Michel Narcy

1typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagesémantiqueQu’est-ce qu’une particule ? Un « nom donné, en général, à tous les mots très-courts et invariables », selon Littré, qui ne fait ainsi que reproduire sous une forme plus ramassée l’article correspondant du Dictionnaire de Furetière 1. Définition purement morphologique, d’où est absente, on le notera, toute indication proprement grammaticale ou sémantique : à quoi servent les particules, autrement dit quelle est leur fonction dans une phrase, et en définitive que signifient-elles, nos autorités ne nous en disent rien. Littré illustre d’ailleurs sa définition par la citation suivante, qui nous fait entrer de plain-pied dans notre sujet :

[Lamotte] comparait les injures dont [Mme Dacier] l’accablait à ces charmantes particules grecques qui ne signifient rien, mais qui ne laissent pas, à ce qu’on dit, de soutenir et d’orner les vers d’Homère. (D’Alembert, Éloges, Lamotte.)

2construction des savoirsvalidationcontroverseCette aimable comparaison est tirée des Réflexions sur la critique (1715) par lesquelles Houdart de Lamotte avait répondu aux Causes de la corruption du goût (1714) d’Anne Dacier, dont il était la principale, voire unique, cible. Le piquant de la chose, c’est que la dispute portait justement, entre autres, sur les particules. Auteur en 1699 d’une traduction de l’Iliade, Anne Dacier avait loué dans sa préface la façon dont Homère, « obligé d’employer les termes les plus communs et les moins agréables… a su relever [sa poésie] par l’harmonie en les mêlant ensemble avec art, et en les soutenant par des particules sonores, et par des épithètes magnifiques ou gracieuses qui cachent tout leur désagrément2 ». À quoi Lamotte, lui-même auteur, en 1714, d’une version de l’Iliade plus conforme selon lui au goût moderne, c’est-à-dire allégée de ses longueurs et ornements inutiles, avait rétorqué :

Nous n’avons point ces particules sonores qu’Homère sème dans ses vers et dont il soutient ses expressions. C’est que nous n’admettons rien de sonore, s’il n’est utile au sens3.

3Et Mme Dacier de répondre à son tour :

Une langue n’a rien dans ses trésors qui ne soit utile quand l’écrivain sait l’employer, et tout ce qui sert à l’harmonie et à l’agrément sert au sens4.

4typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistiqueDes plus anciens aux plus récents, nul doute que les linguistes donneraient raison à Mme Dacier : un mot qui ne signifie rien n’est pas un mot, énonçait déjà Cratyle 5 ; il est vrai qu’il ne parlait que des noms, et que Platon ne poussera pas l’analyse de la phrase plus loin que la combinaison d’un nom et d’un verbe6. Mais le progrès de l’analyse linguistique se mesurera à sa capacité de subsumer toute partie du discours, y compris la plus minime – la « particule » –, sous l’axiome cratylien : rien de linguistique qui ne soit signifiant, et il suffit de parcourir le sommaire des Greek Particles de J. D. Denniston 7 pour mesurer à quel point Mme Dacier l’a emporté.

5construction des savoirslanguelangue vivante construction des savoirslanguelangue ancienneReste qu’en matière de traduction Lamotte n’a pas entièrement tort, au moins dans le principe : les langues modernes sont beaucoup plus pauvres en particules – ou, pour le dire autrement, en ont beaucoup moins l’usage – que le grec ancien ; si bien que le traducteur, confronté à l’absence ou au petit nombre d’équivalents des particules grecques dans sa langue cible, peine à les rendre autrement qu’à l’aide de périphrases, c’est-à-dire leur exact opposé8. Plus que le dernier feu, qu’on y vit à l’époque, de la querelle des Anciens et des Modernes, la polémique entre Anne Dacier et Lamotte illustre ainsi la différence de point de vue du linguiste et du traducteur. Avec ce paradoxe que, si des deux c’est évidemment Lamotte, avec son Iliade versifiée et ramassée en douze livres au lieu de vingt-quatre, qui fait le moins figure de traducteur, ses arguments sont pourtant ceux d’un traducteur quand la position d’Anne Dacier, on l’a vu, est plutôt celle d’un linguiste.

Le paradoxe de Denniston

6construction des savoirslangage et savoirslanguegrec pratiques savantespratique lettréetraductionÀ qui douterait de la réalité de l’alternative ici posée entre le point de vue du linguiste et celui du traducteur – aux traducteurs du grec ancien, en particulier, toujours prompts à chercher caution auprès de Denniston –, on conseillera de se reporter à la préface que ce dernier a donnée à la première édition de son ouvrage : après avoir allégué les bénéfices que le lecteur peut attendre d’une « immersion à moitié passive » pour se justifier d’avoir accumulé les exemples plutôt que les explications, il donne libre cours à son « antipathie pour la traduction » :

La traduction est toujours une entreprise dangereuse, parce qu’elle suppose une équivalence entre des expressions qui (au-delà d’équations aussi simples que ποταµός = « rivière ») ne sont presque jamais équivalentes. Dangereuse, elle l’est en particulier dans le cas de mots aussi impalpables et fuyants que les particules9.

7Cédant, poursuit-il, à l’insistance des éditeurs, il a cependant traduit une part de ses exemples. Mais le paradoxe ici frise la provocation : alors que « la plupart de [ses] versions ne visent qu’à faire ressortir la valeur de la particule… parfois, en fait, la particule elle-même demeure non traduite, et sa valeur doit être tirée de la phrase entière10 » ! Conception pour ainsi dire asymptotique de la traduction : tendue tout entière à faire saisir le sens de la particule contenue dans la phrase citée en exemple, c’est là qu’elle s’arrête, soit qu’il soit inutile de traduire un mot que le lecteur est censé avoir compris, ou que ce soit impossible, ce qui reviendrait à dire que rien n’assure qu’on ait compris…

8pratiques savantespratique intellectuelleclassementRécapitulons : les particules grecques n’entrent pas dans des équations aussi simples que ποταµός = « rivière » ; en d’autres termes, elles sont rebelles à la lexicalisation. Il ne s’agit pas simplement de polysémie : comme l’expliquait déjà Aristote, d’un terme polysémique, on peut dénombrer les significations, c’est-à-dire lui trouver autant d’équivalents lexicaux qu’il a de significations11. C’est bien ce que tentent de faire tous les auteurs de traités sur les particules, Denniston compris12, mais tous se heurtent à la même difficulté, à savoir l’impossibilité, pour la plupart des particules y compris celles dont les emplois paraissent le mieux définis, de parvenir à des classifications exhaustives : parmi les emplois repérables de presque n’importe quelle particule, il en est toujours de portée incertaine, « impalpable et fuyante ». Ce n’est pas, comme le prétendait Lamotte, qu’elle ne signifie rien, mais au contraire qu’elle est toujours susceptible de se prêter à des usages inédits. D’où la prudence contenue en réalité dans le paradoxe de Denniston – prudence interdite au traducteur : dans l’impossibilité de clore la liste des sens possibles d’une particule, le mieux est, une fois que, en en traduisant le contexte, on en a donné les moyens au lecteur, de le laisser décider lui-même du sens de la particule. Comme l’écrit encore Denniston, « plus j’étudie les particules grecques, et la langue grecque en général, plus j’ai le sentiment qu’en chaque cas, la décision finale appartient au jugement d’instinct13 ».

9typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagegrammaire construction des savoirslangage et savoirslanguegrec pratiques savantespratique lettréetraductionTraduction, comme on sait, ne signifie pas nécessairement passage d’une langue à une autre : l’évolution d’une langue fait qu’à quelques siècles de distance, l’état ancien d’une langue peut faire figure, au regard du plus récent, de langue quasi étrangère. Point n’est besoin pour l’illustrer de l’exemple extrême du grec ancien et du grec moderne : le phénomène est observable au sein même de ce que nous délimitons comme le corpus grec ancien. Quand il soutenait que les particules grecques « ne signifient rien », Lamotte ne faisait en effet que suivre l’avis d’un certain Denys le Grammairien qui, tout locuteur grec qu’il fût, n’en tenait pas moins une bonne partie de ce que nous appelons particules pour des termes « explétifs », dont l’emploi n’était motivé que par des raisons de métrique ou d’ornement : µέτρου ἢ κόσµου ἕνεκεν 14 : ce sont là les mots mêmes de la dispute entre Lamotte et Madame Dacier. Qualifier en effet ces particules d’explétives (littéralement, de bouche-trous, παραπληρωµατικοί), c’est dire que l’on peut s’en passer sans dommage pour la syntaxe, ni par conséquent pour le sens ; qu’elles complètent le nombre des syllabes exigées dans un vers ou que, plus généralement, elles contribuent à l’euphonie, elles ne sont là qu’au titre de leur qualité sonore : on peut voir un effet de l’immense influence de Denys le Thrace (ou du manuel à lui attribué)15 dans le fait que les deux adversaires usent de la même expression « particules sonores ». À travers Lamotte, l’adversaire de Mme Dacier, c’est donc en réalité Denys le Grammairien16.

10typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagegrammaireLequel d’ailleurs ne parlait pas à ce propos de particules, et pour cause : l’équivalent grec de « particule », c’est µορίον, « petite partie », ce qui renvoie soit à des parties détachables du mot telles que préfixes et suffixes, soit aux « parties du discours » – noms, verbes et conjonctions17 : en tout cas à des éléments constitutifs du sens, parmi lesquels ces termes explétifs, en principe purement ornementaux, ne sauraient avoir de place. C’est pourtant sous la rubrique « conjonctions (συνδέσµοι) » – à la toute fin, il est vrai, et de la rubrique et du manuel – que les range Denys le Grammairien. Il y a lieu évidemment de se demander pourquoi, mais la question ne trouve guère de réponse : sans relever le caractère oxymorique de l’expression « conjonction explétive » (quel rôle de conjonction remplit un mot dont on peut se dispenser ?), Jean Lallot parle d’un « résidu aux contours flous » qui ne trouve pas sa place dans les « compartimentages logiques connus ». Les Modernes, ajoute-t-il, « n’ont pas beaucoup progressé dans ce domaine : le terme de “particule” dont ils font grand usage pour désigner ces quelque deux dizaines de “petits mots”, trahit assez l’embarras où ils sont encore quant à leur classement grammatical18 ». Raison sans doute pour laquelle le traducteur de Denys s’abstient d’employer le terme de particule et s’en tient à l’équivalent littéral de συνδέσµος : « conjonction ».

11Solution, à vrai dire, qui n’est guère plus satisfaisante : comme l’écrivait une petite vingtaine d’années auparavant C. J. Ruijgh, « on sait que le terme de συνδέσµος ne répond pas exactement à celui de “conjonction” dans la grammaire moderne : le mot grec désigne non seulement les conjonctions coordonnantes et les conjonctions subordonnantes, mais aussi de petits mots dont la fonction syntaxique s’identifie à peu près à celle d’adverbes (ἄρα, αὖ, etc.). C’est pourquoi il vaut mieux se servir du terme neutre de “particules”19 ». On peut en dire autant sans doute des explétives que des adverbes : ce ne sont certes pas des conjonctions, mais les conjonctions, elles, sont bien des particules, ce qui justifie leur intégration dans un chapitre commun.

12Les choses sont-elles si simples, et la difficulté de définir les particules n’est-elle qu’une question d’extension ? Plus précisément, les particules grecques, définies par les seuls critères de brièveté et d’invariabilité, se laissent-elles subdiviser en classes étanches ? Ce qui incite à en douter, c’est la prudence dont témoignent les intitulés d’études consacrées à ce qu’on hésiterait le moins à nommer conjonctions : οὖν, ἄρα, τοίνυν. Consacrant un livre entier à l’emploi de ces termes chez Platon, Édouard des Places, au terme de conjonction, préfère la périphrase « particule de liaison20 », que le récent Trésor de la langue française a tort de nous donner pour un synonyme de « conjonction de coordination21 » : toute la thèse de des Places est dans l’indécision entre l’indication donnée par ces mots d’une consécution logique et celle d’une consécution temporelle. S’il se montre critique par rapport à cette thèse, J. M. Van Ophuijsen, dans l’étude qu’il consacre aux mêmes particules et chez le même auteur22, évite à son tour de parler de conjonction ainsi que de logique : alors même que son propos porte sur une argumentation philosophique, il s’en tient à la recherche d’une articulation « linguistique » plutôt que « logique ». Il s’agit pourtant de trois termes qui paraissent s’équivaloir dans la fonction de rattacher une apodose à une protase ; trois termes à teneur logique indiscutable. Mais tout se passe comme si, pour le linguiste, c’était précisément ce qui fait problème : les caractériser comme « conjonctions » ou, qui plus est peut-être, les désigner d’entrée de jeu comme opérateurs logiques, semble être à ses yeux une pétition de principe.

Une étude de cas

13pratiques savantespratique intellectuelleétude de cas typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieSoit, dans le Théétète, la première critique avancée par Socrate contre Protagoras et son principe de l’homme-mesure (« l’homme est la mesure de toutes choses ») : ayant présenté ce principe comme une traduction de l’affirmation de Théétète selon laquelle la sensation est toujours vraie, Socrate objecte que dans ce cas on ne voit pas pourquoi c’est l’homme qui devrait être la mesure des choses plutôt que n’importe quel autre être pourvu de sensation, autrement dit n’importe quel animal. Pourquoi Protagoras n’a-t-il pas déclaré mesure de toutes choses « le cochon, le babouin ou, parmi les êtres doués de sensation, quelque autre plus étrange » ? (Théét., 161c3-6.) C’eût été marquer sa supériorité sur le commun des mortels puisque nous, « nous l’admirions comme un dieu pour son savoir quand lui, en conséquence de ce qu’il dit, se trouvait n’être, pour l’intelligence, en rien meilleur qu’un têtard de grenouille, pour ne rien dire de tel autre parmi les humains » (161c8-d1).

14Travaillant il y a quelque temps sur ce passage, j’eus le scrupule de confronter la traduction qu’on vient de lire – la mienne23 – avec quelques autres – ce qui n’alla pas sans surprise et sans inquiétude : rien dans ces traductions ne correspondait aux mots « en conséquence de ce qu’il dit » qui figurent dans la mienne. Qu’on en juge :

Tandis que nous l’admirons comme un dieu pour sa sagesse, il ne l’emporte pas en intelligence, je ne dis point sur un autre homme, mais sur une grenouille gyrine. (Grou, 177024.)
Wir zwar ihn bewunderten als einen Gott seiner Weisheit wegen, er aber doch nichts besser wäre an Einsicht als ein halbwachsener Frosch, geschweige denn als irgend ein Anderer unter den Menschen. (Schleiermacher, 1818.)
While we were reverencing him like a God for his wisdom he was no better than a tadpole, not to speak of his fellow-men. (Jowett, 1892.)
Während wir ihn wie einen Gott anstaunten ob seiner Weisheit, er selbst an Einsicht nichts voraus hätte vor einem jungen Frosch, usw. (Apelt, 1921.)
Alors que nous l’admirions à l’égal d’un dieu pour sa sagesse,… au bout du compte il n’était supérieur, en jugement, je ne dis pas seulement à aucun autre homme, mais même pas à un têtard de grenouille. (Diès,1926.)
Mentre noi lo ammiravano per il suo sapere come un dio, in realtà egli non valeva per intelligenza niente di meglio, non dico di un altr’uomo qualsiasi, ma nemmeno di un girino di ranocchia. (Valgimigli, 1931.)
While we were admiring him for a wisdom more than mortal, he was in fact no wiser than a tadpole, to say nothing of any other human being. (Cornford, 1935.)
Toute l’admiration que nous avions pour lui, comme pour un Dieu, en raison de son savoir, ne l’a pas empêché, somme toute, de ne pas l’emporter du tout en intelligence sur un têtard de grenouille, à plus forte raison sur n’importe quel autre homme ! (Robin, 1942.)

15pratiques savantespratique lettréetraduction pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonToutes ces traductions, comme on peut le voir, sont équivalentes : dans toutes nous lisons que Socrate allègue une contradiction entre le prestige intellectuel dont jouit Protagoras et le fait que, si on le prend au mot, il n’a en réalité de supériorité sur personne – sur aucun être humain ni même, surenchérit Socrate, sur aucun être doué de sensation, fût-il, tel un têtard, encore embryonnaire ; dans aucune Socrate ne semble juger utile de souligner que le degré très élémentaire de connaissance où il prétend ravaler Protagoras est une conséquence de la doctrine soutenue par ce dernier. Par comparaison avec les traductions antérieures, les mots « en conséquence de ce qu’il dit » apparaissent dans la mienne comme un ajout, au mieux une glose du traducteur, destinée peut-être à souligner la logique du propos, mais sans référent dans le texte grec.

16Il me fallut plusieurs allers-retours entre le texte grec et l’échantillon de traductions étalé sous mes yeux pour (re)découvrir, dans le texte grec, un petit mot de trois lettres placé après l’expression traduite par « il » ou « lui » ( er, he, egli ), à savoir ὁ δʹ : ἄρα (161c9). Sur le sens de ce mot, il n’y a pas de divergence entre les dictionnaires : il indique soit une transition, temporelle ou narrative (« puis, alors »), ici hors de propos, soit une relation d’inférence, et c’est ce que cherchent à rendre, dans ma traduction, les mots « en conséquence de ce qu’il dit ». Je n’en avais trouvé la trace dans aucune des traductions que j’avais consultées, soit parce qu’il n’était tout simplement pas traduit (Grou, Jowett, Apelt), soit parce qu’il était rendu, semble-t-il, par des expressions absentes de l’entrée ἄρα des dictionnaires : dochchez Schleiermacher, « au bout du compte » ou « somme toute » respectivement chez Diès et Robin, in realtàou in factchez Valgimigli et Cornford. Faut-il leur donner tort ? Rien n’est moins sûr.

17Dans l’échantillon constitué ci-dessus, mis à part Schleiermacher, qui, de façon plutôt insolite, rend notre ἄρα par un dochintensif, le premier traducteur à prendre la peine de traduire la particule est Diès qui, en 1926, le rend par « au bout du compte ». Bien qu’antérieure de trois ans à la publication de la thèse déjà citée de Des Places 25, il est permis de penser que cette traduction s’en inspire26.

Chez Platon, écrit en effet Des Places, le sens de donc (ou d’alors) convient moins à ἄρα que ceux de je le vois maintenant, à ce qu’il paraît ou en fin de compte 27.

18Des Places, en d’autres termes, apporte, pour notre passage, la solution d’un problème que les traducteurs précédents ne savaient pas résoudre et préféraient donc passer sous silence en s’abstenant de traduire ἄρα. Quel était ce problème ? Tout simplement que, l’idée d’une transition temporelle ou narrative étant en l’occurrence hors de propos, ἄρα ne peut signifier ici qu’une relation d’inférence, mais que le passage ne comporte apparemment aucune inférence : quel sens trouver à une phrase telle que « nous l’admirions comme un dieu pour son savoir quand lui, par conséquent, se trouvait n’être, pour l’intelligence, en rien meilleur qu’un têtard de grenouille » ? Quel peut être l’antécédent de ce conséquent, de quel syllogisme ou, à défaut de syllogisme, de quelle protase ce donc annonce-t-il l’apodose ? Le contexte immédiat, on vient de le voir, laisse cette question sans réponse. On comprend donc le silence des traducteurs aussi longtemps qu’aucune étude n’avait mis en évidence pour ἄρα, outre son sens bien connu de connecteur narratif ou logique, son aptitude à exprimer une « constatation soudaine28 », et leur unanimité à partir du moment où des revues suffisamment exhaustives, bientôt élargies au-delà du corpus platonicien, les libéraient d’une acception étroitement logique.

19Denniston, en effet, n’allait pas tarder à conforter de son autorité l’innovation de Des Places. Après avoir indiqué, dans le chapitre de The Greek Particles consacré à notre particule, que « selon l’idée la plus répandue, ἄρα dénote une connexion (une conséquence ou une simple succession) », il cite notre passage (comme à son habitude, sans le traduire) dans une deuxième section où il regroupe des occurrences dans lesquelles ce mot exprime « la surprise liée au désappointement29 ».

20Peut-être, en effet, la découverte que l’éminent sophiste ne vaut pas mieux qu’un batracien est-elle non seulement une surprise, mais une déception. Mais dans l’esprit de Socrate – du Socrate qui parle dans le Théétète –, c’est aussi une conséquence. Pourquoi Socrate s’étonne-t-il que Protagoras n’ait pas déclaré quelque animal mesure des choses, plutôt que l’homme ? Parce que le principe de l’homme-mesure, tel du moins qu’il vient de l’interpréter pour le compte de Théétète, réduit la capacité de mesurer qu’il reconnaît à l’homme à sa capacité de sentir : si c’est en tant que doué de sensation que l’homme est mesure des choses, n’importe quel autre être doué de sensation, n’importe quel animal, donc, l’est également. Ce qui permet de conclure que Protagoras lui-même n’est pas plus mesure des choses, et en ce sens pas plus intelligent ou savant, que l’organisme le plus rudimentaire, pourvu seulement qu’il soit, tel un têtard, doué lui aussi de sensibilité.

21C’est ce raisonnement qui est à la source de l’étonnement prétendu de Socrate : l’idée qu’en vertu de sa propre doctrine Protagoras ne vaut pas plus qu’un têtard est peut-être surprenante, mais c’est de ce raisonnement qu’elle est la conclusion. En d’autres termes, entre les deux valeurs possibles de ἄρα, conséquence et désappointement, il est difficile, peut-être même n’y a-t-il pas lieu, de choisir. Plus exactement, peut-être Platon ne choisissait-il pas : heureux hellénophone, il n’en avait pas besoin. Le traducteur, lui, est bien obligé de choisir. En fonction de quel critère ?

22pratiques savantespratique intellectuellecomparaison inscription des savoirsgenre éditorialdialogueLa réponse à cette question requiert de se défaire de quelques idées préconçues, et sur l’usage des particules en grec, et sur Platon. Platon, pense-t-on volontiers, fait un usage d’autant plus large des particules qu’il écrit des dialogues, ce qui l’amène à imiter le langage parlé. Certains auteurs vont même jusqu’à trouver son usage des particules « anormalement riche par comparaison avec d’autres prosateurs classiques30 ». Une intéressante comparaison statistique, rendue possible par des moyens informatiques31, a permis d’établir au contraire que la fréquence d’emploi des particules est moins élevée dans trois dialogues de Platon choisis comme échantillon, à savoir le Protagoras, le Ménon et l’Apologie de Socrate, que dans le Banquet de Xénophon, qui se rattache pourtant lui aussi au genre des écrits socratiques, et que dans la Physique d’Aristote, ouvrage relevant de la prose philosophique mais non du dialogue. Par rapport à un Xénophon ou à un Aristote, donc, Platon paraît plutôt économe dans son emploi des particules. La même étude, pourtant, a mis en évidence une plus grande fréquence des particules dans les dialogues platoniciens considérés que dans l’Œdipe à Colone de Sophocle ou même dans les Thesmophories d’Aristophane, que l’on peut tenir pour le plus proche de la langue parlée quotidienne : d’où il est permis d’inférer que l’usage des particules propre à Platon, plus restreint que chez d’autres prosateurs comparables par la matière dont ils traitent, ne traduit cependant pas non plus, contrairement à ce qu’on pourrait attendre de l’auteur des dialogues, un désir d’imiter le dialogue vivant.

23pratiques savantespratique artistiquelittérature construction des savoirslanguestyleQu’en conclure ? L’idée que, de toute façon plus importante à l’écrit qu’à l’oral, une fréquence modérée des particules est la marque d’un « style littéraire élevé », un emploi plus intensif marquant au contraire un style « de niveau plutôt moyen », reflet d’une origine sociale plus modeste et d’un désir d’intégration aux classes supérieures32, est peu convaincante. En ce qui concerne Xénophon, elle va à l’encontre du jugement des Anciens, unanimes dans l’admiration de ses qualités d’écrivain ; quant à Aristote, on se rappellera que la Physique, comme l’ensemble de ce qui nous est parvenu d’Aristote sous forme non fragmentaire, est un traité scolaire, dont le style est par conséquent plus marqué par des préoccupations didactiques que par un souci d’élégance.

24typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieCette dernière remarque permet d’avancer une hypothèse : dans un texte philosophique, l’emploi des particules, plus qu’à des considérations stylistiques, répond au souci de marquer les articulations du raisonnement. Ce qui, pour revenir à notre ἄρα, conduit à privilégier sa fonction de connecteur logique sur celle de marqueur d’une réaction subjective. Il est vrai, comme on l’a vu, qu’ἄρα n’exerce ici sa fonction de connecteur logique qu’à l’égard d’un raisonnement qui reste pour sa plus grande part implicite. À charge pour le lecteur, par conséquent, de le reconstituer et, pour le traducteur, de l’expliciter : s’il est vrai qu’il n’est pas de traduction sans interprétation, ce n’est nulle part plus vrai que dans une traduction philosophique. Affaire de jugement, donc, la traduction d’ἄρα. Mais, si une seule occurrence occasionne la discussion qu’on vient de lire, force est de conclure que le jugement dont il s’agit n’est certes pas le « jugement d’instinct » auquel en appelle Denniston. C’est plutôt, et sans jouer sur les mots, vers Kant qu’il faut se tourner, et son jugement réfléchissant : affaire de jugement, c’est-à-dire d’herméneutique.

Notes
1.

Cf. Furetière, 1690, s.v. « particule » : « Petit mot qui n’a qu’une syllabe ou deux, ou plus [sic]. […] On les appelle proprement particules, quand elles ne se déclinent ni ne se conjuguent point. »

2.

Dacier, 1714, p. 341-342.

3.

Cité par Dacier, 1714, p. 342.

4.

Ibid. Dans cette citation comme dans celles qui précèdent, j’ai modernisé orthographe et ponctuation.

5.

Platon, Cratyle, 429b-430a.

6.

Platon, Sophiste, 261e-262d.

7.

Denniston, 1934.

8.

Cf. Van Ophu ijsen, 1993, p. 71.

9.

Denniston, 1934, p. vi. Déjà Sainte-Beuve (1872, t. VI, p. 94) parlait à propos du grec de « cette quantité de particules intraduisibles, mais non pas insaisissables ».

10.

Denniston, 1934, p. vi.

11.

Cf. Aristote, Métaphysique, IV, 4, 1006a34-b5.

12.

Voir les sections I (« The Origins and Functions of Particles »), II (« Connecting Particles ») et III (« Combinations and Collocations of Particles ») de son introduction.

13.

Denniston, 1934, p. vi.

14.

Technè de Denys le Grammairien, 20, 24-25 Lallot. Suivant qu’on accepte ou non l’identification traditionnelle de ce Denys le Grammairien à Denys le Thrace (vers 170 – vers 90 av. J.-C.), on date ce manuel du ii e siècle avant J.-C. ou du iii e ou iv e siècle de notre ère (voir à ce sujet Lallot, 1989, Introduction, p. 13-39). Mais en tout état de cause, son auteur faisait la grammaire d’une langue qui était encore la sienne.

15.

« […] non seulement cette technè est l’aïeule lointaine de toutes les grammaires qui ont été écrites en Europe, mais… on aurait peine à en trouver une parmi elles dans laquelle les traces de son origine soient totalement effacées » (G. Uhlig, Dionysii Thracis ars grammatica, Leipzig, 1883, p. VI, cité et traduit par Lallot, 1989, p. 32).

16.

Ce qui, entre parenthèses, fait d’elle, en termes de conceptions linguistiques, une Moderne, alors même que sa défense d’Homère la plaçait dans la fameuse querelle du côté des Anciens.

17.

Cf. D. M. Schenke veld, 1988, p. 82-83.

18.

Lallot, 1989, p. 249.

19.

C. J. Ruijgh, 1971, p. 66-67.

20.

D es Places, 1929.

21.

Trésor de la langue française  : Dictionnaire de la langue du xix e et du xx e  siècle  (1 789-1960), t. XII, Paris, 1986, p. 1057, s.v. « particule », B.1.

22.

Van Ophuijsen, 1993.

23.

Narcy, 1994.

24.

Cette traduction traverse tout le xix e siècle sans aucun changement : cf. Cousin, 1824 ; Schwalbé, 1843 ; Saisset, 1861.

25.

Des Places, 1929.

26.

De vingt-cinq ans l’aîné de des Places, Diès fut l’un de ses maîtres, remercié à ce titre dans l’introduction (Des Places, p. iv) : il est plus que probable qu’il eut connaissance par anticipation des conclusions de des Places, à moins, dans le cas qui nous occupe, qu’il n’ait été son inspirateur.

27.

Des Places, 1929, p. 229-230. Notre passage du Théétète figure à titre d’exemple d’emploi de ἄρα « avec un imparfait de constatation soudaine » (p. 261).

28.

C’est sous cette rubrique qu’est rangé par Des Places notre passage du Théétète (Des Places, 1929, p. 261).

29.

Denniston, 1934, p. 36.

30.

Blomqvist, 1969, p. 132.

31.

Duhoux, 1997, notamment p. 283-286. Cette étude résume Duhoux, 1997a.

32.

Duhoux, 1997, p. 283-284.

Appendix A Bibliographie

Traductions de Platon
  1. Apelt, 1921 : Platons Dialog Theätet, traduit et commenté par Otto Apelt, 3e éd. corrigée, Leipzig.
  2. Cornford, 1935 : Francis M. Cornford, Plato’s Theory of Knowledge : the Theaetetus and the Sophist of Plato translated with a running commentary, Londres.
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  4. Diès, 1926 : Platon, Œuvres complètes, t. VIII, IIe partie, Théétète, texte établi et traduit par Auguste Diès, Paris (Collection des Universités de France).
  5. Grou, 1770 : Dialogues de Platon, par le Traducteur de la République, tome premier, Amsterdam.
  6. Jowett, 1892 : The Dialogues of Plato translated into English by B. Jowett, vol. IV, 3e éd., Oxford.
  7. Narcy, 1994 : Platon, Théétète, traduction inédite, introduction et notes par Michel Narcy, Paris.
  8. Robin, 1942 : Platon, Œuvres complètes, traduction nouvelle et notes par Léon Robin, t. II, Paris.
  9. Saisset, 1861 : Dialogues de Platon, deuxième série, dialogues polémiques, tome premier : Théétète (révisé par Amédée Saisset), Cratyle, Euthydème, Paris.
  10. Schleiermacher, 1818 : Platons Werke, F. Schleiermacher (éd.), zweiten Theiles erster Band, 2e éd. corrigée, Berlin.
  11. Schwalbé, 1843 : Œuvres de Platon. Dialogues métaphysiques : Théétète, ou de la science. Cratyle, ou de la propriété des noms. Euthydème, ou le disputeur. Le Sophiste, ou de l’être. Parménide, ou des idées. Timée, ou de la nature. Critias, ou de l’Atlantide. Précédés d’arguments et d’une esquisse de la philosophie de Platon, par Jean-Antoine Schwalbé, Paris.
  12. Valgimigli, 1931 : Platone, Teeteto, éd. Manara Valgimigli, 3e éd. revue, Bari.
Références
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  5. Platon : ΟΥΝ et ses composés, ΑΡΑ, ΤΟΙΝΥΝ, Paris.
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  7. Duhoux, 1997a : Y. Duhoux, « Grec écrit et grec parlé : une étude contrastive des particules aux v e-iv e siècles », in Rijksbaron, 1997, p. 15-48.
  8. Furetière, 1690 : Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Paris.
  9. Hellwig, 1974 : A. Hellwig, « Zur Funktion und Bedeutung der griechischen Partikeln », Glotta, 52, p. 145-171.
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  11. Rijksbaron, 1997 : Albert Rijksbaron (éd.), New Approaches to Greek Particles. Proceedings of the colloquium held in Amsterdam, January 4-6, 1996, to honour C.J. Ruijgh on the occasion of his retirement, Amsterdam.
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