Abstract
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences de l’artmusicologieL’éditeur Breitkopf & Härtel a grandement participé au développement d’un discours savant sur la musique. En m’appuyant sur quatre de ses revues, j’observe comment les enjeux de circulation des savoirs et de constitution d’un marché éditorial se concilient avec l’élaboration d’un territoire disciplinaire spécialisé. Au service d’une stratégie commerciale, l’Allgemeine musikalische Zeitung (1798-1848; 1863-1882) s’adresse à un public qui dépasse le monde savant. De caractère scientifique, les Jahrbücher für musikalische Wissenschaft (1863, 1867) défendent la nécessité d’associer le regard du dilettante à celui du spécialiste. La Zeitschrift der Internationalen Musikgesellschaft (1899-1914) et les Sammelbände der Internationalen Musikgesellschaft (1899-1914) sont conçues pour intéresser respectivement le musicien et le musicologue. Ces périodiques contribuent à constituer la musique en un objet scientifique, situé au cœur des intérêts d’un public cultivé.
1.
1.1. Introduction
inscription des savoirslivreédition typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences de l’artmusicologieEn 1919, pour le 200e anniversaire de Breitkopf & Härtel, le musicologue Alfred Einstein fait valoir le rôle crucial que joue l’éditeur dans la construction d’un discours savant sur la musique (Einstein, 1919, p. 364). Cet hommage rendu il y a un siècle incite à explorer certains des rapports problématiques qui associent les idéaux d’une science de la musique aux enjeux commerciaux de l’édition musicale. Auteurs savants et éditeurs sont réunis autour de leur travail commun afin de saisir l’objet éphémère et volatil qu’est la musique, pour le faire circuler en utilisant des techniques qui appartiennent au monde de l’écrit. Ils ont à résoudre le paradoxe qui consiste, d’un côté, à circonscrire un territoire discursif spécialisé et, de l’autre, à concilier les aspirations au partage des savoirs avec l’élaboration d’une clientèle.
acteurs de savoircommunautésociété savante inscription des savoirsgenre éditorialrevueMon exploration se concentre sur la revue en tant que support représentatif de la communication savante. Elle s’appuie sur l’idée, émise notamment par Yves Jeanneret, que « les objets et les représentations ne restent pas fermés sur eux-mêmes mais circulent et passent entre les mains et les esprits des hommes » (Jeanneret, 2008, p. 14). Les revues savantes sur la musique participent en effet à la circulation et à la valorisation des objets culturels, et cela notamment en les soumettant à des opérations de collecte, de découpage, de signalement et d’indexation, et en les livrant au discernement du lecteur. Elles posent par ailleurs fréquemment la question de la définition et de la portée du discours scientifique à propos de la musique. Je formule l’hypothèse qu’au cours du XIXe siècle, en s’adressant à des cercles de lecteurs différenciés mais délimités, le discours savant cherche à constituer la musique en un élément central de l’identité de la classe cultivée et en un objet scientifique. Les variations de la représentation et de la désignation du lectorat dans les revues de la maison Breitkopf & Härtel sont, à ce titre, très significatives. C’est notamment pour appréhender ces transformations que j’ai choisi de construire un corpus diachronique.
acteurs de savoirprofessionéditeurConsidérant que « la problématisation des processus de mise en trivialité des êtres culturels demande de relâcher la discipline du circonscrit » (Jeanneret, 2008, p. 234), je mène cette étude à partir de quelques exemples pris parmi les productions de Breitkopf & Härtel. Fondée en 1719 à Leipzig, cette maison se consacre d’abord à l’impression et à l’édition d’ouvrages savants et littéraires. Ce sont l’ingéniosité commerciale et technique de ses responsables ainsi que leur curiosité intellectuelle qui, associées au développement des pratiques musicales de la classe cultivée (Weber, 1977; Bödeker, Werner et Veit, 2002), conduisent à l’essor de l’activité d’édition musicale de cette maison. Outre les œuvres musicales de son catalogue, Breitkopf & Härtel publie notamment plusieurs revues au fil du XIXe siècle. Dans quatre d’entre elles, cruciales dans l’histoire de la musique et de la musicologie, l’éditeur articule de manière particulière les savoirs à prétention scientifique et les savoirs de la pratique amateur : l’Allgemeine musikalische Zeitung (1798-1848 ; 1863-1882), les Jahrbücher für musikalische Wissenschaft (1863, 1867), la Zeitschrift der Internationalen Musikgesellschaft (1899-1914) et les Sammelbände der Internationalen Musikgesellschaft (1899-1914). Chacun de ces périodiques, qui coïncident avec des moments spécifiques de l’histoire de la communication scientifique et qui obéissent à des modèles éditoriaux différents, sera soumis à une analyse sémio-discursive, éditoriale et documentaire.
Répondant autant aux idéaux des Lumières qu’aux intérêts commerciaux de l’éditeur, l’Allgemeine musikalische Zeitung 1 représente a posteriori un « prototype » de la revue musicale (Barbour, 1948) en raison du succès qu’elle a rencontré ; elle se situe dans la lignée directe de revues allemandes comme le Musikalisches Wochenblatt (1791-1792) de Johann Friedrich Reichhardt et de la Berlinische Musikalische Zeitung (1793-1794) de Johann Gottlieb Carl Spazier (Bigenwald, 1938, pp. 18-19). Je m’intéresse à la manière dont ce périodique réalise le projet de s’adresser à un public qui s’étend au-delà du monde savant.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences de l’artmusicologieDans les Jahrbücher für musikalische Wissenschaft 2, Friedrich Chrysander déclare d’emblée le caractère scientifique de son entreprise : il définit la musique comme un objet scientifique dont l’étude doit concilier les points de vue du « dilettante » et du « spécialiste » (Chrysander, 1863).
espaces savantslieucongrèsÀ l’extrême fin du XIXe siècle, alors que se multiplient les congrès internationaux dans lesquels il est question de musique (Cowdery, Blažeković et Brook, 2004), Breitkopf & Härtel se charge de la publication des organes de communication de la Société internationale de musique, et notamment de la Zeitschrift der Internationalen Musikgesellschaft 3 et des Sammelbände der Internationalen Musikgesellschaft 4. Ce binôme de revues est organisé pour servir des objectifs distincts : s’adressant à un public de musiciens, la première rend compte de la vie musicale ainsi que des activités de la Société internationale de musique, et s’attache à simplifier les informations scientifiques pendant que la seconde est réservée aux textes musicologiques.
Avant de considérer ces quatre publications, je présenterai le rôle de Breitkopf & Härtel dans le développement d’un discours savant sur la musique, puis j’exposerai les fondements théoriques de ma réflexion.
1.2. Breitkopf & Härtel : une approche savante de l’Édition musicale
inscription des savoirslivreéditionJe ne ferai ici que rappeler les grandes étapes de la vie des éditions Breitkopf & Härtel (Hase, 1968), après avoir peint à grands traits un tableau général du contexte qu’offrait Leipzig aux XVIIIe et XIXe siècles.
construction des savoirséconomie des savoirsindustrie construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquearistocratieDès le XVIIesiècle, Leipzig connaît un essor industriel, commercial et démographique important. Cette prospérité s’installe durablement, de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, malgré les désordres occasionnés par les conflits militaires. Elle favorise le développement d’une classe marchande fortement investie dans les activités culturelles et savantes, et dont les goûts et les aspirations structurent la vie musicale. Édifié en 1781 pour héberger le Großes Konzert (« Grand concert »), le Gewandhaus de Leipzig symboliserait ainsi l’appropriation par la classe marchande de pratiques musicales qui appartenaient jusqu’alors aux milieux aristocratiques et académiques (Rembold, 2008, p. 183).
espaces savantscirculationréseau pratiques savantespratique lettréeimpression Leipzig étant l’un des principaux centres de l’édition en Allemagne et en Europe, la vie musicale s’y inscrit alors en grande partie dans une culture du livre (Keiderling, 2016). Elle accueille un réseau important de libraires, d’imprimeurs et d’éditeurs musicaux (Beer, 2000 ; Beer, 2016), que Breitkopf & Härtel domine dès la fin du XVIIIe siècle. Parmi les activités de cette maison, d’abord principalement consacrées à l’impression de livres savants, la publication musicale reste marginale jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle. C’est Johann Gottlob Immanuel Breitkopf qui, grâce à la mise au point en 1754 d’un système d’impression de la musique fondé sur des caractères mobiles, en déploie la branche musicale. Le rachat de ce commerce par Gottfried Christoph Härtel en 1796 marque une deuxième phase du développement des éditions musicales. La stratégie de G. C. Härtel, comme celle qu’adopteront ses successeurs, consiste à allier intelligence artistique, sens commercial, curiosité technique et esprit savant. Elle repose notamment sur l’utilisation de moyens d’informations, sur la collaboration avec des intellectuels et des savants, sur l’élaboration d’un réseau national et international : les revues de Breitkopf & Härtel jouent à ce titre un rôle crucial. Plusieurs publications de la maison documentent et mettent ainsi en avant l’investissement de Breitkopf & Härtel dans la production et la diffusion de monographies et de périodiques musicologiques, de même que l’approche historique et philologique qui caractérise ses éditions musicales (Abert, 1924 ; Einstein, 1919 ; Hase, 1968).
typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirsarts libérauxL’environnement dans lequel cohabitent et interagissent les éditions musicales, l’université et le conservatoire, créé en 1843, favorise le développement d’une approche scientifique de la musique et son institutionnalisation. Si, en tant que discipline du quadrivium 5 fondée sur les mathématiques, la musique est présente à l’université de Leipzig depuis sa fondation en 1409, ce n’est qu’en 1736 que des enseignements d’histoire de la musique y sont dispensés pour la première fois par Lorenz Christoph Mizler. Il faut ensuite attendre la moitié du XIXe siècle pour que s’installe à l’Université de Leipzig une tradition musicologique qui se caractérise par son orientation pratique et qui aboutira notamment aux travaux de Hermann Kretzschmar au début du XXe siècle. Défendant une conception plus théorique et systématique de cette discipline, son successeur Hugo Riemann crée, en 1908, l’institut de musicologie à l’université (Kümmel, 1967 ; Loos, 2013 ; Loos, 2014 ; Wolff, 1969).
1.3. Une conception inclusive de la communication scientifique
pratiques savantespratique lettréetraduction construction des savoirstraditionvulgarisationLa diffusion des savoirs musicaux échappe souvent aux perspectives offertes par les travaux qui portent sur la communication scientifique, et en particulier par ceux qui portent sur la vulgarisation scientifique. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que la musicologie, telle qu’elle s’organise épistémologiquement et institutionnellement au fil du XIXe siècle en Allemagne, ne se range pas parmi les sciences mathématisées et compte parmi les sciences humaines et sociales. Or ces dernières « ont été implicitement considérées comme faisant déjà partie de la culture et ne nécessitant pas d’efforts de traduction, de vulgarisation ni de communication » (Le Marec, 2017). La production de savoirs sur la musique se prolonge en effet dans la vie musicale, à laquelle elle est intimement associée, comme le montrent les ouvrages qui examinent la collaboration entre historiens et musiciens dans la redécouverte des répertoires du passé (Gutknecht, 1997 ; Bisaro et Campos, 2014) ou qui envisagent les relations du geste savant à la pratique musicale (Campos, 2013).
acteurs de savoirstatutamateur acteurs de savoirmodes d’interactioncollaboration pratiques savantespratique discursivecommunicationLes théories élaborées dans le domaine des études de sciences, à propos de la communication scientifique et de la construction disciplinaire, peuvent nous aider à comprendre en quoi la circulation et la structuration des savoirs musicaux se rapportent l’un à l’autre. Je m’appuierai d’abord sur certains travaux de Rudolf Stichweh. Cet auteur appréhende la communication scientifique en se fondant sur la notion d’inclusion qu’il conçoit de la manière suivante : un domaine d’activité se constitue d’un ensemble de personnes auxquelles sont attribués des statuts professionnels ou complémentaires ; les personnes qui endossent les rôles complémentaires que sont, par exemple, ceux d’amateurs ou de dilettantes, en forment le public. Ainsi, la communauté scientifique se compose-t-elle non seulement de chercheurs professionnels, mais aussi d’amateurs éclairés, de dilettantes et d’enseignants. Il s’ensuit que le discours scientifique adopte des formes variées et vise les membres de la communauté scientifique selon les rôles qu’ils occupent : à côté de la communication entre chercheurs figurent donc la vulgarisation générale ainsi que les modes de communication interdisciplinaire, pédagogique et politique (Stichweh, 2003). C’est selon cette perspective inclusive que j’observe les quatre revues de Breitkopf & Härtel qui, elles-mêmes, sont des « mécanismes importants dans ce processus » (Stichweh, 1994, p. 64). Cette approche rend particulièrement perceptibles les nuances de la communication savante sur la musique, ainsi que la mobilité et les « multiples intersections et relations » des « collectifs de pensée » (Fleck, 2008 [1935]) qui se forment autour des revues. Or, entre le cercle ésotérique et les cercles exotériques qui structurent le collectif de pensée, s’installe une relation de réciprocité fondée sur la confiance et la dépendance. Dès lors, il convient de prendre en compte le marché de la musique, dans lequel se situent les revues de Breitkopf & Härtel, et de ne pas négliger le pouvoir qu’y détiennent les consommateurs (Beer, 2000, pp. 103-104).
construction des savoirspolitique des savoirsgestionprofessionnalisation typologie des savoirsdisciplinesPar ailleurs, la variation des rôles attribués au lectorat dans les revues de Breitkopf & Härtel au fil du XIXe siècle sera ici analysée au regard de la proposition suivante : la spécialisation des disciplines va de pair avec un processus de professionnalisation de la science qui se traduit par des changements communicationnels et notamment par une distinction de plus en plus affirmée entre les rôles du scientifique et de l’amateur (Stichweh, 2003). Cette séparation ne caractérise pas spécifiquement le monde scientifique puisque, dans le même temps, le monde musical connaît un mouvement de « subordination de l’activité amateur à la domination professionnelle » (Botstein, 1992, pp. 134-135). Cette double segmentation sociale aboutit à la reconnaissance du statut d’expert de musique et à l’institutionnalisation d’un champ disciplinaire.
1.4. Allgemeine m usikalische Z eitung : dépasser le cercle des savants
Fondée en 1798 par Gottfried Christoph Härtel et par Friedrich Rochlitz, l’Allgemeine musikalische Zeitung a joué un rôle important dans le développement de la maison Breitkopf & Härtel. Même si elle représente un pari risqué, la création de cette revue fait partie des stratégies que Gottfried Christoph Härtel déploie pour relancer les activités commerciales de la maison Breitkopf qu’il a acquise en 1796. Par sa périodicité hebdomadaire, plus resserrée que celle des revues musicales de la fin du XVIIIe siècle, par l’important réseau de musiciens, d’intellectuels et de savants sur lequel elle repose, ainsi que par la nature des informations qu’elle fait circuler, l’AMZ « constitue une sorte de centre de coordination pour toute l’activité éditoriale » de la maison (Sopart, 2007, p. 134). La revue remplit plusieurs fonctions : celle d’informer le lectorat des partitions en vente chez Breitkopf & Härtel et de promouvoir les activités de l’éditeur, mais aussi celle de répondre à l’intérêt croissant de la classe cultivée pour les questions relatives à la musique.
typologie des savoirsobjets d’étudecorps humain inscription des savoirslivrecolonne acteurs de savoircommunautécercleDans le programme qu’ils assignent à l’AMZ, ses rédacteurs expriment leur intention d’adresser la revue à un lectorat qui dépasse le cercle des savants :« les textes savants, philosophiques ou historiques, [sont] conçus de telle manière que les comprennent, les apprécient et puissent y trouver un intérêt non seulement l’esthéticien savant, mais aussi chaque musicien et amateur de musique réfléchi »6 (Breitkopf & Härtel, 1798, col. 1). En effet, les numéros de l’AMZ, composés d’environ huit pages de deux colonnes, proposent non seulement des recensions de partitions et des informations sur la vie de concert, mais aussi, en ouverture, un texte philosophique ou historique et des extraits d’œuvres théoriques ; de manière irrégulière leur sont associés des suppléments musicaux ou iconographiques, un index et un Intelligenz-Blatt (« Feuille d’annonces »). À côté des rubriques de divertissement qui, comme les feuilletons des revues culturelles généralistes, sont un support de la sociabilité musicale (Tadday, 1993), on trouve par exemple, une très longue recension, de 29 colonnes réparties sur trois numéros, du deuxième tome de l’œuvre fondatrice de l’histoire de la musique qu’est l’Allgemeine Geschichte der Musik (« Histoire générale de la musique ») de Johann Nikolaus Forkel ([anonyme], 1801-1802) ; on peut aussi y lire la série consacrée par Friedrich August Weber (1802) à l’influence de la musique sur le corps humain et à ses applications médicales.
Caractériser le lectorat s’avère délicat en raison de la variété des conditions de diffusion de la presse, de la rareté des sources et de leurs contradictions (Ufer, 2000, p. 19). Malgré leurs carences, des informations comme le tirage et le prix des périodiques, ainsi que les listes de prénumération fournissent des indicateurs à ceux qui cherchent à estimer l’amplitude et la composition du lectorat des revues musicales. Tirage et prix de l’AMZ se situent dans la moyenne des revues culturelles de cette époque (Welke, 1977, p. 74) : tirée à 800 exemplaires en 1798, à 1000 entre 1799 et 1808, puis, après plusieurs années de diminution, à 600 exemplaires, et diffusée principalement à Leipzig au prix de quatre Thaler sächsisch, l’AMZ trouve aussi des lecteurs en Saxe, en Allemagne, et occasionnellement à l’étranger ; bien que la revue soit destinée en premier lieu à des amateurs issus de classes élevées, les musiciens professionnels constitueraient une part significative de son lectorat (Bigenwald, 1938). Les positions sociales occupées par les clients de l’édition musicale (Antolini, 2005, pp. 229-240) sont similaires à celles des 123 auteurs dont s’entoure le rédacteur de l’AMZ Friedrich Rochlit : ce cercle se compose pour moitié de professionnels de la musique, mais aussi, pour l’autre part, d’écrivains, de savants et d’intellectuels. Si on le compare au lectorat de journaux généralistes (Ufer, 2000 ; Welke, 1977), le public formé autour de l’AMZ est donc restreint et plutôt homogène, constitué d’une population lettrée et qui pratique la musique.
Pour autant, l’intention vulgarisatrice de l’AMZ est réelle et détermine également la hiérarchisation et la teneur des recensions de partition. Ainsi les recensions longues et détaillées sont-elles réservées aux « produits musicaux les plus importants et les plus réussis » (Breitkopf & Härtel, 1798, col. 1), d’une plus grande exigence esthétique ; les appréciations qui y sont formulées s’appuient sur des termes techniques, des exemples musicaux et un argumentaire critique. Les recensions courtes précisent souvent le degré de difficulté de l’œuvre pour que les « amateurs ne se trouvent pas réduits, comme si souvent, à acheter des partitions qui, même si elles sont de qualité, ne leur sont pas adaptées » (Breitkopf & Härtel, 1798, col. 1) ; le lecteur peut également y trouver des indications sur la facilité d’exécution, ainsi que sur le plaisir et sur la satisfaction qu’il peut tirer d’une interprétation de l’œuvre. La rubrique de recensions est héritée des revues savantes et de l’activité compilatrice des savants (Gierl, 1999), tout en partageant de nombreux points communs avec les catalogues de vente des libraires. Les recensions publiées dans l’AMZ se caractérisent non seulement par leur teneur critique, mais aussi par leur finalité pratique : elles apportent des informations matérielles et musicales sur les partitions en vente ; elles orientent les acquisitions éventuelles des lecteurs ; elles proposent un usage de la partition ; elles contribuent à nourrir les conversations à propos de la musique.

Bayerische Staatsbibliothek. Cote de l’original : 4 Mus.th. 1800 a-4.
acteurs de savoirprofessionartisteOn reconnaît l’un des traits de l’Aufklärung 7 dans cette dimension utilitaire, comme dans le dessein d’atteindre un lectorat plus large et dans l’universalisme thématique (Stichweh, 2003, pp. 210-212) promis par le titre de l’Allgemeine musikalische Zeitung, ou encore dans le projet de partage de l’information et de débat critique que porte la revue dans ses premières années (Bigenwald, 1938, p. 64 ; Pederson, 1995, p. 13). On trouve également dans l’AMZ la distinction faite au XVIIIe siècle entre l’artiste (der Künstler), le connaisseur (der Kenner) et l’amateur (der Liebhaber) (Bar-Yoshafat, 2013), théorisée notamment par Johann Georg Sulzer (1774, pp. 572-578) dans l’Allgemeine Theorie der schönen Künste (« Théorie générale des beaux-arts »). Selon ce philosophe, le connaisseur se situe entre l’artiste et l’amateur. Son jugement repose sur la compréhension de l’œuvre d’art et vise les règles « mécaniques » de l’art, mais aussi le goût, les valeurs et le génie inventif de l’artiste ; l’amateur fonde son appréciation de l’œuvre sur les impressions sensorielles qu’il recueille et sur le plaisir qu’il en retire (Sulzer, 1774, p. 572). Le contexte dans lequel l’AMZ voit le jour est celui des prémices de la vie de concert et de l’émergence du statut de musicien professionnel indépendant : les catégories d’artiste, d’amateur et de connaisseur correspondent donc aussi à des catégories du marché de la musique.
L’AMZ remplit l’objectif qui consiste à guider le consommateur dans l’offre éditoriale de Breitkopf & Härtel. Elle apporte également sa contribution à l’éducation du goût musical du lecteur et cela en associant une approche sensorielle et une approche rationnelle, en accord avec la proposition que formule Christian Friedrich Michaelis (1806). Dès lors, on peut concevoir le binôme Liebhaber-Kenner(amateur-connaisseur), non pas comme deux statuts situés sur une échelle d’expertise, mais comme des catégories cognitives que chaque musicien mobilise pour accéder à la musique (Bar-Yoshafat, 2013) : l’AMZ forme en effet le projet non pas de diviser les publics de la musique, mais de rassembler une clientèle cultivée qui s’intéresse à la musique dans ses divers aspects.
1.5. Jahrbücher für Musikalische Wissenschaft : pour une science musicale partagée par le dilettante et le spécialiste
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences de l’artmusicologieAlors que, par des ressorts éditoriaux et documentaires variés, l’AMZ relie le savoir sur la musique aux autres dimensions de la vie musicale, les Jahrbücher für musikalische Wissenschaft s’ouvrent sur un texte qui défend l’idée d’une science indépendante et située sur le même plan que les autres disciplines. Rédigé par Friedrich Chrysander (1863), ce programme constitue un texte fondateur de l’histoire de la musicologie : il est notamment convoqué par les auteurs de l’article « Musicology » du Grove Music Online, dictionnaire encyclopédique de référence, pour représenter le tournant qui se produit dans la construction du savoir musical (Duckles, Pasler et al., 2001).
Les JMW paraissent en deux volumes, en 1863 et en 1867, aux éditions Breitkopf & Härtel et sous la responsabilité éditoriale de Friedrich Chrysander. Connu pour ses travaux relatifs à la musique ancienne, Friedrich Chrysander collabore à plusieurs reprises avec l’éditeur, notamment dans le cadre des activités de la Deutsche Händel-Gesellschaft fondée en 1856 (Schardig, 1986, p. 19) ainsi que pour la publication de sa biographie de Georg Friedrich Haendel et de la Vierteljahrschrift für Musikwissenschaft (« Revue trimestrielle de musicologie ») (1885-1894) co-éditée avec Guido Adler et Philipp Spitta. Par ailleurs, il occupe la fonction de rédacteur en chef de la deuxième série de l’AMZ de 1869 à 1871 et de 1875 à 1882, et signe plus de 400 recensions et articles dans cette revue alors passée aux mains des éditions Rieter-Biedermann. Sa production éditoriale se caractérise par une articulation étroite entre une approche scientifique de l’œuvre et une finalité pratique de la partition (Volkert, 1901, p. 662).

Reproduction autorisée par la bibliothèque universitaire Johann Christian Senckenberg de Francfort (Cote de l’original : S 36/F00283).
Le titre des Jahrbücher für musikalische Wissenschaft qualifie le support par sa périodicité, par sa forme et par son contenu. Conçue pour paraître annuellement, la revue ne compte que deux numéros séparés de quatre années : d’après Guido Adler (1935, p. 29), la publication aurait été interrompue « en raison du manque de participation et probablement aussi à cause de la composition aléatoire des contributions qui ne satisfaisait pas tous les intéressés »8. Si sa forme emprunte au livre, la numérotation des parties du sommaire est continue d’un volume à l’autre et contribue à constituer une collection destinée à diffuser des travaux de « science musicale ».
construction des savoirsépistémologiescepticisme pratiques savantespratique intellectuelleraisonnement construction des savoirsépistémologieLa composition du sommaire du premier volume de 1863 illustre l’orientation épistémologique que Friedrich Chrysander souhaite donner à la revue. Les deux premiers articles portent sur le son et le tempérament, en tant qu’éléments fondamentaux de la musique. Ils sont confiés à Moritz Hauptmann, théoricien de l’harmonie, « emblématique de [l’]attitude de scepticisme vis-à-vis du positivisme scientifique » et pour qui le système musical ne repose pas sur des lois physiques et physiologiques, mais sur le raisonnement humain (Rigaudière, 2018, p. 112). Signé par Heinrich Bellermann, compositeur et théoricien spécialiste de contrepoint et des échelles musicales grecques, le troisième article est consacré à la terminologie musicale : il s’agit de la traduction en allemand du dictionnaire des termes musicaux de Johann Tinctoris, compositeur et théoricien de la Renaissance. Enfin, cinq contributions sont rédigées par Friedrich Chrysander : elles ont trait au chant populaire allemand, à l’histoire locale de la musique, à Beethoven, à un oratorio de Georg Friedrich Haendel et à l’hymne anglais God save the King. Réunis notamment par leur participation à la Deutsche Händel-Gesellschaft et à l’AMZ, ainsi que par des travaux éditoriaux communs, les auteurs de ces textes font partie du « nombre très restreint de personnes dont dépend la longévité des […] Jahrbücher » (Chrysander, 1863, p. 9). Dans le deuxième volume, on trouve, outre trois articles, de nombreuses et longues recensions d’ouvrages, principalement d’histoire de la musique, ainsi qu’une liste des sociétés chorales et de concert d’Allemagne et de Suisse.
pratiques savantespratique artistiquechant Friedrich Chrysander présente la revue comme un support commun pour les « forces actives de la musicologie dont les conceptions et les aspirations peuvent diverger » (1863, p. 9). Proposant d’ « aborder l’ensemble du champ musical selon des principes scientifiques homogènes » (Chrysander, 1863, p. 11), il expose une conception unitaire de la science musicale qui regroupe l’histoire de la musique, la « théorie du son » (Tonlehre), l’esthétique, le chant populaire. Il s’agit, pour Friedrich Chrysander, de faire reconnaître la science musicale au même titre que la science des beaux-arts, et l’esthétique de la musique au même titre que l’esthétique de l’art.
Ce texte programmatique est à comprendre en tenant compte de l’institutionnalisation de la discipline qui, à Leipzig, se renforce au début des années 1860 (Loos, 2014, pp. 145-146). Encore loin d’être professionnalisé, l’exercice de la science musicale est alors ouvert autant aux dilettantes qu’aux spécialistes. En effet, selon Friedrich Chrysander, la séparation usuelle dans le monde musical entre dilettante et spécialiste n’est pas applicable dans le domaine scientifique, où « ne vaut qu’une opposition, celle du scientifique et du non scientifique » : « le dilettante parviendra plus difficilement à une connaissance exacte et à une maîtrise sûre du détail ; le musicien professionnel plus difficilement à des représentations générales claires et à des vues d’ensemble libres »9.
L’objet de la science de l’art (Kunstwissenschaft), qui comprend la science musicale, est d’ « édifier un pont » et de trouver un équilibre entre ces deux positions. Pourtant, en creux, se dessine dans le même temps une prise de distance avec ceux qui ne souhaitent pas « suivre les chemins de la véritable science » (Chrysander, 1863, p. 13).
Friedrich Chrysander établit ainsi les frontières du public qu’il espère constituer autour de la science musicale. J’ai cherché à confronter cette configuration avec celle du lectorat imaginé pour les JMW dans les annonces de presse qui faisaient la promotion de la revue. Une recherche plein texte dans la base de données digiPress 10 de la Bayerische Staatsbibliothek montre que les JMW sont recensés tant dans la presse musicale spécialisée que dans la presse générale et politique. Vingt-cinq occurrences, situées entre 1862 et 1901, figurent dans l’AMZ, pour les plus nombreuses d’entre elles, ainsi que notamment dans la Deutsche Musik-Zeitung (« Gazette musicale allemande »), le Musikalisches Wochenblatt (« Feuille musicale hebdomadaire ») et la Neue Berliner Musikzeitung (« Nouvelle gazette musicale de Berlin »), la Niederrheinische Musik-Zeitung für Kunstfreunde und Künstler (« Gazette musicale de Basse-Rhénanie pour les amateurs d’art et les artistes ») ; la présence d’annonces dans des titres généralistes, comme les suppléments à l’Augsburger Postzeitung (« Gazette des postes d’Augsbourg ») et à l’Allgemeine Zeitung (« Gazette générale »), comme le Bremer Sonntagsblatt (« Feuille dominicale de Brême ») et le Würzburger Anzeiger (« Annonces wurtzbourgeoises »),indiquerait que les JMW espéraient toucher un lectorat qui dépassait le cercle des spécialistes. Trois commentaires qui accompagnent ces annonces évoquent le périmètre de socialisation des JMW : celui-ci inclurait en 1863 « les dilettantes de musique ayant une formation scientifique et les spécialistes » ([Anonyme], 1863, p. 83) et, cinq ans plus tard, « les musiciens professionnels et les amateurs de musique » (Eitner, 1868a, p. 249) ou encore « les musiciens et le public cultivé » (Eitner, 1868b, p. 315). Ces extraits de revue témoignent des efforts que fait la jeune discipline pour se faire reconnaître sur le plan scientifique et auprès du public. Si l’expression de la quête de légitimité relève d’une rhétorique courante dans les textes qui signalent la naissance des revues scientifiques, le manque d’intérêt que manifeste « le public et particulièrement les musiciens » pour la science musicale est relevé à deux reprises par Robert Eitner : cette situation met en danger la publication des JMW dont les « ventes sont si faibles qu’elles ne couvrent même pas les dépenses » (Eitner, 1868a, p. 249).
construction des savoirslangage et savoirslangueallemand pratiques savantespratique artistiquepratique musicaleOn peut dès lors s’interroger sur l’intérêt que peut trouver un éditeur musical à se lancer dans une telle entreprise. La collaboration de Breitkopf & Härtel et de Friedrich Chrysander s’inscrit dans une politique éditoriale de long terme qui repose sur le rapprochement entre l’approche savante et l’approche pratique de la musique. Elle permet notamment à l’éditeur d’entretenir un réseau de musicologues qui comptent parmi les premiers enseignants dans les cursus de musique des universités et des conservatoires allemands, et, par leur intermédiaire, d’atteindre leurs élèves. Enfin, au même titre que le compositeur, l’historien de la musique alimente le catalogue de l’éditeur.
construction des savoirstraditionvulgarisation inscription des savoirsgenre éditorialcataloguePar ailleurs, en mettant à son catalogue des ouvrages biographiques et des éditions critiques, Breitkopf & Härtel construit et fait valoir une histoire de la musique. Le parallèle avec les études de sciences permettrait d’émettre une hypothèse et d’éclairer sous un jour différent la contribution que l’éditeur a apportée à la diffusion et à la canonisation de la musique allemande. En effet, selon Rudolf Stichweh, l’historicisation de la science participe du processus de vulgarisation dans la mesure où la présentation narrative du savoir disciplinaire serait plus accessible aux publics exogènes ; cela peut s’observer tant dans les journaux de vulgarisation scientifique que dans le développement même de la discipline qu’est l’histoire des sciences (Stichweh, 2003, p. 217). La mise en histoire de la musique pourrait, elle aussi, procéder ainsi d’un mouvement de dissémination et constituer un pont entre le caractère ésotérique de la création musicale et la quotidienneté de la pratique et de l’écoute musicales.
1.6. L’internationale des musiciens : Élever la musique par la science
En 1899, l’éditeur Breitkopf & Härtel contribue à la fondation de la Société internationale de musique constituée afin de promouvoir les échanges internationaux. Parmi les organes de communication de cette société figurent en particulier la Zeitschrift der Internationalen Musikgesellschaft et les Sammelbände der Internationalen Musikgesellschaft. Breitkopf & Härtel assure l’impression et l’édition de ces publications tout en assumant également la fonction de trésorier de la société. Plurilingues, la ZIMG et les SIMG se distinguent en particulier par leur contenu, par leur périodicité, par le lectorat qu’elles visent et par leurs fonctions.
Mensuelle, la ZIMG concerne en premier lieu « le musicien pratique » :
typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesLorsque la science s’introduit sur le territoire de notre revue, elle lisse ses rides sévères et se drape de l’habit plus léger de la conversation stimulante ou de l’éloquence enthousiasmante ; ce qu’elle a obtenu au prix d’études et d’enquêtes pénibles et laborieuses, elle le transmet de manière claire et intelligible au musicien pratique (Fleischer, 1899, pp. 7-8)11.
inscription des savoirslivrebibliographieLes rédacteurs de la revue témoignent ainsi de l’effort d’ajustement qu’ils estiment nécessaire pour rendre les résultats de la recherche accessibles au non-musicologue. La ZIMG contient des articles courts, des rubriques bibliographiques comme des recensions ou des listes de dépouillement de périodiques, des rubriques d’informations sur la vie musicale et musicologique, sur les activités des différentes sections nationales et locales de la société. Derrière un souci d’éducation du musicien, se trouve aussi la préoccupation de l’utilité du travail scientifique. Les thématiques des textes qui, selon Oskar Fleischer, « devraient certainement porter leurs fruits », se superposent avec les secteurs professionnels qui occupent les musiciens : enseignement, culte religieux, facture instrumentale, édition musicale, recherche (Fleischer, 1899, p. 8). La ZIMG est conçue pour être un outil d’information et de formation du musicien.
En revanche, la teneur des SIMG est strictement scientifique et défend une conception interdisciplinaire de la musicologie. Comme la ZIMG, cette revue est envoyée gratuitement à tous les membres de la société et n’est donc pas réservée aux musicologues :
Que le musicien et l’ami de la musique ne croient pas que ces Sammelbände ne peuvent rien lui apporter parce qu’il n’est pas lui-même chercheur de métier. Même s’il n’étudie pas chaque texte de manière approfondie, il y trouvera tout de même quelque stimulation pour nourrir sa réflexion personnelle. La connaissance du devenir de la musique qu’il en tirera accroîtra le respect qu’il éprouve pour son art et l’amour de son métier. S’il tente de lire quelque chose qui lui paraît d’abord difficilement compréhensible, il remarquera bientôt qu’il en va de lui comme du novice en musique face à la musique sérieuse : de même que ce dernier pour l’écoute, c’est en lisant que lui viendront les forces de la compréhension (Fleischer, 1899, p. 8)12.
construction des savoirséducationapprentissageDans le cas desSIMG, l’effort d’adaptation est attendu du lecteur. Il est présenté comme nécessaire pour accéder à la compréhension des textes. C’est par l’éducation et par l’apprentissage que le musicien et l’amateur peuvent intégrer le champ scientifique. Adresser une revue savante au musicien pose indirectement la question de la place de la recherche musicologique dans la formation du musicien professionnel et dans l’exercice de l’activité musicale. Dans son introduction à la ZIMG, Oskar Fleischer expose sa conception de la communication scientifique en musique. Matérialisée dans ces deux périodiques, la distinction qu’il établit entre les types d’écriture scientifique sur la musique, et notamment entre la science « légère » et la « science stricte » est courante. En revanche, il est moins fréquent de reconnaître, comme il le fait, la possibilité d’une lecture superficielle et non extensive des écrits de recherche, et donc l’existence de plusieurs types de lectures savantes. Pour autant, les deux revues ne visent pas un public très large, puisqu’il s’agit de privilégier le « public le plus cultivé » :
Car que serait la musique et où resteraient les musiciens, s’ils ne pouvaient s’adresser qu’à leurs collègues ? Un musicien doit-il servir de public à l’autre ? Mais le public le plus cultivé a depuis toujours été le meilleur, et, pour cette raison, la Société internationale de musique devra se tourner d’abord vers celui-ci, si elle veut atteindre son but le plus rapidement possible (Fleischer, 1899, p. 6)13.
Oskar Fleischer estime que la musique doit regagner la place qu’elle avait occupée au centre des intérêts du monde cultivé. À cette fin, il défend l’idée de renforcer les relations de la musique à la science et, en particulier, celle de rétablir les liens que la musique entretient avec les autres branches de la vie intellectuelle. Or, telle qu’elle est présentée dans ce texte, l’activité scientifique accompagne un dispositif aux finalités très concrètes.
espaces savantsterritoiretransnationalLes organes de communication de la Société internationale de musique voient le jour dans un contexte économique et politique très différent de celui qui entoure la naissance de l’AMZ. Le texte d’Oskar Fleischer soulève des questions qui s’appliquent à la vie musicale de cette fin de XIXe siècle en Europe et aux États-Unis, à savoir celle de la massification de la musique, celle de l’articulation des dimensions nationale et internationale, celle du marché de la musique. Si les discours qui accompagnent la vie de la SIM explicitent la dimension politique de la musique (Sibille, 2016a ; Sibille, 2016b), ils en font également ressortir les traits économiques. Oskar Fleischer emprunte de nombreuses images et expressions au langage politique, militaire et économique. L’internationalisation est envisagée comme une nécessité de s’ouvrir à un marché mondial, la musique ne faisant pas exception. Un appel à s’unir est lancé à tous ceux qui exercent une activité liée à la musique, amateurs ou professionnels, et cela pour atteindre un but commun, à savoir celui d’ « élargir le champ d’action de la musique » et d’ « ouvrir […] le marché de la musique à chacun, même au petit musicien » (Fleischer, 1899, p. 4).
Cinq ans plus tard, c’est une teneur assez différente qui caractérise le discours du successeur d’Oskar Fleischer à la présidence de la SIM. Laissant de côté les orientations marchandes et le point de vue international, Hermann Kretzschmar confie à la SIM, et en particulier à ses sections locales, une double mission scientifique et éducative. Il déplore la division qui existe en Allemagne entre les musiciens et les musicologues, et incite ces derniers à « vulgariser et à faire connaître les résultats de la recherche ». Il s’agit « d’élargir le cercle des amis de la musicologie, de lui amener des consommateurs et de former une réserve qui procure et garantit l’arrivée de collaborateurs supplémentaires » (Kretzschmar, 1904, p. 11)14.
Malgré leurs différences très nettes, les deux textes exposent le projet commun d’élargir la communauté musicale et de diffuser une approche savante de la musique : les revues de la SIM et les rencontres organisées par les sections locales sont des outils cruciaux dans ce processus d’expansion et d’éducation. Ces deux textes cherchent à démontrer l’utilité sociale et pratique du discours scientifique sur la musique : l’approche scientifique est appelée tant pour accroître le prestige de la musique auprès d’une élite cultivée que pour rehausser le niveau des musiciens.
La distinction fonctionnelle de ces deux périodiques de la SIM traduit une spécialisation accrue des acteurs, mais n’engage pas de rupture entre le monde musical et le monde musicologique.
1.7. Conclusion
inscription des savoirsgenre éditorialrevueDans le mouvement de spécialisation qui caractérise le discours savant sur la musique au XIXe siècle, le projet d’élargir le lectorat que forment un grand nombre de revues spécialisées peut sembler paradoxal, et cela bien qu’il soit courant. Il s’explique autant par des positions épistémologiques que par des raisons éditoriales et documentaires. Aussi relève-t-il non seulement de la fonction de communication du support périodique, mais également de la nécessité d’assurer la survie à plus ou moins long terme de la publication et du collectif que celle-ci représente. Il participe aussi de la volonté de former, au double sens du terme, un public et une clientèle pour la musique.
Dès lors que l’on observe ces trois revues selon la perspective inclusive de la communication scientifique proposée par Rudolf Stichweh, on saisit les déplacements des différents acteurs au sein du territoire, aux frontières poreuses et mobiles, structuré autour du discours savant sur la musique.
L’Allgemeine musikalische Zeitung, les Jahrbücher für musikalische Wissenschaft, la Zeitschrift der Internationalen Musikgesellschaft et les Sammelbände der Internationalen Musikgesellschaft occupent une place cruciale dans la généalogie d’une science de la musique, aux côtés d’autres titres publiés par Breitkopf & Härtel comme par exemple les Monatshefte für Musik-Geschichte (1869-1905) (« Cahiers mensuels d’histoire de la musique »), la Zeitschrift für Musikwissenschaft (1918-1935) (« Revue de musicologie »), l’Archiv für Musikwissenschaft (1918-1927 ; 1952-…) (« Archive de musicologie »). Par leur intermédiaire, l’éditeur contribue à faire pénétrer la musicologie dans le monde musical ; en retour, l’approche scientifique concourt à accroître la crédibilité de l’éditeur auprès du musicien et auprès de la clientèle cultivée.
En outre, telle qu’elle se définit dans ces périodiques, la science de la musique comporte une dimension pratique importante. Breitkopf & Härtel défend et applique en effet une conception de l’édition musicale dans laquelle la production de livres et de revues savantesaccompagne celle de partitions, dans laquelle la connaissance théorique de la musique fonde la pratique musicale, dans laquelle l’approche savante de la musique s’allie à l’interprétation musicale. La réciprocité entre la recherche et la pratique musicale se concrétise notamment par des projets éditoriaux qui offrent au musicien, quel que soit son statut, une expérience concrète et intime de la musique du passé (Kümmel, 1967, p. 271). Toutefois, on ne peut que nuancer le poids qu’exercent ces travaux éditoriaux sur la pratique musicale lorsque l’on sait que « la majorité des personnalités allemandes […] sont restées éloignées des éditions Bach et Haendel » au moment de leur parution chez Breitkopf & Härtel (Kretzschmar, 1904, p. 11). Dès lors, il conviendrait aussi de relativiser tant la portée du discours savant véhiculé par les revues que les effets du pouvoir conféré à la science dans la transformation des pratiques musicales. Pour autant, à côté des biographies de musiciens et des supports de communication associés au concert, comme les guides rédigés par Hermann Kretzschmar à la fin du XIXe siècle, ces revues ont contribué à la diffusion des travaux historiques ainsi qu’à la constitution d’un répertoire et d’un public de « musique savante ».
espaces savantsterritoiretransnational acteurs de savoirmodes d’interactionengagementS’il permet d’illustrer la longévité de l’engagement de Breitkopf & Härtel dans la publication savante sur la musique, le choix de focaliser l’analyse sur des périodes différentes comporte des limites méthodologiques : en resserrant la perspective sur l’éditeur et sur ses revues, j’ai, en grande partie, effacé le contexte intellectuel et scientifique dans lequel s’insèrent les textes étudiés. Une étude comparative et plurinationale de l’édition musicologique resterait également à mener pour faire ressortir les apports spécifiques de Breitkopf & Härtel à la construction et à l’institutionnalisation d’une science de la musique. Enfin, le public réuni, au XIXe siècle, autour du discours savant sur la musique ne peut être reconstitué a posteriori que par la projection des traces qu’il a laissées : sa représentation est donc inévitablement partielle.
Au fil du XXe siècle, l’intensification de la diffusion musicale et le développement des médias sonores ne sont pas restés sans influencer la production savante sur la musique, accélérant la segmentation du secteur musical, tant académique que marchand. On peut émettre l’hypothèse que les nouvelles formes de partage des savoirs que tentent aujourd’hui d’inventer certains acteurs du monde scientifique et musical transformeront la distribution des rôles de l’expertise musicale et la définition des territoires disciplinaires.
Sauf indication contraire, les traductions de titres de périodiques ou de monographies sont des propositions de l’auteure : elles sont mentionnées entre parenthèses et entre guillemets dans le texte. Le titre Allgemeine musikalische Zeitung est traduit par « Gazette universelle de musique » dans la Bibliographie musicale de la France et de l’étranger… parue en 1822 (Gardeton, 1822, p. 410).
Le titre Jahrbücher für musikalische Wissenschaft peut être traduit par « Annales de science musicale »
De 1903 à 1914, l’édition en anglais de la revue porte le titre de « Monthly Journal of the International Musical Society ». En français, la Zeitschrift der Internationalen Musikgesellschaft est souvent intitulée « Bulletin mensuel de la Société internationale de musique ».
Titre français : Recueil de la Société internationale de musique.
Le terme quadrivium désigne l’un des deux cycles qui composent les sept arts libéraux. Hérités de l’Antiquité et situés au fondement de l’organisation du savoir et de l’enseignement médiéval, les sept arts libéraux se distribuaient en deux ensembles : le trivium regroupait les sciences du langage (grammaire, rhétorique, dialectique) et le quadrivium rassemblait les sciences mathématiques (arithmétique, géométrie, musique, astronomie).
„Kleine philosophische oder historische Abhandlungen aus dem Gebiete der Musik –doch so bearbeitet, daßs nicht nur der Aesthetiker, sondern jeder denkende Musiker und Musikliebhaber sie verstehen, genießsen und interessant finden kann“ (Breitkopf & Härtel, 1798, col. 1).
Sur l’ Aufklärung , voir par exemple l’anthologie de textes philosophiques constituée par Gérard Raulet (1995) : Aufklärung : les Lumières allemandes . Paris : Flammarion.
„Chrysander hatte schon 1863 einen ähnlichen Versuch gemacht, war aber 1867 beim zweiten Band seiner “Jahrbücher für Musikwissenschaft” stecken geblieben – aus Mangel an Teilnahme und wohl auch wegen der nicht alle Interessenten befriedigenden zufälligen Zusammenstellung der Beiträge“ (Adler, 1935, p. 29). Toutes les traductions sont de l’auteure.
„[…] und beide, Dilettant und Fachmann, werden unter Umständen auf der einen oder der andern Seite stehen, nur mit diesem Unterschiede, dass der Dilettant schwerer zu einer genauen Erkenntniss und sichern Beherrschung des Einzelnen, der geschäftliche Musiker schwerer zu klaren allgemeinen Anschauungen und freien Uebersichten gelangt“ (Chrysander, 1863, p. 13).
Bayerische Staatsbibliothek. digiPress . [En ligne]. https://digipress.digitalesammlungen.de/
„Betritt die Wissenschaft das Gebiet unserer Zeitschrift, so glättet sie ihre strengen Falten und hüllt sich in das freiere Gewand anregender Plauderei oder begeisternder Beredsamkeit ; was sie sonst in mühseligen und arbeitsvollen Studien und Untersuchungen gewonnen hat, das teilt sie anschaulich und in gangbarer Münze dem praktischen Tonkünstler mit“ (Fleischer, 1899, pp. 7-8).
„Möge der praktische Musiker und der Musikfreund nicht glauben, daß diese Sammelbände ihm nichts bieten könnten, weil er nicht selbst Forscher von Beruf sei. Wenn er auch nicht jede einzelne dieser Abhandlungen durchstudieren wird, so wird ihm doch manche Anregung zu eigenem Nachdenken entgegentreten. In das Werden der Musik wird er hier manchen Einblick gewinnen, der seine Hochachtung vor der eigenen Kunst und die Liebe zum eigenen Berufe vermehrt. Macht er aber den Versuch, etwas zu lesen, was ihm zuerst schwer verständlich erscheinen will, so wird er bald an sich merken, daß es ihm geht, wie dem Musiklaien mit ernster Musik : wie diesem im Hören, so werden ihm im Lesen die Kräfte des Verständnisses wachsen“ (Fleischer, 1899, p. 8).
„Denn was wäre die Musik, und wo blieben die Musiker, wenn sie sich nur an ihre Berufsgenossen wenden könnten? Soll etwa ein Musiker dem anderen zum Publikum dienen? Das gebildetste Publikum aber ist von jeher das beste gewesen, und darum wird sich die “Internationale Musikgesellschaft” an dieses zuerst wenden müssen, will sie am schnellsten zum Ziele kommen“ (Fleischer, 1899, p. 6).
„Ihre erste Aufgabe ist es : den Kreis der Freunde der Musikwissenschaft zu erweitern, ihr Konsumenten zuzuführen und eine Reserve zu gewinnen, den auch den Zuzug weiterer Mitarbeiter vermittelt und sicher stellt“ (Kretzschmar, 1904, p.11).









