Raphaële Mouren

Figure 1 – La bibliothèque de l’Institut
          Warburg, vue de Byng Place.
Figure 1. Figure 1 – La bibliothèque de l’Institut Warburg, vue de Byng Place.

1construction des savoirspolitique des savoirsinstitutionnalisation espaces savantslieubibliothèqueLa Bibliothèque Warburg, créée à Hambourg il y a un peu plus d’un siècle, a fait couler beaucoup d’encre. Mais paradoxalement, ceux qui ont étudié son histoire sur le long terme ont toujours insisté sur la continuité : le changement n’est pas ce que l’on s’attend à trouver quand on étudie cette bibliothèque. Aucune étude sur le sujet, si technique soit-elle, ne commence sans refaire l’histoire de l’établissement depuis sa création, et il serait difficile de faire autrement2.

2Si les utilisateurs de la bibliothèque aujourd’hui en connaissent bien les contours, ceux qui ne la fréquentent pas ne font souvent pas la différence entre la bibliothèque de 50 000 volumes telle qu’elle était à la mort d’Aby Warburg en 1929 et celle de 360 000 volumes ouverte aujourd’hui aux chercheurs. En 2002, Jacques Roubaud publiait un ouvrage de « composition en prose », consacré – entre autres – à un projet qu’il a porté pendant très longtemps3. Il y racontait, sur un peu moins d’une page, comment il était venu à l’Institut Warburg un jour acheter la biographie d’Aby Warburg par Ernst Gombrich. Cette anecdote donne son titre au livre, La Bibliothèque de Warburg : c’est à la fois un endroit si important que la simple visite du hall d’entrée peut englober tout le reste de l’ouvrage et lui donner son titre, mais c’est aussi la bibliothèque de l’homme, et pas seulement la bibliothèque de l’Institut : en d’autres termes, la bibliothèque de Warburg et pas la Bibliothèque Warburg.

3inscription des savoirsgenre éditorialbiographie pratiques savantespratique intellectuelleclassement Salvatore Settis donnait aussi pour titre à un article de 1985, consacré à l’histoire de la bibliothèque et à l’évolution de sa classification depuis sa création jusqu’à son installation en 1958 dans son bâtiment actuel : « Warburg continuatus. Descrizione di una biblioteca » ; en ajoutant une postface à la traduction française de 1995, il posait ainsi l’histoire de la bibliothèque, et plus précisément de sa classification : « Après la mort de Warburg (1929), le processus de systématisation et de classification, engagé en son absence et poursuivi après son retour, a continué, s’étendant même après le transfert de la bibliothèque à Londres, suivant des lignes qui – tout au moins jusqu’à la mort de Mme Bing (1964) – continuaient celles qui avaient été discutées avec Warburg lui-même »4. Les choses ont beaucoup changé depuis qu’en 1970 Ernst Gombrich, désabusé, écrivait dans sa biographie de Warburg : « Pour nombre des étudiants, membres et usagers de l’Institut, qui œuvrent aujourd’hui dans des directions forcément très éloignées des intérêts originels du fondateur, Warburg n’est qu’un nom. Beaucoup ne l’associent qu’à un établissement bancaire et considèrent l’institut comme l’une des nombreuses fondations financées pour perpétuer la mémoire d’un riche mécène »5.

4construction des savoirspolitique des savoirsguerre inscription des savoirslivrecollection éditorialePourtant, nécessairement, son histoire mouvementée a façonné la bibliothèque. Aby Warburg (1866-1929), destiné à reprendre la banque familiale à Hambourg mais décidé à collectionner des livres dès 1879, conçoit le projet de créer une véritable bibliothèque de recherche. Il s’inspire de l’organisation de la Kaiserliche Universitäts und Landesbibliothek zu Strassburg (l’actuelle Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg), mise en place après 1870, et de ses collections de recherche spécialisées6. En 1913, il est déjà décidé à rendre la bibliothèque semi-publique. En 1921, celle-ci, qui a déménagé entretemps, devient la « Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg » et est plus ou moins rattachée à la toute nouvelle université de Hambourg. En 1933, après l’arrivée au pouvoir du parti nazi, la décision est prise de déménager la bibliothèque de peur qu’elle ne soit démantelée, la famille Warburg étant juive. À Londres, la bibliothèque est déplacée plusieurs fois7 – un bibliothécaire, Hans Meier, meurt sous les bombes pendant le Blitz – avant d’être finalement installée dans les locaux construits pour elle dans le centre universitaire de la ville. Entretemps, en 1944, elle a été donnée par la famille Warburg à l’Université de Londres (University of London).

5Les déménagements successifs ont forcément entraîné des changements. Le classement de la bibliothèque, conçu par Warburg et peu à peu enrichi par son premier responsable, Fritz Saxl, a dû s’adapter aux locaux qu’elle occupait. Mais quelles ont été les conséquences du changement de statut de 1944, du don à l’Université de Londres ? Pour Jill Kraye, « malgré les changements inévitables, bien qu’elle ait été emballée et déballée plusieurs fois, la Bibliothèque Warburg a réussi, par le biais de ses différentes voies d’acquisition, à préserver “le caractère original d’instrument de recherche de cette collection” »8. Le déménagement de 1958 a même été l’occasion de revenir à un classement des livres plus proche de ce qu’il était à Hambourg. C’est certainement l’enrichissement des collections, les acquisitions, qu’elles soient onéreuses ou gracieuses, qui était le meilleur moyen d’assurer la continuité au fil des décennies. Mais quelles ont été les conséquences d’un nouvel environnement, au moment où les bibliothèques s’apprêtaient à connaître une modernisation qui modifierait partiellement leurs missions, où les techniques et les outils étaient sur le point d’être complètement renouvelés ?

6À son court mémoire consacré à la bibliothèque de Warburg, rédigé vers 1943 et probablement inachevé, Fritz Saxl donnait la conclusion suivante :

construction des savoirséconomie des savoirsfinancement« En 1936, l’Université de Londres accepta d’accueillir l’institut jusqu’en 1943, année où toutes ses ressources de financement devaient être épuisées. Ce qui adviendrait par la suite restait incertain, mais nous avions bon espoir. Quand la guerre éclata, les livres furent évacués. Un des membres de l’équipe d’origine fut tué lors d’un raid aérien et il devint de plus en plus difficile de continuer à publier. Quelqu’un serait-il disposé en 1943 à soutenir encore ce squelette ?9 »

7Le premier directeur de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg à Hambourg, qui avait mis en œuvre son déménagement à Londres en 1933, semblait alors bien pessimiste sur son avenir. Bien des années plus tard, Ernst Gombrich commentait ainsi ce paragraphe dans sa biographie d’Aby Warburg :

« Fritz Saxl n’aurait certes pas envisagé de conclure son mémoire par cette question rhétorique s’il n’avait pas su à l’époque qu’une réponse se profilait déjà à l’horizon. Le plus généreux de tous les mécènes était prêt à assumer l’entière responsabilité de l’héritage de Warburg : le contribuable britannique. Un des facteurs qui conduisirent à ce tournant décisif fut une étude comparative que l’on effectua sur la base de vérifications ponctuelles entre la bibliothèque de l’institut et celle du British Museum. Elle révéla que trente pour cent environ des titres des livres et des périodiques qui provenaient de Hambourg ne se trouvaient pas dans ce fabuleux trésor de volumes imprimés. Le 28 novembre 1944, l’Institut Warburg fut incorporé à l’Université de Londres »10.

8construction des savoirsvalidationréputationCette dernière accepta donc en 1944 de prendre en charge la bibliothèque, et signa avec les donateurs un document dans lequel elle prenait divers engagements. L’esprit général de cette convention de don était de maintenir et de préserver les principes fondateurs de la bibliothèque, « l’université reconnaissant la réputation internationale dans les domaines spécifiques de la culture et de la recherche dans lesquels la Bibliothèque Warburg s’était spécialisée »11. La donation précisait ainsi que « The University will maintain and preserve the Warburg Library in perpetuity in accordance with this Deed and will accordingly as soon as possible house the same in a suitable building in close proximity to the University centre at Bloomsbury and will keep it adequately equipped and staffed as an independent unit the whole to be known as “The Warburg Institute” […] »12. Il y avait là clairement un écho de ce que la bibliothèque avait déjà été par le passé : un institut de recherches.

Figure 2 – La bibliothèque de l'Institut
          Warburg : les collections en accès libre.
Figure 2. Figure 2 – La bibliothèque de l'Institut Warburg : les collections en accès libre.
Figure 3 – La salle de lecture de la
          Bibliothèque Warburg.
Figure 3. Figure 3 – La salle de lecture de la Bibliothèque Warburg.

9acteurs de savoircommunautéfamille construction des savoirstraditionhéritageCar en réalité, le don de 1944 ne consistait pas dans la transmission d’une bibliothèque privée. Dès 1920, au moment de la création de l’Université de Hambourg, alors que Warburg, malade, ne pouvait plus s’occuper de sa bibliothèque et qu’il envisageait de l’intégrer à cette université, il était apparu « qu’il ne suffisait plus de sauvegarder ce qu’il avait fait, et qu’il faudrait transformer une création éminemment personnelle en une institution publique, même s’il était dès le début manifeste que quantité de choses seraient perdues par cette initiative »13. La bibliothèque, une fois devenue publique d’une manière ou d’une autre, devrait se « normaliser » : normaliser les contenus, normaliser la classification, ce que mirent en œuvre Fritz Saxl et son assistante, Gertrud Bing 14. Elle devient alors davantage qu’une collection de livres. Elle accueille des chercheurs, comme elle le faisait auparavant, mais elle héberge aussi des séminaires d’histoire de l’art de l’université ; Fritz Saxl transforme la bibliothèque en institut en établissant un cycle de conférences annuelles, en invitant des chercheurs dont il rembourse les frais de déplacement et de séjour et en lançant deux programmes d’édition : la série Vorträgeà partir de 1921, et les Studien der Bibliothek Warburg,toutes deux publiées par B. G. Teubner à Leipzig 15. Le même processus est mis en œuvre à Londres, par le même homme, car Saxl est directeur de la bibliothèque/institut jusqu’en 1949 ; dès 1934 il organise des conférences, en 1937 est lancé le Journal of the Warburg Institute, devenu en 1939 le Journal of the Warburg and Courtauld Institutes ; plus tard, ce seront les Medieval and Renaissance Studies. Il est impossible de différencier la bibliothèque du reste de l’institut : ils sont une seule et même unité. Ils l’étaient déjà à Hambourg, et l’acte de donation signé en 1944 par la famille Warburg et l’Université de Londres conservent cette unité : « The University will maintain and preserve the Warburg Library […] as an independant unit the whole being known as “The Warburg Institute” »16. Ce principe, s’il n’était pas fondateur à Hambourg, le fut à Londres : non seulement dès 1944, mais plus encore quelques années plus tard, lorsque l’université construisit un nouveau bâtiment pour l’ensemble, destiné à traduire dans l’espace cette volonté, en imbriquant étroitement la bibliothèque dans l’institut et vice versa. La continuité fut assurée par Gertrud Bing, qui devint directrice après avoir été l’adjointe de Saxl depuis 1922.

10acteurs de savoircommunautécercleMais comment cette bibliothèque allemande, fréquentée essentiellement par des Allemands au moment de son arrivée à Londres, s’est-elle transformée en ce qu’elle est aujourd’hui ? Tout d’abord par la volonté du cercle qui en assurait le fonctionnement et de ses utilisateurs, arrivés eux aussi d’Allemagne à la même époque, et qui ont mis beaucoup d’énergie à aider autant que possible leurs compatriotes réfugiés comme eux en Grande-Bretagne, Juifs ou non, socialistes, catholiques…17 Mais il y eut aussi la volonté de Britanniques comme Walter Adams, secrétaire général de l’Academic Assistance Council de Londres, qui écrivait : « We feel that as far as possible the German scholars have got to be absorbed into the ordinary university and research world in this country »18. Liées à l’intégration à l’Université de Londres, ce sont enfin l’évolution des missions et surtout l’évolution de la conception des bibliothèques de recherche et d’enseignement supérieur au fil des ans qui entraînèrent des modifications dans la vie et l’organisation de la bibliothèque.

11typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire de l’art typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et sociales pratiques savantespratique intellectuelleclassementCelle-ci, conçue dès l’origine par Warburg pour offrir un accès libre à tous ses utilisateurs, sur le modèle des bibliothèques d’instituts (Seminarbibliotheken) de l’Université de Strasbourg, a résisté au mouvement de clôture qu’ont connu certaines bibliothèques (pour ensuite revenir, pour quelques-unes d’entre elles, à un accès direct), non sans mal parfois, tant dans le centre de Londres plus qu’ailleurs le mètre linéaire reste ce qui coûte le plus cher aux institutions. Donner le libre accès aux livres de la bibliothèque n’avait pas pour objectif, à sa création, de faire gagner du temps : c’était respecter un principe fondateur, celui de la « loi de bon voisinage » établie par Warburg, qui veut que le livre dont on a besoin n’est pas celui que l’on cherche, mais que « celui qui se trouve à côté sur le rayon, dont on ignorait l’existence, contient l’information indispensable, même si son titre ne le laissait pas deviner »19. Le libre accès, dont les jeunes chercheurs qui n’ont pas connu l’ère des catalogues sur papier mesurent sans doute difficilement l’intérêt, reste encore aujourd’hui le modèle des bibliothèques de recherche : rappelons, pour la France, la bibliothèque de sciences humaines de l’École normale supérieure de Paris, rue d’Ulm, celle de l’École française de Rome (conçue sur le même modèle), mais aussi celle de la Casa de Velázquez à Madrid. En histoire de l’art, la bibliothèque de la Villa I Tatti (Harvard University) à Florence ou la Biblioteca Hertziana à Rome sont elles aussi, autant que faire se peut, disponibles en libre accès pour les lecteurs. Souvent ces institutions ne prêtent pas leurs livres, ou très peu. Les chercheurs en connaissent tout le prix pour leurs travaux. Pourtant, ce modèle a été remis en question un moment par l’organisme de tutelle de l’Institut Warburg.

12Pour le pire comme pour le meilleur, la bibliothèque a préservé d’autres principes qui ont présidé à son développement depuis sa création : la gratuité d’accès par exemple. Elle a connu bien entendu des évolutions et des transformations, mais on peut penser que celles-ci sont davantage liées à l’évolution des bibliothèques de recherche depuis un demi-siècle qu’à la nouvelle situation administrative de la Bibliothèque Warburg. Depuis longtemps, les collections sont mieux surveillées ; la libéralité dont Saxl et la bibliothèque faisaient parfois preuve envers les chercheurs ou même des inconnus a fait place à des règles d’entrée et d’usage clairement établies20 ; les passe-droits sont évités autant qu’ailleurs. Intégrée dans les réseaux des instituts et bibliothèques de recherche, la Bibliothèque Warburg profite désormais du confort que cela peut apporter, aussi bien pour le prêt inter-bibliothèques que pour les échanges, permis par les publications régulières de l’Institut : le Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, les collections des Warburg Institute Studies and Texts et des Warburg Institute Colloquia. La donation à l’Université de Londres a permis essentiellement le développement de la collection, passée de 60 000 à 360 000 volumes grâce à un budget d’acquisitions annuel. La loi de bon voisinage est aujourd’hui démultipliée, car les cotes utilisées dans la classification sont assez courtes, et il faut parfois regarder de près plusieurs rayonnages avant de trouver l’ouvrage que l’on cherchait21. La bibliothèque a été confiée depuis longtemps à des personnels formés.

13La politique d’acquisition a bien évidemment changé depuis qu’Aby Warburg a créé sa collection, mais avait sans doute commencé à changer avant le déménagement à Londres, quand les acquisitions n’ont plus été décidées uniquement par son fondateur : la bibliothèque n’achèterait plus aujourd’hui six éditions anciennes du même livre22, elle dispose d’une politique d’acquisitions stable qui tient nécessairement compte de son emplacement géographique. En plein coeur de Bloomsbury, ses collections recoupent partiellement celles de plusieurs bibliothèques se trouvant à moins de dix minutes de marche : la British Library bien sûr, mais aussi la Senate House Library, la bibliothèque centrale de l’Université de Londres, les bibliothèques de l’Institute of Classical Studies, de l’Institute of Historical Research, de la School of Oriental and African Studies, la Wellcome Library… Ainsi, pour prendre quelques exemples, le rayon Shakespeare a cessé d’être enrichi depuis que la bibliothèque est à Londres, et les livres consacrés à l’étude des manuscrits médiévaux et à la codicologie, achetés systématiquement par la Senate House Library, n’entrent souvent dans les collections que par don ou échange. L’histoire européenne fait partie des domaines d’excellence de l’Institute of Historical Research ; l’histoire, la religion, la littérature anciennes, de ceux de l’Institute of Classical Studies ; l’archéologie, de celui de l’Institute of Archeology (UCL). L’art contemporain se trouvera à l’Institut Courtauld plutôt qu’à l’Institut Warburg ; l’histoire de la médecine, à la Wellcome Library.

14typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesLa bibliothèque reflète aussi l’évolution des sciences humaines, qui s’est accélérée dans la seconde moitié du 20e siècle. Salvatore Settis, dans un article paru en 1985, avait relevé quelques-unes de ces évolutions, comme la classe « Formes sociales », devenue « Histoire sociale » au début des années 1970. L’histoire des timbres, qui intéressait Warburg, a été abandonnée depuis longtemps23. En sociologie (en particulier pour ce qui concerne le pacifisme, le pangermanisme, le racisme), la collection n’est plus enrichie, sauf peut-être pour l’histoire de l’éthique (DHF) ; la psychologie elle aussi a été pratiquement abandonnée, à part quelques sections comme « Imagination, memory and will » (DAD) ou « Genius, physiognomony and gesture » (DAC). Il en est de même pour les transports, l’anthropologie, les religions teutonnes ou slavonnes, la philosophie contemporaine (hormis lorsqu’elle fait écho au domaine principal de la bibliothèque comme « Nietzsche on classical Antiquity »). Certains domaines n’ont plus intéressé les chercheurs, les publications se sont taries, et cela se voit lorsque l’on consulte le catalogue par cotes. En revanche, d’autres classes, originellement très modestes, ont été considérablement augmentées, en écho à l’intérêt des chercheurs pour les domaines concernés : « Cultural exchange », « Position of women », « History of art collecting », « Islam and the West ». Peu de classes ont été créées, malgré tout, à l’exception de l’histoire étrusque.

15construction des savoirspolitique des savoirsinstitutionnalisationLes modifications intervenues entre Hambourg et Londres sont, pour beaucoup, dues moins à l’institutionnalisation qu’aux réflexions de Fritz Saxl et Gertrud Bing, qui n’ont jamais cessé après la mort d’Aby Warburg et qui ont entraîné une évolution continue de la classification qu’il avait créée, ainsi qu’à celles des directeurs successifs de la bibliothèque, qui ont suivi l’évolution des domaines de la recherche en sciences humaines.

16espaces savantslieuuniversitéUne fois la bibliothèque (re)devenue un institut de l’université (dans un monde universitaire bien plus normalisé qu’il ne l’était au moment de la création de l’Université de Hambourg), hébergeant des chercheurs de grand renom qui dirigeaient des thèses et des travaux d’étudiants, la politique d’acquisition s’est bien sûr orientée, à la marge ou parfois plus franchement, vers les intérêts de ces chercheurs : les champs de recherche de Frances A. Yates, Charles B. Schmitt ou Henri Frankfort sont visibles dans les collections – plus encore parce qu’ils ont légué à l’Institut leurs bibliothèques. Alors que jusque-là, l’histoire de la philosophie avait été consacrée essentiellement au platonisme, Charles Schmitt a orienté les acquisitions sur l’aristotélisme, en lien avec ses propres recherches et publications. Frances Yates a largement contribué à la constitution des riches ensembles consacrés à Giordano Bruno ou Ramón Llull 24. Le tout nouveau directeur de l’Institut, David Freedberg, nommé le 1er juillet 2015, a déjà demandé l’acquisition de livres consacrés aux neurosciences, qui s’intégreront sans difficulté dans la classification de la bibliothèque.

17acteurs de savoirprofessionbibliothécaire inscription des savoirsgenre éditorialcatalogueParmi les limites que met – ou pourrait mettre – à la bibliothèque sa situation administrative, on pourrait parler du catalogue, partagé avec les autres bibliothèques de l’université centrale ; pour certains bibliothécaires, le système de classification et la recherche par cote, applications du principe de bon voisinage, sont une pratique qui peut paraître désuète et il faut parfois insister pour obtenir cette dernière, sans jamais de garantie de pouvoir l’obtenir. Pour intégrer ce catalogue collectif, la bibliothèque a dû aussi abandonner, au début des années 1990, les règles de catalogage prussiennes, publiées en 1899, pour se plier aux AACR, les Anglo-American Cataloguing rules 25. Soixante ans après son déménagement, la bibliothèque achevait symboliquement sa naturalisation, devenant à tous points de vue une bibliothèque anglo-saxonne.

18Il ne faudrait pas en conclure qu’au fond, le don de la bibliothèque n’ait pas entraîné de changement. Son intégration dans la toute nouvelle École des hautes études de l’Université de Londres (School of Advanced Study) il y a tout juste vingt ans a semblé à l’époque un renforcement de sa position26 –  et sans doute elle le fut, si on la compare à la période malheureuse où elle fut par la suite intégrée dans un réseau dirigé par la bibliothèque universitaire centrale. Le projet conçu au début du 21e siècle était d’intégrer simplement la bibliothèque dans la bibliothèque universitaire centrale et de réunir leurs collections, au mépris du « trust deed » cité plus haut ; suivant des habitudes bibliothéconomiques pourtant abandonnées autant que possible par les bibliothèques universitaires, du moins en France, depuis les années 1980, le libre accès n’était plus considéré comme faisant partie intrinsèque de cette bibliothèque jusqu’à ce qu’en novembre 2014, un juge de la Haute Cour de justice de Londres rappelle qu’il en était bien ainsi. Une aberration bibliothéconomique conduisait à confondre la bibliothèque universitaire centrale et une bibliothèque de recherche spécialisée27. Si l’on observe les collections, il est manifeste que pendant les années 1980, le budget de la bibliothèque, attribué par l’université, a été insuffisant et nombre de livres importants dans ses disciplines d’excellence manquent cruellement.

19construction des savoirséconomie des savoirslibre accèsAujourd’hui les questions qui se posent sont les mêmes qu’ailleurs. En l’absence d’une politique partagée de conservation des périodiques, faut-il arrêter un abonnement ou un autre ? Faut-il acheter les accès électroniques lorsqu’ils existent, au risque de réduire le budget d’acquisition des monographies, alors que les conditions d’accès de certaines bibliothèques proches ne garantissent pas forcément un accès aisé aux lecteurs de la Bibliothèque Warburg, qui accueille généreusement des chercheurs du monde entier, même lorsqu’ils ne sont pas rattachés à un établissement universitaire ? La tradition qui se maintient est celle de l’interdisciplinarité et de l’histoire culturelle, d’un effort soutenu pour acheter les sources historiques éditées, de privilégier la langue originale et les livres écrits dans d’autres langues que l’anglais et souvent rares, voire absents, dans les bibliothèques britanniques. Décrire les champs d’intérêt de la bibliothèque prend toujours plusieurs minutes, car comme l’a écrit E. Gombrich, il est difficile de traduire l’expression utilisée par Warburg lui-même, « das Nachleben der Antike » : « afterlife » est devenu aujourd’hui un mot courant à l’Institut, et la traduction française reste difficile. « Die kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg » reste aussi à peu près intraduisible, et il est encore plus difficile d’exprimer en français qu’en anglais ce que l’expression recouvre, tant « érudition » et « savoir » sont trop vagues ou trop connotés28 ; histoire des idées, histoire intellectuelle, histoire culturelle sont ce qui s’en approche le plus29. « History of scholarship », titre du séminaire longtemps tenu par Christopher Ligota à l’Institut, décrit un domaine qu’on peinerait à nommer en français. Pour illustrer les centres d’intérêt de ce dernier, on peut dire par exemple que sa proche voisine, la bibliothèque de l’Institute of Historical Research, s’intéresse elle aussi à l’hagiographie : mais elle limitera probablement cet intérêt aux saints qui ont existé, quand la bibliothèque Warburg sera intéressée tout autant, ou même davantage, par les saints imaginaires. La Wellcome Library achète tout ce qui concerne l’histoire de la médecine, mais on trouvera à l’Institut ce qui se rattache à l’histoire de la médecine médiévale et à la médecine astrologique.

20Certes, la bibliothèque a connu des remous et s’est retrouvée, il y a peu, en grand danger ; dans une Grande-Bretagne où depuis quelques années, des bibliothèques institutionnelles sont régulièrement fermées car trop onéreuses à maintenir, il s’agit bien d’un risque inhérent à sa situation administrative. En France même, au moment où s’écrivent les dernières lignes de cet article, une femme politique pourtant respectée et expérimentée se demande si les médiathèques ont encore un sens au 21e siècle 30. Mais l’évolution du monde universitaire, celui de la bibliothéconomie et des techniques ont sans doute joué un rôle plus grand dans les modifications qu’a connues la bibliothèque que le don fondateur de 1944. C’est précisément parce qu’elle était devenue partie d’une institution que ces évolutions y ont été si sensibles. Un personnel professionnel, spécialisé, employé par l’Université de Londres, a géré la bibliothèque, financée par les deniers publics désormais, bien différemment d’une institution privée exclusivement financée par son propriétaire. Mais la force de la bibliothèque a bien été de devenir un institut, dont elle est le coeur aussi bien intellectuellement que matériellement dans son immeuble de Woburn Square. Pendant l’année universitaire, chercheurs, étudiants inscrits dans ses différentes formations, visiteurs, boursiers de l’Institut ou d’autres institutions internationales la font vivre, en contrepoint du personnel de la bibliothèque qui en prend soin. Son avenir est balisé par son acte de donation, par un jugement et par une négociation menée avec la présidence de l’Université de Londres. Pour autant, cet avenir est étroitement lié à celui de cette dernière et plus généralement, à celui du monde universitaire britannique ; sans nul doute, il connaîtra à nouveau des remous et des dangers. Le concept qui a présidé à sa création, celui de la bibliothèque de recherche spécialisée, organisée tout entière pour satisfaire les besoins des chercheurs, peut être vu comme désuet ou dépassé. Il attire pourtant chaque année un nombre remarquablement stable de chercheurs ; il reproduit un modèle bien présent dans les pays occidentaux, et c’est ce modèle qui voit se heurter les besoins des chercheurs et l’évolution récente de l’enseignement supérieur et des financements publics. Il y a, et il y aura sans doute toujours, une faille, qui s’élargit ou se rétrécit au gré des politiques publiques de l’enseignement supérieur.

Notes
1.

Je remercie Jill Kraye, mon prédécesseur à la direction de la bibliothèque, pour sa relecture attentive et ses suggestions.

2.

Comme par exemple celle de Mari Friman, Päivi Jansson, Vesa Suominen (Department of Information Studies and Sociology, University of Oulu, Oulu, Finland, « Chaos or order ? Aby Warburg’s library of cultural history and its classification », in Knowledge organization, 22, 1, 1995, p. 23-29.

3.

Jacques Roubaud, La Bibliothèque de Warburg, Paris, Seuil, 2002.

4.

Salvatore Settis, « Warburg continuatus. Descrizione di una biblioteca », in Quaderni storici, 58, 1, 1985, p. 5-38 ; traduction française avec une postface : « Warburg continuatus : description d’une bibliothèque », in Le pouvoir des bibliothèques : la mémoire des livres en Occident, sous la direction de Marc Baratin et Christian Jacob, Paris, Albin Michel, 1996, p. 122-173 (153).

5.

Ernst Gombrich, Aby Warburg: an intellectual biography, Londres, The Warburg Institute, 1970 ; Aby Warburg, une biographie intellectuelle, traduction Lucien d’Azay (je corrige quelques erreurs factuelles), Paris, Klincksieck, 2015, p. 39.

6.

Fritz Saxl, « L’histoire de la bibliothèque de Warburg », in Ernst Gombrich, Aby Warburg: an intellectual biography, Londres, The Warburg Institute, 1970, traduction Lucien d’Azay (avec quelques corrections d’erreurs factuelles), Paris, Klincksieck, 2015, p. 300.

7.

Entre 1944 et 1958 elle est d’abord logée à Thames House (Millbank), dans l’Imperial Institute (South Kensington), et mise à l’abri entre 1939 et 1945.

8.

Jill Kraye, « Unpacking the Warburg Library », in The Warburg Institute: A special issue on the library and its readers, Common Knowledege, 18, 1, 2012, p. 127 : « Yet despite inevitable changes, and despite the numerous times it has had to be packed and unpacked, the Warburg Library has managed, through the various ways it has acquired books, to preserve the original character of the collection as an instrument of research ».

9.

Fritz Saxl, « L’histoire de la bibliothèque de Warburg », op. cit., p. 311.

10.

Ibid., p. 313.

11.

« The university recognising the world wide reputation in its special fields of culture and research which the Warburg Library has already established » : Major E. M. Warburg and Another and University of London Trust Deed, 28 November 1944. Le texte complet est disponible sur le site de l’Institut : <http://warburg.sas.ac.uk>

12.

Major E. M. Warburg and Another and University of London Trust Deed, op. cit. L’interprétation de cette phrase ayant fait l’objet de longs désaccords, réglés par une décision de justice, l’auteur a choisi de ne pas la traduire ici pour éviter tout risque d’interprétation faussée.

13.

Fritz Saxl, « L’histoire de la bibliothèque de Warburg », op. cit., p. 304.

14.

Ibid., p. 305.

15.

Dorothea McEwan, « A tale of one institute and two cities: The Warburg Institute », dans German-speaking exiles in Great Britain, ed. Ian Wallace, in The Yearbook of the Research Centre for German and Austrian Exile Studies, 1, 1999, p. 25-39 (29).

16.

Trust Deed.

17.

Voir Dorothea McEwan, qui a lu les correspondances, op. cit., p. 34.

18.

Cit. D. McEwan, op. cit., p. 35.

19.

Fritz Saxl, « L’histoire de la bibliothèque de Warburg », op. cit., p. 301.

20.

Voir Jill Kraye, « Unpacking the Warburg Library », op. cit., p. 122. Le règlement de la bibliothèque est accessible sur le site de l’Institut. Sauf rares exceptions, les ouvrages de la Bibliothèque Warburg ne sortent pas du bâtiment – conditions drastiques compensées par les heures d’ouvertures élargies et les possibilités de reproduction, ainsi que par la numérisation.

21.

À l’inverse, certains ont pu regretter l’enrichissement des collections, contraire pour eux à l’idée d’une collection choisie et donc forcément réduite, forçant le chercheur à des connexions mentales qui naissent en parcourant les rayonnages : voir Michael Baxandall, « Is durability itself not also a moral quality ? », in The Warburg Institute: A special issue on the library and its readers, Common Knowledege, 18, 1, 2012, p. 22-31 (30-31) (réédition de Id., Episodes : A memorybook, Londres, Frances Lincoln, 2010, p. 111-123).

22.

Comme le raconte Jill Kraye à propos du Chronicon Carionis, op. cit., p. 123.

23.

Nicholas Mann, in Porträt aus Büchern: Bibliothek Warburg und Warburg Institute, Hamburg-1933-London, Hamburg, Dölling & Galitz Verlag, 1993, cit. Francesca Cernia Slovin, « La vita per una biblioteca, una biblioteca oltre la vita », in La bibliofilia, 99, 1, 1997, p. 47-75 (74).

24.

Jill Kraye, op. cit., p. 126.

25.

Instruktionen für die alphabetischen Kataloge der preussischen Bibliotheken vom 10. Mai 1899. Traduction anglaise : The Prussian instructions : rules for the alphabetical catalogs of the Prussian libraries, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1938.

26.

Voir Dorothea McEwan, op. cit., p. 39.

27.

Voir Charles Hope, « Charles Hope writes about the battle over the Warburg Institute », in London Review of Books, 4 décembre 2014, p. 32-34

28.

E. Gombrich, Aby Warburg, une biographie intellectuelle, op. cit., p. 37.

29.

Dorothea McEwan, op. cit., p. 25.

30.

Marylise Lebranchu, entretien avec Mathieu Quiret, Les Échos, 18 septembre 2015, consulté sur http://www.lesechos.fr : « Les médiathèques sont-elles un équipement toujours d’actualité au XXIe siècle ? »