciel, annonçaient : « Épitaphe de la tombe de Monsieur Nara, commandant de la Garde impériale et grand maître aux avis pénétrants de premier rang, de l’auguste maison des Qing 2. » Divers objets destinés à accompagner le mort dans son nouveau séjour furent disposés à l’entour, puis la pierre du sépulcre se referma.

Épitaphe de l’intérieur de la tombe du jeune
          frère de Singde, Kuifang (1680-1708), collection
          particulière.
Figure 1. Épitaphe de l’intérieur de la tombe du jeune frère de Singde, Kuifang (1680-1708), collection particulière.

3acteurs de savoirstatutmaître acteurs de savoirstatutlettréL’inscription lapidaire enfouie dans les profondeurs de la terre était l’œuvre de Xu Qianxue, chancelier au Grand secrétariat et éminent homme de lettres, devenu le maître du jeune Singde après qu’il l’eut reçu au concours de la licence de l’an 1672. Le grand secrétaire Mingju l’en avait prié dans les mois qui suivirent la disparition de son fils aîné. Prenant la main du chancelier Xu, il lui avait dit en pleurant : « Vous seul, Monsieur, compreniez mon fils. Si vous m’accordiez la faveur de quelques paroles que l’on dissimulerait dans les ténèbres du tombeau, vous feriez que mon fils demeure en vie malgré la mort. » Le chancelier avait, de bonne grâce, accédé à la demande : « Pouvais-je refuser sous le prétexte que je manque de lettres ? » Il composa l’une de ces épitaphes du dedans de la tombe que l’on appelait « relation et inscription tombales » (muzhiming)et dont l’emploi remontait aux premiers siècles de l’Empire. Elles comportaient invariablement deux parties inégales, la relation, longue et fournie, qui était écrite en prose classique, et l’inscription, brève et vague, qui était rédigée en prose rimée ou rythmée. La première partie relatait la vie du défunt, dont elle notait les différents noms et prénoms, précisait les dates de naissance et de décès, donnait les ascendants et les descendants, consignait les alliances par mariage, rapportait les titres et les fonctions, et évoquait les circonstances ayant amené le scripteur à prendre le pinceau. La seconde partie était, par la manière et la tournure, fort semblable à nos épitaphes d’Occident. Le chancelier Xu Qianxue choisit d’y déplorer la ladrerie du Ciel envers le rejeton d’une sage famille, tout en chantant les vertus de consolation et d’immortalité de ses ouvrages :

Le Ciel donne vie au talent,
Accumulant les naissances,
S’il se montre chiche en années,
Après des générations à l’école des Sages,
Que peut-on dire en retour ?
Que des mérites n’aient pu briller sous la bannière royale,
Que des bienfaits n’aient pu s’étendre au peuple,
Des démons n’est-ce pas un mauvais tour ?
L’œuvre qu’il a édifiée
Suffira à le soustraire à la mort,
Pourquoi se lamenter alentour ?

4pratiques savantespratique lettréecopie manuscriteUne fois achevé, le texte fut confié au lecteur de l’Académie impériale Gao Shiqi, qui le recopia à l’encre cinabre sur la dalle funéraire, tandis que le président de la Cour des censeurs Chen Tingjing était chargé de calligraphier en écriture sigillaire l’épigraphe du couvercle. Il ne resta plus alors qu’à confier l’ensemble au burin du graveur, qui prit soin d’inscrire dans la pierre les noms, titres et qualités des trois hommes de lettres qui avaient exécuté l’épitaphe.

5Quelque temps plus tard, le grand secrétaire éploré sollicita de nouveau Xu Qianxue :

Quand mon fils mourut, vous fîtes une épitaphe que l’on dissimula dans les ténèbres du tombeau. Je suis pourtant dans la crainte que le nom de mon fils ne se transmette pas au loin. S’il était célébré dans l’allée funèbre, sans doute ne s’effacerait-il point. Or je n’ai personne à qui m’adresser, Monsieur, sinon à vous.

6acteurs de savoirqualités personnelleshumilité matérialité des savoirsinstrumentinstrument d’inscriptionpinceauAinsi qu’il convenait, le chancelier Xu fit mine de décliner l’invite avant que d’accepter. Il reprit donc son pinceau et rédigea une épitaphe pour l’une de ces stèles (bei) que l’on érigeait à l’entrée du « chemin des esprits » (shendao) conduisant au tombeau des personnages de haut rang. Le grand secrétaire Mingju ne s’en tint pas là. Il sollicita un autre chancelier du Grand secrétariat, le brillant lettré Han Tan, qui accepta avec la modestie de circonstance : « Comment oserais-je refuser sous le prétexte que je suis inculte, quand je m’afflige de sa perte pour le reste du monde et ne le pleure pas pour moi seul ? » Les deux pièces « pour le chemin des esprits de Monsieur Nara, docteur membre de la Garde impériale et grand maître aux avis pénétrants de premier rang », que donnèrent les chanceliers Xu Qianxue et Han Tan (en mille et seize cents caractères respectivement), obéissaient en gros aux mêmes contraintes de contenu et de forme que l’épitaphe déposée dans la sépulture, la différence la plus notoire consistant en l’absence de la formule propre aux épitaphes du dedans de la tombe par laquelle l’auteur déclarait : Monsieur naquit tel jour de tel mois de telle année, il mourut tel jour de tel mois de telle année, à l’âge de tant3. »

7pratiques savantespratique discursiveélogeRestait à rédiger une troisième sorte d’épitaphe, l’« éloge tombal » (mubiao)auquel tout honnête homme avait droit après son trépas et qui ornait une stèle dressée devant la tombe ou le long de l’allée menant au tertre funéraire. L’honneur de l’écrire revint au bachelier Jiang Chenying, illustre lettré qui donna un morceau de belle longueur, dénué, ainsi qu’il convenait, de la chute rimée réservée aux épitaphes de l’allée des esprits et du dedans de la tombe4. Les seize cents caractères de son éloge se concentrèrent sur la vie du défunt, délaissant bien des précisions touchant à sa famille et à ses origines, puisqu’elles se trouvaient « rapportées en détail dans la relation et l’inscription tombales rédigées par le chancelier Xu, ainsi que dans le récit de conduite arrangé par le secrétaire Gu Zhenguan », qui servit au Grand secrétariat dans les années précédant la disparition de Singde 5.

8inscription des savoirsgenre éditorialbiographieÉtablir un « récit de conduite » (xingshu)était une autre manière de célébrer la mémoire du mort. Il s’agissait de relater par le menu les événements d’une vie, en les ordonnant avec soin selon le temps. La tâche en incombait généralement à quelque proche du disparu, un fils pour son père, un disciple pour son maître. Pouvant atteindre les dix mille caractères et s’étendre sur des dizaines de pages, le récit de conduite, également appelé « relation » ou « précis de conduite » (xingzhuang, xinglüe), était souvent la source où viendrait puiser à pleines mains le lettré sollicité pour une épitaphe.

9pratiques savantespratique discursiveélogeÉloges, élégies, oraisons, lamentations, récits de conduite, épitaphes du dedans de la tombe et du devant de la tombe, épitaphes de l’allée aux esprits, la mort engendrait toute une littérature funèbre dont l’abondance variait avec la qualité et la renommée du défunt, et qui n’avait pas la pierre pour support unique. La relation de conduite et les épitaphes étaient souvent gravées sur planches puis imprimées sur papier, ensemble ou séparément. Il arrivait aussi que la somme des pièces funèbres fît l’objet d’un ouvrage, comme ces Paroles éternelles éditées par un riche personnage de la capitale, qui rassembla, en huit chapitres, la relation de conduite, les épitaphes du dedans et du devant de la tombe, la biographie, le récit de conduite, les quarante-cinq oraisons, les soixante-cinq élégies et les douze lamentations suscités par la disparition de son père, au début de l’année 1677 6. Le fils du puissant grand secrétaire mandchou fit-il l’objet d’une semblable attention ? Un grand nombre des morceaux composés par les lettrés qui pleurèrent Nara Singde furent inclus à la fin de son Recueil de la salle des Larges Desseins, édité six ans après sa mort par le chancelier Xu Qianxue.

10La longue période de deuil achevée, le fleuve du souvenir ne s’en trouvait nullement tari ; son cours apaisé continuerait longtemps encore de se déverser, croissant ou décroissant au gré des fortunes posthumes, tantôt allant se ramifiant, tantôt disparaissant à tout jamais. Car la littérature mortuaire constituait un genre littéraire en soi. Pas un recueil en prose qui ne possédât ses chapitres d’épitaphes et de vies, pas un recueil en vers qui ne comprît quelque poème funèbre, et pas un lettré qui ne voulût transmettre à la postérité le recueil de ses propres œuvres. L’oraison funèbre et les épitaphes de la tombe et de l’allée des esprits composées à la mort de Singde par le chancelier Xu Qianxue figurent dans le Recueil du jardin de la Tranquillité qu’il publia en l’an 1697 ; l’oraison et l’épitaphe rédigées par le chancelier Han Tan apparaissent dans ses Brouillons en prose de la salle des Aspirations entretenues de l’an 1703 ; les poésies funèbres dues au lettré Jiang Chenying se trouvent dans son Recueil en vers d’entre les roseaux de l’an 1713, son oraison et son éloge tombal, dans ses Brouillons à conserver du jardin de la Limpidité de l’an 1889 ; les élégies et l’oraison funèbres du grand lettré Zhu Yizun se lisent dans son Recueil du kiosque des Livres au soleil, les vers funéraires du lettré cantonais Liang Peilan, dans son Second Recueil de la salle des Six Pierres, et d’autres encore en d’autres recueils7. Ainsi les morts continuaient-ils de vivre au gré des réussites littéraires de leurs hagiographes et pleureurs attitrés.

11construction des savoirsvalidationréputation inscription des savoirsgenre éditorialbiographieAprès le temps court du deuil et de la mise en terre venait le temps long de l’histoire et de ses biographies. Bien qu’une épitaphe ait pour objet de consigner le récit d’une vie, les sinologues de l’Occident ont coutume de réserver l’emploi du vocable « biographie » à un genre particulier de prose. S’ils sont impuissants à rendre le sens original du mot chinois correspondant, ils n’en respectent pas moins la distinction que fait la langue chinoise entre écriture mortuaire et prose biographique : la première est désignée par divers termes se rapportant au deuil et à la tombe, qui marquent clairement son caractère fonctionnel et contingent ; la seconde l’est par un simple mot, mais qui souligne à merveille sa vocation supérieure : « transmettre » (un même idéogramme désigne le verbe « transmettre », chuan, et le substantif communément traduit par « biographie », zhuan). Tout homme qui jouissait du rang, de la notoriété ou de la fortune nécessaire était assuré d’avoir son épitaphe, dont il arrivait qu’il pressentît l’auteur de son vivant même ; il ne pouvait être certain, en revanche, de ce que la postérité le jugerait digne d’entrer dans l’histoire et veillerait à ce que le souvenir de son nom et de ses œuvres fût « transmis au monde » (chuanshi) au long des générations, pour les siècles des siècles.

12Une biographie était plus courte qu’une épitaphe ; elle n’avait pas à s’encombrer des détails de noms, de dates, de parenté, de sépulture et autres précisions propres à la prose mortuaire, pas plus qu’elle n’était tenue d’exposer les diverses étapes d’une vie ou d’une carrière ; il lui appartenait de dégager l’essence d’une existence et d’en montrer la singularité ou la valeur d’exemple. Les biographies ignoraient bien des contraintes propres aux épitaphes. On les composait des années, des décennies, voire des siècles après la fin d’une vie, les assortissant ou non, selon les cas et les destinations, d’une appréciation finale qu’introduisait quelque formule lapidaire comme « L’éloge dit » (zan yue), « Le jugement dit » (lun yue), « Un tel dit » (mou yue)où, en lieu et place de « Un tel », figurait le nom ou le surnom du biographe. Elles pouvaient s’écrire à l’initiative d’un clan, d’un groupe, d’une région, d’une province, de l’État, ou naître de la simple inspiration d’un individu désireux de glorifier et d’immortaliser une mémoire. Tout comme les épitaphes, les biographies constituaient un genre littéraire en soi et trouvaient leur place dans ces fameux recueils (ji)où les lettrés avaient coutume de rassembler leurs morceaux en prose, toujours soigneusement classés par genre. Les biographies pouvaient être l’objet de collections particulières ou faire partie d’ouvrages ou de compilations plus larges. Tout clan digne de ce nom tenait à jour une généalogie détaillée de ses membres (zongpu), qu’il assortissait le plus souvent de biographies de ses ancêtres les plus méritants. Une académie de savants, une école de pensée, un courant de littérature, une guilde de marchands pouvaient, eux aussi, éprouver le besoin d’honorer la mémoire de leurs aînés. Chaque district, chaque préfecture, chaque province du pays possédait sa propre monographie géographique et historique, sans cesse complétée ou réécrite au fil du temps, dont une large part consistait en un déferlement de biographies de ses gloires locales. Il revenait enfin à l’État de consigner dans la grande histoire, l’histoire dynastique, le souvenir des hommes qui avaient eu, pour le meilleur ou pour le pire, une destinée nationale, ou dont la conduite méritait qu’elle fût portée à la connaissance des générations futures de l’Empire.

13acteurs de savoirémotiontristesseUne biographie était censée ne rien cacher du bon ou du mauvais d’une vie ; elle relevait de l’histoire, dont l’une des fins premières était de distribuer « le blâme et l’éloge » (baobian)afin de porter les hommes au bien. Sa cousine, l’épitaphe, aurait dû tendre vers un semblable but, mais, cédant à une pente bien humaine, elle n’était le plus souvent qu’un éloge détaillé et circonstancié, tout autant destiné à conserver le souvenir du défunt qu’à assouvir la soif de reconnaissance sociale et de gloire mondaine de ses descendants ; et s’il lui arrivait de travestir des faits, la plupart du temps il lui suffisait de pécher par omission8. Le lettré Jiang Chenying, qui versa bien des larmes à la mort de son élève Nara Singde, confia une douzaine d’années plus tard à un jeune lettré de ses amis un souvenir dont il voulait qu’on le consignât dans sa propre épitaphe. Il lui raconta qu’au temps où il demeurait sous le toit de Singde, son élève l’invita un jour à traiter avec égard certain personnage douteux qui était au service de son père le grand secrétaire. « Je vous tenais pour un fils honorable, à présent je vous ai percé ! » lui lança Jiang Chenying, qui rassembla incontinent ses livres et ses effets, préférant rompre plutôt que de composer9. Le vertueux Jiang n’en écrira pas moins, pour la tombe de son ancien élève, l’édifiant éloge que l’on sait, horizon sans nuages où rien ne laisse deviner l’orage passé. Il serait naïf d’en déduire à la supériorité d’un genre sur l’autre : en bien des cas, les biographies s’appuyaient sur les épitaphes et les récits de conduite, et la distinction, quelque peu convenue, entre la supposée impartialité des unes et l’inévitable accommodement des autres relevait largement de l’idéalité du discours.

14Qu’il s’agisse de biographies ou d’épitaphes, toutes étaient des vies de lettrés – des vies produites par des pinceaux de lettrés, couchées dans la belle et difficile langue classique dont la maîtrise était au fondement de leurs pouvoirs, des vies tout entières jugées à l’aune des valeurs et des idéaux confucéens propres à leur caste. La triade des « trois impérissables achèvements » (san buxiu) était l’un de ces idéaux, si plein d’évidence et si prégnant qu’il se transmettait comme allant de soi, sans que personne s’occupât de le commenter ou de l’expliquer. Il voulait qu’un homme se distinguât et s’illustrât, soit par la conduite de sa personne, soit par le dévouement au bien commun, soit par le verbe ou la pensée : « établir sa vertu », « établir son mérite », « établir sa parole » (lide, ligong, liyan), telles étaient les trois voies royales qui conduisaient à la pleine réussite d’une vie et en rendaient les œuvres à jamais impérissables. Les monographies locales que chaque région de l’Empire élevait à la gloire de sa terre et de ses hommes, comme les grands recueils de biographies et d’épitaphes qui embrassaient les générations et les siècles, rangeaient leurs innombrables vies en des chapitres dont les intitulés et l’ordre de succession variaient, mais dont la nomenclature semblait se reproduire à l’infini. On les regroupait sous diverses enseignes à double caractère portant l’empreinte de l’impérissable triade du service de l’État, de la morale et de l’esprit, et où se pouvaient lire, comme autant de topiques, des mots tels que « ministres célèbres » (mingchen), « fonctionnaires consciencieux » (xunli), « réussites mandarinales » (huanji), « succès officiels » (shiye), « sages locaux » (xiangxian), « vénérables anciens » (qijiu), « forêt des confucéens » (rulin), « jardin des lettres » (wenyuan), « études du Principe » (lixue), « études des Classiques » (jingxue), « études des lettres » (wenxue), « retirés et reclus » (yinyi), « nobles conduites » (duxing), « conduites filiales » (xiaoxing), « conduites droites » (yixing), « filiaux et amicaux » (xiaoyou), « âmes loyales » (zhongjie), « femmes chastes » (zhennü), « veuves fidèles » (jiefu), « veuves héroïques » (liefu) 10. Quand un homme s’était illustré de plusieurs manières, on retenait la plus marquante de ses réussites. (Les femmes ne pouvaient guère espérer briller que par l’exemplarité de leur conduite de mère ou d’épouse.) Ainsi les historiographes rangèrent-ils au « jardin des lettres » la biographie du commandant de la Garde impériale Nara Singde 11.


            , collection particulière.
Figure 2. Le Lettré Nara Singde à sa table de travail, collection particulière.

15acteurs de savoirstatutmandarinLes vies sorties du pinceau des lettrés étaient le plus souvent des vies montrant des lettrés, non pas seulement de purs hommes de lettres tirant de leur art subsistance et renommée, mais aussi des hommes qui, tout en étant versés dans les lettres, pouvaient aussi bien être fonctionnaires, marchands, ou même moines – étant entendu qu’une charge de mandarin apportait du lustre tandis qu’un état de marchand retenait peu l’attention de biographes prompts à passer sous silence une occupation réputée peu noble. Une épitaphe, une biographie comportaient la plupart du temps un trait dominant et des traits secondaires, tous marqués par la triade des trois réussites impérissables. Pas un lettré auteur d’une œuvre qui n’eût une conduite digne d’éloge. Pas un fils pieux qui ne montrât des dispositions pour l’étude. Pas un fonctionnaire méritant qui ne fût homme de savoir et d’honneur. Le récit d’une vie de lettré était un mélange des singularités inhérentes à toute existence particulière et des lieux communs propres à la doxa confucéenne. Les épitaphes de Nara Singde composées par le lettré Jiang Chenying et les chanceliers Xu Qianxue et Han Tan échappaient d’autant moins à cette règle que le défunt était un Mandchou, un homme dont elles semblent vouloir cacher, sous les parements et les attributs du lettré chinois, les particularités liées à sa race, qu’elles ne laissent guère entrevoir qu’en deux occasions : dans l’évocation obligée des origines du défunt (les ancêtres de Singde appartenaient à la tribu jürchen des Yehe, que le fondateur de la nation mandchoue, Nurhaci, soumit par la force, puis s’attacha par le ciment des alliances) ; et dans le portrait d’un Singde passé maître dans l’art qui avait fait la force de ses ancêtres conquérants :

Dès ses premières années, il excella à monter à cheval et à tirer à l’arc ; une fois entré dans la Garde, il fit preuve de plus d’adresse encore, et il n’était aucun de ses tirs qui n’atteignît sa cible. Lorsqu’il escortait l’Empereur, son arc sculpté et ses livres écrits s’entremêlaient à ses côtés. Le jour il chassait, la nuit il lisait des livres, mêlant sa voix aux ronflements des autres12.

16Pour le reste, et hors ses fonctions d’officier de la Garde, réservées aux membres des bannières mandchoues, rien ne semblait devoir distinguer Singde de la fine fleur des élites lettrées de l’Empire.

17Pendant les vingt premières années de sa vie, le commandant Nara porta le prénom personnel de « Vertu accomplie » (Cengde en mandchou, Chengde en chinois). La naissance de l’héritier présomptif et les tabous entourant son nom amenèrent notre jeune homme à devenir « Vertu immanente » ou « Vertueuse Nature » (Singde en mandchou, Xingde en chinois). Comme tout sujet chinois bien né, Singde se donna un nom public, le prénom personnel étant réservé à un usage familial ou officiel ; dès lors, il fut connu dans le monde sous le prénom de Rongruo, « le Tolérant ». Et, comme tout bon lettré, il eut soin de prendre un nom de plume. En choisissant de s’appeler « l’Ermite au sûtra » (Lengqie shanren), il affichait une nette attirance pour le bouddhisme, que marquait déjà son prénom de Vertu Immanente – penchant qu’aucun de ses biographes ne crut devoir relever et que seul évoque l’un de ses cent quatorze poèmes funèbres13. Une omission pour ainsi dire ordinaire, les biographies de lettrés privilégiant l’exemplarité confucéenne et se souciant peu de souligner ou même de simplement noter les habituelles sympathies des uns et des autres pour le bouddhisme ou le taoïsme.

18construction des savoirstraditionmémoireNé au douzième jour du douzième mois de la onzième année du règne de Shunzhi (19 janvier 1655), d’une mère de dix-sept ans et d’un père à peine plus âgé, Singde montra une intelligence précoce. On s’attendrait à lire qu’à l’âge des gazouillis il savait déjà parler, ou que, jeune enfant, il connaissait les canons confucéens ; on apprend simplement qu’il possédait une faculté fort prisée en ces temps-là, la mémoire : il lui suffisait d’une ou deux lectures pour « ne plus oublier » un ouvrage. « Dès son jeune âge, sa nature le distingua du commun des garçons ; il récitait les Classiques et les Histoires comme s’il en était de longtemps familier. » Le moment vint alors pour notre jeune lettré de se lancer à l’assaut de ces fameux concours, dont les sessions successives rythmaient la vie du pays et rassemblaient des myriades de candidats de tous âges et de toutes origines : le baccalauréat à l’échelle de la préfecture, la licence à l’échelle de la province, le doctorat à l’échelle de l’Empire. La réussite de Singde fut exemplaire. « À seize ans, il devint bachelier et entra au Collège impérial, où il acquit du renom. À dix-sept ans, il fut reçu à l’examen provincial. À dix-huit ans, il fut pris à l’examen métropolitain du ministère des Rites. » Un malencontreux refroidissement l’empêcha de participer, un mois plus tard, à l’examen du Palais qui donnait le classement définitif des lauréats du concours métropolitain et sanctionnait l’obtention du titre de docteur. « Mon fils est jeune, déclara le ministre Mingju, qu’il patiente un peu. » L’attente fut de trois années. Singde les mit à profit pour « s’adonner davantage encore à l’étude de la conduite du monde et du secours au peuple, ou s’absorber dans la lecture du Miroir pour l’illustration du gouvernement et des textes des auteurs anciens ». Quand, au printemps de l’an 1676, arriva la nouvelle session de l’examen du Palais, il possédait un « savoir des plus accomplis », qui fit l’admiration de l’empereur et des correcteurs. Classé au dixième rang des deux cent neuf lauréats, Singde devint docteur de plein droit. Eût-il échoué ou seulement peiné dans les concours, ses biographes n’auraient sans doute pas manqué de le signaler et de le justifier, tant la quête d’un titre de bachelier, de licencié ou de docteur – qui pouvait se prolonger tout au long d’une vie – constituait un élément essentiel du prestige social, auquel peu de lettrés savaient ou pouvaient renoncer. Il aurait alors suffit au chancelier Xu Qianxue, au chancelier Han Tan et au lettré Jiang Chenying de piocher dans le classique argumentaire qui tantôt excipait de la simple malchance ou d’un destin contraire, tantôt dénonçait l’incapacité des correcteurs à reconnaître le talent, tantôt invoquait l’inappétence du candidat pour la course aux honneurs ou la pratique de la rhétorique des concours, ou encore louait les bienfaits d’une retraite studieuse tout entière vouée à la vertu et au vrai savoir.

19acteurs de savoirmodes d’interactionretraitLa retraite n’était pas seulement un refuge et une excuse pour les candidats malheureux. Elle était une aspiration commune aux lettrés les plus titrés comme aux ministres les plus puissants, qui aimaient à soupirer après ces ermitages, vrais ou rêvés, que la peinture se plaisait à représenter en de sauvages solitudes, nichés au pied des monts ou au fond des ravins, baignés d’eaux ou bordés de cascades, et qu’agrémentait parfois un bosquet de bambous ou quelque pin au tronc tortueux. Singde en éprouva l’inclination : « Bien qu’il fût d’une grande famille à la vaste demeure, ses pensées allaient d’ordinaire aux oiseaux et aux poissons des monts et des lacs. » Il eut pour se satisfaire les refuges et les havres de la résidence familiale, comme ce kiosque de l’Eau claire (Lushuiting) que Singde affectionnait, ou cette « hutte couverte de joncs » qu’il fit construire et baptisa chaumière d’Entre les fleurs (Huajiancaotang). « Il ferma sa porte, effaça les ornières y conduisant et s’installa dans une retraite digne d’un humble lettré. Quand un visiteur se présentait, il allait se cacher. Étreignant plusieurs milliers de chapitres de livres, pinçant son luth et chantant des vers, il était tout à sa joie propre. » L’homme était à l’avenant. La réussite lui était indifférente : « Humble, il ne faisait pas l’important. » L’opulence le laissait froid : « Il paraissait craindre les honneurs et les richesses, et ne trouver de paix que dans la pauvreté et l’obscurité. » Car, proclamait l’une de ses oraisons funèbres :

L’or lui semblait de la terre,
Seule comptait la droiture.
La vue du talent l’émouvait,
La vue d’un sage l’inspirait14.

20Gentilhomme lettré, richement nanti, Singde se devait d’être bienveillant et charitable. Il ne manquait pas à son devoir, ici prodiguant de généreux secours aux « lettrés malchanceux et sans emploi venus dans la capitale », là rachetant à prix d’argent la peine d’un poète de talent qui se morfondait depuis vingt ans dans l’exil mandchou où l’avait relégué la justice impériale.

21acteurs de savoirqualités personnelles Singde possédait plus que des qualités de cœur et d’esprit. Les vertus cardinales de piété et de loyauté l’habitaient, si « solidement nouées » en lui que l’épitaphe du chancelier Xu avertit son lecteur que les mots ne sauraient seulement en donner la mesure. La piété filiale (xiao) pouvait se manifester de manière extrême et spectaculaire, et l’on vit plus d’un fils tirer de sa chair la matière d’un remède pour soulager un père malade, ou tel autre tomber dans un désespoir fatal à la mort de sa mère. Elle était avant tout une vertu discrète, vouée à l’ordinaire des jours : « Le Tolérant était une nature d’une parfaite piété filiale. Lorsque son père le Grand Maître se trouva frappé d’un mal, il se tint chaque jour à ses côtés, sans jamais défaire la ceinture de son habit, son visage devint noirâtre, et il ne retrouva son ancien état qu’une fois la guérison acquise. Si le Grand Maître et son épouse montraient de l’appétit, il en avait la mine réjouie et en faisait part à ses proches. » Un fils pieux pouvait-il ne pas être un bon frère ? « Le Tolérant aimait ses jeunes frères d’une amitié fraternelle. Quand ils sortaient, il avait pour habitude de dépêcher quelque proche ou suivant pour les protéger, et à leur retour d’aller les voir15. » Car des vertus conjointes de piété filiale et fraternelle (you)dépendait l’harmonie des familles, et de la rayonnante harmonie des familles dépendait la paix dans l’Empire.

22acteurs de savoirqualités personnellesloyautéLa loyauté (zhong)pouvait, elle aussi, se manifester jusque dans son extrémité, qui commandait à un sujet de mourir pour son souverain ou, à tout le moins, de ne pas servir un prince illégitime ni même une dynastie nouvelle. Elle était avant tout une vertu d’usage, vouée à l’ordinaire du service. L’empereur la récompensait par des promotions qu’il avait le pouvoir de favoriser ou d’imposer, ou bien par des présents qu’il avait la faculté innée de sacraliser et que les biographes se faisaient un devoir de détailler – au contraire de ces dons de bienfaiteur à obligé, si courants parmi les élites lettrées, mais qu’il était malséant d’évoquer. Des taëls et des soieries, des habits et des chapeaux, des lames et des arcs, des selles et des chevaux, des éventails en bois de santal, des modèles de belle écriture, ainsi que – trésor entre les trésors – des vers d’un poète du viii e siècle calligraphiés de la main même de l’empereur Kangxi, telles furent les principales marques de la faveur impériale au cours des dix années de la courte carrière de Singde. Car le jeune Mandchou n’eut guère le loisir de goûter aux paisibles joies de la retraite. Dans les mois qui suivirent son succès au doctorat de l’an 1676, il marchait sur les traces de son père et rejoignait les rangs de la Garde impériale. Attaché aux pas de l’empereur, il parcourut « des milliers de lis », « gravissant le mont sacré de l’Est, visitant le pays natal de Confucius », l’accompagnant au sud du fleuve Bleu ; toujours prêt à se porter en avant et à payer de sa personne, jamais il ne manqua d’un cheveu à sa mission ni ne « se permit de solliciter quelque repos pour prendre ses aises », tant l’habitait la volonté de « payer de retour les généreux bienfaits du souverain » selon l’idéal de loyauté fondant la relation entre le sujet et son prince. Qu’il s’agisse « de l’ordre et du désordre dans les temps anciens, des continuités et des ruptures comme de l’essor et de la ruine dans les affaires de gouvernement, des peines et des joies du peuple, de la pureté et de la corruption de l’administration, de la grandeur et de la décadence comme des avancées et des reculs dans les talents et les mœurs », le commandant Singde « était capable d’en dénombrer les raisons d’être », et nul ne doutait que l’empereur nourrissait le dessein de confier « les plus grands emplois » à un homme dont les pensées savaient se tourner vers le bien public. Aussi, quand la maladie l’eut emporté en sept jours, « tout le monde s’affligea et regretta profondément que son talent n’ait point trouvé l’emploi » auquel il pouvait prétendre.

23Le Ciel, grand dispensateur de vie et de mort, lui accorda néanmoins assez d’années pour donner une œuvre littéraire qui lui valut de son vivant louanges et renommée, et que les siècles finiront par élever au-dessus des nues. La civilisation chinoise qui conférait à l’écrit et à l’écriture une valeur prééminente suscita une production d’une luxuriance rare et sans doute sans égale dans le monde. Plusieurs dizaines de milliers de recueils en vers ou en prose composés au long des deux cent soixante-dix ans de la dynastie mandchoue ont survécu au temps. Ils ne sont que l’écume d’un flot dont l’ampleur se pressent aisément (et sera peut-être mesuré un jour) : il n’est que de considérer les innombrables épitaphes et biographies écrites par et pour les élites lettrées, où les auteurs prennent toujours soin de consigner les titres des ouvrages composés par le défunt, qu’ils aient été publiés ou non. Les purs lettrés n’étaient pas les seuls à produire des livres. Les mandarins n’étaient pas en reste : épris de belles-lettres, ils trouvaient toujours le temps, au milieu de leurs tâches, de donner quelque ouvrage en vers ou quelque compilation savante ; et s’ils se montraient peu férus de la chose écrite, il était rare qu’ils ne laissassent pas quelque opuscule en rapport avec leurs fonctions. Le commandant Singde était l’un de ces fonctionnaires lettrés, ou l’un de ces lettrés fonctionnaires, brillant entre tous, dont l’œuvre se tenait à la crête de l’écume :

pratiques savantespratique artistiquepoésieExcellant à composer de la poésie, il donna dès l’enfance des vers qui surprenaient son monde. Le temps le rendit plus habile encore, et il adopta les manières pleines des ères Kaiyuan et Dali de la dynastie des Tang. Il aimait surtout à composer des poèmes à chanter (ci). La poésie chantée des auteurs en renom depuis l’époque des Tang et des Cinq Dynasties ayant ses anthologies, il prit les rimes de l’ère Hongwu des Ming, les corrigea, les rapprocha, les associa et titra l’ensemble Juste précis des rimes pour poèmes à chanter 16. Il est l’auteur d’un Recueil du chapeau de travers, tout en poèmes à chanter, dont il changea plus tard le titre en Recueil de l’eau à boire 17.

24Le chancelier Xu Qianxue assure que l’on recopiait ses vers jusque « dans les écoles des villages et sur les murs des relais », tandis que le chancelier Han Tan le crédite de deux autres ouvrages, une Anthologie de la poésie complète des Tang, et une somme qu’il laissa inachevée :

Éprouvant, au soir de sa vie, un puissant intérêt pour les Classiques et les Histoires, il voulut approfondir la science de la nature et de la destinée, et se trouva près d’achever la collecte des livres confucéens sur les Classiques, écrits depuis les Song et les Yuan, qu’il entendait diffuser dans le monde18.

25À l’instar de ses pairs des siècles passés et à venir, les goûts et les penchants littéraires de Singde semblaient soumis à l’irrésistible appel de lointains âges d’or. Sa poésie était à l’école des grands maîtres de la dynastie des Song, Yan Jidao, Zhou Bangyan et Qin Guan pour le xi e siècle, Xin Qiji pour le siècle suivant. Eût-il donné une œuvre en prose, ses biographes n’auraient pas manqué d’invoquer les mânes des insurpassables prosateurs des Tang et des Song, les Han Yu et autres Ouyang Xiu. Sa calligraphie était dans la manière de l’illustre Wang Xizhi, de la dynastie des Jin remontant au iv e siècle, et de son célèbre disciple du vii e siècle, Chu Suiliang. Lors de l’examen du Palais – le seul concours où l’on jugeait de la calligraphie des candidats –, le lauréat Nara Singde ne porta sur le papier « aucun coup de pinceau qui ne fût à la manière des anciens ». La toute-puissance du passé semblait vouloir chasser des récits de vies de lettrés les hommes du temps présent, ombres fugitives cantonnées dans des rôles, souvent anonymes, de compagnons d’étude. Quelles affinités électives les auteurs des épitaphes de Singde lui reconnaissaient-ils ? « Quatre ou cinq amis intimes avec qui il examinait les Classiques et les Histoires, discutait du présent et du passé, déclamait les œuvres des générations successives » ; seule l’épitaphe couchée dans sa tombe précise qu’il s’agissait « de Yan Shengsun, Gu Zhenguan et Qin Songling de Wuxi, de Chen Weisong de Yixing, et de Jiang Chenying de Cixi ».

26Mélange de lieux communs et de faits singuliers, à la fois vagues et précises, situées dans et hors le temps, les épitaphes et les biographies faisaient plus que maintenir en vie les morts par la magie du verbe et la force du souvenir : elles les inscrivaient dans la grande tradition lettrée confucéenne dont la Chine du xvii e siècle était l’héritière, tout en les insérant dans le continuum d’un temps où le présent n’était qu’un bref instant.

Portant la robe du lettré,
L’antique était sa compagnie.
Quelle splendeur en son talent,
Quelle constance en sa vertu.
De mes mots je grave sa tombe,
Qui dira qu’il n’est pas éternel ?

27Telles furent les ultimes phrases que, voilà plus de trois siècles, le chancelier Xu Qianxue confia à la pierre dressée sur le chemin des esprits d’un jeune poète à la nature vertueuse.

Notes
1.

Toutes ces pièces (respectivement appelées aici, leici, jiwen, wanshi, wanci) figurent dans les œuvres posthumes de Nara Singde, le Recueil de la salle des Larges Desseins [Tongzhitang ji], dont elles occupent les deux derniers chapitres. Le recteur Weng Shuyuan (1633-1701) dont il a été question est l’auteur de l’une des six lamentations (Nara, 1979, p. 791-797).

2.

La tombe de Singde, longtemps laissée à l’abandon à la suite du déclin de son clan, fut pillée dans les années 1920, au temps des Seigneurs de la guerre, puis détruite durant la Révolution culturelle. Les épitaphes placées dans les tombes de Singde et de sa famille ont néanmoins survécu. Elles sont conservées au Musée d’épigraphie de Pékin (Beijing shike yishu bowuguan), et ont fait l’objet d’un excellent petit ouvrage qui les présente et en rapporte le texte (Zhao, 2000).

3.

Les stèles du chemin des esprits de la tombe de Singde (shendao bei) n’ont pas survécu au temps, mais leurs textes ont été conservés dans le recueil posthume de Singde, ainsi que dans les œuvres respectives de Xu Qianxue (1631-1694) et de Han Tan (1637-1704). Voir n. 1, p. 233. Ils sont repris, dûment ponctués, dans une excellente édition moderne des poèmes à chanter de Singde (Nara, 1995), ainsi que dans l’opuscule déjà cité sur les tombes de sa famille (Zhao, 2000).

4.

L’éloge tombal de Singde (mubiao) n’existe plus que sur le papier, dans le recueil en prose de Jiang Chenying (1628-1699) : voir 1, p. 233.

5.

Le récit de conduite de Gu Zhenguan (1637-1714) est, à ce jour, réputé perdu.

6.

Ce riche personnage est le lettré Zhao Jishi (1628-1705), ancien magistrat de district passé au ministère des Revenus, dont l’ouvrage s’intitule Yongyan (Durand, 1992, p. 97-98 ; Durand, 2004, p. 312-313).

7.

Voir respectivement Xu, 1697, 27 / 20b-26a, 31 / 6b-10a, 33 / 12b-13b (Danyuan wenji) ; Han, 1703, 14 / 11b-15b, 21 / 3a-4a (Youhuaitang wengao) ; Jiang, 1713, 3 / 18b-19a (Weijian shiji) ; Jiang, 1889, 3 / 23a-26b, 4 / 24b-25b (Zhanyuan canggao) ; Zhu, 1935, p. 215, 1240-1241 (Pushuting ji) ; Liang, 1992, p. 230-231 (Liuyingtang erji).

8.

Cette critique à l’encontre des épitaphes est récurrente ; on la retrouve aussi bien chez un Zeng Gong (1019-1083), l’un des grands maîtres de la prose classique, que chez des contemporains de Nara Singde comme Wei Xi (1624-1681). Voir Zeng, 1984, p. 253-254 ; Wei, 2003, p. 294-295, p. 350.

9.

Le jeune lettré qui reçut, en 1696, les confidences de Jiang Chenying est Fang Bao (1668-1749). Quan Zuwang (1705-1755) s’en fit l’écho plus tard dans son éloge tombal de Jiang Chenying, précisant avec raison que ce dernier finit par renouer avec Singde. Voir Fang, 1983, p. 705-706 ; Quan, 2000, p. 292-293.

10.

C’est ainsi que mes traductions du Recueil de la montagne du Sud, de Dai Mingshi (1653-1713), qui se veulent une illustration de ce qu’était un recueil de lettré, donnent une dizaine de biographies et d’épitaphes diverses, à savoir une biographie de fils pieux, une biographie d’excentrique, deux biographies de loyalistes des Ming, une biographie de pur lettré, une épitaphe de simple marchand, une épitaphe de fonctionnaire lettré, une biographie commune à deux veuves exemplaires, ainsi qu’une biographie de l’une de ces femmes « héroïques » qui choisissaient de se suicider par fidélité à leur défunt mari (Dai, 1998).

11.

Qingshi liezhuan, p. 5808 ; Qingguo shi, vol. 12, p. 853 ; Qingshi gao, p. 13661.

12.

Cette citation et celles qui suivent sont toutes tirées, sauf mention expresse, de l’une ou l’autre des quatre épitaphes évoquées précédemment, composées par Xu Qianxue, Han Tan et Jiang Chenying.

13.

Liang, 1992, p. 231 ; Nara, 1979, p. 863-864.

14.

Nara, 1979, p. 838.

15.

Singde avait deux frères, d’une vingtaine d’années ses cadets : Kuixu (1674-1717) et Kuifang (1680-1708).

16.

Les « rimes de l’ère Hongwu » renvoient à un célèbre ouvrage compilé, aux environs de 1370, sous l’égide impériale, les Justes rimes de l’ère Hongwu [Hongwu zhengyun].

17.

Ces trois livres sont le Ciyun zhenglüe, le Cemao ji et le Yinshui ji.

18.

Cette somme sera complétée et publiée après sa mort, sous les auspices de Xu Qianxue, et sous le titre de Commentaires sur les Classiques de la salle des Larges Desseins [Tongzhitang jingjie]. L’anthologie de poésie est le Quan Tang shi xuan.

Appendix A Bibliographie

  1. Dai, 1998 : Dai Mingshi, Recueil de la montagne du Sud, trad. P.-H. Durand, Paris.
  2. Durand, 1992 : Pierre-Henri Durand, Lettrés et pouvoirs. Un procès littéraire dans la Chine impériale, Paris.
  3. Durand, 2004 : P.-H. Durand [Dai Tingjie], Dai Mingshi nianpu [Vie de Dai Mingshi, année après année], Pékin.
  4. Fang, 1983 : FANG Bao, Fang Bao ji [Recueil de Fang Bao], Pékin.
  5. Han, 1703 : Han Tan, Youhuaitang wengao [Brouillons en prose de la salle des Aspirations entretenues], in Ji Xianlin (éd.), Siku quanshu cunmu congshu, Jinan, 1997.
  6. Jiang, 1713 : Jiang Chenying, Weijian shiji [Recueil en vers d’entre les roseaux].
  7. Jiang, 1889 : Jiang Chenying, Zhanyuan canggao [Brouillons à conserver du jardin de la Limpidité].
  8. Liang, 1992 : Liang Peilan, Liuyingtang ji [Recueil de la salle des Six Pierres], Canton.
  9. Nara, 1979 : Nara Singde, Tongzhitang ji [Recueil de la salle des Larges Desseins], Shanghai.
  10. Nara, 1995 : Nara Singde, Nalan ci jianzhu [Poèmes à chanter de Nara avec annotations], Shanghai.
  11. Qingguo shi [Histoire de la dynastie des Qing], Pékin, 1993.
  12. Qingshi gao [Ébauche de l’histoire des Qing], Pékin, 1977.
  13. Qingshi liezhuan [Biographies classées pour l’histoire des Qing], Pékin, 1987.
  14. Quan, 2000 : Quan Zuwang, Quan Zuwang ji huijiao jizhu [Recueil de Quan Zuwang assorti d’annotations et de commentaires critiques], Shanghai.
  15. Wei, 2003 : Wei Xi, Wei Shuzi wenji [Recueil en prose de Wei Shuzi], Pékin.
  16. Xu, 1697 : Xu Qianxue, Danyuan wenji [Recueil en prose du jardin de la Tranquillité], in Ji Xianlin (éd.), Siku quanshu cunmu congshu, Jinan, 1997.
  17. Zeng, 1984 : Zeng Gong,Zeng Gong ji [Recueil de Zeng Gong], Pékin.
  18. Zhao, 2000 : Zhao Xun, Nalan Chengde jiazu muzhi tongkao [Examen approfondi des épitaphes de la famille de Nara Cengde], Pékin.
  19. Zhu, 1935 : Zhu Yizun, Pushuting ji [Recueil du kiosque des Livres au soleil], Shanghai.