Jesper Svenbro

Jipé nonagenario

1Dans ses Investigations philosophiques, Ludwig Wittgenstein consacre quelques pages à ce qu’il appelle « deux formes de l’emploi du mot “voir”2 ». Dans la perspective du grec ancien, ses distinctions sont, m’a-t-il semblé, très suggestives. Selon Wittgenstein, une expression comme « voir deux visages » et une expression comme « voir la ressemblance de deux visages » se distinguent par le fait que les « objets » du voir sont différents : il y a, entre eux, ce qu’il appelle une différence catégorique. On peut imaginer deux personnes qui affirment « voir deux visages » dans une photographie, tout en ayant des avis partagés lorsqu’il s’agit de « voir la ressemblance entre les visages » ; l’une peut affirmer « voir la ressemblance », tandis que l’autre peut la nier, ce qui signifie qu’elle « voit » (les deux visages) « sans voir » (la ressemblance entre eux). La première personne remarque un « aspect » qui n’est pas visible à l’autre, qui dans son aspect-blindness, sa « cécité de l’aspect », voit sans voir. Pourtant, sans que la photographie qui se trouve devant les deux personnes change matériellement, la personne « aveugle à l’aspect » (aspect- blind) peut soudain « voir la ressemblance ».

2En grec ancien, on rencontre, à partir de l’époque classique, au moins jusqu’à celle du Nouveau testament, des expressions signifiant « voir sans voir » ou bien « ne pas voir tout en voyant », bleponta ou blepein (avec variantes). Dans Prométhée enchaîné d’Eschyle, le protagoniste déclare que les humains « voyaient sans voir », blepontes eblepon matên 3, avant d’avoir reçu de lui, entre d’autres tekhnai, celle « des lettres assemblées ». Tout en voyant, ils ne profitaient donc pas de leurs yeux ouverts. Ce n’est qu’à partir de l’intervention de Prométhée que leur « cécité de l’aspect » a cessé, de façon à leur permettre de voir ce qui s’est trouvé devant eux tout le temps. Un fragment de Sophocle utilise le verbe parallèle horan afin d’exprimer la même chose : « Mais ceux qui rencontrent des revers ne perdent pas seulement la parole ; sans voir (oud’horôntes), ils regardent ce qui saute aux yeux (eishorôsi ta emphanê) »4. Dans le même esprit, Polybe écrit : « Il arrive ainsi que par ignorance et manque de jugement bien de gens quelquefois ne sont pas pour ainsi dire là où ils sont et ne voient pas ce qu’ils voient (blepontas mê blepein) »5. Si nous négligeons une tradition proverbiale, pour laquelle l’expression « ne pas voir en voyant » signifie « prétendre ne pas voir » – tradition attestée chez Démosthène6 –, l’expression bleponta ou blepein signifie qu’une personne ne voit pas un certain aspect de ce qu’elle voit. Comme chez Wittgenstein, l’invisibilité de l’aspect peut dépendre de l’absence d’une compétence ou connaissance spécifique chez la personne qui voit, absence comparable à celle de l’oreille musicale ou simplement d’une information préalable permettant une certaine interprétation7. Mais dans la figure du lapin-canard8, la « cécité de l’aspect » signifie qu’on n’est pas capable de voir le lapin lorsqu’on voit le canard et vice versa, bien qu’on sache à quoi ressemblent un lapin et un canard ; on doit se contenter de voir un « aspect » à la fois.

3pratiques savantespratique corporelleperceptionvision pratiques savantespratique corporelleperceptionÉtant donné que le grec ancien exprime les notions de « savoir » et de « comprendre » par des verbes à connotation visuelle9, on ne s’étonne pas de découvrir que l’expression bleponta ou blepein se rencontre dans des contextes qui ne mettent pas en jeu la perception visuelle au sens strict. Au treizième chapitre de l’évangile selon Matthieu, Jésus raconte, devant la foule, la parabole du semeur. Lorsque ses disciples lui demandent pourquoi il « parle en paraboles », il répond que le sens de la parabole n’est destiné qu’à ceux qui connaissent les mustêria du Royaume des Cieux10, tandis que les autres – tout en ayant entendu la même parabole – n’en saisiront le sens : blepontes ou blepousin, dit le texte grec, « voyant, ils ne voient pas »11. Il est vrai que Jésus, selon Matthieu, se réfère à une tradition de l’Ancien Testament 12 ; mais la formule grecque est plus proche de celle d’Eschyle que de la traduction grecque du prophète Isaïe, citée par Matthieu (blepontes blepsete kai ou mê idête, « voyant, vous allez voir et pourtant ne pas comprendre »).

4Ceux qui ignorent les « mystères » du Royaume des Cieux ne perçoivent donc pas le sens de la parabole, même s’ils ont entendu les mêmes mots que les initiés. Ils « voient » la parabole sous sa forme linguistique immédiate mais « sans voir » ce qu’elle signifie au fond ; il leur manque la connaissance qui leur aurait donné accès à son sens véritable. Mais le « voir » dont il est question ici est figuré. Pourtant, la même expression est utilisée au sens littéral dans un vers qui fait partie des Gnômai de Ménandre :

ὁ γραμμάτων ἄπειροϛ οὐ βλέπει βλέπων,
celui qui ignore les lettres ne voit pas (tout en) voyant13.

5Ici, nous n’avons pas à nous pencher sur le fait que ce vers constitue un témoignage indirect mais assez extraordinaire de la pratique de lire en silence, c’est-à-dire d’une réception purement visuelle de l’écrit (car il semble sous-entendre que le lecteur, lui, voit en voyant et que, par conséquent, il comprend le texte sans le prononcer)14.

6inscription des savoirsécritureécriture alphabétique pratiques savantespratique lettréelectureComment faut-il entendre le vers de Ménandre ? Un homme qui ne sait pas lire regarde des lettres alphabétiques, sans comprendre leur signification. Il les perçoit vraiment, il les voit dans leur diversité graphique et serait en principe capable de les copier de façon à permettre à un lecteur de saisir leur unité signifiante. Autrement dit, tout en voyant, l’homme du vers de Ménandre est « aveugle à l’aspect » (aspect-blind) dans un sens très précis : il ne comprend pas le sens des lettres qu’il voit. Sans voir, il voit ; il ne voit pas, lorsqu’il voit. Dans le cas d’une telle perception « aveugle à l’aspect », le grec ancien désigne les lettres comme grammata ; lorsqu’elles s’organisent en unités signifiantes, elles sont au contraire qualifiées de stoikheia, « séquences de lettres » (bien que cette distinction ne soit pas toujours respectée)15. Pourtant, à l’instar de « celui qui ignore les lettres » (ho grammatôn apeiros), le lecteur expérimenté peut se trouver devant des lettres en lesquelles il ne voit que des grammata en désordre. Ce n’est pas parce qu’il lui manque la compétence du lecteur qu’il est aspect- blind à ce moment-là. À la différence de l’analphabète, sa « cécité de l’aspect » peut cesser de façon à lui permettre de voir ce que les lettres veulent dire. Soudain, il les « reconnaît », comme on dit en grec ancien (anagignôskei) pour signifier qu’on « lit »16. La lecture est une « reconnaissance » (anagnôsis). La parole parlée a d’abord été transcrite, c’est-à-dire décomposée (ou « analysée ») en éléments phonétiques et ainsi rendue méconnaissable ; mais elle retrouvera plus tard son unité grâce au lecteur. Et le fait de rendre aux lettres leur unité signifiante et de les organiser en stoikheia ne concerne pas, notons-le bien, leur côté matériel : matériellement, les lettres restent inchangées lorsque, soudain, elles apparaissent, aux yeux du lecteur, comme chargées de sens ; rien ne leur est arrivé. Ce n’est que sur le plan de la compréhension ou de l’« aspect » que les grammata se distinguent des stoikheia.

7Mais nous devons en même temps constater que « celui qui ignore les lettres » (ho grammatôn apeiros) – et qui sans pouvoir comprendre leur sens voit qu’il a des grammata devant lui – ne peut pas être considéré comme un récepteur passif d’information visuelle. Car il comprend que ce sont des grammata qu’il a devant lui ! Déjà le fait de les voir comme des grammata présuppose une sorte de compréhension de ce qui est offert à sa vue. Sa « cécité de l’aspect » est donc relative. Je reviendrai à ce problème plus loin, en discutant des formes plus « radicales » d’aspect-blindness.

8Les deux significations de blepein, « voir », sont donc opposées l’une à l’autre. Mais elles sont tenues ensemble par le verbe, qui, au lieu de masquer son amphisémie, attire notre attention sur elle. Nous comprenons sans difficulté ce que Ménandre veut dire lorsqu’il affirme que « celui qui ignore les lettres ne voit pas en voyant », malgré le paradoxe de sa formule. Aucun effondrement sémantique n’a lieu. De façon provisoire, on pourrait peut-être dire que l’expression bleponta ou blepein possède un aspect optique (bleponta) et un autre aspect relatif à la pensée ou à la compréhension (ou blepein). Compte tenu que cette expression – avec ses variantes – a été employée au moins pendant un demi-millénaire, on est en droit de considérer son concept comme inhérent à la pensée grecque.

9*

10typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrephysiqueoptiqueMême dans l’Optique d’Euclide nous rencontrons l’idée qu’on « voit sans voir », mais son sens y est fortement modifié par le contexte. Car chez Euclide, il ne s’agit pas d’une « cécité de l’aspect » au niveau de la connaissance mais d’une limitation du voir inhérente au processus de perception. Voici la première proposition de l’Optique :

11« Le contenu du champ de vision n’est jamais perçu dans sa totalité en un seul et même instant.

12Que la ligne AD soit un objet vu [et que C et K soient des points sur cette ligne]. Que le point B soit l’œil, dont partent (verbe : prospiptein) les regards BA, BC, BK et BD. Puisque ces regards n’ont pas la même direction, ils tombent (verbe : prospiptein) de façon discontinue sur la ligne AD, de façon à y laisser des intervalles, sur lesquels les regards ne tomberont pas (verbe : prospiptein). Ainsi, la ligne AD ne sera pas perçue dans son ensemble en un seul et même instant. Mais nous avons l’impression de la voir en un seul et même instant, parce que nos regards changent rapidement de direction »17.

13Si le regard est une ligne droite, ou un « rayon visuel », qui part de l’œil pour tomber sur l’objet, il s’ensuit que, théoriquement, le reste du « champ de vision » – qu’Euclide appelle ta horômena – n’est pas perçu. Ce « champ de vision » n’est autre que la base d’un cône constitué par le faisceau de regards possibles, partant de l’œil (selon le deuxième postulat de l’Optique 18). Puisque ta horômena signifie littéralement « les choses qu’on voit », il faut donc conclure que, d’une certaine manière, on les voit en même temps qu’on ne les voit pas. Certes, la seule chose qu’on voit réellement est le point sur lequel le regard « tombe », mais ce qui se trouve hors champ n’est invisible qu’en théorie : étant donné que notre regard se déplace sans cesse dans le champ de vision, nous avons l’impression que nous voyons plus que nous ne voyons réellement.

14Par rapport à notre point de départ, il pourrait ainsi sembler inutile d’introduire Euclide ici. Pas de « cécité de l’aspect » chez lui, même s’il semble « voir sans voir ». Mais la raison pour laquelle je le cite se situe sur un autre plan. Car la proposition que je viens de citer témoigne, avec insistance, du fait que les Grecs se représentaient le « regard », opsis, comme un rayon visuel partant de l’œil et – avec un verbe que les langues modernes ont repris – « tombant » sur l’objet. Pour les anciens Grecs, la vue dépendrait d’un rayon partant de l’œil et non pas, comme pour « nous », d’informations visuelles arrivant à l’œil de l’extérieur. Dans son livre Le regard, l’être et l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité 19, Gérard Simon a consacré une étude importante à l’Optique d’Euclide, où il insiste beaucoup sur cette particularité de la façon ancienne de comprendre la perception visuelle. En même temps, il critique les chercheurs qui – au lieu de « rayon visuel », préféré par Simon lui-même – ont choisi le terme « rayon lumineux » pour traduire le terme opsis chez Euclide 20, littéralement « regard » (à savoir « regard tombant sur les objets »).

15construction des savoirsvalidationautoritéPour mes propos, le fait de citer Euclide a ainsi une double raison. D’un côté, nous avons pu constater qu’Euclide se représente la perception visuelle comme un mouvement de l’œil vers les objets (verbe : prospiptein, « tomber sur »). De l’autre, la parole d’Euclide fait indiscutablement autorité ; autrement dit, l’idée d’un « rayon visuel » partant de l’œil n’est pas une lubie isolée mais une représentation largement partagée dans la culture grecque. Dans le Timée de Platon, datant d’un bon demi-siècle avant la rédaction de l’Optique, la situation est plus complexe que chez Euclide, mais on constate néanmoins que la vision y est comprise comme le résultat d’un mouvement de l’œil vers le monde extérieur :

« Cette sorte de feu, qui n’est point capable de brûler, mais seulement de fournir une douce lumière, ils ont fait par leur art qu’elle devînt, chaque jour, un corps approprié. À cet effet, (les dieux) ont fait en sorte que le feu pur qui réside au-dedans de nous et qui est frère du feu extérieur, s’écoulât au travers des yeux de façon subtile et continue. Mais ils ont épaissi tout l’œil et spécialement le centre de l’œil, de façon qu’il ne laissât rien échapper du reste du feu le plus grossier, mais laissât seulement filtrer un tel feu parfaitement pur. Lors donc que la lumière du jour entoure ce courant de la vision, le semblable rencontre le semblable, se fond avec lui en un seul tout, et il se forme, selon l’axe des yeux, un seul corps homogène. De la sorte, où que vienne s’appuyer le feu qui jaillit de l’intérieur des yeux, il rencontre et choque celui qui provient des objets extérieurs. Il se forme ainsi un ensemble qui a des propriétés uniformes dans toutes ses parties, grâce à leur similitude. Et si cet ensemble vient à toucher lui-même quelque objet ou à être touché par lui, il en transmet les mouvements à travers le corps tout entier, jusqu’à l’âme, et nous apporte cette sensation, grâce à laquelle nous disons que nous voyons »21.

16Aristote critique cette façon de comprendre la vision avec l’argument que voici : « Si la vue était du feu, comme le dit Empédocle et comme on l’a écrit dans le Timée, et si la vision se produisait, la lumière sortant de l’œil comme d’une lanterne, pourquoi la vue ne verrait-elle pas aussi dans l’obscurité22 ? »

17Mais comme si Platon anticipait cette critique, il ajoute au passage du Timée qu’on vient de citer la remarque suivante (qu’Aristote n’accepte pas) : « Mais lorsque le feu extérieur se retire pour la nuit, le feu intérieur se trouve séparé de lui : alors, s’il sort des yeux, il tombe sur un élément différent de lui ; il se modifie et s’éteint, puisqu’il cesse d’être de même nature que l’air environnant, lequel n’a plus de feu. Il cesse alors d’y voir et ainsi amène le sommeil. En effet, ces appareils protecteurs de la vision que les dieux ont disposés, les paupières, quand elles se ferment, arrêtent la force du feu intérieur. Celle-ci, à son tour, calme et apaise les mouvements internes. Quand ils sont apaisés, survient le repos, et si le repos est complet, un sommeil presque sans rêves s’abat sur nous »23.

18Ce qui laisse Empédocle seul sur le banc des accusés.

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20Avec cette constatation, abordons le texte qui est le véritable sujet de mon enquête, à savoir le fragment 84 Diels-Kranz, auquel Aristote fait allusion dans le passage que je viens de citer. Il s’agit de dix hexamètres reproduits par le même Aristote dans De la sensation et des sensibles 24 :

ὡϛ δ᾿ ὅτε τιϛ πρὸ ὁδὸν νοέων ὡπλίσσατο λύχνον
χειμερίην διὰ νύκτα πυρὸϛ σέλαϛ αἰθομένοιο
ἅψαϛ παντοίων ἀνέμων λαμπτῆραϛ ἀμοργούϛ,
αἵ τ᾿ ἀνέμων μὲν πνεῦμα διασκιδνᾶσιν ἀέντων,
πῦρ δ᾿ ἔξω διαθρῷσκον ὅσον ταναώτερον ἦεν
λάμπεσκεν κατὰ βηλὸν ἀτειρέσιν ἀκτίνεσσιν 
ὣϛ δὲ τότ᾿ ἐν μήνιγξιν ἐελμένον ὠγύγιον πῦρ
λεπτῇσίν <γ᾿> ὀθόνῃσι λοχάζετο κύκλοπα κούρην
αἱ δ᾿ ὕδατοϛ μὲν βένθοϛ ἀπέστεγον ἀμφιναέντοϛ,
πῦρ δ᾿ ἔξω διαθρῷσκον ὅσον ταναώτερον ἦεν
< λάμπεσκεν κατὰ βηλὸν ἀτειρέσιν ἀκτίνεσσιν. >
Comme lorsque un homme qui a l’intention de sortir prépare une lampe
dans une nuit de tempête – sa lueur est celle du feu ardent –
et ajuste, contre tous les vents, les voiles de sa lanterne
qui, certes, détournent le souffle des vents qui se déchaînent ;
mais aussi loin que le feu s’étend, jaillissant vers l’extérieur,
aussi loin brille-t-il, le long de la sente, de ses rayons infatigables
Ainsi enferme-t-Elle, dans des membranes, le feu immémorial
et dresse un lit de fins linges pour la jeune fille à l’œil rond :
ceux-ci, certes, empêchent l’eau profonde qui l’entoure d’entrer ;
mais aussi loin que le feu s’étend, jaillissant vers l’extérieur,
< aussi loin brille-t-il, le long de la sente, de ses rayons infatigables. >

21pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonAvec une mise en scène digne d’un Homère, Empédocle construit sa comparaison25 et, pourtant, nous ne nous trouvons pas ici dans une tradition épique mais, plutôt, dans ce qu’il convient d’appeler la « littérature sapientiale » (wisdom literature) de l’époque archaïque, avec des noms comme Hésiode et Épiménide, tradition qui, dirais-je, aboutit dans l’œuvre d’Empédocle au v e siècle.

22Les premiers six vers décrivent un homme qui, dans une nuit de tempête – le grec peut vouloir dire à la fois « nuit d’hiver » et « nuit de tempête », mais le contexte suggère que c’est la tempête qui est visée –, doit se mettre en route et qui, avant de sortir, prépare sa lampe à huile (lukhnos). Le vent éteindrait immédiatement la flamme de la petite lampe, s’il la sortait telle quelle, et c’est la raison pour laquelle il doit la « préparer » (hoplizesthai). Les vers 3-4 indique la façon dont il va procéder : il adaptera à sa lanterne des voiles du type fabriqué à l’île d’Amorgos 26, qui vont protéger la flamme des vents. Puisque le verre était inconnu en Grèce ancienne, on se servait d’autres matériaux transparents pour les « fenêtres » de la lanterne, du tissu (éventuellement trempé dans de l’huile) ou de fines plaques de corne. Ces « voiles de lanterne » ou lamptêres sont placés sur les ouvertures de la lanterne comme protection contre les vents et vont détourner le « pneuma des vents qui soufflent ».

23À leur tour, les vers suivants racontent la construction de l’œil. De même que l’homme a installé la petite lampe à huile dans sa lanterne, Aphrodite installe le feu dans un lit de fins linges, comparables aux « voiles d’Amorgos », au milieu de l’œil. Comment savoir s’il s’agit d’Aphrodite ? Le fragment 86 d’Empédocle parle des éléments

ἐξ ὧν ὀμμάτ᾿ ἔπηξεν ἀτειρέα δῖ᾿ Ἀφροδίτη,
grâce auxquels la divine Aphrodite a construit les yeux infatigables27.

24C’est donc Aphrodite qui, selon Empédocle, a « bâti » ou « construit »28 les yeux. Dans le fragment 84, il faut noter qu’on doit suppléer le vers 11 par le vers 6, puisque, pour une raison ou une autre, le texte d’Aristote interrompt la citation au milieu de la dernière phrase (« mais aussi loin que le feu s’étend, jaillissant vers l’extérieur… »). Vraisemblablement, Aristote a terminé sa citation en coupant le vers 10 de la manière suivante : pur d’exô…,« mais aussi loin que le feu … », en comptant sur le lecteur pour suppléer ce qui n’est autre que l’une des auto-citations chères à Empédocle 29.

25Le feu « ogygien » ou « immémorial » a été enveloppé « dans des membranes » (en mêninxin) par la déesse, le couchant dans un lit de linges très fins pour en faire une « fille à l’œil rond ». En grec, kourê signifie « jeune fille » mais également « pupille, prunelle de l’œil ». Même si le français pupille possède une amphisémie voisine (« orpheline » / « prunelle de l’œil »), le jeu de mots d’Empédocle est difficile à transposer, mais le vers semble vouloir dire que la pupille, entourée de l’iris, loge le feu qu’Aphrodite y a installé. La pupille devient pratiquement synonyme de ce feu, un peu comme la lampe du vers 1 est pratiquement synonyme de sa flamme. Le feu de l’œil est enfermé derrière plusieurs « membranes » (mêninges), comparés à des linges très fins qui empêchent l’eau (hudôr) d’entrer – de même que le tissu fixé dans les fenêtres de la lanterne empêchait le pneuma des vents de rentrer (vers 4). Le pneuma des vents est au feu de la lampe ce que le hudôr de l’œil est au feu de la pupille : tous deux menacent d’éteindre le feu, mais les tissus de la lanterne et les linges de l’œil les empêchent, en même temps qu’ils permettent au feu de « jaillir vers l’extérieur ». Et dans quelle direction le feu jaillit-il ? Le texte dit : kata bêlon, ce qui doit signifier « tout au long de la marche », comme le fait observer Jean Bollack 30. Normalement, bêlos signifie « seuil », mais il semble difficile d’admettre un feu jaillissant vers l’extérieur « le long du seuil » (on s’attendrait plutôt à ce qu’il franchisse le seuil, ce qui implique un autre mouvement). Le mot bêlos est dérivé de bainein, qui signifie « marcher », et, autant qu’un autre mot signifiant « seuil », à savoir oudos, il devrait pouvoir être le synonyme de hodos, « chemin »31. C’est le « chemin » du marcheur nocturne (vers 6) et de l’être humain (vers 11) qui est visé. Plus la lumière du feu s’étend le long de ce « chemin » (ou de cette « sente »), plus son éclairage avance32. Le feu brille, tout droit devant, « de rayons infatigables ». Ces rayons s’appellent aktines chez Empédocle : ce sont donc des « rayons lumineux » (et non seulement des « rayons visuels »), d’autant plus qu’il s’agit de rayons provenant d’un « feu ».

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27Pour Jean Bollack, le fragment 84 ne concerne que l’anatomie de l’œil et non pas la perception visuelle33. Puisque Bollack jouit d’une autorité bien méritée dans le domaine des études empédocléennes, il faut par conséquent examiner sa position pour essayer de cerner ses raisons.

28Dans le fragment 89, Empédocle semble s’adresser à son auditeur (voire à son lecteur) pour qu’il se montre

γνούϛ, ὅτι πάντων εἰσὶν ἀπορροαί, ὅσσ᾿ ἐγένοντο,
conscient du fait que des effluves quittent toute chose qui existe34.

29Le mot grec qu’on traduit par « effluves » est aporrhoai. Grâce à l’exposé de la théorie d’Empédocle chez Théophraste 35, nous pouvons nous donner une idée du rôle des « effluves ». La perception visuelle dépend du flux d’informations visuelles quittant les objets et qui pénètrent dans l’œil par de très petits orifices, poroi (dont les propriétés vont les rendre capables ou incapables de recevoir telle effluve). Pour Bollack, la théorie d’Empédocle se réduit en effet à cette réception d’effluves par l’œil : « Nulle part il n’est dit qu’Empédocle expliquait la vision à l’aide du rayon émis par l’œil, comme les effluves s’échappent des objets »36.

30Après avoir cité les dix hexamètres d’Empédocle sur la « lanterne de l’œil », Aristote écrit : « Tantôt Empédocle déclare que l’on voit ainsi, tantôt il soutient que la vision se produit grâce aux effluves des objets vus, ὁτὲ μὲν οὕτωϛ ὁρᾶν φησίν, ὁτὲ δὲ ταῖϛ ἀπορροιαῖϛ ταῖϛ ἀπὸ τῶν ὁρωμένων »37. La façon dont Aristote s’exprime semble d’abord vouloir dire que, successivement, Empédocle a soutenu deux positions opposées38. C’est ainsi que, dans le passé, certains chercheurs ont pu comprendre le passage39. Mais pas Bollack 40, pour qui les rayons provenant du feu de l’œil « ne sortent pas de l’œil dans la théorie d’Empédocle », puisque cette théorie ne concerne que la réception des « effluves »41. Comment réussit-il à réconcilier cette position avec les onze hexamètres que nous venons de lire ?

31En regardant les analyses diverses proposées au sujet de la comparaison entre l’œil et la lanterne chez Empédocle, on se rend compte que Bollack est le représentant d’une position assez particulière sans être inédite cependant42. Pour Bollack, l’analogie fait intervenir, d’un côté, la lanterne dans la nuit venteuse, de l’autre, la pupille dans la sphère aqueuse de l’œil (« lanterne = pupille, nuit = humeur aqueuse dans l’œil », écrit-il en effet43). L’immensité de la nuit correspondrait donc à la sphère de l’œil. Avec cette interprétation, l’idée que la lumière du feu quitte l’œil est éliminée (car la lumière reste à l’intérieur de l’œil), et Bollack peut soutenir que la perception est la conséquence des seules « effluves ». Au fond, l’interprétation de Bollack ne diffère pas vraiment de celle qui voit une contradiction dans la phrase citée précédemment (« Tantôt… tantôt… »). Elle élimine la contradiction, en niant que la lumière de la pupille franchisse la limite de l’œil. Si les rayons de la lanterne ne franchissent pas les limites de l’espace nocturne, les rayons de la pupille n’arrivent pas plus loin que la cornée. Mais que faire alors de la question d’Aristote (et qui sous-entend que les « rayons lumineux » sortent non seulement de la pupille mais encore de l’œil) : « Si la vision se produisait, la lumière sortant de l’œil comme d’une lanterne, pourquoi la vue ne verrait-elle pas aussi dans l’obscurité ? »44

32D’abord, Bollack comprend l’expression kata bêlon (vers 4) comme signifiant « par delà le seuil »45 ; ensuite, il le traduit par « sur le seuil de la lanterne », ou « mieux », ajoute-t-il, par « tout au long de la marche »46. J’ai déjà eu l’occasion de discuter la dernière interprétation, que j’ai fait mienne. Le vers 4 signifie ainsi, pour Bollack, « tout au long de la marche, le feu brille de ses rayons infrangibles ». Or, plus loin, il soutiendra, à juste titre, que le texte d’Empédocle, interrompu par Aristote au milieu d’une phrase, a dû se poursuivre avec « un vers analogue au vers 6 » 47, de même que le vers 10 répète le vers 5. Dans ce cas, les « rayons infatigables » du feu de l’œil suivent le « chemin » ou la « sente » que l’œil a devant lui (au vers 11) et ne s’arrêtent pas à la limite constituée par ce que nous appelons la cornée. Autrement dit, ils ne s’arrêtent pas à la limite entre la sphère aqueuse de l’œil et l’air extérieur.

33L’interprétation artificielle proposée par Bollack veut que la nuit de tempête se rapporte à la petite lampe d’huile protégée par la lanterne comme la sphère aqueuse de l’œil au feu de la pupille protégé par les membranes : si la lumière de la lampe passe à travers les voiles de la lanterne pour sortir dehors (exô) dans la nuit obscure, la lumière de l’œil sortirait de la pupille dans la sphère aqueuse pour s’arrêter à la limite de cette même sphère aqueuse. Elle ne sortirait donc pas de l’œil. Or, cette façon de comprendre l’analogie est contredite par la restitution, plus que plausible, du vers 11 par Bollack lui-même : dans ce vers, kata bêlon ne peut pas désigner la limite de la sphère aqueuse de l’œil mais, au contraire, la direction, en dehors de l’œil, que les rayons du feu de la pupille suivent — le long du chemin que l’être humain a devant lui.

34Si l’interprétation de l’analogie par Bollack s’empêtre dans cette contradiction, que devons-nous mettre à sa place ?

  1. 35D’un côté, nous avons la lampe à huile, dans laquelle le feu brûle derrière les voiles translucides de la lanterne, empêchant le vent extincteur d’entrer. Mais puisque l’air ou le vent est transparent, rien n’empêche que la lumière de la lanterne ne brille au-delà son milieu immédiat « venteux ».

  2. 36De l’autre côté, nous avons la pupille, dans laquelle le feu est logé derrière de fins linges translucides, empêchant l’eau extinctrice d’entrer. Mais puisque l’eau est transparente, rien n’empêche que les rayons du feu n’arrivent au-delà de leur milieu immédiat « aqueux » pour quitter l’œil (ainsi que le présuppose Aristote).

37Impossible donc d’évacuer, à la manière de Bollack, ce qui semble être une contradiction dans la théorie d’Empédocle (entre les rayons qui sortent et les effluves qui entrent) ; nous voici obligés de chercher une autre solution au problème.

38*

39typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrephysiqueoptiqueDans son livre sur l’optique ancienne, ainsi que je l’ai dit, Gérard Simon insiste sur le rayon visuel qui, selon une idée largement partagée par les anciens, part de l’œil en direction des objets. Pourtant, Simon n’ignore pas le rôle joué par les « effluves » dans la théorie d’Empédocle : « Empédocle […] comparait l’œil à une lanterne où brûle une flamme dont la lueur s’échappe au loin […], sans que cela soit incompatible avec l’existence à sa surface de pores adaptés à la réception d’effluves »48. À l’appui de ce résumé succinct, qui suggère que la lumière sort non seulement de la pupille mais encore de l’œil, Simon cite la « remarquable analyse » que Bollack a consacrée à la « conception empédocléenne de l’œil et de la vision »49, renvoi étonnant au vu de la position de Bollack, pour qui le feu, tout en sortant de la pupille, reste enfermé par l’œil, ainsi que nous l’avons déjà pu le constater : « Nulle part il n’est dit qu’Empédocle expliquait la vision à l’aide du rayon émis par l’œil […] ».

40En principe, Simon a pourtant raison contre Bollack. Inutile d’essayer de « sauver » Empédocle en évacuant ce qui peut sembler être une contradiction gênante dans sa théorie. En revanche, le fragment 84 d’Empédocle nous permet de préciser la portée de la critique que Simon, non sans raison, adresse à ceux de ses prédécesseurs qui traduisent opsis par « rayon lumineux ». Selon Simon, dont le sujet est l’optique euclidienne et post-euclidienne, il n’est pas exact de se représenter une opsis comme un « rayon lumineux ». Nous devons nous représenter une opsis comme un « rayon visuel »50. Cela vaut certainement pour Euclide. Mais chez Empédocle, en définitive, nous avons affaire à une aktis, à un « rayon », qui ne peut être qu’un « rayon lumineux » (ou, dans les termes de Simon lui-même, une « lueur qui s’échappe au loin »)51. Car même si nous devons lire pur, « feu », au vers 5 du fragment 84 et non pas phôs, « lumière »52, il est clair que le feu dont il est question est une source de lumière (laissons à plus tard la question de savoir de quel genre de « lumière » il s’agit).

41Si je cite le livre de Gérard Simon, ce n’est pas parce qu’il m’est utile dans ma lecture de Bollack ou parce qu’il faut souligner que sa critique du concept « rayon lumineux » ne concerne pas Empédocle. La raison en est une autre et d’une dignité tout à fait différente. Car, dans l’esprit de Michel Foucault, Simon a entrepris une archéologie du regard, où la représentation ancienne de la vision s’oppose à un prétendu consensus moderne dans ce domaine. Si l’on simplifie un peu, Simon situe la coupure épistémologique entre l’ancienne optique et la moderne au début du xvii e siècle – avec la découverte de la rétine par Kepler en 1604 et la conséquence philosophique de cette découverte chez Descartes une trentaine d’années plus tard (La Dioptrique, 1637). L’optique des anciens est du coup « caduque » et représentera désormais un savoir qui devient littéralement impensable pour nous modernes : « Le flux visuel n’est pas seulement par là intransposable dans notre culture ; par ses conséquences, il y est même au sens strict impensable, à moins d’un effort de reconstitution quasi ethnologique de tout ce qu’il implique et de l’ensemble des a priori qui le rendaient plausible » 53.

42Notre propre perception, écrit Simon, comporte trois phases différentes : « La première, d’ordre physique, se produit dans le milieu extérieur et s’achève aux récepteurs de nos organes sensoriels. La seconde, nerveuse, permet la transmission d’information jusqu’au cerveau. Enfin la dernière, centrale, est la seule à s’accompagner de conscience. Nous distinguons ainsi soigneusement de nos représentations mentales leurs conditions d’apparition physiques et physiologiques »54. À peine vingt pages plus haut, il décrit la révolution cartésienne dans les mêmes termes55. « Nous » serions par conséquent cartésiens. Mais, dans une telle « archéologie du regard », comment situer la Théorie des couleurs de Goethe, publié bien en-deça (en 1810) de la coupure épistémologique ? Déjà dans son Introduction, Goethe représente une perspective très proche du Timée de Platon (même s’il préfère citer l’« ancienne école ionienne » et Jakob Böhme)56.

43Dans son livre Awakenings 57, Oliver Sacks décrit un phénomène sur lequel j’ai choisi d’attirer l’attention afin de mettre en question, à l’aide d’un exemple concret, l’assurance avec laquelle un Gérard Simon disqualifie la représentation que se faisaient les anciens de la perception visuelle, représentation jugée totalement « caduque », notamment par le fait que la perception y est le résultat d’un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur – en contraste net avec la représentation moderne (qui, dans le mouvement du monde extérieur à la conscience, voit l’essentiel). Mon intention est donc seulement une mise en question de nos propres présupposés, mais cela ne me semble pas manquer d’importance – dans la mesure où elle peut nous éviter une attitude condescendante face aux représentations anciennes de la perception visuelle.

44Le livre de Sacks décrit d’abord une maladie mystérieuse, la « maladie du sommeil » (sleeping-sickness) ou, en latin, encephalitis lethargica qui, de l’hiver 1916-1917 jusqu’en 1927, frappait un grand nombre de victimes dans le monde, dont certains, hospitalisées, allaient passer des décennies dans un état de catatonie, incapables de communiquer avec leur entourage. Aux États-Unis, grâce à un traitement à L-DOPA, on réussit, un demi-siècle plus tard, à ramener, pendant des périodes plus ou moins longues, certains de ces patients à quelque chose ressemblant à une vie normale et Awakenings consiste pour l’essentiel en des journaux médicaux de ces patients.

45pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionAprès traitement, on a constaté, chez certains patients, des changements dans la perception visuelle : « Mme Y. et d’autres patients ayant été sujets à des épisodes de “vision cinématique” m’ont parfois parlé d’un phénomène extraordinaire (et que j’aurais cru impossible) : il pouvait se produire que telle ou telle image particulière se déplace en avant ou en arrière de celles qui la suivaient ou la précédaient logiquement, si bien que tel ou tel “moment” donné de la scène qu’ils observaient leur semblait arriver trop tôt ou trop tard. Par exemple, un jour que son frère se trouvait là, Hester eut une vision cinématique d’une cadence d’environ trois ou quatre images par seconde – autrement dit si lente que la différence entre deux images était nettement perceptible. Elle eut l’immense surprise, alors qu’elle était en train de regarder son frère allumer sa pipe, d’observer tout à coup la séquence suivante : elle vit, d’abord, le frottement de l’allumette contre la boîte ; ensuite, la main de son frère tenant l’allumette enflammée, et ayant “sauté” à quelques centimètres de la boite ; puis l’allumette enflammant le fourneau de sa pipe ; et, alors seulement, en quatrième, cinquième, sixième positions, etc., les étapes “intermédiaires” durant lesquelles, par à-coups, la main de son frère tenant l’allumette l’approcha de sa pipe pour l’allumer. Ainsi – aussi incroyable que cela puisse paraître –, Hester vit donc réellement la pipe de son frère être allumée plusieurs images trop tôt ; elle-vit, en quelque sorte, le “futur”, un peu avant le moment où elle aurait le voir… Si nous acceptons sur ce point le récit d’Hester (si nous n’écoutons pas nos patients, nous n’apprendrons jamais rien), nous sommes contraints d’envisager une ou plusieurs nouvelles hypothèses sur la perception du temps et la nature des “moments” qui le composent »58.

46Cette citation du livre de Sacks suggère, me semble-t-il, que la perception visuelle serait fondamentalement téléologique, cela en contraste très net avec les représentations fondées sur l’idée d’une réception passive de données sensorielles, que nous avons tendance à opposer à la façon antique, « caduque », de comprendre la vision. La perception visuelle serait-elle, d’une manière qu’il faudrait préciser, déterminée par la pensée ? Serait-elle peut-être même inextricablement liée à la pensée ? Pour « nous modernes », la citation contient en tout cas des éléments inconfortables, qui devraient saper la certitude avec laquelle « nous » avons tendance à nous prononcer sur la perception visuelle.

47Avant de retourner à Empédocle, qu’on me permette d’invoquer quelques lignes de Wittgenstein, qui, de leur manière, expriment ce que j’ai voulu dire par la citation de Awakenings : « Certaines choses relatives à la vision nous semblent énigmatiques, parce que la vision en elle-même nous semble trop compréhensible »59.

48*

49Bien entendu, Gérard Simon a raison lorsqu’il affirme que Descartes marque le moment de la séparation entre la psychologie et la physique et que la lumière de la physique moderne n’a pas d’équivalent dans l’optique des anciens. Contrairement à l’optique euclidienne, l’optique moderne n’a pas besoin d’un sujet qui voit. En outre, sa conception de la lumière n’est pas celle de l’optique ancienne. Et si la conception de la lumière propre aux anciens n’est pas (et ne peut pas être) celle de la physique moderne, nous devons par conséquent nous demander – dans un « effort de reconstitution quasi ethnologique » – ce que signifie le mot « lumière » pour les anciens Grecs ; la réponse à cette question devrait ensuite orienter notre interprétation du « feu » dans le fragment 84 d’Empédocle, où il est la source de lumière pour la lanterne aussi bien que pour l’œil. Sa lumière « jaillit vers l’extérieur » aussi bien lorsqu’il est question de la lanterne que de l’œil ; elle « brille le long de la sente de ses rayons infatigables » à la fois dans le cas du marcheur nocturne et de l’être humain qui voit. En même temps – ou peut-être dans un deux ième temps, si nous respectons la citation d’Aristote 60 à la lettre –, l’œil reçoit, dans ses orifices microscopiques (« pores »), l’information visuelle provenant des objets.

50Qu’est-ce que la « lumière » des anciens Grecs, si elle n’est pas (et ne peut pas être) identique à celle de la physique moderne ? Regardons en toute simplicité comment le Liddell-Scott-Jones traduit un mot comme augê (nous aurions également pu choisir phaos ou phôs, par exemple) : 1. lumière du soleil, au pluriel rayons du soleil ; 2. l’Orient ; 3. aube, point du jour ; 4. toute espèce de lumière brillante (d’un feu, d’un éclair ou d’une lanterne) ; 5. au pluriel rayons lumineux (des yeux) ou bien les yeux eux-mêmes ; chez Platon, on note l’expression « lever l’œil de l’âme vers le ciel » ; 6. éclat (d’objets polis, en particulier d’objets de métal). – Les significations 1, 4 et 6 ne posent pas de problèmes du point de vue moderne ; les significations 2 et 3 constituent des emplois figurés, faciles à comprendre, de la lumière du soleil levant. La signification 5 est celle qui sort de la série, par le fait que le mot peut être employé, au pluriel, pour désigner les « rayons lumineux des yeux » et parfois simplement les « yeux » seuls ; en outre, la citation de Platon 61 parle de l’« œil de l’âme », hê tês psukhês augê, qu’on « lève » vers le ciel. On peut ajouter qu’un adjectif comme têlaugês, formé de têle- et augê, signifie « visible au loin » (passif) aussi bien qu’« au regard qui porte loin » (actif). L’idée qu’un astre « brille au loin » ne nous choque pas ; mais que le même astre soit doté d’un « regard qui porte loin » de la même façon qu’un œil humain, voilà ce qui convient moins bien à notre conception moderne.

51Pour résumer : avec le mot augê, les anciens Grecs désignaient non seulement la lumière provenant de sources diverses du monde extérieur (soleil, feu, lampe) mais également la lumière qui part de l’œil et pour laquelle l’optique moderne n’a pas de place, après l’avoir exclue de son domaine. Contrairement à nous modernes, les Grecs anciens avaient donc une conception non différenciée de la lumière, ce qui leur permet d’employer le même terme pour désigner : 1. la lumière « physique », qui est par exemple celle du soleil ; 2. la lumière « psychique », qui est celle du voir actif, une lumière que nous pouvons appeler la « lumière de l’attention » ou « de l’intelligence » pour la distinguer de la première. Mais pour les Grecs cette distinction n’existe pas62 ; en tout cas, pas de la même façon que pour nous, même si Aristote est proche d’une position moderne dans sa critique, apparemment de « bon sens », d’Empédocle et du Timée de Platon 63.

52Or, si la lumière grecque est une lumière non différenciée, cela signifie en même temps que la « lumière de l’intelligence » ne peut pas être considérée comme une métaphore tirée de la physique (la lumière en tant que phénomène étudié par la physique). Dans notre perspective, une expression comme la « lumière de l’intelligence » est sans doute une métaphore qui utilise un phénomène physique pour exprimer, au figuré, une réalité psychique. Mais si la conception moderne de la lumière n’existe pas dans la Grèce ancienne, nous nous rendons coupables d’un anachronisme grave, si nous considérons la « lumière de l’intelligence » chez Empédocle comme une métaphore tirée de la physique – c’est-à-dire de la physique moderne.

53Et la « lumière de l’intelligence » n’est pas une expression que j’ai choisie au hasard. Dans le fragment 17 d’Empédocle, nous lisons :

τὴν σὺ νόῳ δέρκευ, μηδ᾿ ὄμμασιν ἦσο τεθηπώϛ,
regarde-La avec ta pensée et ne reste pas là stupéfait par tes yeux64 !

54Le fait de « regarder avec la pensée » s’oppose au fait de voir « de ses seuls yeux » (ommasin), et même si le passage ne concerne pas la perception de la réalité ordinaire (tên, « Elle », désigne Aphrodite), le fragment nous invite à considérer l’expression « regarder avec la pensée » comme un voir actif, unificateur et créateur de sens, qu’Empédocle oppose à un voir passif ou « stupéfait », récepteur d’effluves dans un désordre déconcertant.

55*

56Nous voici revenus au point de départ. Car celui qui regarde « de ses seuls yeux » dans le fragment 17 doit être quelqu’un qui, dans les termes de Wittgenstein, est aspect-blind, « aveugle à l’aspect », puisque ses « seuls yeux » sont insuffisants. Certes, le passage cité concerne la perception d’un processus cosmique, mais on voit mal pourquoi son raisonnement ne serait applicable à l’expérience sensorielle plus ou moins quotidienne. Son principe doit être valable à tous les niveaux. Alors, la question se pose : si l’aspect-blindness – ou la « cécité de l’aspect » – de celui qui voit concerne les objets plus ordinaires de la perception visuelle, comment se présente une telle « cécité de l’aspect » ?

57Nous avons déjà constaté que « celui qui ignore les lettres » pouvait voir les lettres en tant que grammata mais non pas en tant que stoikheia. C’était dans la perspective de la lecture qu’il était « aveugle à l’aspect ». Si nous imaginons que « celui qui ignore les lettres » ne voit même pas que ce sont des lettres qu’il a devant lui, on pourrait dire que sa « cécité de l’aspect » est plus radical qu’au cas où il les aurait reconnues comme des grammata. Si – au risque de perdre Wittgenstein de vue – nous radicalisons son aspect-blindness jusqu’au bout, nous finirons par arriver à un point où l’information visuelle n’est plus reconnaissable du tout. Un tel degré zéro de la perception visuelle est attesté dans la littérature médicale. On le retrouve chez les sujets qui, nés aveugles, ont été opérés de leurs yeux avec succès65.

58L’aspect-blindness de celui qui vient de se faire opérer avec succès pourrait sans doute être qualifiée de totale et représente un degré zéro auquel il ne voit pas encore, dans les termes d’Empédocle, « avec sa pensée », noôi. Dans les termes de Ménandre, il « voit sans voir » – ses yeux sont ouverts et reçoivent de l’information visuelle, mais sa pensée n’« éclaire » pas ce qu’il voit. Lorsque la forme la plus radicale de son aspect-blindness a disparu, son œil peut commencer à voir au sens d’Empédocle. Car, selon le philosophe d’Agrigente, un véritable voir doit remplir deux critères : il doit être fondé à la fois sur la lumière de l’intelligence et sur l’information visuelle venue du dehors. Autrement dit, la vision n’est ni une émission active de lumière ni une réception passive de lumière mais uniquement le résultat d’une « alternance » de la vision active et passive66.

59En gardant à l’esprit ce double mouvement de la lumière, nous pouvons maintenant, pour finir, retourner à Aristote. Plus précisément, au passage déjà cité où le philosophe commente sa propre citation des dix hexamètres d’Empédocle : ὁτὲ μὲν οὕτωϛ ὁρᾶν φησίν, ὁτὲ δὲ ταῖϛ ἀπορροιαῖϛ ταῖϛ ἀπὸ τῶν ὁρωμένων, écrit-il, ce que j’ai traduit – en me conformant aux traductions des éditions Budé et Loeb mais également à celle de Bollack – de la manière suivante : « Tantôt Empédocle déclare que l’on voit ainsi, tantôt il soutient que la vision se produit grâce aux effluves des objets vus ». Pour être comprise correctement, cette phrase doit pourtant être lue avec celle qui introduit la citation chez Aristote : Ἐμπεδοκλῆϛ δ᾿ ἔοικε νομίζοντι ὁτὲ μὲν ἐξιόντοϛ τοῦ φωτόϛ, ὥσπερ εἴρηται πρότερον, βλέπειν · λέγει γοῦν οὕτωϛ · "ὡϛ δ᾿ ὅτε τιϛ (…)", « Empédocle semble croire que l’on voit grâce au fait que tantôt la lumière sort, ainsi qu’on vient de le dire ; car il s’exprime en tout cas de la manière suivante : “Comme lorsqu’un homme […]” ».

60La phrase qui suit immédiatement après la citation d’Empédocle doit par conséquent se traduire de la façon suivante : « Il dit que tantôt on voit de cette façon-là [“grâce au fait que la lumière sort”], tantôt grâce aux effluves des objets vus ». Autrement dit, hote men et hote de (« tantôt/tantôt ») se rapportent à l’infinitif horan, « voir », et non pas à phêsin, « il dit ». Déjà, avant la citation d’Empédocle, Aristote pense à l’alternance des deux façons de voir, lorsqu’il écrit hote men exiontos tou phôtos, « grâce au fait que tantôt la lumière sort », et, immédiatement après la citation, il reprend sa pensée lorsqu’il dit hote men houtôs, « tantôt de cette façon-là », pour la compléter aussitôt en écrivant hote de tais aporrhoiais, « tantôt grâce aux effluves ».

61Il semble évident qu’Aristote a eu à l’esprit l’alternance de la vision active et passive (« tantôt/tantôt »). Donc, le « double mouvement » du voir. Autrement dit, nous devons penser que la phrase d’Aristote se réfère au fait que, dans la théorie de la perception visuelle d’Empédocle, l’émission de lumière coexiste avec la réception de lumière (et qu’elle ne signifie pas qu’Empédocle a changé d’avis). Et, de façon fondamentale, la pensée d’Empédocle se caractérise, précisément, par la théorie du « double mouvement » :

δίπλ᾿ ἐρέω · τοτὲ μὲν γὰρ ἓν ηὐξήθη μόνον εἶναι
ἐκ πλεόνων, τοτὲ δ᾿ αὖ διέφυ πλέον᾿ ἐξ ἑνὸϛ εἶναι.
Je proclame le double mouvement. Car tantôt l’un atteint son unité
à partir du multiple, tantôt le multiple se réalise à partir de l’un67.

62D’un côté, Empédocle compte sur la force unificatrice d’Aphrodite et de l’Amour, la force par laquelle, par exemple, les grammata deviennent des stoikheia ; de l’autre, il compte sur la force de la Discorde, la force par laquelle, par exemple, la parole parlée est déformée et morcelée en grammatadans sa notation alphabétique68. Je voudrais en outre faire observer que les phrases qu’Aristote place avant et après la citation des dix hexamètres semblent faire écho à Empédocle : on y retrouve la répétition de l’adverbe tote(tote men/tote de, « tantôt/tantôt »), modifié par Aristote en hote (hote men/hote de, « tantôt/tantôt »). Le fait que les deux théories, celle de la lanterne de l’œil et celle des effluves des objets, apparaissent, chez Aristote, dans un ordre qui correspond à l’évocation de l’Amour (du multiple à l’un) et de la Discorde (de l’un au multiple) dans le fragment 17 semble confirmer que la théorie de la perception visuelle d’Empédocle était fondée sur ces deux « phases » et qu’Aristote l’a compris.

63La question se pose alors de savoir comment nous devons comprendre cette « alternance » entre l’Amour (union) et Discorde (morcellement) qu’Empédocle exprime avec tote men/tote de et Aristote avec le plus prosaïque hote men/hote de . Il semble absurde de penser que l’éclairage de la « lanterne de l’œil » cesse pour permettre à l’information visuelle d’entrer dans l’œil, et vice versa, même en assumant que l’« alternance » se passe à une vitesse extrême. Si, encore une fois, nous pensons aux « aspects » de Wittgenstein et en particulier à ce qu’il dit au sujet de la figure du lapin-canard, il devient possible de donner un sens à l’« alternance » entre l’Amour (l’émission de lumière) et la Discorde (la réception des effluves) chez Empédocle.

64La figure que Wittgenstein utilise représente, ainsi qu’on l’a vu, « tantôt » un canard, « tantôt » un lapin. Tous deux, le canard et le lapin se trouvent là tout le temps, mais il est impossible pour nous de voir les deux en même temps. Le canard est orienté à gauche, le lapin est orienté à droite ; la perception du canard exclut la perception du lapin, et vice versa. D’autres figures, connues des manuels de psychologie, fonctionnent selon le même principe. Or, si nous transposons ce schéma à notre « alternance », cela voudrait dire que l’Amour et la Discorde sont actifs de façon incessante mais qu’il nous n’est possible de porter notre attention que sur l’un d’eux à la fois. Ce qui vaut pour la formule, plus générale, du fragment 17, cité ci-dessus, où une réelle alternance entre activité et inactivité serait absurde, vaut sans doute aussi pour la perception visuelle dans le fragment 84. Selon Aristote, la métaphore de la lanterne concernerait ainsi l’aspect actif du voir, tandis que les effluves en constitueraient l’aspect passif, sans que ces deux aspects soient successifs en dehors de notre représentation du processus. L’activité de l’Amour est orientée dans un sens, l’activité de la Discorde dans le sens opposé. Le fait de porter l’attention sur l’un des deux aspects exclut la possibilité de porter l’attention sur l’autre. Cette alternance d’aspects n’a rien en commun avec le changement de position ou de perspective qui est suggéré par la traduction courante (« tantôt il dit a, tantôt il dit b »).

65Nous arrivons ainsi à la conclusion peu surprenante que la théorie de la perception visuelle chez Empédocle est soumise à sa théorie plus générale du « double mouvement ». (« Pourquoi ne devrait-elle pas y être soumise ? » aurions-nous peut-être dû nous demander). Le fragment 88 en est sans doute la preuve, puisqu’il semble donner une formulation concise au « double mouvement » de la perception visuelle. Ni l’émission de lumière ni la réception ne peut seule expliquer la « vision », ops (= opsis) ; ni le rayon qui sort ni les effluves qui arrivent. Même si, pour des raisons analytiques, nous sommes obligés de considérer le processus comme une alternance continue d’« aspects », la vision n’a lieu que lorsque l’œil à la fois émet cette lumière de l’intelligence qui crée l’unité et reçoit l’effluve dans sa diversité non structurée :

[ ] μία γίγνεται ἀμφοτέρων ὄψ,
[ ] une devient, des deux, la vision69.
Notes
1.

Ce texte a une préhistoire qui doit être signalée d’entrée de jeu. Après avoir lu la traduction anglaise d’Empédocle par Kathleen Freeman (Ancilla to the Presocratic Philosophers, Cambridge, Mass., 1996 [1948]), mon frère, Håkan Svenbro, psychologue, m’a posé une question dont le sens était celui-ci : « Les fragments 84 et 89 Diels-Kranz ne devraient-ils pas être interprétés en rapport avec la position de principe énoncée dans les deux premiers vers du fragment 17, ce qui permettrait au fragment 88 de retrouver son sens ? » Les pages qui suivent constituent ma réponse à sa question. Je lui dois donc leur idée de fond. En les élaborant, je l’ai consulté pour en discuter certains aspects.
Des versions préliminaires du texte ont été présentées aux séminaires d’Elizabeth Hatz, École d’architecture (Kungliga Tekniska Högskolan), Stockholm, en mai 2003 et de Jan Willner, Département de philosophie, Université de Linköping (Suède), en décembre 2003 : que les participants soient remerciés pour les remarques qu’ils m’ont faites et dont j’ai essayé de tenir compte. Je tiens également à remercier Mats Rosengren (Göteborg), qui, pendant son séjour au Centre Louis Gernet en 2002-2003, a lu d’autres versions encore en m’apportant ses observations critiques et amicales.

2.

L. Wittgenstein, Philosophical Investigations (1953), tr. angl. G.E.M. Anscombe, Oxford, 31968, deuxième partie, chapitre xi, pp. 193 sqq. (tr. fr. P. Klossowski, Paris, 1986 [1961], pp. 325 sqq.).

3.

Eschyle, Prométhée enchaîné, 447.

4.

Sophocle, fr. 837 2Nauck.

5.

Polybe, XII, 24, 6.

6.

Démosthène, Contre Aristogeiton, I, 88-89.

7.

Wittgenstein, op. cit., p. 213 (tr. fr. p. 346).

8.

Ibid., p. 194. Wittgenstein utilise une version simplifiée de la figure qu’on trouve dans J.-J. Jastrow, Fact and Fable in Psychology, Londres, 1901, p. 295.

9.

Voir par exemple H. Fränkel, « Xenophanesstudien », Hermes, 60, 1925, pp. 185 n. 4 et 186 n. 1.

10.

L’étymologie du terme grec mustêria n’est pas sans importance ici, puisqu’il est dérivé du verbe muein, signifiant « fermer les yeux ».

11.

Matthieu, 13, 13.

12.

Isaïe, 6, 9-10 ; cf. Jean, 12, 40.

13.

Ménandre, Gnômai, 438.

14.

Voir ma communication « EYERITE. The Greek Alphabet and its Metaphysics of Presence » (le 20 mars 2004), à paraître dans les actes du colloque Vokalernas vagga (« Le berceau des voyelles »), Université de Stockholm.

15.

Pour la distinction grammata/stoikheia, voir les scholies à Denys le Thrace,Tekhnê grammatikê, dans Anecdota Graeca, II, pp. 772, 7-8 ; 772, 17-19 ; 795, 1-2 Bekker.

16.

Au moins depuis Pindare, Olympiques, 10, 1. Cf. « La lecture à haute voix. Le témoignage des verbes grecs signifiant “lire” », dans Cl. Baurain, C. Bonnet et V. Krings (éd.), Phoinikeia Grammata. Lire et écrire en Méditerranée, Liège-Namur, 1991, pp. 539-548.

17.

Euclide, Optique, 1, pp. 1, 21-3, 9 Heiberg.

18.

Ibid., p. 1,4-6 (« La figure circonscrite par les rayons visuels est un cône qui a son sommet dans l’œil et sa base aux limites deshorômena »).

19.

G. Simon, Le regard, l’être et l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité, Paris, Le Seuil, 1988.

20.

Ibid., pp. 22-25.

21.

Platon, Timée, 45 b-d ; tr. fr. A. Rivaud.

22.

Aristote, De la sensation et des sensibles, 437 b 10-14, tr. fr. R. Mugnier = Empédocle, fr. A 91 Diels-Kranz.

23.

Platon, Timée, 45 d-e.

24.

Aristote, De la sensation et des sensibles, 437 b-438 a ; j’utilise le texte de J. Bollack, Empédocle, I, Introduction à l’ancienne physique, Paris, Éditions de Minuit, 1992 (1965), p. 135.

25.

Cf. B. Snell, Die Entdeckung des Geistes, Hambourg, 31955, pp. 284-298.

26.

Voir le commentaire de J. Bollack, Empédocle, II, Les Origines (Commentaires I et II), Paris, 1992 (1969), pp. 321-322.

27.

Empédocle, fr. 86 Diels-Kranz.

28.

Liddell-Scott-Jones, s.v. πήγνυμι, II.

29.

Les vers 6-7 seraient donc identiques aux vers 10-11 ; cf. Empédocle, fr. 17, 1-2 Diels-Kranz = ibid. 16-17, cités infra, p. 68, et surtout fr. 25 avec sa prise de position très nette en matière d’auto-citation : « Car ce qu’il faut dire, il est beau de le dire par deux fois ».

30.

Voir le commentaire de Bollack, op. cit., II, pp. 323-324, auquel je dois beaucoup.

31.

Voir Odyssée, XVII, 196, cité par Bollack, op. cit., II, p. 324, n. 1.

32.

Je sous-entends toson avec v. 8 lampesken en corrélation avec hoson dans le vers précédent : « Le feu jaillissant sur l’extérieur, exô diathrôiskôn, éclaire autant, toson, qu’il est, hoson êen, de plus en plus étendu, tanaôteron ». Ici, tanaon esti signifie pratiquement tetatai, « il s’est éténdu, ou diffusé » (comme dans Empédocle, fr. 135, 2 Diels-Kranz). Héliopè est tanaôpis, « aux regards qui s’étendent loin », dans le fr. 122, 1 Diels-Kranz.

33.

Bollack, op. cit., II, p. 316 : selon Bollack, les hexamètres sur la lanterne sont cités par Aristote parce qu’ils illustrent la « nature de l’œil » ; c’est ailleurs qu’Empédocle a expliqué la « perception visuelle ». D. O’Brien, « The Effect of a Simile : Empedocles’ Theories of Seeing and Breathing », Journal of Hellenic Studies, 90, 1970, p. 146 : « The true purpose of Empedocles’ image, I suggest, is simply to describe the composition and the structure of the eye […] ». Cf. infra, n. 40.

34.

Empédocle, fr. 89 Diels-Kranz.

35.

Théophraste, De la sensation et des sensibles, 7 = Empédocle, fr. A 86 Diels-Kranz.

36.

Bollack, op. cit., II, p. 315.

37.

Aristote, De la sensation et des sensibles, 438 a 4-5.

38.

Dans mon travail sur la lecture, j’ai eu le tort de rattacher ce « changement » de la position d’Empédocle à l’invention de la lecture silencieuse : voir Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, 1988, pp. 193-194.

39.

Voir D. O’Brien, art. cit., pp. 142 et 146. Bollack, op. cit., II, p. 315, n. 2, écrit à ce sujet : « […] on a tiré d’Aristote la conviction qu’en ce qui concerne la vision, deux explications s’opposaient, dont on a porté la contradiction tantôt sur le compte d’Empédocle, tantôt d’Aristote ».

40.

Bollack, op. cit., II, p. 315 n. 2 : « Dans deux épisodes différents […], Empédocle décrivait deux sujets différents : l’anatomie et la perception, sans se contredire, en se complétant ». Autrement dit, le passage sur la « lanterne de l’œil » explique l’anatomie de l’œil, tandis que le fr. 89 Diels-Kranz – ainsi que le contexte dont il a fait partie – explique la perception visuelle. Mais si la comparaison avec la lanterne ne concerne que l’anatomie de l’œil, on comprend mal pourquoi Aristote, après l’avoir citée, la résume avec les mots suivants : « Tantôt il dit que nous voyons (verbe : horan) ainsi… ».

41.

Bollack, op. cit., II, p. 316.

42.

Voir O’Brien, art. cit., p. 159. Bollack, op. cit., II, p. 318, cite lui-même A.A. Long, « Thinking and Sense-Perception in Empedocles », Classical Quarterly, 16, 1966, p. 263.

43.

Bollack, op. cit., II, p. 329.

44.

Aristote, De la sensation et des sensibles, 437 b 11-14.

45.

Bollack, op. cit., I, p. 134.

46.

Bollack, op. cit., II, p. 323.

47.

Ibid., p. 328.

48.

Simon, op. cit., pp. 28-29.

49.

Ibid., p. 54 n. 13.

50.

Ibid., pp. 22-25.

51.

Voir aussi ibid., p. 28, où Simon lui-même apporte la nuance suivante : « Il faut toutefois admettre que le rayon visuel a toujours conservé quelque chose de son antique parenté à la lumière ».

52.

Voir l’apparat critique ad loc.

53.

Simon, op. cit., pp. 31-32.

54.

Ibid., p. 32.

55.

Ibid., pp. 13-14.

56.

J.W. Goethe, Farbenlehre (1810), I, G. Ott et H.O. Proskauer ed. (1979), Stuttgart, 61997, pp. 56-57.

57.

O. Sacks, Awakenings (1973), Londres, 21982, p. 103 ; tr. fr. 1987 ; nouvelle éd., Paris, 1993, sous le titre L’Éveil (dont j’utiliserai ici la traduction de C. Cler).

58.

Sacks, op. cit., pp. 102-103 ; tr. fr., p. 140 et n. 37.

59.

Wittgenstein, op. cit., p. 212 ; tr. fr., p. 345.

60.

Cité supra, p. 58.

61.

Platon, République, 540 a.

62.

Cf. W.J. Verdenius, « Empedocles’ Doctrine of Sight », Studia Vollgraff, Amsterdam, 1948, p. 162, sur l’indistinction entre material et mental chez les Présocratiques.

63.

Voir supra, p. 54.

64.

Empédocle, fr. 17, 21 Diels-Kranz.

65.

Voir par exemple R.L. Gregory, L’œil et le cerveau. La psychologie de la vision, tr. fr. de la 5e éd. anglaise [1998], Paris, 2000, pp. 194-203.

66.

Cf. J. Burnet, Early Greek Philosophy, Londres, 21908, p. 287, ainsi que l’article déjà cité de Verdenius, supra, n. 62, pour des interprétations allant dans le même sens.

67.

Empédocle, fr. 17, 1-2 (= 16-17) Diels-Kranz.

68.

Je rappelle que, selon la source du fr. 89 Diels-Kranz – à savoir Plutarque, Questions naturelles, 19, 916 d –, les aporrhoai (ou « effluves ») se placent du côté de la Discorde par le fait qu’elles émanent des objets qui sont par là diminués, voire détruits (phtheiretai) : ainsi, les aporrhoai font partie de la désintégration générale, nommée apoleipsis dans le fragment 17, 3 Diels-Kranz, et qualifiée de « double » parce qu’impliquant une genesis ou « génération » (de même que celle-ci implique une apoleipsis).

69.

Empédocle, fr. 88 Diels-Kranz. Bien entendu, amphoterôn a été compris comme se référant aux deux yeux, ophthalmôn (voir l’apparat critique ad loc.).