Charles Guérin

1construction des savoirslangage et savoirsstyle construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquerépublique pratiques savantespratique intellectuellemémorisationL’orateur Marcus Porcius Latro est une figure récurrente des Controverses que Sénèque le Rhéteur avait composées, au début du règne de Caligula 1, pour conserver le souvenir des grands orateurs de son temps. Latro avait connu la gloire sous le règne d’Auguste, à l’époque où le passage du régime républicain au principat avait amputé l’éloquence de sa dimension politique. La pratique oratoire s’était réorientée, et la déclamation de causes fictives avait pris une importance nouvelle2. Dans cette approche littérarisée de l’éloquence, Latro excellait ; il déclamait devant les puissants et tenait école. Il fut pourtant critiqué : son style, la difficulté qu’il éprouvait à plaider des causes réelles ou à s’exprimer en plein air faisaient de lui un rhéteur scolastique plus qu’un orateur véritable. Sénèque le rhéteur s’efforce de défendre le souvenir de celui qui avait été son condisciple auprès du rhéteur Marullus. Tout en soulignant son habileté et l’efficacité de son éloquence, il insiste plus encore sur une qualité moins immédiatement perceptible : la puissance de sa mémoire (memoria). Celle-ci permettait à Latro de retenir tout ce qui était nécessaire à son art, sans jamais courir le risque d’oublier quoi que ce soit. Ainsi, le rhéteur n’avait aucun effort à fournir pour mémoriser les discours qu’il allait déclamer, car le simple fait de les composer par écrit les lui faisait retenir ; il pouvait alors les restituer au mot près. Une fois sa déclamation prononcée, il la conservait à jamais dans sa mémoire. Les archives ne lui étaient, par conséquent, d’aucune utilité : Latro « écrivait sur son esprit3 ».

2pratiques savantespratique intellectuelleremémoration pratiques savantespratique artistiqueperformance orale pratiques savantespratique discursivecitationTelle qu’elle nous est décrite, l’extraordinaire mémoire de Latro est parfaitement adaptée au but poursuivi par le rhéteur : elle lui permet de retenir, dans ses moindres détails, un texte dont le contenu est largement fictionnel et dont le style, élaboré de manière extrêmement précise, ne peut souffrir aucune variation intempestive. Instrument de rétention et de reproduction, la mémoire représente alors un truchement entre composition écrite et oralité. Elle vaut également pour elle-même : de même que la déclamation est pure performance, tout entière destinée à faire valoir les qualités de style, de composition ou d’invention de l’orateur – et non à convaincre le public –, la mémoire constitue un faire-valoir, une marque des qualités intrinsèques du rhéteur. Le monde romain est en effet fasciné par les exploits mémoriels, et la tradition nous a conservé le souvenir de quelques cas extraordinaires : le philosophe Charmadas, capable de réciter dans leur intégralité, comme s’il les lisait, les ouvrages qu’on lui désignait dans une bibliothèque ; l’Académicien Métrodore de Scepsis et le rhéteur Empylos de Rhodes, qui pouvaient tous deux restituer avec une précision extraordinaire les textes qu’ils avaient appris ; Théodecte, qui répétait sans erreur les vers qu’on lui avait lus, quel que soit leur nombre ; ou encore Quintus Hortensius, l’orateur qui fut longtemps le rival de Cicéron et qui, après avoir assisté à une vente durant une journée entière, parvint à dérouler, dans l’ordre, la liste des acheteurs, des objets qu’ils avaient acquis et le prix qu’ils avaient payé pour cela4. Dans une civilisation où la mémoire prime sur le document5, une capacité de rétention hors du commun fait évidemment l’admiration de tous. La facilité à mentionner, citer ou réciter est une marque de culture (humanitas), voire de sagesse, la prudentia ne se concevant pas sans une vaste memoria 6.

3acteurs de savoirqualités personnellescréativité pratiques savantespratique discursiveimprovisation construction des savoirslanguestyle typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesdroithistoire du droit acteurs de savoirqualités personnellesMais peut-être est-ce cette mémoire si précise, capable de retenir le détail d’un texte au mot près, qui entravait Latro lorsqu’il se risquait à plaider devant un tribunal véritable. Car contrairement à la déclamation, les plaidoiries réelles interdisent de reproduire par oral un texte figé : les réponses de l’adversaire doivent être prises en compte, et l’orateur peut être contraint d’improviser si l’affaire évolue d’une manière inattendue. Est-ce à dire que la mémoire n’est devenue une qualité essentielle de l’orateur qu’à partir du moment où la déclamation a pris le pas sur l’éloquence efficace ? Les textes cicéroniens suffisent à prouver le contraire : aux yeux de Cicéron, dans un contexte où l’éloquence est pleinement politique, c’est la force de leur mémoire qui distingue Marcus Antonius, Publius Antistius, Lucius Torquatus ou Quintus Hortensius des autres orateurs7 : la possession d’une mémoire de qualité, à la fois prompte à retenir et apte à conserver, est indispensable pour qui prétend à l’éloquence. La mémoire définit l’orateur véritable, au même titre que la promptitude intellectuelle, la capacité de réflexion, la puissance de travail ou le talent stylistique8. L’orateur Caius Scribonius Curio, outre sa gestuelle inefficace, souffrait d’une mémoire fort défaillante. Incapable de se tenir au plan qu’il annonçait, il ajoutait des parties entières à son discours, ou en retranchait d’autres. À l’écrit, il ne parvenait pas même à construire une pensée suivie. Curio excitait les rires et le défaut dont il souffrait était, pour Cicéron, une véritable honte : la faiblesse de sa mémoire le faisait vaciller dans son statut même d’orateur9. C’est que la mémoire ne doit pas être regardée comme un simple outil de stockage, comme une simple zone tampon entre l’écrit et l’oral. Dans le cadre de l’éloquence, elle est considérée, à l’inverse, comme un outil de mobilisation du savoir et des acquis : c’est grâce à elle, en puisant dans les éléments qu’elle tient en réserve et en les combinant, que l’orateur pourra trouver ses arguments, organiser son discours et élaborer son style. Elle seule permet le passage de la théorie – ou de l’entraînement – à la pratique, l’adaptation aux exigences de l’affaire, la réaction appropriée face à un imprévu de procédure ou à une répartie brillante de l’adversaire : « Seuls ceux qui ont une bonne mémoire savent quoi dire […], et de quelle manière le dire10. » Loin d’être un appareil statique de rétention, la mémoire est conçue comme un instrument de composition. Ainsi, lorsque Quintilien, rhéteur du Ier siècle ap. J.-C., souligne que seule une mémoire sûre permet à l’orateur d’improviser, il ne cherche pas à développer un paradoxe, mais souligne ce qui, pour un théoricien de la rhétorique, relève de l’évidence : la mémoire est avant tout une force créatrice11.

4pratiques savantespratique artistiqueperformance orale pratiques savantespratique discursiveargumentation typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétoriqueCe sont donc deux conceptions distinctes des usages de la mémoire qu’il est possible de retracer à travers les témoignages de l’éloquence et de la rhétorique romaines, deux aspects dont l’un est clairement formalisé et l’autre laissé dans l’ombre. Considérée comme une simple capacité de stockage et d’extraction des informations, la mémoire occupe en effet une place définie dans la doctrine rhétorique, puisqu’elle représente une étape dans l’élaboration du discours. Elle s’inscrit alors dans la liste canonique des cinq parties de l’éloquence, où elle prend la suite de la fabrication des arguments (inuentio), de l’organisation du discours (dispositio)et de l’élaboration stylistique (elocutio), mais précède la mise en œuvre du discours par le geste et la voix (actio). Dans cette progression linéaire qui va de la production des arguments jusqu’à la performance oratoire elle-même, l’étape dévolue à la memoriaclôt la fabrication du discours et rend possible la mise en œuvre orale des éléments préparés : arguments, organisation du propos, choix des mots, etc.12. « Si l’on ne fait pas appel à la mémoire pour conserver, nous dit Cicéron, les idées et les mots que l’on a trouvés et auxquels on a réfléchi, il est évident que les qualités de l’orateur, aussi éclatantes qu’elles soient, perdront toutes leur raison d’être13. » Ayant pour fonction principale de stocker puis de restituer un matériau élaboré à l’avance, la mémoire est conçue à la fois comme une étape dans un processus, comme une capacité intellectuelle et, on le verra, comme un espace de rétention. Elle fait alors l’objet d’une méthode que la doctrine rhétorique n’éprouve aucune difficulté à formaliser.

5acteurs de savoirqualités personnellescompétence acteurs de savoirqualités personnellesméticulosité construction des savoirslanguestyleclartéCette précision et cette clarté du propos théorique disparaissent lorsque l’on aborde l’usage productif de la mémoire, où cette dernière n’a plus pour seul objet la restitution d’un matériau assimilé, mais également la production du discours. Parce qu’il n’entre pas dans l’architecture que forment les différentes étapes du discours que nous venons de décrire, ce second emploi de la mémoire ne reçoit aucune place définie dans la théorie et n’apparaît donc qu’en filigrane, à travers des remarques que les auteurs formulent de manière incidente. S’il sort du domaine propre à la formalisation rhétorique traditionnelle, cet usage de la mémoire n’en représente pas moins le fondement même (fundamentum 14 ) de la compétence oratoire : composer un discours est une activité de création encadrée par des règles strictes et que la théorie fait reposer, de façon plus ou moins implicite, sur la remémoration. À l’image de la tablette15, support d’écriture et de rétention, c’est celle de la torche16, au moyen de laquelle l’orateur s’orientera dans les méandres de ses connaissances, qui sera alors préférée. Entre rétention et réutilisation, méditation et sélection, structuration systématique et recours au réflexe, la mémoire devient le véritable atelier de la parole persuasive.

La mémoire et ses techniques

6construction des savoirstraditionoubli matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'enregistrement pratiques savantespratique intellectuellemémorisation acteurs de savoirqualités personnellesLa rhétorique offre une approche profondément objectiviste de la mémoire abordée comme capacité de rétention17. Car si elle est une qualité dont tout orateur doit être doté sous peine d’être incapable de parler, elle est également un outil soumis à une élaboration technique et, par conséquent, susceptible d’amélioration. À la mémoire naturelle (memoria naturalis)s’ajoute ainsi une mémoire artificielle (memoria artificialis) développée au moyen d’une méthodologie précisément définie18. La seconde ne peut suffire si la première fait entièrement défaut : les exploits de Latro s’expliquent certes par la manière dont il a assimilé certaines techniques mémorielles, mais Sénèque le Rhéteur reconnaît que la nature avait considérablement favorisé son ami19. La mémoire, telle que la conçoivent les traités, est un donné naturel poli par l’étude, l’effort et une véritable discipline mentale appliquée dès les premières années de formation20. Elle est donc considérée comme un instrument mis à la disposition des hommes. L’orateur la modèle, la contrôle et ne la subit pas : l’oubli ne sera jamais dû à un « trou de mémoire », mais à un manque de maîtrise technique, à une erreur commise dans le processus de rétention21. La mémoire est un outil ; l’orateur ne fait pas entièrement corps avec elle.

7pratiques savantespratique intellectuelleclassement inscription des savoirsécriture pratiques savantespratique intellectuelleremémoration matérialité des savoirssupportsupport d'inscriptiontabletteProgressivement rendue plus disponible, plus stable et plus fidèle22, la mémoire artificielle est naturellement regardée comme un support d’écriture, écriture dont elle est, d’après Cicéron, la jumelle23. Elle est donc fréquemment comparée à une tablette enduite de cire, instrument de notation privilégié dans l’Antiquité : l’orateur, comme sur une tablette et ainsi que le faisait Latro, inscrit dans sa mémoire ce qu’il doit retenir et y lit ce qu’il doit retrouver24. L’image de la tablette est néanmoins trompeuse, dans la mesure où les techniques mnémoniques reprises et développées par la rhétorique imposent une représentation différente de la mémoire, où l’écriture mémorielle doit avant tout se comprendre comme la constitution d’un réseau. Aristote fut le premier à souligner l’importance de l’ordre dans le processus de remémoration : celui qui s’efforce de retrouver un souvenir cherchera mentalement des successions qui, progressivement, le mèneront à ce qu’il recherche25. Ce qui possède naturellement un ordre est plus aisément mémorisable, mais cet ordre peut être introduit dans les souvenirs par des moyens techniques permettant à l’esprit de se mouvoir en suivant un agencement logique26. La tradition rhétorique intègre parfaitement à sa doctrine cette exigence de structuration, comme en témoigne le récit étiologique au moyen duquel elle attribue au poète Simonide la paternité des techniques mnémoniques. D’après le récit qu’en fait Cicéron, c’est la compréhension du rôle que joue l’organisation des éléments en séquences qui permit à Simonide de développer ses capacités mémorielles. Attablé à un dîner, Simonide fut appelé au dehors avant que la maison ne s’écroulât sur les invités à la suite d’un séisme. Après ce désastre, le poète fut seul capable d’identifier les cadavres, parce que l’ordre dans lequel étaient installés les convives était resté gravé dans sa mémoire27. L’organisation ordonnée des éléments est donc la clef des processus de rétention et de remémoration : Simonide, d’après Cicéron, avait compris « que c’est l’ordre, avant tout, qui éclaire la mémoire28 ».

8pratiques savantespratique intellectuellemise en série matérialité des savoirsmobilier pratiques savantespratique intellectuelleclassement espaces savantslieuLa méthode rhétorique qui découle de ce constat correspond à une représentation spatiale et visuelle de la mémoire, elle aussi présente dans tous les récits concernant Simonide. Car l’ordre qui permit à Simonide de retrouver l’identité de chaque convive se déployait dans un lieu dont le poète avait retenu la configuration. De la même manière, la mémoire de l’orateur s’organisera de façon spatiale, le processus de rétention reposant sur la fabrication mentale de lieux (loci)qui joueront le rôle de contenants où seront placés, sous forme d’images (imagines), les éléments qui doivent être mémorisés, puis retrouvés29. La mémoire ainsi structurée joue le rôle d’un système de classement où les informations sont en sécurité et, plus important encore, facilement accessibles. Pour ce faire, les lieux construits mentalement doivent permettre des déplacements aisés : une maison, un portique ou une place publique conviendront parfaitement. Si l’architecture mentale choisie correspond à une maison, l’orateur placera dans chacune des pièces les images qu’il doit mémoriser, en les organisant en fonction du mobilier et du décor. Il pourra ensuite parcourir mentalement le vestibule, l’atriumpuis les différentes pièces et retrouver, dans l’ordre, chacun des objets retenus30 : « Ce faisant, la succession des lieux conserve celle des choses ; les images représentent les choses elles-mêmes31. » La rétention implique donc un double processus d’encodage. Celui, tout d’abord, consistant à associer un objet à une image précise, puis celui qui consiste à répartir chaque image dans l’espace mental préalablement construit. L’organisation rigoureuse favorise le respect des successions, le respect des successions donne leur stabilité aux images et à ce qui leur est associé.

9construction des savoirséducationapprentissage inscription des savoirscodage de l'information inscription des savoirsvisualisationimageLa production des images répond à des exigences différentes selon que l’orateur cherche à retenir des objets (res)ou des mots (uerba) 32. L’objet sera inscrit dans la mémoire au moyen de sa représentation visuelle propre ou d’une image qui la rappelle par association, ressemblance ou allusion33. Ces images devront être frappantes : belles, laides ou violentes, elles seront plus aisément mémorisées. Elles seront donc des créations personnelles, ce qui frappe les uns restant indifférent aux autres34. L’encodage des mots est plus complexe, car il nécessite des images plus nombreuses et n’autorise pas d’équivalences simples. Comment, en effet, représenter une conjonction35 ? L’orateur devra créer son propre langage visuel, aussi fourni que possible, afin de pouvoir retenir des textes dans le détail : il surimposera un code nouveau au code langagier. Quintilien émet les plus grandes réserves sur cet aspect de la méthode. La mémoire artificielle, parfaite pour retenir un enchaînement d’idées ou d’objets, lui paraît inadaptée lorsqu’il s’agit de mémoriser des textes : la lourdeur de l’appareillage symbolique nécessaire encombre la mémoire plus qu’elle ne l’aide36. De fait, l’auteur anonyme de la Rhétorique à Herennius (vers 84 av. J.-C.) considère que la mémoire artificielle ne suffit pas à la rétention des mots. Tout au plus peut-elle la favoriser. Seuls la répétition et l’apprentissage « naturel », par lectures successives, permettront de conserver le souvenir exact d’un texte37.

10construction des savoirsépistémologiesignesymbole construction des savoirslangage et savoirsstylelisibilitéDans un second temps, la répartition des images favorisera la lisibilité. Le lieu mental doit pouvoir être arpenté sans difficulté par l’esprit qui est considéré, dans ce contexte, comme un pur regard. Le lieu choisi ne sera pas un espace trop fréquenté et ne prêtera pas à confusion : le va-et-vient de la foule brouille les images, une colonnade infinie ne favorise pas leur structuration. Il sera suffisamment grand pour permettre à l’orateur d’y placer tout ce dont il a besoin, mais de taille humaine, pour que l’œil puisse l’embrasser sans s’y perdre. Son éclairage, enfin, ne sera ni trop faible, ni trop cru. L’espace ainsi construit sera envisagé selon un point de perspective particulier, ni trop proche, ni trop éloigné des objets, sous peine de rendre leur perception difficile. L’orateur pourra alors déposer ses images dans chaque lieu comme il le souhaite, en progressant de l’un à l’autre selon un agencement établi et en les marquant, au besoin, d’un symbole ou d’un chiffre, afin de s’assurer de leur ordre de succession38.

11pratiques savantespratique artistiquearchitecture pratiques savantespratique corporelleperception pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionTel qu’il nous apparaît à travers les règles formulées dans les traités, l’outil mémoriel représente un tissu ordonné de relations entre des objets placés dans un espace imaginaire très précisément structuré. La mémoire artificielle est une mémoire topique et visuelle : la vue étant, d’après Cicéron, le plus vif et le plus fidèle de tous les sens, ce que l’on veut mémoriser doit être traduit en images sensorielles, en formes (formae)et en corps sensibles (corpora)répartis dans un espace – tout corps occupant nécessairement un lieu39. Le savoir théorique ainsi retenu acquiert une matérialité et se transforme en un souvenir, doté d’une épaisseur sensorielle. L’orateur n’a alors plus qu’à « lire » ce qu’il aura placé dans sa mémoire. La disposition des images est en effet une forme d’écriture ; et, nous dit l’auteur de la Rhétorique à Herennius, « prononcer un discours, c’est comme lire40 ». L’image de la tablette se surimpose de nouveau à celle de l’architecture41 : la performance oratoire redeviendrait-elle, contre la doctrine même que professent les traités, la simple reproduction d’un texte préalablement composé ?

Rétention, écriture et improvisation

12inscription des savoirsécriture construction des savoirséducationapprentissageLa pratique oratoire entretient en effet un rapport ambigu à la composition écrite. Écrire puis mémoriser le texte produit reste évidemment le moyen le plus sûr pour qui veut prononcer un discours de qualité42. Pourtant, le discours peut tout aussi bien être affaibli par cette architecture fixe dérivée de l’écrit, qui risque d’entraver la faculté d’adaptation de l’orateur. Quintilien est le seul à aborder la question de façon explicite en opposant directement les deux types de mémorisation possible : faut-il retenir mot à mot le texte composé (uerba)ou se contenter des idées et de leur enchaînement (res) ? Impossible, selon Quintilien, d’apporter à ce problème une réponse générale. Pourquoi composer avec soin et par écrit, sinon pour pouvoir utiliser ce qui a été mis en place et donc l’apprendre au mot près ? À l’inverse, une récitation mécanique produira un effet déplorable qui affaiblira la crédibilité de l’orateur, la préparation étant toujours suspecte aux yeux des juges43. Enfin, l’effort mémoriel paralysera l’esprit de l’orateur : rechercher l’idée ou le mot perdus empêche d’en découvrir d’autres au moment opportun44. Le problème se comprend donc à la fois en termes d’apparence et d’efficacité. Quintilien ne tranchera pas et conseillera à l’orateur d’apprendre son texte le plus précisément possible, mais de donner l’illusion de l’improvisation, au moyen, par exemple, d’hésitations fictives. Paradoxalement, c’est la qualité de sa mémoire qui permettra à l’orateur de se comporter avec le naturel nécessaire, car il parlera avec d’autant plus d’aisance qu’il aura précisément retenu ce qu’il avait à dire45.

13pratiques savantespratique discursiveimprovisation inscription des savoirsécritureC’est lorsqu’il aborde les modalités mêmes de la composition du discours que Quintilien offre une vision plus complète et plus construite du rôle joué par la mémoire de rétention et de restitution au cours de ce processus. Reprenant une catégorisation que Cicéron avait mise en place à propos de l’entraînement de l’orateur, Quintilien distingue trois modes possibles d’élaboration du discours : l’écriture (scriptio), la composition mentale (cogitatio) et, enfin, l’improvisation (ex tempore dictio) 46. Évidemment complémentaires, ces trois méthodes de composition impliquent chacune une utilisation particulière des ressources mémorielles en vue de retenir et de prononcer le discours produit. Plutôt que de chercher à opposer des degrés de précision dans la mémorisation, il convient de distinguer des modes d’utilisation différents de la mémoire à mesure que la composition s’éloigne de l’écrit.

14pratiques savantespratique lettréelecture inscription des savoirslivreligneL’écriture, tout d’abord, est assimilable en elle-même à un processus de rétention. Quintilien condamne en effet la méthode de la silve (silua) qui consiste à écrire d’un seul trait une première version que l’on reprendra et polira par la suite. On voit poindre ici la crainte qu’éprouve Quintilien à l’égard des phénomènes incontrôlés de rétention mémorielle : le risque est que l’orateur ne parvienne pas à se libérer des tournures médiocres de la première version, et que la piètre qualité du matériau de départ s’impose à son esprit47. Lenteur et application seront donc indispensables. Après avoir composé prudemment son texte, l’orateur cherchera à l’apprendre sur les tablettes qu’il a utilisées lors de l’élaboration : les signes distinctifs qu’elles portent – ratures, ajouts – serviront par la suite à visualiser les lignes et à faire en sorte que parler devienne une lecture mentale48. Des relectures à voix basse achèveront de fixer la lettre du texte dans la mémoire : en entendant sa propre voix, l’orateur évitera que son attention ne se relâche49. Tous ces préceptes laissent bien transparaître que, malgré ses réticences, c’est bien un apprentissage uerbatim que préconise Quintilien lorsqu’il traite de la composition écrite. Dans ce cas, le texte est un invariant, et le discours une reproduction.

15inscription des savoirslivrenote pratiques savantespratique lettréecorrection pratiques savantespratique lettréecommentaireLa composition complète du texte et son apprentissage uerbatim n’étaient pourtant pas toujours indispensables. Ainsi Cicéron souligne-t-il que la mémoire de l’orateur est celle des choses et non celle des mots : il laisse ainsi entendre que le protocole que nous venons de décrire ne s’impose pas nécessairement50. Lui-même ne rédigeait pas systématiquement l’intégralité de son discours ; il écrivait son introduction et les points clés de son argumentation, puis se contentait d’ébauches pour le reste de son propos. Certes, ces ébauches étaient écrites : Quintilien a eu sous les yeux certaines des notes de travail (commentarii)de Cicéron, notes brèves, prises sur des tablettes aisément manipulables. Sans être pour autant des supports mémoriels véritables – Cicéron ne les emportait pas avec lui pour prononcer son discours –, elles constituaient des outils facilitant la composition sur des points précis51. Il faut donc comprendre que les éléments entièrement rédigés étaient précisément retenus par Cicéron et que ses commentarii lui servaient simplement à élaborer son discours et les principaux arguments qu’il comptait employer, non à les mémoriser. C’est que l’écriture ne constitue dans ce cas qu’un seul aspect de la composition : Cicéron, qui fait allusion à cette méthode dans le De oratore, ne la conçoit pas sans son pendant dématérialisé qu’est la composition mentale (cogitatio) 52. L’Arpinate ne détaillera pas la teneur de ce travail, mais l’Institutio oratoria de Quintilien nous permet de comprendre qu’elle reprend un modèle mémoriel proche de celui applicable à l’écriture. À la fois exercice préparatoire et mode de composition à part entière, la cogitatio consiste à composer mentalement son propos en organisant les idées et en travaillant le style. Cette méditation permet d’accélérer le processus de composition, l’orateur n’ayant plus qu’à coucher par écrit un texte entièrement préparé. Mieux encore, la composition mentale permet de retenir « plus fidèlement les idées, car l’attention n’est pas relâchée par la sécurité que donne une rédaction écrite53 ». La mémoire intervient ici encore comme espace de stockage, qui peut même permettre d’éliminer la phase d’écriture : l’orateur parfaitement entraîné parviendra « à reproduire fidèlement, quand il parle, ce qu’il a médité aussi bien que ce qu’il a écrit et même appris par cœur54 », tout comme le faisait Hortensius. Pour Cicéron comme pour Quintilien, la composition mentale n’est qu’une forme accélérée de composition écrite, qui implique les mêmes modes de mémorisation. La question de la fixité du texte appris se pose donc avec la même acuité, et Quintilien met en garde l’orateur contre le danger qu’il court s’il s’en tient étroitement au texte mémorisé. Si le discours doit être prêt, il faut néanmoins « laisser une place au hasard » et être capable de réagir face à l’imprévu55.

16pratiques savantespratique discursiveoralité pratiques savantespratique discursiveimprovisationL’improvisation, troisième mode de production du discours, marque une étape supplémentaire dans le mouvement de séparation de l’oral et de l’écrit, en faisant primer la prise en compte de l’imprévu sur l’attention à la composition. La capacité à improviser est indispensable à l’expression publique, l’orateur pouvant être contraint soit de prendre la parole dans l’urgence, soit de réagir ponctuellement au cours d’un procès et de se détacher du discours qu’il avait préparé. L’improvisation représente donc l’exact opposé des deux modalités précédentes. Elle est également le remède à leurs défauts, puisqu’elle permet de corriger leur caractère figé. L’orateur contraint d’improviser ne prononcera pourtant pas son discours sans réfléchir, mais se livrera à une cogitatioconcomitante à sa prise de parole. Le danger est, en effet, de parler sans savoir où le discours pourra aboutir. L’orateur devra donc composer rapidement son plan, organiser la répartition de ses arguments et, surtout, tenir le fil de ses développements. L’extrême concentration dans laquelle il devra se trouver le prémunira contre le trouble, le coq-à-l’âne ou les développements trop abondants56.

Portrait de Cicéron dans une page d’un
            manuscrit représentant les allégories de la Dialectique (associée
            à Zarathoustra) et de la Rhétorique (associée à Cicéron). Poème
            latin en hommage au roi Robert I de Naples
            (d’Anjou) (1277-1343). Ms. B. R. 38, 33 r., 
               siècle.
Figure 1. Portrait de Cicéron dans une page d’un manuscrit représentant les allégories de la Dialectique (associée à Zarathoustra) et de la Rhétorique (associée à Cicéron). Poème latin en hommage au roi Robert Ier de Naples (d’Anjou) (1277-1343). Ms. B. R. 38, 33 r., xiv e siècle.

17pratiques savantespratique discursiveimprovisationQuelle place Quintilien réserve-t-il à la mémoire dans le processus d’improvisation ? Celle-ci apparaît tout d’abord comme une faculté de rétention immédiate. L’improvisation, ainsi, exige une forme de rapidité d’esprit, qui est un don naturel (naturalis mobilitas animi) 57 : elle permet de composer mentalement le propos quelques secondes avant qu’il ne soit prononcé, mais aussi de se projeter plus loin dans le discours en fabriquant ses idées à l’avance et en les retenant, pour éviter de parler de façon saccadée, faute de matière. L’orateur peut ainsi nourrir son discours à mesure que s’épuise ce qui a été mentalement composé. Diction et composition sont donc accomplies de conserve, et c’est une memoriaà court terme, mais à l’agilité beaucoup plus grande que dans l’écriture et la méditation, qui intervient alors58. Ni Cicéron ni Quintilien ne s’attardent sur le processus lui-même, Quintilien se contentant d’insister sur l’indispensable effort d’organisation mentale auquel l’orateur doit s’astreindre s’il entend produire un discours structuré. Par ailleurs, la rapidité qu’exige l’improvisation interdit l’application de la méthode des lieux mémoriels, nécessairement lente puisqu’elle implique un double processus d’encodage des informations. La mémoire mise en œuvre n’est donc pas abordée de façon théorique ; on doit la considérer comme une partie de la mobilitas animiet, partant, comme un donné naturel. Elle tient néanmoins une place considérable dans l’improvisation, car l’esprit ne peut suffire à toutes les tâches : l’orateur doit puiser dans ses « réserves » pour subvenir aux besoins du moment. Comme le souligne Quintilien, la capacité à improviser découle directement de l’étude et du travail sans cesse renouvelés. De multiples travaux d’écriture auront permis à l’orateur de se doter d’une armature stylistique qu’il pourra naturellement mettre en œuvre lorsqu’il improvisera ; des lectures assidues lui garantiront une moisson d’arguments réemployables dans l’urgence ; des entraînements et des méditations sans cesse réitérés forgeront des réflexes intellectuels qui agiront naturellement quand le besoin s’en fera sentir59. L’improvisation est donc également conçue comme un processus mémoriel, où la memoriane nous est plus seulement présentée comme un outil de stockage et d’organisation, mais bien comme un instrument d’élaboration du discours.

Mémoire et procédés de composition

18construction des savoirslanguestyle pratiques savantespratique discursiveargumentationParce qu’elle impose aux théoriciens d’entrer dans le détail des processus intellectuels mis en œuvre, l’improvisation fait apparaître de façon évidente le rôle que peut jouer la mémoire dans la phase d’élaboration du discours, et non plus seulement à la fin de celle-ci. Que l’on s’intéresse à la fabrication des arguments ou au travail stylistique, on constate que la mémoire occupe une place centrale, d’abord comme espace de rétention, mais également comme instrument de manipulation des mots et des idées. L’orateur, lorsqu’il cherche en premier lieu à produire son argumentaire, passe par un ensemble d’opérations systématiques où la mémoire intervient au premier chef. Deux méthodes s’offrent à lui. L’une est analytique et représente un processus très structuré : elle consiste à passer en revue mentalement des arguments préconstitués, appelés « lieux » (loci), et à sélectionner ceux qui conviennent à l’affaire60. L’orateur cherche alors à rapprocher sa cause d’une série de situations argumentatives concrètes, préalablement mémorisées et directement transposables. L’autre méthode est synthétique ; elle impose à l’orateur de rapporter le cas concret qui lui est soumis à des protocoles d’argumentation abstraits, eux aussi mémorisés avec soin.

19inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationliste construction des savoirslanguelangue savantelatin typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétorique inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationarbreS’il applique la première des deux méthodes possibles, l’orateur aura en tête une architecture simple et aisément employable, une forme d’arborescence qui, pour chaque situation, propose des moules argumentatifs permettant, idéalement, de traiter toutes les situations envisageables. Dans ce modèle théorisé par les premiers manuels rhétoriques latins, le processus de fabrication des arguments dépend donc de la mémorisation préalable d’une liste de lieux, liste dans laquelle l’orateur progressera en sélectionnant ceux qui peuvent convenir en fonction de l’acte, des circonstances ou de l’individu mis en cause. Si le premier lieu ne peut être appliqué, l’orateur emploiera le suivant selon une simple progression linéaire : « si l’accusateur dit que le mobile était l’argent, il montrera que l’accusé a toujours été cupide ; si c’était l’obtention d’un honneur, qu’il a toujours été ambitieux61 », et ainsi de suite. Tout repose sur l’effort mémoriel accompli : plus grand sera le nombre de lieux mémorisés par l’orateur, plus il aura la possibilité de nourrir son argumentaire. La qualité de la méthode tient donc à l’exhaustivité des listes mémorisées, qui seront d’autant plus efficaces qu’elles auront su embrasser tous les cas de figure possibles. Trouver un argument consiste alors à plaquer sur le réel une grille préconstruite et à puiser ensuite dans des réserves argumentatives patiemment constituées62.

20inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationliste construction des savoirséconomie des savoirsinnovationCette méthode fondée sur des listes trouve pourtant ses limites si l’orateur ne parvient pas à faire entrer l’affaire qui l’occupe dans l’une des catégories formalisées, que cette impossibilité découle d’un oubli de sa part ou d’une faille dans la théorie employée. Fondée sur un processus de réduction du réel à des structures types, la méthode n’est plus d’aucun secours si le réel vient à résister ou si les listes mémorisées échappent à l’orateur. Pis encore, cette méthode ne favorise pas l’originalité de l’argumentation. Face à un public formé à l’usage du discours, cette logique de remémoration incite à la reproduction perpétuelle d’arguments qui, parce qu’ils sont déjà connus des auditeurs, perdent la plus grande partie de leur efficacité. Diviser les causes en différents genres et fournir pour chacun d’entre eux une topique où l’orateur pourra aller puiser pour reproduire des arguments sans cesse entendus n’est donc, d’après les textes de maturité de Cicéron, que paresse d’esprit. À la liste infinie des attributs, des circonstances et des arguments, à l’immense catalogue des cas particuliers méthodiquement retenu puis parcouru selon une démarche analytique, Cicéron oppose une réduction synthétique du particulier aux catégories générales (universae quaestiones). Ces catégories sont en si petit nombre « que les orateurs appliqués, doués d’une bonne mémoire et de méthode, doivent les posséder parfaitement à force de les parcourir mentalement et, pour ainsi dire, de les rabâcher63 ». La réflexion de l’orateur porte alors sur les principes mis en cause et ne s’attachera que dans un second temps aux caractéristiques propres des individus et des faits64. Le rôle de la mémoire s’en trouve profondément modifié.

21construction des savoirsépistémologieméthode construction des savoirséducationapprentissageTout d’abord, l’orateur confronté à son affaire ne tentera plus de retrouver directement dans sa mémoire les arguments qu’il entend employer. Désormais, les lieux ne peuvent être simplement transposés de la théorie à la pratique, et la fabrication des arguments ne doit plus être conçue comme un processus de réemploi. Les lieux eux-mêmes ne sont plus, pour Cicéron, des arguments préconstitués et placés chacun à une étape du discours, mais des ensembles logiques dont seront déduits les arguments adaptés65. La doctrine, dès lors, ne vise plus à permettre la sélection mécanique d’un argumentaire parmi l’ensemble des éléments mémorisés, mais fournit des schèmes sur lesquels l’orateur concentrera sa réflexion et qu’il passera mentalement en revue afin d’en tirer les éléments applicables à sa cause66 : c’est en réfléchissant en termes de similitude, de différence, de contraires, d’analogie, d’antécédents, de causes ou d’effets qu’il produira ses arguments67. Cicéron le souligne d’emblée : une telle méthode ne peut convenir au débutant. Elle implique une culture profonde tirée de l’expérience et impose la connaissance des institutions, des coutumes, de l’histoire et des mentalités romaines68. L’orateur ne parviendra à fabriquer ses arguments qu’à la seule condition de travailler sans cesse, au-delà des causes qui lui sont soumises, à la constitution d’une mémoire organisée69. L’application (diligentia)est ici le maître mot. L’invention étant comparée à une chasse, l’orateur qui connaîtra bien son domaine saura y tendre ses filets : alors, « rien ne [lui] échappera, et tout ce que renferme le sujet [lui] tombera sous le regard et sous la main70 ». Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’acquérir des connaissances de façon mécanique, mais de se livrer à une étude réfléchie des différentes structures logiques renfermées dans chaque lieu, en nourrissant celle-ci du savoir le plus riche possible : seuls des exercices préparatoires infatigablement répétés permettront à l’orateur de maîtriser ces grandes catégories71. Une fois cette maîtrise acquise, la mémoire permettra à l’orateur de passer en revue ces catégories générales. Désormais comparée à une torche (lumen), la mémoire ne représente plus seulement un processus de stockage et de récupération, mais un véritable outil d’élaboration du propos72. Elle cesse, par conséquent, d’être considérée comme un moyen de reproduction mécanique. C’est en se remémorant des structures logiques et en mobilisant la totalité du savoir patiemment acquis que l’orateur pourra argumenter : la mémoire devient un instrument de création à part entière.

22construction des savoirslanguestyle matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionstyletÀ cette conception d’une mémoire instrumentale propre à l’invention, Cicéron adjoint une représentation plus floue, qui tend à assimiler la mémoire à l’habituset au réflexe acquis à force d’étude. Si la mémoire joue un rôle dans la composition stylistique, c’est en effet sous la forme d’une naturalisation des acquis. Mémoire des textes, elle ne doit plus intervenir de façon consciente chez l’orateur, mais se substituer à sa propre pensée. L’orateur, lorsqu’il compose effectivement, se laisse aller à un mouvement qu’il ne contrôle pas totalement : « Alors tout […] se présente de soi-même, et toutes les idées, toutes les tournures […] viennent nécessairement se placer les unes après les autres sous la pointe du stylet. Alors, au cours de l’écriture, les mots trouvent la place qui est la leur, et les figures prennent leur forme achevée73. » La dimension stylistique de la composition ne peut donc être abordée à partir de règles de production : seule la « nature exercée » (exercitata natura)intervient ici74. Lorsqu’il se penche sur la construction stylistique de son discours, l’orateur quitte le domaine où il pouvait se reposer sur des protocoles clairement formalisés : c’est à son propre talent qu’il fait appel, les règles rhétoriques (niveaux de style, figures, tropes, rythme) ne lui offrant plus désormais les moyens de produire, mais simplement de contrôler ce qu’il écrit, médite ou improvise.

23construction des savoirséducationapprentissage pratiques savantespratique discursiveimitationÀ nouveau, le succès dépendra de l’ampleur des connaissances maîtrisées par l’orateur : de l’abondance des idées et de la connaissance des grands textes découleront naturellement la richesse et la qualité de l’expression. La mémoire intervient donc une fois encore comme capacité de stockage. Mais elle doit désormais devenir une seconde nature et ne plus être utilisée de façon thématisée, comme elle l’était dans le cadre de l’invention. Les exercices stylistiques préparatoires auxquels l’orateur doit s’astreindre représentent non seulement des procédés de mémorisation, mais plus encore des efforts d’assimilation et d’intégration du style efficace. Cicéron préconise un travail écrit. Si l’orateur s’astreint à écrire, avec toute l’attention nécessaire, de multiples discours, l’art de composer se mettra en place de lui-même. Les exercices d’imitation ne seront pas inutiles : ils consistent à paraphraser des passages connus en prose ou en vers. Ils seront plus profitables encore s’ils portent sur des textes grecs : l’orateur ne sera pas paralysé par la langue de ses modèles comme il pourrait l’être face à des textes latins, et la traduction forgera son style. Il réécrira à de multiples reprises les discours qu’il aura lui-même prononcés pour chercher à atteindre la perfection stylistique. Enfin, il apprendra par cœur autant d’œuvres littéraires et de discours qu’il lui sera possible, et ne négligera pas de retenir uerbatimses propres compositions quand elles seront de qualité : les tournures heureuses lui viendront d’autant plus facilement75. Le talent stylistique est donc le résultat d’un entraînement qui permet de transformer la technique en réflexe, sous la forme de ce que les sciences cognitives placent sous la catégorie de « mémoire implicite76 », une mémoire ne reposant pas sur la remémoration consciente des éléments retenus. L’apprentissage par cœur, la réécriture permanente et de fréquentes lectures ne font plus intervenir la mémoire artificielle dont on sait qu’elle ne retient que malaisément les mots : le style, domaine de la technique s’il en est, doit s’intégrer à la memoria naturalis de l’orateur. Le style et cette forme première de mémoire ne sont plus, dans ce cas, des outils, mais s’assimilent à l’orateur lui-même. C’est à ce prix que les mots et les tournures lui viendront à l’esprit sans difficulté et qu’il atteindra l’aisance dans la composition mentale et l’improvisation. La mémoire de l’orateur devient ainsi une mémoire procédurale, dépassant toutes les techniques mémorielles recensées, une mémoire avec laquelle l’orateur doit, nécessairement, faire corps.

24*

25pratiques savantespratique intellectuelleformalisationOutil de reproduction mais aussi d’élaboration, la mémoire telle que la conçoivent les traités de rhétorique latins est un objet complexe, soumis à des formalisations diverses et parfois contradictoires. Si l’outil mémoriel varie par le degré de précision qu’il est possible de lui donner, par sa facilité d’emploi ou, plus radicalement, par son objectivation ou son intégration inconsciente à la pratique, c’est que, loin de toute rigidité, il doit toujours être adapté à la démarche intellectuelle qu’il est censé servir. Conçue à la fois comme espace de rétention, comme instrument ou comme habitus, la mémoire se déploie dans un rapport souple entre objet (texte à produire ou à retenir), circonstances (déclamation, plaidoirie préparée, réponse) et mode de préparation de l’orateur (écriture, méditation, improvisation). Du vaste et lourd appareil des lieux mémoriels à la vivacité de la mémoire implicite se dessine toute la complexité des pratiques intellectuelles d’une société maniant également oralité et écriture, mais où les conditions matérielles de production, de stockage et d’extraction de l’information contraignent le lettré à se reposer, pour l’essentiel, sur les facultés mémorielles dont il aura su se doter.

Notes
1.

Père de Sénèque le philosophe et grand-père du poète Lucain, Sénèque le Rhéteur (vers 55 av. J.-C.-vers 40 ap. J.-C.) composa un ouvrage rétrospectif sur les pratiques oratoires de son temps, les Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs dont les Controverses constituent la première partie.

2.

Sur la déclamation, cf. Bonner, 1969.

3.

Sénèque le Rhéteur, Controuersiae, I, praef. 17-18. Sauf mention contraire, les traductions sont les nôtres.

4.

Charmadas : Cicéron, De oratore, II, 360 ; Pline l’ancien, Naturales historiae, VII, 24 ; Métrodore : Cicéron, De oratore, II, 360 ; Empylos : Quintilien, Institutio oratoria, X, 6, 4 ; Théodecte : Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 51 ; Hortensius : Cicéron, De oratore, III, 230 ; Brutus, 301 ; Academica, II, 1, 2 ; Tusculanae disputationes, I, 59 ; Sénèque le Rhéteur, Controuersiæ, I, praef. 19 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 22.

5.

Sur cette opposition, cf. les remarques de Carruthers, 1990, p. 8-9.

6.

Small, 1997, p. 3-10.

7.

Cicéron, Brutus, 139, 215, 227, 301, 304.

8.

Rhetorica ad Herennium, I, 3 ; Cicéron, Brutus, 139, 215, 227, 301, 304., De oratore, I, 64, 94, 114 ; III, 230.

9.

Cicéron, Brutus, 217-218. Sur le personnage de Curio, cf. Sumner, 1973, p. 110.

10.

Cicéron, De oratore, III, 255. Cf. également Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 7-8.

11.

Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 3. Sur l’opposition entre la mémoire conçue comme un espace de stockage et la mémoire conçue comme un outil de traitement des informations, cf., à propos du Moyen Âge, les remarques de Carruthers, 1998, p. 1-35.

12.

Rhetorica ad Herennium, I, 3 ; Cicéron, De inuentione, I, 9 ; De oratore, I, 142 ; II, 79 ; Partitiones oratoriae, 26.

13.

Cicéron, De oratore, I, 18.

14.

Cicéron, De optimo genere oratorum, 5.

15.

Rhetorica ad Herennium, III, 30 ; Cicéron, De oratore, II, 354, 360 ; Partitiones oratoriae, 26.

16.

Cicéron, De oratore, II, 146.

17.

Farrell, 1997, p. 373-380.

18.

La division entre mémoire naturelle et mémoire artificielle est traditionnelle. Cf. Rhetorica ad Herennium, III, 28 ; Cicéron, De oratore, I, 145 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 1.

19.

Sénèque le Rhéteur, Controuersiae, I, praef. 17. Cf. Rhetorica ad Herennium, III, 29 ; Cicéron, De oratore, II, 360.

20.

Sur l’importance de l’entraînement dans le développement de la mémoire, cf. Rhetorica ad Herennium, III, 40 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 40-44.

21.

Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 20. Cf. Carruthers, 1990, p. 61-62.

22.

Sénèque le Rhéteur, Controuersiae, I, praef. 2 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 2.

23.

Cicéron, Partitiones oratoriae, 26.

24.

Cf. Rhetorica ad Herennium, III, 30-31 ; Cicéron, De oratore, II, 354 ; II, 360 ; Partitiones oratoriae, 26. La comparaison de la mémoire à de la cire est déjà présente dans le Thééthète de Platon (191 d-e) et se trouve reprise par Aristote (De memoria et reminiscentia, 450 a 30-32). Dans les deux cas, il ne s’agit pas de la cire d’une tablette : le processus de rétention est comparé à la pression exercée au moyen du sceau sur la cire. Sur l’image de la tablette et de la cire, cf. Carruthers, 1990, p. 21-32. Sur les différents supports d’écriture employés à Rome, cf. Dorandi, 2000, p. 5-25 ; Small, 1997, p. 142-160.

25.

Aristote, De memoria et reminiscentia, 451 b 11-52 b 7.

26.

Ibid., 452 a 2-4 ; 452 a 10 - b 7 ; 453 a 4-14.

27.

Cicéron, De oratore, II, 352-353 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 11-16. Sur cette étiologie, cf. Molyneux, 1971, Carruthers, 1990, p. 22 ; Small, 1997, p. 82-86 ; Farrell, 1997, p. 376-377 ; Carruthers, 1998, p. 27-28.

28.

Cicéron, De oratore, II, 353.

29.

Rhetorica ad Herennium, III, 29-32 ; Cicéron, De oratore, II 354 et 357-359 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 17-22. Sur les différentes images utilisées pour désigner les « emplacements » de la mémoire dans l’Antiquité et au Moyen Âge, cf. Carruthers, 1990, p. 22-45.

30.

Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 20. Sur le rapport entre maison privée et architecture mémorielle, cf. Bergmann, 1994.

31.

Cicéron, De oratore, II, 354.

32.

Rhetorica ad Herennium, III, 33.

33.

Ibid. ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 21.

34.

Rhetorica ad Herennium, III, 38. Cf. Doucet, 1987, p. 50 ; McGaugh, 1999.

35.

Cicéron, De oratore, III, 359 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 25.

36.

Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 23-24. Cicéron réfutait à l’avance cette objection en De oratore, II, 359.

37.

Rhetorica ad Herennium, III, 34.

38.

Rhetorica ad Herennium, III, 31-32 ; Cicéron, De oratore, II, 358 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 18. Sur la question de la perspective visuelle et les problèmes d’interprétation qu’elle a entraînés, cf. Carruthers, 1990, p. 72-73 ; Small, 1997, p. 95-100.

39.

Cicéron, De oratore, II, 357-358.

40.

Rhetorica ad Herennium, III, 30 (trad. G. Achard).

41.

Cicéron, De oratore, III, 354 ; Quintilien, Institutio oratoria, XI, 2, 21.

42.

Quintilien, Institutio oratoria, XII, 9, 16.

43.

Ibid., XI, 2, 44-45 et XI, 2, 17. Sur la méfiance qu’éprouvent les auditeurs à l’égard d’un orateur trop visiblement préparé, cf. Andersen, 1996 et 2001.

44.

Ibid., XI, 2, 48-49 ; XI, 6, 7.

45.

Ibid., X, 7, 6-7 ; XI, 2, 46-47

46.

Cicéron, De oratore, I, 150-152 ; Quintilien, Institutio oratoria, X, 5, 6 et 7.

47.

Quintilien, Institutio oratoria, X, 3, 17-18 ; X, 7, 32.

48.

Ibid., XI, 2, 32.

49.

Ibid., XI, 2, 33-34. Sur les modalités de la lecture à Rome, cf. Starr, 1991 ; Gavrilov, 1997 ; Burnyeat, 1997.

50.

Cicéron, De oratore, II, 359.

51.

Cf. Small, 1997, p. 208-209.

52.

Cicéron, De oratore, I, 150-151.

53.

Quintilien, Institutio oratoria, X, 6, 2 (trad J. Cousin).

54.

Ibid., X, 6, 4.

55.

Ibid., X, 6, 5.

56.

Ibid., X, 7, 5-7.

57.

Ibid., X, 7, 8 et 22.

58.

Ce type de mémoire correspond à ce que les sciences cognitives nomment « working memory ». Cf. Smith, 1999.

59.

Quintilien, Institutio oratoria, XI, 7, 18, 24-28.

60.

Le terme de « lieu » est donc employé de façon très variée dans la rhétorique ancienne, et il convient de ne pas confondre son sens argumentatif et son sens mémoriel. Cf. sur ce point Mortensen, 2008.

61.

Rhetorica ad Herennium, II, 5 (trad. G. Achard modifiée).

62.

Sur ces listes de lieux, cf. Rhetorica ad Herennium, II, 1-46 ; Cicéron, De inuentione, I, 34-49.

63.

Cicéron, De oratore, II, 140.

64.

Ibid., II, 130.

65.

Ibid., II, 146 ; Topica, 8.

66.

Cicéron, De oratore, II, 146, 149.

67.

Topica, 10-23.

68.

Ibid., II, 131.

69.

Ibid., I, 94.

70.

Ibid., II, 147. La même image se retrouve chez Quintilien : Institutio oratoria, V, 10, 20-22.

71.

Cicéron, De oratore, II, 118-119.

72.

Ibid., II, 149.

73.

Ibid., I, 151.

74.

Ibid., III, 125.

75.

Ibid., I, 149, 154-155, 157 ; III, 125, 177, 194 ; Quintilien, Institutio oratoria, X, 5, 1-11.

76.

Schacter, 1987 ; Roediger, 1990 ; Schacter, 1999.

Appendix A Bibliographie

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