Jean-François Gilmont

1Non sans humour, Jean Crespin se classe parmi ceux qui « font rouler non pas le rocher de Sisyphe, mais celui de la typographie1 ». Effectivement, un coup d’œil sur sa carrière fait penser à un perpétuel recommencement. L’évolution des événements l’oblige à s’adapter sans cesse à une situation mouvante. Son catalogue d’éditeur est le fruit de choix conscients et de soumission à des contraintes.

2inscription des savoirsgenre éditorialcatalogue espaces savantslieulibrairieFaut-il imaginer le marchand libraire du xvi e siècle comme un homme d’étude qui se cantonne dans sa boutique ? Ne serait-il pas plutôt un homme voyageant sans cesse ? Le tissu de relations personnelles qui permettent à Crespin de construire son catalogue s’étend à ses collègues libraires et imprimeurs, ses auteurs, ses traducteurs, mais aussi à divers intermédiaires ou collaborateurs. Ces réseaux montrent bien que l’imprimerie s’apparente au travail de Sisyphe.

3acteurs de savoirprofessionmarchandRetrouver les relations d’un marchand libraire dépend des sources disponibles. Dans le cas de Crespin, la correspondance se limite à une dizaine de lettres. Les mentions d’archives concernent surtout les autorisations d’imprimer accordées par le Conseil de Genève. Quelques contrats passés devant notaire subsistent. La source la plus riche est la bibliographie de ses éditions2. Elle révèle les auteurs des textes publiés ainsi que ceux des dédicaces, poèmes et autres annexes. L’étude du martyrologe constitue aussi une source précieuse sur le réseau tissé par notre libraire.

La politique éditoriale de Crespin

4acteurs de savoirprofessionimprimeur Jean Crespin est né à Arras vers 1520 dans une famille patricienne3. Il n’est pas français, puisque l’Artois dépend alors de Charles Quint. Il étudie à l’Université de Louvain de 1533 à 1541, d’abord les arts, ensuite utriusque juris. Après un bref passage à Paris dans l’étude de Charles Du Moulin, il s’installe à Arras comme avocat. Au début de 1545, il est impliqué dans un procès pour hérésie. La fuite lui évite d’être arrêté. Il n’en est pas moins banni, et ses biens sont confisqués. Après trois ans de vie errante entre Paris et la Picardie, au cours desquels il sauve une partie de sa fortune, il s’installe à Genève en 1548. Il y ouvre une imprimerie dont les premiers produits sortent durant l’été de 1550. À partir de cette date, la direction de son officine occupe le plus clair de son temps jusqu’à sa mort en 1572.

5Par son engagement dans la Réforme aux côtés de Jean Calvin, Crespin montre qu’il a réalisé la puissance du livre. L’utiliser pour diffuser ses idées, c’est une conquête récente dans le monde francophone4.

6construction des savoirstraditionreligionIl arrive à Genève à un moment favorable. La demande d’ouvrages religieux augmente fort dans les régions francophones. À Genève, Jean Girard assurait seul la production imprimée depuis 1544. À partir de 1550, la production genevoise augmente pour atteindre des sommets en 1562, au moment où éclatent les guerres de Religion. À partir de là, la production diminue jusqu’au-delà de la Saint-Barthélemy en 1572, massacre que Crespin n’a pas connu.

7Moins de trois ans après ses débuts dans le métier, Crespin écrit avec une certaine emphase :

Lorsque Dieu […] m’a fait abandonner les préoccupations ambitieuses du prétoire, m’invitant à cette palestre typographique si utile à la chose publique et à l’Église, […] je n’ai rien eu de plus pressé, rien de plus urgent que de servir la science divine avec tous les moyens et toutes les ressources de notre métier, de notre officine5.

8construction des savoirslangage et savoirslanguelatin pratiques savantespratique lettréetraductionIl consacre le meilleur de ses efforts à la diffusion de la Réforme. Même les publications profanes s’inscrivent dans un projet de propagande religieuse. Crespin, qui vise le marché européen, cherche un public nouveau par le biais des traductions. À de rares exceptions près, il publie en français les auteurs étrangers. En revanche, il diffuse de préférence en latin l’œuvre théologique des francophones. Sa production historique est faite de traductions du latin et de compilations dont une grande partie est traduite d’autres langues.

9inscription des savoirslivreindexIl apprécie les résumés et les condensés. En 1556, Crespin propose un Épitomé des Commentaires de Jean Sleidan. L’année précédente, il reprend un Épitomé des œuvres d’Augustin qu’il développe encore en 1565 6. Toutefois, Crespin ne montre pas un grand intérêt pour l’érudition. Il n’a jamais cherché à établir des éditions nouvelles ou des textes revus en profondeur. Une seule publication due à François Portus fait exception7. L’établissement de bons index le préoccupe davantage. Il développe les tables pour l’Écriture jusqu’à un Indice et concordance en 1554, et un Dictionaire en theologie en 1560. Son index de l’Iliade est également nouveau8.

10typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des religionsL’histoire religieuse, surtout l’histoire contemporaine, est sa grande spécialité. Crespin en est le principal artisan dans la Réforme française. Il est le maître d’œuvre d’un martyrologe protestant qui réunit le récit des exécutions subies par les réformés, ouvrage qui connaît un grand succès.

11Au-delà de 1563, lorsque les guerres de Religion provoquent une crise dans l’édition genevoise, Crespin accorde une place croissante aux éditions profanes. Il s’y illustre dans trois domaines : la poésie grecque, le droit civil romain et la lexicographie grecque.

La foire de Francfort

12espaces savantscirculationcommerceAu xvi e siècle, l’activité commerciale des grands éditeurs se développe au rythme des foires de Francfort. Pendant trois semaines avant Pâques et pendant quinze jours en septembre, c’est une obsession permanente pour l’imprimeur : arriver à temps pour lancer ses nouveautés. C’est le lieu de rencontre des meilleurs éditeurs, au-delà des différences nationales et confessionnelles : échanges de nouvelles, ventes d’ouvrages, recherche de copies, règlements financiers et marché de matériel typographique9. Ces rencontres semestrielles constituent des moments de contacts fructueux, sans parler des rencontres faites en cours du voyage à Zurich, à Bâle ou à Strasbourg.

Figure 1. Lettre autographe de Jean Crespin, datée de 1551.
Lettre autographe de Jean Crespin, datée
            de 1551.

13espaces savantslieulibrairieTous les libraires européens ne se retrouvent pas en personne à Francfort, ni même tous les libraires genevois. Sans pouvoir faire la liste de toutes les foires que Crespin a fréquentées de 1550 à 1572, on devine que sa firme est très souvent présente. Il est le libraire genevois le plus assidu10. C’est durant une foire que Crespin lie connaissance avec son futur gendre et héritier, Eustache Vignon, et avec le réformateur wallon Guy de Brès.

Avec ses collègues libraires ou imprimeurs

14acteurs de savoirmodes d’interactioncollaboration inscription des savoirslivreéditionQu’il cherche à financer ou à diffuser ses éditions, le marchand libraire se doit de fréquenter ses collègues. Il peut les impliquer dans des coéditions. Il peut leur vendre des lots de livres. Crespin collabore de façon régulière avec Nicolas Barbier. Laurent de Normandie stocke des éditions crispiniennes dans ses dépôts ; et, inversement, la firme de Crespin s’approvisionne à l’occasion chez lui11. Celui-ci agit de même avec des libraires étrangers, qu’ils soient lyonnais, bâlois ou anversois. Christophe Plantin figure sur cette liste12. Crespin est le libraire genevois spécialiste des contacts avec le monde germanique13. Mais dans cette « palestre typographique », les relations ne sont pas toujours sereines.

15typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirshumanismeLe jeune avocat arrageois qui, en 1545, se retrouve en exil, noue de multiples relations avec des humanistes et des juristes attirés par la Réforme. À Noyon, dans la patrie de Calvin, il est reçu par Laurent de Normandie, alors maire de la ville. À Paris, il devient un intime du gentilhomme Théodore de Bèze, juriste, alors plus attiré par les muses que par le droit et la théologie. Lorsque Bèze épouse secrètement Claudine Denosse, en 1546, il le fait en présence de deux témoins, Crespin et Normandie. En 1548, Bèze publie ses Poemata. Ils sont imprimés par Conrad Badius avec un financement de son beau-frère Robert Estienne. L’idée de fonder une imprimerie à Genève est née dans ce milieu. Le projet initial envisage une direction en association avec Bèze.

16Tout ce monde lié à la librairie se retrouve à Genève, à partir d’octobre 1548 : Crespin, Normandie, Badius, Bèze. Robert Estienne y arrive à la fin de 1550. Même sans Bèze, appelé à enseigner à Lausanne, Crespin est assez bien entouré pour se lancer dans une profession toute nouvelle. En 1550, il signe quelques publications avec Conrad Badius. Ce dernier l’aide à prendre son envol.

17acteurs de savoirprofessionimprimeurPendant ce temps, Laurent de Normandie se risque aussi à l’édition. Il s’occupe en particulier des publications de son ami et compatriote, Jean Calvin. Il collabore de préférence avec Robert Estienne. En 1554, il finance une imprimerie dont il confie la direction à Conrad Badius. À partir de 1555, le succès de certaines éditions entraîne la constitution d’un groupe de pression autour des financiers Normandie et Antoine Calvin, le frère du réformateur. Il inclut des auteurs féconds, Jean Calvin et Bèze, et des imprimeurs de talent, Estienne et Badius. Grâce à l’appui des autorités civiles entièrement acquises à Calvin à partir de 1555, ce lobby peut se réserver les copies les plus rentables14.

18construction des savoirsvalidationprivilège Crespin n’en fait pas partie. Mieux, au titre du « plus grand des petits » imprimeurs genevois, il mène plusieurs fois la fronde contre les privilèges attribués à ce groupe de pression. Un premier accrochage entre Crespin et Normandie a lieu en 1556, lorsque Crespin veut reproduire une édition que Normandie vient de confier à Robert Estienne. Normandie l’emporte et fait arrêter l’impression de Crespin.

19Ce dernier n’achève l’ouvrage qu’en 1563 15. En 1560, Crespin prend la tête des imprimeurs genevois qui contestent le privilège accordé à Henri Estienne pour une traduction du Nouveau Testament revue par Calvin et Bèze. Il en va de même, deux ans plus tard, dans les discussions autour du psautier en vers16.

20La disparition de plusieurs acteurs modifie les équilibres au sein du monde du livre genevois. En 1559, Robert Estienne meurt. Son fils Henri lui succède, mais son manque d’intérêt pour la théologie décourage les commanditaires de son père. Badius quitte Genève pour Orléans en 1562. Désormais Crespin ne se heurte plus aux monopoles d’Estienne et de Badius.

21Les relations de Crespin avec Nicolas Barbier restent toujours cordiales. Originaire de l’Artois, Barbier arrive à Genève vers 1554 et il s’associe très vite avec Jean Crespin. Comme il dispose de capitaux importants, son arrivée provoque un changement d’échelle dans la production de Crespin. Au lieu de multiplier les petites éditions vite imprimées et vite écoulées, notre imprimeur se permet des ouvrages plus volumineux. Barbier ne dirigera jamais une imprimerie, mais de 1557 à 1564, date de sa mort, il fait régulièrement travailler Thomas Courteau. Cela n’interrompt pas la collaboration entre les deux libraires. Il existe même une impression de Bullinger réalisée en partie chez Crespin et en partie chez Courteau 17.

22En 1560, la situation de la librairie genevoise connaît un bouleversement avec l’arrivée d’Antoine Vincent. Ce grand libraire lyonnais gagne rapidement la confiance de Calvin et de Bèze. S’il n’entre pas dans le groupe de pression de Normandie, la rivalité avec ce libraire est réelle bien que feutrée18.

23typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirshumanisme inscription des savoirslivreprix acteurs de savoirmodes d’interactioncollaboration Crespin collabore plusieurs fois avec Antoine Vincent, et souvent cela tourne mal. Robert Constantin, dont il est question plus loin, confie à Crespin l’impression des Poetices libri Vii de Jules César Scaliger. L’ouvrage est coédité par Antoine Vincent 19. En 1562, Crespin imprime le Lexicon graecolatinum revu par le même Constantin. L’auteur, qui s’est réservé 400 exemplaires au prix coûtant, transfère ses droits à Antoine Vincent et à son associé Pierre Davantès. Au moment de la foire de septembre 1562, Vincent se plaint de n’avoir reçu que des exemplaires incomplets et veut faire interdire la vente de l’ouvrage par Crespin. On ignore l’issue du conflit20. En 1566, Robert Constantin suscite une collaboration de Crespin avec Guillaume Rouillé, libraire humaniste lyonnais, pour un abrégé du Lexicon graecolatinum de Constantin. Ici encore, Antoine Vincent et la veuve de Barbier ont des intérêts puisqu’ils demandent, en janvier 1566, d’interdire à Crespin de vendre ce Lexicon au détriment de ses coéditeurs21. Dans ces deux conflits avec Vincent, Crespin ne joue sans doute pas le beau rôle.

24inscription des savoirslivrepréfaceL’imprimeur Jean de Laon, arrivé à Genève vers 1555, se situe dans la nébuleuse d’Antoine Vincent. À partir de 1560, il signe des impressions souvent commanditées par ce dernier. Tel est certainement le cas pour les Praelectiones in librum prophetiarum Danielis de Calvin imprimés en 1562. Comme il ne dispose pas encore du matériel adéquat, il fait imprimer le cahier liminaire par Crespin. Ce dernier peut utiliser ses belles italiques, petit parangon, pour la préface de Calvin : subtile trace d’un lien entre deux imprimeurs.

25Les relations de Crespin avec Gian Luigi Paschale sont cordiales malgré leur brièveté. La version italienne du Nouveau Testament imprimée par Crespin est reprise en 1555 par Paschale dans une édition bilingue français-italien. La publication s’est faite en bonne entente. Quelques années plus tard, Paschale gagne la Calabre pour réconforter les Vaudois persécutés. Il est arrêté et exécuté à Rome en 1560. Sa veuve remet à Crespin la correspondance que son mari lui a envoyée durant son incarcération. Crespin en publie d’importants extraits dans son martyrologe en 1563 22.

26En 1555, Crespin rencontre à Francfort un compatriote, Eustache Vignon, qui cherche à s’exiler à Genève. Il profite de son métier de négociant pour y transférer sa fortune. Après quelque temps, il prend pension chez Crespin et, en 1559, il en épouse la fille Marguerite. Aussitôt, il est associé à la gestion de l’imprimerie dont il assure la direction après la mort de son beau-père23.

27espaces savantscirculationréseauEn dehors de Genève et de Lyon, Crespin a surtout des contacts avec Bâle, principalement avec Johan Oporin. Durant les premières années, Nicolas Barbier assure les relations avec l’imprimeur bâlois. Le premier contact qui intéresse Crespin date de 1559. L’historien anglais John Foxe, exilé à Bâle, achève en septembre une version latine de son martyrologe. Elle est imprimée par Oporin et Nicolas Brylinger. Dans sa dédicace, Foxe explique qu’un imprimeur genevois insiste pour en diffuser rapidement une version française. En effet, le 16 octobre, Barbier et Crespin demandent au Conseil de Genève l’autorisation de réaliser cette traduction. Malgré l’accord des autorités, le projet voit le jour autrement. La Quatrieme partie du livre des martyrs de 1561 contient majoritairement des récits traduits de Foxe 24. Pour la suite, il existe deux autres traces de contacts avec Oporin. Lorsque, à partir de 1565, Oporin est contraint de liquider son officine, Crespin lui rachète deux ouvrages. L’impression du premier, les Miscellanea theologica de Girolamo Zanchi, est arrêtée en 1563 pour des raisons politiques. Crespin complète l’ouvrage en 1566 25. Deux ans plus tard, il remet en vente avec une nouvelle page de titre les Opera omnia de Regnerus Prædinius qu’Oporin a imprimés en 1563. Il s’agit d’un humaniste de Groningue, proche de plusieurs réformateurs, qui ne quitta cependant pas le giron de l’Église catholique26.

Quelques théologiens de Genève

28espaces savantslieuatelierParmi les relations d’un marchand libraire, les auteurs ont une grande importance, du moins ceux qu’il contacte directement. Dans le catalogue crispinien, les théologiens occupent la première place. L’évolution des relations avec Calvin, l’auteur le plus imprimé par Crespin, a été évoquée indirectement à propos de Laurent de Normandie. Dès son bannissement d’Arras, Crespin se tourne vers Calvin. Il le rencontre à Genève. Il le tient au courant de ses démarches pour récupérer sa fortune. Lorsqu’il ouvre son officine, Calvin est bien content de trouver un nouvel imprimeur, car il cherche une alternative à l’atelier de Jean Girard, seul en activité à Genève depuis 1544. Crespin reçoit quelques nouveaux commentaires et une révision de la Bible française. Mais, bien vite, Calvin se tourne vers Robert Estienne et Conrad Badius sur le conseil de Laurent de Normandie.

29Le fait que Calvin abandonne Crespin pour Estienne en matière d’éditions bibliques s’explique en partie par un manque de collaboration scientifique de la part de l’imprimeur. En 1550, Calvin se plaint de devoir assurer non seulement la révision de la traduction française du Nouveau Testament, mais encore une bonne partie de celle de l’Ancien.

acteurs de savoirprofessionimprimeurJ’avais averti en son temps nos imprimeurs qu’ils se choisissent des gens capables et autres que moi pour assurer ce travail. Comme ils n’ont pas suivi mon conseil, ils m’imposent les inconvénients de leur indolence27.

30Écarté de la publication de ses grands commentaires, Crespin reste un des imprimeurs préférés de Calvin pour les opuscules polémiques. Comme cette littérature assez austère ne rencontre pas un grand succès commercial et que Crespin est très sensible à la rentabilité de ses presses, ces impressions sont vraisemblablement des commandes. Calvin choisit peut-être en Crespin le spécialiste de la diffusion en Allemagne, région à laquelle il destine souvent ces pamphlets.

31Les relations de Crespin avec Bèze débutent d’une manière tout à fait parallèle à celles qu’il a avec Calvin : remise de manuscrits originaux de 1550 à 1554 28, puis abandon de Crespin pour Robert Estienne et Conrad Badius. À partir de 1565, Bèze revient chez Crespin. Cette date, qui suit d’un an la mort de Calvin, marque un accroissement de sa production théologique et polémique. Jusqu’à la mort de Crespin en 1572, Bèze qui rédige au moins un traité par an, parfois plus, les confie tous à Crespin, y compris son Volumen tractationum de 1570, recueil de ses écrits polémiques29. Il demande aussi à Crespin de publier le Propheta Ezechiel de Ludwig Lavater qu’il dédicace à Gaspar de Coligny et la Refutatio dogmatis de fictitia carnis Christi omnipresentia de Christianus Hessiander qu’il dédicace à Guillaume de Hesse 30.

32acteurs de savoirmodes d’interactionamitiéLe recours régulier aux presses de Crespin ne signifie pas que Bèze soit toujours satisfait de son travail. Il se plaint à plusieurs reprises de la mauvaise qualité de certaines impressions, des retards dans l’achèvement des ouvrages et même de l’avarice de Crespin 31. Il se plaint aussi de la parution hâtive d’un ouvrage inexact sur la troisième guerre civile32. Néanmoins, il justifie avec beaucoup de cœur le retard provoqué par les morts successives de la fille unique, alors enceinte, et de la femme de Crespin 33. La disparition de l’imprimeur en 1572, peu avant la Saint-Barthélemy, donne au réformateur plusieurs occasions d’en faire l’éloge : « l’imprimeur Crespin, homme savant et pieux, qui m’était très proche en raison d’une vieille amitié » ; « nous avons aussi perdu Crespin, imprimeur cultivé et soigneux » ; « homme excellent et notre imprimeur34 ».

33Dans l’ensemble du corps pastoral de Genève, il n’y a qu’un autre théologien qui se montre fidèle à Crespin, Nicolas Des Gallars. Ce juriste d’origine parisienne, exact contemporain de Crespin, s’est exilé à Genève en 1544. Crespin l’a sans doute déjà connu en 1541-1542. Des Gallars, qui devient pasteur en 1545, a toujours été un disciple plutôt rigide de Calvin. En 1551, il est présent dans les commentaires de Calvin sur Ésaïe. Il en assure la rédaction à partir de notes prises lors de sermons de 1546 et de leçons de 1549. Calvin procède à une profonde révision en 1559. Lors de la troisième édition de ces commentaires en 1570, Des Gallars rédige une dédicace très élogieuse pour Crespin. Il y écrit, avec un peu d’emphase :

Et je te remercie, mon cher Crespin, de ce que, toi qui t’occupes avec tant de passion des livres et des œuvres de cet homme que tu as aimé par-dessus tout, tu as également travaillé à les communiquer aux autres35.

34En 1560, Des Gallars publiait chez Crespin un commentaire de l’Exode, modeste in-folio mais illustré. Il lui confia aussi un pamphlet36.

35Christophe Fabri, pasteur d’origine dauphinoise, exerce son ministère à Neuchâtel durant de nombreuses années. Crespin publie, au début de sa carrière, quelques-uns de ses ouvrages. Une lettre de 1551 indique que leurs relations sont aussi commerciales. Fabri sert d’intermédiaire entre Crespin et des papetiers de Neuchâtel. Crespin lui envoie les livres qu’il souhaite « distribuer par-delà37 ».

Les théologiens étrangers

36construction des savoirslangage et savoirslanguelatin construction des savoirstraditionreligionchristianismeprotestantismePar souci de rapprochement entre protestants, Calvin tisse des liens étroits avec l’Église de Zurich et son antistès38, Heinrich Bullinger. Le symbole de ce rapprochement est le Consensus tigurinus, confession commune signée en 1549. Crespin le publie en latin et en français, en 1551, à un moment où Calvin lui confie ses nouvelles publications39. Crespin entre bientôt en contact personnel avec Bullinger, comme en témoignent les trois pièces de leur correspondance qui ont survécu40. De 1556 à 1566, les éditeurs genevois multiplient les traductions des ouvrages de Bullinger. Crespin et Barbier occupent une place de choix dans ce secteur. Ces traductions relèvent d’une ligne éditoriale de Crespin : faire lire en français des auteurs étrangers. Il annonce fièrement à Bullinger qu’il lui envoie ses traductions : « pour que tu comprennes que tu prêches et que tu édifies la France, même si tu ignores le français41 ». Ses relations avec Bullinger ne s’arrêtent pas là. En 1558, il réédite l’ensemble des commentaires de Jean Œcolampade, réformateur bâlois, sur les prophètes avec une préface de Bullinger. C’est un recueil de publications en bonne partie posthumes42. Ce réformateur était proche de Zwingli et de Bullinger.

37inscription des savoirslivredédicaceLa complexité des liens entre Zurich et Genève se révèle dans la publication genevoise du commentaire d’Ézéchiel par Ludwig Lavater en 1571. Ce gendre de Bullinger publie régulièrement ses commentaires bibliques à Zurich. L’édition confiée à Crespin fait exception. Comme elle s’ouvre sur une dédicace de Bèze à Gaspard de Coligny, on y devine un souci de l’auteur zurichois de marquer son attention pour l’Église réformée de France 43.

38D’autres traités polémiques en provenance du monde germanique ont transité par Zurich : Thomas Lieber, dit Éraste, est publié par Crespin en 1566 et en 1567, Johann Pincier en 1569 44. Bullinger a sans doute mis Crespin en contact avec Francesco Negri. Cet ancien bénédictin, retiré dans les Grisons, rédige une tragédie italienne, Il libero arbitrio, qu’Oporin publie en 1546. Il la remanie fortement et la confie de nouveau à Oporin, en 1550. En 1558, Crespin en publie une version française ; et, plus significatif encore, en 1559, la traduction latine réalisée par Negri lui-même. Il la publie avec une dédicace de l’auteur à Nicolas Radziwill 45.

39Crespin cultive donc des relations du côté de la péninsule italique. Dès 1550, sous l’impulsion de Badius, il publie deux opuscules en italien venant de Pier Paolo Vergerio et d’un de ses neveux46. Dans ses éditions italiennes du manuel liturgique et du Nouveau Testament, il n’indique pas à qui il a demandé la traduction. Il fait aussi traduire un pamphlet de Calvin contre les nicodémites, c’est-à-dire contre les protestants qui acceptent les pratiques romaines par souci de tranquillité47. Crespin publie également des versions françaises de l’italien.

40L’idée de traduire l’Anatomie de la messe et du messel d’Agostino Mainardo est née d’une rencontre de Galeazzo Caracciolo, marquis de Vico, personnage en vue de la colonie italienne de Genève, Lattanzio Ragnoni, alors ministre de l’Église italienne de Genève et Charles de Jonviller. Le travail achevé est présenté à Crespin, qui se dit « esmeu » de cette proposition48.

41La publication des Miscellanea theologica de Girolamo Zanchi déjà signalée ne suppose pas seulement une tractation avec Oporin, mais encore un contact direct avec Zanchi 49. Lors du conflit qui aboutit à l’arrêt de cette impression, Zanchi promet le silence tant que les adversaires en font de même et il se retire à Chiavenna dans les Grisons. Il n’en reste pas moins attentif aux publications luthériennes. En 1565, s’estimant visé par un pamphlet de Valentinus Erythræus, il décide de publier le texte avec une longue préface. Crespin se voit confier l’achèvement de l’ouvrage et sa mise sur le marché. La publication suggère d’autres rapprochements. Elle débute par un poème grec de Friedrich Sylburger, ancien disciple de Zanchi qui travaille alors au Thesaurus linguae graecae d’Henri Estienne. Comme il est le gendre de Johannes Pincier, pasteur de Wetter près de Marbourg, il n’est pas étonnant que Pincier soit amené à offrir l’ouvrage à son dédicataire, Philippe de Hesse. En 1569, Crespin publie un pamphlet de Pincier concernant la même querelle sacramentaire. À cette date, Bèze profite d’un voyage de Sylburger à Wetter pour entrer en contact avec Pincier et discuter avec lui de l’opportunité de ses publications sur la Cène50.

42Les contacts de Crespin avec l’Espagne sont anciens. Ce sujet de Charles Quint a connu, à Louvain et à Paris, quelques Espagnols attirés par la Réforme. À Paris, Jaime de Enzinas est avec lui en 1541 au pied de l’échafaud du martyr protestant Claude Le Painctre. Dès cette date, il connaît sans doute Juan Diaz avec lequel il fait son premier voyage de Paris à Genève en 1545. Crespin connaît aussi le frère de Jaime, Francisco de Enzinas. Les contacts avec les Enzinas remontent peut-être à Louvain, car les deux frères s’étaient inscrits à l’Université en 1538 et en 1539. La production espagnole de Crespin n’est pas importante en volume, mais elle représente un quasi-monopole. Elle date des années 1556-1560 pendant la courte période où l’espoir d’une pénétration de la Réforme en Espagne prit corps. Un homme anime cette production, Juan Pérez de Pineda 51. Il connaît Crespin au moins depuis 1556, quand ils ont siégé tous deux à côté de Calvin pour ramener la paix dans la communauté wallonne de Francfort. En 1559, Crespin demande à Pérez d’être témoin au mariage de sa fille. Pérez fait deux séjours à Genève, de 1555 à septembre 1556 et de mai-juin 1558 à 1562. Le travail de Crespin était apprécié puisqu’en 1567 Cassiodore de Reina qui cherche à imprimer une Bible espagnole songe à notre libraire « pour la compétence que la firme de Crespin a acquise, non sans succès, dans l’impression espagnole52 ».

43L’avènement de Marie Tudor sur le trône d’Angleterre provoque un grand mouvement d’émigration, tout d’abord parmi les protestants étrangers réfugiés à Londres, ensuite dans la population anglaise. Crespin s’est lié avec quelques-uns de ces exilés étrangers. Pierre Alexandre est arrageois comme lui. Carme, docteur en théologie de la Sorbonne, ancien confesseur de la reine Marie de Hongrie, Alexandre fuit les Pays-Bas en 1543 pour éviter les poursuites. Il devient conseiller théologique de Thomas Cranmer. Il quitte Londres en mars 1554. En août 1555, il est pasteur de l’Église française de Strasbourg. De 1556 à 1558, plusieurs publications d’Alexandre paraissent chez Crespin, ouvrages liés à la Réforme en Angleterre 53.

44Lors de foires de Francfort, Crespin fait la connaissance de Jean Laski, l’ancien surintendant des Églises étrangères de Londres. À cette occasion, Laski attire l’attention de Crespin sur une tragédie latine de Thomas Kirchmeyer dit Naogeorgus. Crespin la traduit sans doute en personne54. Crespin rencontre, encore à Francfort, Jan Utenhoven, un ancien de l’Église flamande de Londres. À la suite de cette rencontre, Utenhoven envoie de Pologne deux ans plus tard le récit des tribulations de son Église au moment de l’expulsion d’Angleterre. L’autorisation de le publier à Genève est refusée en raison des attaques anti-luthériennes du récit. Un an plus tard, Utenhoven réclame le manuscrit et en confie l’impression à Oporin. Mais le récit n’était pas resté au fond d’un tiroir pendant ce séjour genevois. Bèze et Crespin s’en sont servis, le premier dans sa polémique contre Westphal, le second pour son martyrologe55.

45Des exilés anglais s’installent relativement tard à Genève. Alors que l’avènement de Marie Tudor date de juillet 1553, une Église anglaise n’est établie à Genève qu’en novembre 1555. Crespin n’est pas le seul à imprimer en anglais durant ces années 1555-1560, mais sa production est significative. Il a pu nouer des liens avec les Anglais à Francfort, d’où vient la colonie anglaise de Genève, directement ou à travers des Alexandre, Laski ou autres Utenhoven. Crespin a d’ailleurs engagé le seul apprenti imprimeur anglais dont le nom soit connu, Roger Dransfeld. Et lorsqu’un imprimeur anglais, Rowland Hall, ouvre une officine à Genève en 1559, il échange du matériel typographique avec Crespin. Avant de citer quelques-uns de ces exilés, il faut rappeler que dans La Troisieme Partie du recueil des martyrs de 1556, Crespin propose la première ébauche de martyrologe du règne de Marie Tudor. Il offre une dizaine de notices concernant le règne en cours avec des traductions de publications anglaises et des inédits provenant parfois de telle ou telle prison. Le ministre Christopher Goodman n’a pas seulement confié à Crespin un pamphlet. Il lui a aussi transmis des informations sur plusieurs martyrs anglais, Barthlet Green, John Bradford et Roland Taylor 56. En outre, le premier personnage de la colonie anglaise, William Whittingham, a laissé de nombreuses traces dans les publications anglaises de Crespin.

46Robert Le Cambier, neveu par alliance de Crespin, qui a habité Genève en 1565, exerce le commerce du livre à Londres de 1569 à 1576, détail qui fait entrevoir des possibilités d’échanges avec l’Angleterre 57.

L’histoire de l’Église

47L’histoire récente de l’Église constitue une spécialité de Crespin. Dès 1552, celui-ci réédite de modestes ouvrages historiques venant d’Allemagne 58. En 1554, il lance son martyrologe59. En 1556, il publie la traduction française des Commentaires de Jean Sleidan, premier aperçu d’ensemble sur les débuts de la Réforme. La première édition latine de l’ouvrage date de 1555. Crespin est en contact avec Sleidan depuis 1554 au moins. À cette date, le pasteur de l’Église française de Strasbourg, Jean Garnier, sait que le martyrologe est en cours d’impression. À la même date, Sleidan demande des informations à Calvin pour ses Commentaires ; il lit les feuilles déjà imprimées du Livre des martyrs de Crespin avant l’achèvement de l’impression. La traduction française des Commentaires de Sleidan paraît en 1556 60.

Figure 2. Page de titre du Livre des martyrs par Jean Crespin, 1re édition de 1555.
Page de titre du  par Jean Crespin, 1 édition
            de 1555.

48inscription des savoirsgenre éditorialmanuelLa même année, Crespin imprime un manuel élémentaire d’histoire universelle, l’Estat de l’Église. Son auteur, Jean de Hainaut, est ministre à Ferney, près de Genève en terre bernoise. Il a composé l’ouvrage à son usage privé. Le commissaire bernois du bailliage, Louis Michaut, en communique une copie à Crespin. Ce dernier la publie à l’insu de l’auteur. Devant le succès de l’ouvrage, Crespin le remet sur le métier. Entre-temps, il est entré en contact avec l’auteur. C’est ainsi qu’il ajoute une dédicace au Conseil de Berne 61.

49Au moment des guerres de Religion, Crespin n’est pas le premier à trouver un chroniqueur des événements les plus récents. Mais, en 1569, il revient dans la course en poussant le jeune ministre Jean de Serres à composer sur le modèle de l’ouvrage de Sleidan une chronique des événements religieux de la France depuis 1557 62.

50La dernière édition du martyrologe parue du vivant de Crespin, celle de 1570, contient une modeste intervention de Simon Goulart, un autre jeune pasteur, appelé à s’illustrer en tant que polygraphe fécond.

Humanisme, littérature et philosophie

51Crespin connaît depuis son séjour parisien plusieurs enfants de Guillaume Budé. En 1545, il fait son premier voyage à Genève avec Matthieu Budé. Si Guillaume Budé, décédé en 1540, ne rompt pas avec l’Église traditionnelle, sa veuve et plusieurs de ses enfants s’installent à Genève au début de 1549. Matthieu était déjà mort en 1547. La veuve Budé disparaît en 1550. Louis meurt en mai 1551. Ce dernier, hébraïsant de qualité, a eu le temps de collaborer à la traduction de l’Ancien Testament. Crespin imprime ses travaux en 1551 63.

52Un autre fils de Guillaume, Jean, connaît à Genève une carrière de collaborateur discret et fidèle de Calvin. À plusieurs reprises, il apporte son aide à Crespin. En 1554, notre libraire imprime un Lexicon graecolatinum fondé sur l’édition établie peu avant à Paris par Jacques Toussain, mais il y ajoute des notes inédites de Guillaume Budé 64. Plus tard, lorsque Crespin propose l’Iliade en édition bilingue, il édite une version latine « que nous avons reçue en provenance de la bibliothèque du grand Budé 65 ».

53acteurs de savoirprofessionsecrétaire Crespin qui entre en contact avec l’ancien secrétaire d’Érasme, Gilbert Cousin, au début de sa carrière l’est encore une dizaine d’années plus tard. En 1552, il réédite la Sylva narrationum de Cousin. Il édite aussi une Ephemeris historica mise au point par Cousin. C’est un calendrier où les fêtes des saints sont remplacées par des événements bibliques ou historiques. Il est joint à un recueil de prières inspiré d’un travail de Cousin. En 1560, Cousin dédicace à Crespin sa Chorea ludicra. Si l’on en croit l’auteur, cet ouvrage aurait été imprimé par Crespin. Aucun exemplaire de cette édition n’a encore été retrouvé66.

54Crespin collabore plusieurs années avec Robert Constantin. Cet héritier intellectuel de Jules César Scaliger, humaniste et docteur en médecine, s’installe, en novembre 1558, à Genève pour préparer l’impression de plusieurs ouvrages de Scaliger tous confiés à Crespin. Ces grosses entreprises sont financées par Constantin avec l’appui d’Antoine Vincent et de Guillaume Rouillé 67.

55espaces savantslieuacadémieAprès son installation à Genève, François Portus, d’origine crétoise, devient lecteur de grec à l’Académie. À plusieurs reprises, il prépare des éditions crispiniennes. Déjà en 1562, il donne un poème pour le Lexicon graecolatinum. Il récidive dans l’édition de 1566, dans deux traités philosophiques de Simoni en 1566 et 1567. Mais il a surtout à son actif des recueils de traités grecs de rhétorique et de poètes grecs, publié en 1569, et l’édition de l’Iliade en 1570 68.

56Pour le recueil des poètes grecs, Crespin s’est aussi appuyé sur Claude Aubery. Humaniste médecin, Aubery étudie à Genève en 1563-1564. À l’invitation de son maître Blaise Marcuard, il y a fréquenté Crespin 69.

57acteurs de savoirprofessionprofesseur Crespin publie également quelques grammaires. Peu après sa nomination comme professeur d’hébreu à Genève, Raoul-Antoine Chevalier met au point une grammaire de l’hébreu. Il la publie chez Crespin en 1560, y ajoutant en 1561 une préface de son beau-père Emmanuel Tremellius. En 1558, l’ancien pasteur de l’Église française de Strasbourg, Jean Garnier, demande à Crespin d’imprimer sa grammaire française rédigée à l’intention d’un public allemand. Plus tard, Scipione Lentolo enseigne l’italien durant son bref séjour genevois de 1565 à 1567. Crespin publie son manuel en 1567 70.

58La plupart des auteurs qu’il publie dans les domaines philosophiques, humanistes, médicaux et autres sont des docteurs en médecine : Robert Constantin, Simone Simoni, Jean Lalamant, Claude Aubery, Thomas Éraste, Frédéric Jamot.

Un réseau d’amis et de collaborateurs

59pratiques savantespratique lettréecorrection espaces savantslieulibrairieLa gestion d’une librairie ne se limite pas à la chasse aux copies ; il faut encore des collaborateurs cultivés pour relire les manuscrits, les traduire, élaborer des index et corriger les épreuves. À qui Crespin fait-il appel pour tous ces travaux ? Il est difficile de répondre de façon exhaustive, car l’imprimeur ne les nomme qu’occasionnellement, même s’il affirme, en fin de carrière, qu’il « a toujours reconnu sincèrement les sources dont il s’est servi71 ». À l’analyse, il apparaît que la présence d’une signature de collaborateur est liée à sa renommée. Son nom est cité dans la mesure où il constitue une réclame. Les obscurs tâcherons sont laissés dans l’ombre.

60pratiques savantespratique lettréecompilationÀ côté de son propre travail de traduction, d’indexation et de compilation, Crespin précise plusieurs fois s’être appuyé sur des collaborateurs sans pourtant les nommer72. Deux mentions lèvent en partie ce voile de silence. En 1558, Goswin von Zevel, un ami juriste d’Aix-la-Chapelle, évoque dans une lettre à Calvin « les nombreux adolescents vertueux dont une partie a habité l’été passé chez votre Crespin 73 ». Dix ans plus tard, dans une préface, Crespin rappelle des réflexions qu’il a « l’habitude de répéter souvent aux jeunes de bonne famille qui partagent [sa] table74 ». Crespin héberge donc de jeunes étudiants pour un été en 1558, plus longuement en 1568. Ces jeunes gens devaient donner un coup de main pour les menus travaux de l’imprimerie.

61De nombreux collaborateurs explicitement nommés sont des pasteurs ou des professeurs. Avant sa nomination comme pasteur en 1556, Claude Baduel signe plusieurs publications procurées par Crespin 75. Jean Tagaut et François Bérauld, premiers titulaires de la chaire des arts et de celle de grec à l’Académie de Genève, rédigent plusieurs poèmes pour des éditions crispiniennes76. La collaboration de François Portus, successeur de Bérauld dans l’enseignement du grec, a déjà été signalée.

62En 1558, dans une lettre à Bullinger, Crespin évoque l’urgence du travail de propagande religieuse vers la France et il se plaint de la pénurie d’hommes savants « surtout pour l’hébreu77 ». Dans ce domaine, Crespin sollicite les hébraïsants de passage à Genève : Louis Budé, Jean-Raymond Merlin, professeur à Lausanne, François Le Gay, Emmanuel Tremellius et son gendre Raoul-Antoine Chevalier, premier titulaire de la chaire d’hébreu à Genève 78.

63pratiques savantespratique lettréetraductionQuant aux traductions du latin en français, peu d’entre elles sont signées. Robert Le Prevost, ministre à Morges, traduit les Commentaires de Sleidan 79. La traduction du récit de la supercherie des jacobins bernois est signée par un homme politique bernois, Nicolas Manuell, et revue par David Chaillet, un ministre originaire de Neuchâtel 80. Jacques Bienvenu, historien et poète genevois, est responsable de la traduction d’un pamphlet sur l’Inquisition espagnole81. Pour les traductions à partir d’autres langues, seul le travail de Charles de Jonviller pour son ouvrage Anatomia della messa est signé. Parmi les intermédiaires entre l’éditeur et divers auteurs, on trouve Nicolas Des Gallars, Charles de Jonviller et Jean Budé. D’autres amis encore lui apportent de bonnes copies, Christophe Fabri, Juan Pérez de Pineda, Pierre Alexandre et Robert Constantin.

64Ces indications fragmentaires permettent de définir, au moins grossièrement, le genre de collaborateurs auxquels Crespin fait appel. L’éditeur s’adresse en premier lieu à des pasteurs de la ville et des environs : Jean Calvin, Théodore de Bèze, Nicolas Des Gallars, Juan Pérez de Pineda, Jean de Hainaut, Robert Le Prevost, David Chaillet, Jean de Serres, Simon Goulart. En dehors de Genève, il est surtout en relation avec Heinrich Bullinger, mais aussi avec Christophe Fabri. Il connaît bien les pasteurs de l’Église française de Strasbourg, ville qu’il visite régulièrement en allant à Francfort, Jean Garnier et Pierre Alexandre. Crespin réunit dans son catalogue des écrits de la plupart des pasteurs italiens de Chiavenna : Francesco Negri, Agostino Mainardo, Girolamo Zanchi et Scipione Lentolo.

65L’Académie de Genève constitue un autre vivier de collaborateurs. À côté des hébraïsants déjà cités, il y a François Bérauld, Jean Tagaut, François Portus et Simone Simoni. Curieusement, les titulaires de la chaire de droit sont absents du catalogue crispinien. Crespin se défiait-il de ses collègues Henri Scrimger et Pierre Charpentier ?

66espaces savantscirculationréseauLe réseau des relations de Crespin tel qu’il vient d’être décrit combine deux caractéristiques apparemment contradictoires. Il est étendu, d’un point de vue géographique, et cela bien au-delà de Genève et de ses environs. Il couvre une bonne partie de l’Europe occidentale. En même temps, il est étroit du point de vue confessionnel. Crespin ne fréquente que des réformés bon teint. Lors de ses voyages, il côtoie pourtant des hommes de toutes les confessions. C’est le cas lorsqu’il passe en 1558 dans les coulisses du Colloque de Worms ou encore en 1566-1567 lors d’un long voyage aux Pays-Bas 82.

Notes
1.

Gilmont, 1979, p. 23.

2.

Gilmont, 1981a. Les références aux ouvrages imprimés par Crespin sont données par le numéro des notices de cette bibliographie.

3.

Gilmont, 1981b.

4.

Gilmont et Kemp, 2004.

5.

Gilmont, 1981a, no 53 / 2, p. 4.

6.

Gilmont, 1981a, nos 56 / 16, 55 / l, 65 / 4.

7.

Gilmont, 1981a, no 69 / 1.

8.

Gilmont, 1981a, nos 51 / 3, 54 / 9, 60 / 7, 59 / 7.

9.

En attendant une monographie plus fouillée, voir Ruppel, 1956.

10.

Gilmont, 1981b, p. 200-202.

11.

Schlaepfer, 1957, p. 176-230.

12.

Lauwaert, 1972-1973, p. 176.

13.

Gilmont, 1981b, p. 197-198.

14.

Gilmont, 1997, p. 333-334, et Jostock, 2001, p. 75-81.

15.

Gilmont, 1981a, no 63 / 6.

16.

Gilmont, 1981b, p. 97-99.

17.

Gilmont, 1981a, no 58 / 7.

18.

Gilmont, 1981b, p. 203-204, et Morisse, 1991.

19.

Gilmont, 1981a, no 61 / 8.

20.

Gilmont, 1981a, no 62 / 4.

21.

Gilmont, 1981a, nos 66 / 4 et 66 / 5.

22.

Gilmont, 1981b, p. 131-132.

23.

Gilmont, 1984, p. 165-199.

24.

Gilmont, 1981b, p. 177.

25.

Gilmont, 1981a, no 66 / 12.

26.

Gilmont, 1981a, no 68 / 6.

27.

Calvin, Opera, t. 13, col. 655-656.

28.

Gilmont, 1981a, nos 50 / 1, 51 / 5, 6 et 54 / 1.

29.

Gilmont, 1981a, no 70 / 2.

30.

Gilmont, 1981a, nos 71 / 10, 7.

31.

Sur la critique de la qualité de l’impression, voir Bèze, Correspondance, vol. 4, p. 195 ; vol. 6, p. 40. Concernant les retards, voir Gilmont, 1981a, nos 62 / 2, 65 / 1, et aussi Bèze, Correspondance, vol. 5, p. 146 ; vol. 9, p. 195. Au sujet de l’avarice, voir Bèze, Correspondance, vol. 5, p. 146.

32.

Bèze, Correspondance, vol. 9, p. 195.

33.

Bèze, Correspondance, vol. 11, p. 186.

34.

Bèze, Correspondance, vol. 12, p. 125 et 145 ; vol. 13, p. 33.

35.

Gilmont, 1979, no 12.

36.

Gilmont, 1981a, nos 60 / 6 et 59 / 6.

37.

Gilmont, 1981a, nos 51 / 16, 51 / 16*, 54 / 4 ; Berthoud, 1974, p. 92-94 ; Droz, 1970-1976, vol. 2, p. 147-228, et Gilmont, 1979, no 5.

38.

À l’époque de la Réforme, il s’agit d’un titre honorifique, non officiel, donné au président du synode dans les cantons réformés de Zurich, Bâle et Schaffhouse.

39.

Gilmont, 1981a, nos 51/13, 14.

40.

Gilmont, 1979, nos 6, 8, 10.

41.

Gilmont, 1979, no 6.

42.

Gilmont, 1981a, no 58 / 15, voir aussi no 53 / 9.

43.

Gilmont, 1981a, no 71 / 10.

44.

Gilmont, 1981a, nos 66 / 2, 67 / 6 et 69 / 4.

45.

Gilmont, 1981a, nos 58 / 14 et 59 / 9.

46.

Gilmont, 1981a, nos 50 / 9, 11.

47.

Gilmont, 1981a, nos 54 / 2, 55 / 5, 53 / 4.

48.

Gilmont, 1981a, no 55 / 8.

49.

Gilmont, 1981a, no 66 / 12.

50.

Bèze, Correspondance, vol. 10, p. 56-60, 81-84 ; vol. 11, p. 90-91, 115-116 ; vol. 12, p. 177-178.

51.

Kinder, 1976, p. 283-300, et Gilmont, 2002, p. 122-131.

52.

Bèze, Correspondance, vol. 8, p. 109.

53.

Gilmont, 1981a, nos 56 / 5, 58 / 3, 8.

54.

Gilmont, 1981a, no 58 / 12.

55.

Gilmont, 1981b, p. 142.

56.

Watson, 1997.

57.

Gilmont, 1981b, p. 143.

58.

Gilmont, 1981a, nos 52 / 14, 17.

59.

Gilmont, 1981b, p. 165-190.

60.

Gilmont, 1981a, no 56 / 17.

61.

Gilmont, 1981a, nos 56 / 11, 57 / 8, 58 / 11 et 62 / 4

62.

Gilmont, 1981a, nos 70 / 11, 71 / 12, 13, 14 et 72 / 7.

63.

Peter, 1962, p. 175-192.

64.

Gilmont, 1981a, no 54 / 10.

65.

Gilmont, 1981a, no  59 / 8.

66.

Hieronymus, 1997, p. 1111-1112, 1118 et 1127 ; Gilmont, 1981a, no 52 / 14, 18 ; Engammare, 2004, p. 133-137.

67.

Gilmont, 1981b, p. 159-162 ; Magnien, 2001, p. 28-33. Sur les relations entre Constantin et Rouillé, voir Droz, 1970-1976, vol. 2, p. 367-371.

68.

Gilmont, 1981a, nos 69 / 1, 5 et 70 / 7.

69.

Gilmont, 1981b, p. 160-161.

70.

Gilmont, 1981a, nos 60 / 4, 58 / 9, 67 / 9.

71.

Gilmont, 1981a, no 69 / 5, f. a1v.

72.

Énumération détaillée in Gilmont, 1981b, p. 192-193.

73.

Calvin, Opera, t. 20, col. 457.

74.

Gilmont, 1981a, no 68 / 4, f. *2v.

75.

Gilmont, 1981a, nos 53 / 5, 54 / 10 et 56 / 7.

76.

Pour Tagaut, Gilmont, 1981a, nos 55 / 8, 56 / 7, 60 / 4, 5, et pour Bérauld, nos 60 / 4, 5, 61 / 8.

77.

Gilmont, 1979, no 6.

78.

Sur Merlin, voir Gilmont, 1981a, no 53 / 9 ; sur Le Gay, voir Gilmont, 1981a, no 58 / 15, et Gilmont, 1979, no 6 ; sur Chevalier, voir Gilmont, 1981a, no 60 / 4 ; sur Tremellius, voir Gilmont, 1981a, nos 57 / 9, 60 / 4.

79.

Gilmont, 1981a, no 56 / 17.

80.

Gilmont, 1981a, no 66 / 7.

81.

Gilmont, 1981a, no 68 / 5.

82.

Gilmont, 1981b, p. 219-229.

Appendix A Bibliographie

  1. Berthoud, 1974 : Gabrielle Berthoud, « Jean Crespin et les papetiers de Serrières », Musée neuchâtelois, 3e série, 9, p. 92-94.
  2. Bèze, Correspondance : Théodore De Bèze, Correspondance, recueillie par H. Aubert, éd. F. Aubert et H. Meylan et al., 27 vol., Genève, 1960-.
  3. Calvin, Opera : Jean Calvin, Opera quae supersunt omnia, éd. J. G. Baum, E. Cunitz, E. Reuss, et al., 59 t. en 58 vol., Brunswick-Berlin, 1863-1900.
  4. Droz, 1970-1976 : Eugénie Droz, Chemins de l’hérésie. Textes et documents, 4 vol., Genève.
  5. Engammare, 2004 : Max Engammare, L’Ordre du temps. L’invention de la ponctualité au xvi e  siècle, Genève.
  6. Gilmont, 1979 : Jean-François Gilmont, « La correspondance de Jean Crespin (vers 1520-1572) », Lias, 6, p. 3-37.
  7. Gilmont, 1981a : J.-Fr. Gilmont, Bibliographie des éditions de Jean Crespin, 1550-1572, 2 vol., Verviers.
  8. Gilmont, 1981b : J.-Fr. Gilmont, Jean Crespin, un éditeur réformé du xvi e  siècle, Genève.
  9. Gilmont, 1984 : J.-Fr. Gilmont, « Les mémoires d’Eustache Vignon (1588). Souvenirs d’un éditeur genevois du xvi e siècle », in J.-Fr. Gilmont (éd.), Palaestra typographica. Aspects de la production du livre humaniste et religieux au xvi e  siècle, Aubel, p. 165-199.
  10. Gilmont, 1997 : J.-Fr. Gilmont, Jean Calvin et le livre imprimé, Genève.
  11. Gilmont, 2002 : J.-Fr. Gilmont, « La propagande protestante de Genève vers l’Espagne au xvi e siècle », in P. M. Cátedra et M. L. López-Vidriero (éd.), El libro antiguo español. VI, De libros, librerías, imprentas y lectores, Salamanque, p. 119-133.
  12. Gilmont et Kemp, 2004 : Jean-François Gilmont et William Kemp (éd.), Le Livre évangélique en français avant Calvin. Études originales, publications d’inédits, catalogues d’éditions anciennes, Turnhout.
  13. Hieronymus, 1997 : Frank Hieronymus, 1488 Petri – Schwabe 1988. Eine traditionsreiche Basler Offizin im Spiegel ihrer frühen Drucke, 2 vol., Bâle.
  14. Jostock, 2001 : Ingeborg Jostock, La Censure négociée. Le contrôle du livre à Genève, 1560-1620, Florence (thèse inédite).
  15. Kinder, 1976 : A. Gordon Kinder, « Juan Pérez de Pineda (Pierius), a Spanish Calvinist minister of Gospel in Sixteenth-Century Geneva », Bulletin of Hispanic Studies, 53, p. 283-300.
  16. Lauwaert, 1972-1973 : Raf Lauwaert, « De Handelsbedrijvigheid van de Officina plantiniana op de Büchermesse te Frankfurt am Main in de xvi e eeuw », De Gulden Passer, 50, p. 124-180, et 51, p. 70-102.
  17. Magnien, 2001 : Michel Magnien, « Robert Constantin et la constitution de l’index de l’édition posthume de la Poétique de Scaliger », in A. Vanautgaerden et J.-Fr. Gilmont (éd.), Circuler et naviguer ou les index à l’époque humaniste, Bruxelles, p. 28-33.
  18. Morisse, 1991 : Gérard Morisse, « Le psautier de 1562 », Psaume, 5, p. 106-127.
  19. Peter, 1962 : Rodolphe Peter, « Calvin et la traduction des Psaumes de Louis Budé », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 42, p. 175-192.
  20. Ruppel, 1956 : Aloys Ruppel, « Die Bücherwelt des 16. Jahrhunderts und die Frankfurter-Büchermessen », De Gulden Passer, 34, p. 20-39.
  21. Schlaepfer, 1957 : Heidi-L. Schlaepfer, « Laurent de Normandie », in G. Berthoud et al., Aspects de la propagande religieuse, Genève, p. 176-230.
  22. Watson, 1997 : David Watson, « Jean Crespin and the First English Martyrology of the Reformation », in D. Loades (éd.), John Foxe and the English Reformation, Ashgate, p. 192-209.