Julie Lauvernier

Résumé

Pour l’« historien » entré en érudition après la Révolution, le modèle de l’érudition monastique demeure une source de fascination. Les antiquaires ont su faire la part belle à la métaphore du bénédictin à sa table de travail, comme les archivistes à la figure tutélaire de Jean Mabillon. Mais au-delà de la mythologie et des figures de style, cette référence au modèle bénédictin au travers notamment du travail de collecte et d’édition de sources réalisé dans les cloîtres d’Ancien Régime, nourrit également le développement d’une praxis. Elle trouve dès le premier tiers du xix e siècle écho dans les nouvelles entreprises nationales de collecte et d’édition des textes anciens et de dépouillement des lieux de savoir. Les activités répétitive et machinale de la collecte, de la copie, de l’inventaire sont développées et institutionnalisées, ouvrant la voie à la création d’un éthos savant. C’est au travers d’exemples français, locaux et nationaux d’archivistes à leur table de travail que s’illustrent les modalités de la construction de la figure de l’érudit au xix e siècle.

« L’intarissable fontaine où nous puisons tous »,
Augustin Thierry.

1pratiques savantespratique rituellesacrifice pratiques savantespratique rituelleascétisme acteurs de savoirstatutérudit acteurs de savoirstatutbénédictinUn travail de bénédictin ! La métaphore de l’érudit se synthétise classiquement dans cette locution devenue proverbiale. L’expression fait ressortir à notre mémoire l’image d’un ouvrage qui exige tout à la fois un immense dévouement emprunt de modestie et une continuelle tension d’application. L’érudition classique, dans sa version monastique, demeure source de fascination pour l’antiquaire de l’époque romantique. Les origines lointaines et les conditions historiques de possibilité sont a priori bien connues. Les travaux qui ont porté au jour cet habitus savant moderne si fortement marqué par l’ethos monastique, comme ceux de Steven Shapin 1 ou Olivier Christin 2 ont souligné l’ascétisme savant, la solitude, et plus largement la dimension épistémique des « économies morales » pour reprendre l’expression de Loraine Daston 3 de la vérité, la sincérité, ou de l’objectivité. Dans La province antiquaire. L’invention de l’histoire locale en France 4, Odile Parsis-Barubé a bien montré comment la métaphore du bénédictin est d’un usage courant dans les notices nécrologiques que les érudits locaux consacrent à leurs Pairs ; et l’image toute monastique d’un total don de soi à la recherche savante s’érige en figure de style dans nombre de discours des membres des sociétés savantes. Appliquée au cadre domestique dans lequel l’érudit travaillait, elle en souligne l’abnégation et la quasi-réclusion. La clôture comme condition de travail, la souffrance, et l’indifférence du temps consacré à la recherche en deviennent un préalable obligé à la joie de trouver et de toucher les documents.Cette métaphore s’illustre parfaitement dans l’eau forte de Focillon. Elle représente Joseph-François Garnier (1815-1903), archiviste de la Côte-d’Or. Il est vêtu d’une blouse noire, son coude est nonchalamment appuyé sur sa table de travail, le cadre est serré. Il pose au milieu de ses chartes, de ses papiers et de ses livres, une plume à la main, l’air arasé par de longues heures de travail. La notice biographique en regard de laquelle elle fut publiée débute sur ces mots : « La longue vie de Joseph Garnier apparaît semblable à l’un de ces bénédictins qui entrés jeunes dans leur cellule pour y vieillir doucement et y mourir plein de jours et de labeurs utile, en paix avec Dieu et avec les hommes [sic] ». « Dom Garnier », comme se plaisaient à le surnommer ses amis, portait plutôt bien son sobriquet, et il aimait nous rapporte-t-on cette naturalisation bénédictine.

Figure 1 - Archives Départementales de la Côte-d’Or (ADCO):
          2Fi1, Joseph Garnier par Focillon, eau forte, s.d.
Figure 1. Figure 1 - Archives Départementales de la Côte-d’Or (ADCO): 2Fi1, Joseph Garnier par Focillon, eau forte, s.d.

2acteurs de savoirstatutmoine acteurs de savoirqualités personnelles acteurs de savoirprofessionarchiviste espaces savantslieuécole construction des savoirspolitique des savoirsinstitutionnalisationAu-delà de la fascination que semble avoir exercé les bénédictins, des références parfois critiques, positives ou négatives, aux travaux de Mabillon et de certains de ses successeurs, s’impose l’idée d’un recours à cette figure comme source de légitimation, chez les auteurs parfois très différents, en particulier à la fin du xix e siècle et début du xx e siècle 5. Alors que l’image de l’École des chartes reste imprécise, l’ascendance mauriste fut, dès 1847, utilisée comme point de repère pour donner un visage à une institution dépourvue d’identité6. La filiation avec les bénédictins de Saint-Maur est ouvertement revendiquée chez Monod, Langlois ou Bloch apparaissant comme le maillon d’une chaîne continue, celle de la bonne méthode. Les travaux récents autour de la persona du savant interrogent sur le rôle spécifique que l’on peut attribuer au monachisme, notamment mauriste, dans le processus de construction d’un habitus savant, voir académique, ou comment l’érudition monastique a pu constituer la matrice d’une science historique sécularisée au xixe siècle. Car cet archiviste à sa table de travail invite à réfléchir sur l’exercice d’un savoir particulier. Devant lui plumes et papiers révélateurs de l’économie du geste scripturaire ; derrière lui une bibliothèque, à sa droite, à peine esquissé, un réceptacle à fiches révélateur, lui, de l’économie des nouvelles technologies de papier des sciences historiques modernes. Signe que l’érudition se construit, aussi et peut-être surtout, en fonction d’un certain type de rapport au savoir, d’un ethos donc, qui implique certes des valeurs, mais également des modes opératoires, essentiellement pratiques.

Chartistes, archivistes, érudits locaux : les « héritiers » de l’érudition monastique

3typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textes acteurs de savoirstatutérudit espaces savantslieuarchivesMalgré l’intérêt revendiqué de François Guizot, historien et ministre de l’instruction publique, pour les archives, leur traitement fut celui des érudits et non des feudistes. Ainsi, le premier tiers du xix e siècle prolongeait-il les pratiques érudites du xvii e siècle. Les écoles des chartes furent fondées sur ces principes en 1821 et 1829Paris puis à Dijon). La Restauration, en instaurant l’École des chartes en 1821, avait répondu à la demande de former des élèves au déchiffrement des écritures anciennes et de donner à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, seule dépositaire de la sauvegarde des trésors paléographiques et continuateur des entreprises du Cabinet des chartes, des auxiliaires.

4Lorsque le xix e siècle se porta avec ardeur vers le Moyen Âge et les antiquités nationales, rien ne parut meilleur que de continuer les travaux des mauristes.

5acteurs de savoirprofessionarchiviste acteurs de savoirstatutsavant pratiques savantespratique lettréeimitation acteurs de savoirqualités personnelles« Ils survivront aussi nos illustres bénédictins ; on ne les citera guère il est vrai ; mais on les consultera, on les pillera journellement. En attendant messieurs que vous puissiez les imiter, vous aller travailler comme eux, embrasser leur méthode et suivrez leur marche7 », professait Benjamin Guérard en introduction de son cours d’ouverture de première année de l’École des chartes. L’ouverture de l’« école des chartes dijonnaise » en 1829 n’a pas répondu aux exigences du moment. Elle manifeste qu’il existe aux yeux des praticiens des besoins spécifiques au traitement des archives, sans prendre en compte les projets d’édition et d’écriture de l’histoire. Car embrasser la carrière d’archiviste, c’est accepter une vie d’ascèse, devant lutter contre la poussière, le froid, l’obscurité, etc. Les notes d’écolier de Joseph Garnier conservent, entre les folios 63 et 77, la copie des « qualités nécessaires aux savants » que doit avoir un bon archiviste, reprise dans le premier chapitre du Traité de diplomatique pratique 8 de Pierre-Camille Le Moine. Si l’archiviste de profession doit s’être familiarisé avec les caractères, les abréviations et les styles de chaque siècle, « [il] doit joindre à ces talens une probité à l’épreuve, un secret inviolable, une ardeur infatigable au travail, un grand esprit d’ordre, de précision, d’analyse9 ». À ces valeurs toutes monastiques, s’ajoute une liste d’ouvrages de la bibliothèque des écoles des chartes toutes acquises à l’érudition mauriste. Outre l’analyse des principaux ouvrages de base pour l’enseignement de l’archivistique ; les traités de diplomatique, le dictionnaire raisonné de dom Vaines, ou encore les principales abréviations romaines tirées de l’ouvrage de Champollion-Figeac, s’y retrouve les trois ouvrages fondateurs : De re diplomatica (1681) qui fonde la diplomatique, Paleographica graeca (1708) de dom Bernard de Montfaucon élève de Mabillon qui érige la paléographie en science auxiliaire de l’histoire, enfin l’Art de vérifier les dates (1750) de dom Maur-François Dandine achevant la chronologie comme base de la critique des documents.

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7typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textespaléographie construction des savoirséducationformation acteurs de savoirprofessionarchivisteLes objectifs scientifiques de l’École des chartes de Paris, de ses élèves et des jeunes archivistes diplômés vont rapidement se confondre avec ceux de la nouvelle génération d’érudits de la Monarchie de juillet, dont François Guizot est le chef de file. Ces écoles de diplomatiques qui peinaient à offrir des vues d’avenir à leurs élèves diplômés, Guizot souhaita en élargir les débouchés en fournissant des ouvriers pour l’exploration générale qu’il souhaitait entreprendre dans les archives et les bibliothèques. En faisant appel à toutes les bonnes volontés et spécialement aux travailleurs de province pour instituer une vaste enquête sur tous les matériaux historiques, documents, monuments et traditions, qui subsistaient en France, Guizot avait pensé qu’il était nécessaire de guider l’inexpérience des correspondants improvisés, en faisant rédiger à leur usage des instructions, sous la forme de précis des connaissances qui leur seraient nécessaires. C’est dans cette vue que fut demandé à Natalis de Wailly, dès 1834, un « Précis du nouveau traité de Diplomatique » qui paru en 1838 en deux gros volumes grand in-quarto, sous le titre d’Éléments de paléographie. Malgré le but qu’on s’était proposé, ce volumineux et luxueux ouvrage n’avait selon les contemporains d’élémentaire que le titre. Aux notions de diplomatique et de paléographie empruntées aux Bénédictins, consciencieusement résumées, classées dans un ordre différent et améliorées fréquemment, par les recherches et des observations personnelles, l’auteur y ajouta un précis de chronologie et des développements nouveaux sur certaines matières. La critique n’était cependant pas tendre. Dans ces conditions, ca. 1830 la demande de Guizot transcende l’objet qu’il avait attribué aux recherches au sein des archives locales. En effet, Natalis de Wailly précise dès l’introduction de l’ouvrage qu’on attendait de lui « un simple précis du Nouveau Traité de Diplomatique. Je marchais dans une voie qui avait été frayée d’avance »10, ajoutant : « [je] me suis que bien rarement écarté des principes généraux posés par les Bénédictins. »

8On ne naît pas érudit, on le devient. On devient surtout l’érudition que les études font de nous. Cette contextualisation du développement de la figure de l’érudit tient compte de la grammaire des mondes savants anciens.

Une matrice pour une science historique sécularisée

9construction des savoirstraditioncumulativité typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire construction des savoirsépistémologieméthodeC’est la gigantesque accumulation des sources qui a jeté les fondements de la technologie moderne de la recherche historique. Elle a généré une abondante littérature méthodologique, révélatrice de la manière dont ce vaste mouvement d’exploration des chartriers provinciaux avait approuvé et adapté les principes de la diplomatique mis au point au siècle précédent par dom Mabillon et dom Luc d’Achéry.

10typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoireAvec le De Re Diplomatica (1681), dom Mabillon a posé les bases des sciences historiques modernes et fondé l’histoire savante. Cet ouvrage, considéré comme fondateur par les historiens des xix e et xx e siècles, aborde longuement certains gestes savants tels que l’analyse matérielle des manuscrits, la division du travail, l’analyse comparée de plusieurs spécimens d'écriture, avec l’intention de les voir appliquer de manière impérative. C’est un véritable code de travail qui le précède, diffusant avec lui ses méthodes et dévoilant les modalités de fabrication de la persona du savant moderne. Il se résume en six textes : Circulaire de dom Grégoire Tarisse au révérent Père Dom Germain Morel, Prieur des bénédictins de Saint-Mélaine à Rennes. Lettre circulaire au sujet des mémoires qu’on demande pour composer l’histoire de l’Ordre du 13 novembre 1647 ; Mémoire des instructions qu’il faut avoir des monastères pour l’histoire générale de la Congrégation ; Instruction de Dom Tarisse du 8 mars 1648 ; Méthode pour la recherche des manucriptz. Circulaire sur l’histoire l’ordre de Dom Grégoire Tarisse ; Lettre circulaire de Luc d’Achéry ; Les méthodes de transcription. Méthode que l’on doit garder en transcrivant les commentaires sur la règle. C’est à l’usage des archivistes novices que parut à la même époque la Méthode pour la recherche des manucriptz, pleine de détails sur la manière d’en décrire le contenu et d’en faire des extraits. Ces recommandations trouvèrent leur synthèse dans deux ouvrages de Jean Mabillon Brèves réflexions sur quelques règles de l’histoire (1677) et Traité des études monastiques (1691)11, l’ensemble de ces textes s’installant comme des points de repères. La recherche érudite s’enracine définitivement dans une collation pratique des sources que réalise une communauté savante organisée.

11pratiques savantespratique lettréecopie manuscrite construction des savoirstraditionsource construction des savoirstraditionLe xviii e siècle a été marqué par deux grandes entreprises de collecte de sources : la première est celle qui a sous tendu le programme mauriste d’histoire des provinces, dont la période de plein développement peut être situé entre 1710 et 1760 ; la seconde sous l’égide de Nicolas Moreau, avocat au Parlement de Paris fervent défenseur de l’absolutisme, a entre 1764 et 1789 accompagné la constitution et l’enrichissement progressif du Cabinet des chartes. L’élargissement du champ des études mauristes à partir du début du xviii e siècle les conduisit à collaborer avec les pouvoirs publics. Dans la seconde moitié du xviii e siècle, les mauristes prirent une part active aux travaux du Cabinet des chartes. Les copies des documents originaux réalisés au profit de cette institution ont été exécutées en grande partie par eux. La recherche érudite s’enracine dans une collation pratique des sources que réalise une communauté savante organisée dans les institutions des recherches historiques. Dès 1790, les mesures prises par l’Assemblée nationale bouleversent les conditions de travail et empêchèrent les mauristes de poursuivre leur œuvre littéraire, la congrégation comme les autres ordres religieux fut supprimée par le décret du 13 février 1790. Les mauristes essayèrent de conserver le patrimoine intellectuel que conservaient leurs maisons. Les pouvoirs publics utilisèrent la compétence des anciens mauristes pour cette mission de sauvegarde et pour la mise en place des institutions culturelles nouvelles. Dom Poirrier fut nommé membre de la Commission des monuments en octobre 1790, puis de la Commission temporaire des arts le 23 pluviôse an II (11 février 1794) et pris une part active aux travaux de ces deux commissions. Lui-même et plusieurs de ses confrères jouèrent un rôle non négligeable dans les archives et les bibliothèques. Dom Pacotte fut chargé du classement des papiers des Tuileries, puis de dresser la table analytique des délibérations de l’Assemblée nationale. Dom Joubert y analysa les cartons des rois. Dom Jarlot et dom Poirier travaillèrent, l’un et l’autre, à la bibliothèque de l’Arsenal, dom Lebreton et dom Malherbe à celle de la Cour de Cassation ; dom Malherbe s’occupa ensuite de la Bibliothèque du Tribunat, tandis que dom Druon fut attaché à celle du Corps législatif. Une douzaine de ville de province eut pour bibliothécaire un ancien mauriste. Ces derniers furent également présents dans les sociétés savantes fondées dans les premières années du xix e siècle.

12inscription des savoirsgenre éditorialinventaire inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationliste espaces savantslieuarchives espaces savantsterritoireétatÀ partir de 1833, Guizot, prenant conscience de l’insuffisance des exigences érudites, décidait de renouer avec la tradition si bien éprouvée avec l’Ancien Régime, des grandes entreprises étatiques centralisées. Soucieux de prolonger les grands chantiers de publication de matériaux inédits lancés sous l’Ancien Régime par les bénédictins de Saint-Maur et interrompus par la Révolution, Guizot en prolonge l’esprit et la lettre. L’objet de la création du Cabinet des chartes en 1762 était double, rassembler les notices de toutes les archives appartenant au Roi et confiées à la garde de ses officiers ; des copies exactes et figurées de toutes celles qui se trouvent dans les chartriers des particuliers tels que ceux des seigneurs, des églises, des abbayes et des communautés régulières et séculiers12. Les années 1830 voient s’ouvrir les grands chantiers de l’érudition moderne ; de nouvelles collections comme les Documents inédits de l’histoire de France naissent sous les auspices de François Guizot, alors ministre de l’Instruction publique. Plusieurs projets sont alors mis en chantier à Paris et en province. Pour Guizot il ne s’agissait pas de faire de simples listes ou copies, mais bien comme ses prédécesseurs d’en dresser des « inventaires raisonnés13 ». En attendant la constitution de dépôts établis, les opérations transitoires sont réalisées avec l’aide de l’État par la copie et l’inventaire. Elle a généré une abondante littérature méthodologique, révélatrice de la manière dont ce vaste mouvement d’exploration des chartriers provinciaux avait approuvé et adapté les principes de la diplomatique mis au point par dom Luc d’Achéry, dom Mabillon et leurs successeurs. Ainsi, la circulaire de décembre 1834 reprend-elle par le menu le Projet d’instruction pour les bénédictins et autres savants chargés de la collection des chartes 14 rédigée par Moreau et la façon dont doit être rédigée la notice. Si les archives qui appartiennent aux églises, aux monastères, aux communautés et aux particuliers doivent être recopiées, les documents conservés dans un chartrier appartenant au Roi, on devait se contenter d’une part de dresser « un mémoire du local du dépôt et de l’ordre qui y régn[ait] », d’autre part de dresser « des notices de toutes les chartes que l’on y trouvera jusqu’à la fin du xv e siècle ». Reprenant à la lettre et à la virgule près les souhaits de Moreau et installant son projet dans le savoir-faire administratif français, Guizot souhaite faire dresser les notices des chartes et manuscrits.

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14inscription des savoirsgenre éditorialcatalogue pratiques savantespratique intellectuelledocumentationLa décennie 1830-1840 est le moment d’une organisation épistémique nouvelle, qui ne doit pas être séparée des moyens techniques exigés pour sa réalisation. C’est grâce aux progrès méthodologiques que le dévoilement progressif de la richesse des fonds d’archives, à partir des années 1840, accompagne la patrimonialisation des documents provoquée par la politique ministérielle. La conjonction de ces deux facteurs fait surgir l’ampleur des massifs documentaires encore inconnus et inédits. Guizot l’avait sous-estimée. La prise de conscience est alors brutale et impose de faire le deuil de la publication exhaustive des « monuments historiques » nationaux. Tout ceci provoque une perturbation des cadres méthodologiques et un sentiment d’urgence technique et scientifique : le catalogage doit impérativement prendre le pas sur l’édition, tout en prenant en compte les nouveaux critères de scientificité que les deux décennies précédentes ont introduits.

La copie, technologie moderne de la science historique

15matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptioncahier pratiques savantespratique lettréecitation pratiques savantespratique lettréecopie manuscriteHéritière des pratiques de l’écrit-copie et des pratiques de lecture, le dispositif du fichier a une histoire singulière, des origines protéïformes, et traduit les changements intervenus dans les pratiques de l’organisation érudite de la connaissance. Cette tradition revendiquée par Mabillon dans son Traité des études monastiques 15 (chapitre XIV. Des collections ou recueils) se situe dans une tradition de pratiques de lecture et d’écriture : celle des extraits et des recueils de lieux communs, au confluent de la rhétorique, de la documentation et des tentatives encyclopédiques. L’habitude transmise est celle de tenir un double registre de ses lectures : d’une part un cahier de remarques, de citations et de réflexions disposées dans l’ordre aléatoire des lectures qui les ont suscitées, selon le hasard de leur succession temporelle, d’autre part un cahier qui est à proprement parlé un cahier de « lieux communs », où toute la matière brute et mouvante du précédent se trouve distribuée, ou des rubriques thématiques.

16matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfiche pratiques savantespratique lettréecompilationLa vague de dépouillement, souhaitée par Guizot et bâtie sur le modèle de l’inventaire, vise à collecter des documents, et donc des informations fondées sur l’observation. Guizot normalise le travail de collecte, ces documents devant par la suite être compilés. Il prend acte d’une pratique qui s’est généralisée dans l’administration au cours du xviii e siècle. C’est à cette époque que la pratique des extraits se répand et que le traitement des données collectées donne lieu à de nouvelles productions administratives, [dont la fiche]. Reprenant les souhaits de Moreau et installant son projet dans le savoir-faire administratif français, Guizot souhaite faire dresser les notices des chartes et manuscrits. La circulaire du 5 décembre 1834 indique que toutes les fois qu’un manuscrit ou qu’un document inédit de quelque importance était découvert :

Son âge, sa date, son titre, sa forme ou son format, l’énoncé de la période historique embrassée par l’ouvrage, l’aperçu de ce qu’il contient, ses rapports avec les ouvrages imprimés les plus connus ; on dira s’il est écrit sur un parchemin, sur papier, sur papyrus d’Égypte, sur écorce d’arbre ; de quel dépôt ou collection il est tiré ; on en donnera un fac-similé, dans le cas où il paraîtrait fort ancien ; et, dans tous les cas, on prendra copie des premières et des dernières phrases soit de l’ouvrage entier, soit suivant les circonstances, des différents livres dont il se compose16.

17Le document devait être indiqué dans une courte notice. Celle-ci devait porter quelques précisions, notamment sur le support, le dépôt de provenance et la collection dont il est tiré.

18Cessant d’être l’art luxueux de réplications exceptionnelles, la copie était devenue depuis les mauristes une opération collective de centralisation et de thésaurisation d’écrits. Il s’agissait de mettre en œuvre une petite industrie de la copie, les détails ornementaux disparaissant au profit de l’essentiel. À l’enluminure, aux graphes superbes et singulières caractéristiques de la copie médiévale, l’érudit substitut les techniques méticuleuses et communautaires de la prise de note, du fichage, de l’interprétation critique : ne pas économiser le papier, écrire grand et large, retrouver ce qui a été égaré, ne rien égarer. Que copier ? Pour chaque acte il faut indiquer le contenu, la date, l’origine, s’il s’agit d’un original ou d’une copie et pour les copies de quelles autorités elles sont revêtues et de quel temps elles sont. En recopiant, il faut respecter les graphies du modèle. En revanche, il faut réserver les lettres capitales pour les débuts de phrases ou les noms propres. Pour les originaux, il ne faut pas oublier de décrire les sceaux. Encore ne fallait-il pas les faire n’importe comment. Trois sortes de travaux sont à distinguer sur les titres : les copies, les extraits et les abrégés.

matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfeuille pratiques savantespratique lettréecopie manuscriteLes copies doivent être faites sur des feuilles séparées pour pouvoir les classer dans un ordre convenable et chronologique et obvier la confusion. Après avoir fait les extraits d’un traité, on en pourra faire une analyse ou abrégé, en marquant le but de l’auteur dans ce traité, les principaux points qu’il y traite, avec les preuves dont il se sert pour les appuier […]. Cette manière à plusieurs avantages dont l’un est que l’esprit est moins partagé que dans les autres, où il faut en rapporter en différents endroits ces remarques. Le second avantage est que lorsque l’on veut revoir le traité qu’on a lû, on le peut faire en un instant, les matières étant écrites tout de suite. Le troisième est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir de grosse masse de papier pour ces recueils, d’autant que l’on rempli les feuilles ou les cayers les uns après les autres. Il est néanmoins à propos d’avoir différents cayers lorsqu’on en lit en même tems de différens livres ou de différens traitez qui ne sont pas du même auteur, afin de ne pas interrompre les recueils que l’on fait de chacun17.

19matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionficheLa copie doit pouvoir constituer une fiche de travail où l’élément d’un recueil, la pièce d’un catalogue, le fond d’un dépôt.

20Désignant le département des manuscrits de la Bibliothèque royale comme une des sources où seraient puisés les plus nombreux matériaux de cette grande publication, François Guizot confia à Jacques-Joseph Champollion-Figeac (1778-1867), conservateur au département des manuscrits, la tâche de superviser le dépouillement des grandes collections qui y sont conservées. Il avait obtenu en 1826 la direction du Cabinet des chartes et diplômes de l’Histoire de France et entreprit le classement, l’analyse et la publication des chartes manuscrites, dont les Tournois du Roi René. À cette époque, libre de la méthode à adopter, il choisit entre plusieurs projets de « s’arrêt[er] sur celui de relever sur des bulletins isolés le titre de toutes les pièces de nos 20 000 volumes18 ». La proximité matérielle de l’héritage mauriste se fit sensible. La curiosité pour les travaux de ses prédécesseurs lui permis d’en mesurer la portée heuristique. La méthodologie retenue, est décrite par Champollion lui-même dans ses Mélanges historiques : « la révision méthodique de toutes les collections particulières ; le relevé sommaire, par des bulletins isolés, de chaque pièce qui en fait partie, et de la classification de tous ces bulletins, selon leur date, dans la collection générale des copies de chartes ». Ajoutant en note de bas de page : « Ces bulletins seront rédigés sur un papier de grandeur uniforme, et tels que dans la suite des temps, on puisse employer ces mêmes bulletins pour la Table Générale du Cabinet, sans qu’il soit besoin de les recopier19. »

21L’organisation du travail de dépouillement fut, sur ce modèle, ordonnée par le Ministre de l’Instruction publique, dès le mois de novembre 1834 et réglée par un arrêté rendu le 28  janvier 1835 20. Cette opération se faisait au moyen de cartes rigides sur lesquelles chaque pièce était relevée et analysée. L’article 9 de cet arrêté précisait la physionomie du bulletin :

Le titre de chaque pièce sera transcrit sur un bulletin. Ce titre sera précédé de la date de la pièce, exprimée en année, mois et jours […]. Il sera suivi d’un signe qui fera connaître si la pièce est en originale ou en copie et il sera terminé par l’indication de la collection, du volume ou de la page où la pièce se trouvera.

22Cette opération devait être répétée pour chaque collection, et ces dernières classées dans l’ordre chronologique des cartes qui en étaient le produit. Ce travail de dépouillement obtint le suffrage de toutes les personnes qui le connaissaient. On le reconnu notamment dans les recherches qu’exigeaient la Collection des chartes de communes ; un grand nombre de titres de pièces de ce genre fut recueilli en très peu de temps sur les cartes de dépouillement.

On ne naît pas érudit, on le devient.

23construction des savoirspolitique des savoirsgestionprofessionnalisation construction des savoirstraditionL’héritage mauriste est sensible dans les choix de construction de l’identité savante des archivistes. Il se joue quelque chose de fondamental dans le choix rétrospectif de cette figure tutélaire mabillonienne et plus largement mauriste, le résultat d’un double mouvement d’auto-fabrication de soi et de son environnement matériel. Elle en dit également sur la permanence des méthodes et des outils construits par les mauristes. Ces questions de représentation, de spatialisation des savoirs, celles aussi de l’acculturation des pratiques scientifiques à d’autres milieux et d’autres sources sont autant d’ouvertures à la compréhension de la fabrique d’une profession.

Notes
1.

Shapin, 1998.

2.

Christin, 2018, p. 2-13.

3.

Daston, 2014.

4.

Parsis-Barubé, 2011.

5.

Touati, 2010, p. 412-452.

6.

Hottin, 1997, p. 4.

7.

Guérard, 1856, p. 8.

8.

Le Moine, 1765, p. 4.

9.

BMD : ms 1690, mélanges historiques. Travaux d’École des chartes, f° 63-77.

10.

Wailly, 1838, p. III, V.

11.

Mabillo n, 1691.

12.

Champollion-Figeac, 1841, p. V.

13.

Wailly, 1838, p. V.

14.

BNF : Projet d’instruction pour les bénédictins et autres savants chargés de la collection des chartes, coll. Bréquiny, no 157, fo 240.

15.

Dornier, 2008, p. 809-820.

16.

Charmes, 1881, p. 26-27.

17.

Mabillon, 1691, p. 304-305.

18.

Champollion-Figeac, 1841, p. V.

19.

Champollion-Figeac, 1827, p. 26-27.

20.

Champollion-Figeac, 1841, p. V-VI.

Appendix A Bibliographie

  1. Champollion-Figeac, 1827 : Jacques-Joseph Champollion-Figeac, Notice sur le cabinet des chartes et diplômes de l’histoire de France, Paris, F. Didot.
  2. Champollion-Figeac, 1841 : Jacques-Joseph Champollion-Figeac, Mélanges historiques. Documents historiques inédits tirés des collections manuscrites de la Bibliothèque royale et des archives ou bibliothèques des départements, Paris.
  3. Charmes, 1881 : Xavier Charmes, Le comité des travaux historiques et scientifiques : histoire et documents, Paris, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques.
  4. Christin, 2018 : Olivier Christin, « Les Réformateurs, de l’ethos monastique à l’habitus académique », Journal of Interdisciplinary History of Ideas, 7 (13).
  5. Daston, 2014 : Lorraine Daston, L’économie morale des sciences modernes : jugements, émotions et valeurs, Samuel Lézé (trad.), Paris, La Découverte.
  6. Dornier, 2008 : Carole Dornier, « Montesquieu et la tradition des recueils de lieux communs », Revue d’histoire littéraire de la France, 108 (4), p. 809-820.
  7. Guérard, 1856 : Benjamin Guérard, « Discours prononcé par Mr Guérard pour l’ouverture du cours de première année à l’École des chartes, en 1831 ou 1832. », Bibliothèque de l’École des chartes, 17 (1), p. 1-9.
  8. Hottin, 1997 : Christian Hottin, « 19, rue de la Sorbonne. L’École, ses bâtiments, sa décoration », L’École nationale des chartes. Histoire de l’école depuis 1821, G. Klopp, p. 142-148. halshs-00087473
  9. Le Moine, 1765 : Pierre-Camille Le Moine, Diplomatique pratique ou traité de l’arrangement des archives et des Trésors des Chartes. Ouvrage nécessaire aux Commissaires à terriers, aux dépositaires des titres des anciennes seigneuries, des évêchés, des chapitres, des monastères, des communautés, des corps de ville et à tous ceux qui veullent s’adonner à l’étude des monuments de l’Antiquité, Metz, Chez Joseph Antoine.
  10. Mabillon, 1691 : Jean Mabillon, Traité des études monastiques... par Dom Jean Mabillon, Paris, C. Robustel.
  11. Parsis-Barubé, 2011 : Odile Parsis-Barubé, La province antiquaire   : l’invention de l’histoire locale en France, 1800-1870, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques.
  12. Shapin, 1998 : Steven Shapin, The Philosopher and the Chicken: On the Dietetics of Disembodied Knowledge, Chicago, University of Chicago Press.
  13. Touati, 2010 : François-Olivier Touati, « Marc Bloch et Mabillon » », dans Jean Leclant, André Vauchez et Daniel-Odon Hurel (éds.), Dom Jean Mabillon figure majeure de l’Europe des lettres, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres.
  14. Wailly, 1838 : Jean-Noël de Wailly dit Natalis, Éléments de paléographie, Tome 1, Paris, Imprimerie royale.