Rafael Mandressi

1espaces savantsterritoireville espaces savantslieubureau espaces savantslieulaboratoireLe temple, le cabinet particulier, la ville, l’université, l’hôpital, le laboratoire renvoient immédiatement à des espaces, mais aussi à des modes d’organisation de la production collective des savoirs. C’est ce que les études de cas qui suivent font apparaître. À partir de l’exemple du prêtre astronome à Uruk à l’époque hellénistique dans le texte d’Eleanor Robson, à partir de la figure de Leopold von Ranke dans celui de Kasper Eskildsen, et à partir de l’invention de l’insuline dans le texte de Christiane Sinding, sont institués des lieux d’observation et de tâtonnements, d’hypothèses et de calculs, d’exercice et de fabrication – fabrication d’idées, fabrication d’objets ; des lieux, en somme, de travail actif plus que de mise en commun ou d’échange de travaux accomplis. Il ne s’agit pas de sociétés savantes ou d’académies, même si, à certains moments de l’histoire et pour certains contextes, celles-ci ont pu abriter des activités de cette nature. Il serait davantage question de lieux se rapportant au modèle du « laboratoire ». Or le laboratoire scientifique a une existence historique et institutionnelle précise qu’il convient de ne pas brouiller en en dispersant le sens. À la notion de laboratoire, on préférera par conséquent celle, plus lâche, de lieux d’élaboration et de labeur.

2espaces savantslieuuniversité espaces savantscirculationréseau espaces savantslieumaison acteurs de savoircommunautéinstitutionCes lieux sont interconnectés : dans le faisceau d’institutions qui sont impliquées, par exemple, au début des années 1920, dans le processus de fabrication et de standardisation de l’insuline qu’analyse Christiane Sinding, on retrouve, outre l’industrie pharmaceutique et l’État, les universités et les hôpitaux. Si, entre 1830 et 1868, Leopold von Ranke tint son séminaire d’histoire à son domicile berlinois, nombre de ses disciples en transposèrent par la suite le modèle dans le cadre universitaire, en y instituant à leur tour leurs propres séminaires, rappelle Kasper Eskildsen. Les astronomes babyloniens d’Uruk dont Eleanor Robson dresse le portrait intellectuel et professionnel, tout en gravitant autour du temple d’Anu au Rêsh en tant que savants et prêtres à la fois, appartenaient à des familles au sein desquelles le savoir se produisait et se transmettait.

3construction des savoirsépistémologieméthode acteurs de savoirmodes d'interactioncollaboration construction des savoirséconomie des savoirsapplication industrielle typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéespharmacologieLes pratiques collectives de travail intellectuel et les produits qui en résultent ne sont pas l’expression d’espaces savants clos. Dès lors, au moins deux niveaux – celui qui correspond effectivement à chacun de ces espaces savants et celui des configurations de leurs connexions, singulières – sont à considérer et à examiner de manière spécifique. Ainsi l’histoire de la standardisation de l’insuline est-elle celle d’un processus complexe où la nature des liens tissés entre les divers acteurs institutionnels impliqués joue un rôle central : le Département de physiologie de l’Université de Toronto, les laboratoires pharmaceutiques Connaught du Canada et Eli Lilly des États-Unis, le Comité de l’insuline créé par l’Université, un laboratoire créé à son tour par ce comité, des cliniques et des hôpitaux, entre autres. Des enjeux scientifiques certes, mais aussi économiques et politiques y président ; les tâches relevant de la fabrication, du contrôle des dosages biologiques, de la définition des unités d’insuline à injecter aux patients – physiologique, clinique, administrative – obéissent à une logique de distribution des compétences et des responsabilités négociée entre les partenaires et régulée par les États, réaménagée au cours du temps au gré de l’irruption de nouveaux acteurs. On se trouve face à un jeu d’équilibres et de circulations, de milieux professionnels, de contraintes de gestion et d’objectifs thérapeutiques, de chercheurs, de soignants et de patients – un « dispositif », pour reprendre la notion foucaldienne invoquée par Christiane Sinding, dans lequel on voit se tresser des contributions multiples. Des méthodes, des mesures, des tests, une nomenclature sont mis au point autour d’une substance qui devient médicament, et partant vouée à une existence définie aussi sous l’angle des façons de (se) l’administrer.

4acteurs de savoirstatutsavant acteurs de savoircommunautéLe cas de l’insuline offre un tableau exemplaire de l’imbrication – qui n’est pas la confusion – des démarches de production de connaissances et d’objets, associant, parfois dans la tension, des collectifs savants qui dialoguent aussi avec un dehors non savant. Il en va de même pour les astronomes d’Uruk, quoique en l’occurrence les frontières entre le dedans et le dehors se posent autrement, puisque les producteurs de savoir sont aussi les principaux usagers des savoirs produits. Le dehors est ici habité par les savants eux-mêmes, dans leur condition de prêtres notamment ; d’où la question importante des appartenances multiples des acteurs individuels et collectifs, et celle, non moins cruciale, de l’historicisation nécessaire de ces appartenances, et donc des milieux qui les définissent, dont il s’agit de saisir le sens et le fonctionnement. Autrement dit, des appartenances qui, vues aujourd’hui, apparaissent comme multiples, ne le sont pas nécessairement dans leur contexte, ou bien revêtent des significations qu’il convient de restituer.

Transmission et généalogies

5Un épisode, un objet, des lieux permettent à chaque fois, en en déployant les facettes et les enjeux, de nourrir les réponses possibles à la question des voies par lesquelles on arrive en commun à produire un savoir – un savoir, mais aussi des espaces, des moyens et des méthodes partagés. Les liens unissant entre eux les individus qui composent les collectifs de travail intellectuel sont à même, pour une grande part, d’en rendre compte. Ces liens peuvent être contractuels, de subordination ou d’alliance, familiaux – les astronomes d’Uruk –, ou encore fondés sur l’intérêt ou sur l’adhésion, personnelle et/ou intellectuelle, voire disciplinaire. Se constituent ainsi des familles de sang, des familles d’esprit, des familles de raison.

6acteurs de savoirmodes d’interactioncollaboration construction des savoirstraditiontransmission pratiques savantespratique manuellesavoir-faire acteurs de savoirstatutmaîtreLa question de l’élaboration d’un savoir va de pair avec celle de la transmission : transmission du savoir, mais aussi des manières de le constituer, c’est-à-dire des modèles d’action et de pratiques qui garantissent l’effectivité des connaissances produites. C’est la méthode de recherche historique de Ranke qui est au cœur de son séminaire, dans un cadre relationnel qui relève des rapports entre un maître et ses apprentis et non pas de la collaboration entre pairs. Le savoir et, surtout, le savoir-faire se constituent dans la transmission ; le groupe évolue autour du professeur qui détient le pouvoir, essentiel, de décider de son intégration et, le cas échéant, de désigner des continuateurs légitimes, voire des héritiers. Le collectif savant, suspendu aux gestes du maître, peut dès lors s’inscrire dans une généalogie qui tend à se confondre avec une tradition ou une école de pensée. Le savoir collectif se personnalise en même temps qu’il se perpétue, moins par ses réalisations concrètes que par des approches et des définitions intellectuelles. Les fruits du travail mené dans le séminaire de Ranke – des textes – sont des apports de connaissance mis en circulation sur la scène publique, mais ils ont aussi vocation à devenir des objets qui démontreront la puissance heuristique d’une méthode.

7acteurs de savoircommunautéinstitution construction des savoirstraditiongénéalogieÀ quoi tiennent la singularité et l’apport spécifique du séminaire de Ranke ? Inversement, de quelle façon le fonctionnement de ce séminaire renvoie-t-il plus largement à des spécificités liées aux humanités – l’histoire, en l’occurrence ? Ne retrouve-t-on pas des généalogies du même ordre fondées sur des personnalisations du collectif dans d’autres disciplines relevant, par exemple, des sciences naturelles ? Pour traduire concrètement cette interrogation, il suffit de considérer sous cet angle Pasteur, l’Institut qui porte son nom et les pastoriens. Une réflexion comparative serait à engager à ce propos, accompagnée de nouvelles questions, à commencer par celle, historique, de la durée de ces généalogies en tant que réalités explicites et reconnues : à quel moment les acquis d’une entreprise savante rattachée à un collectif, celui-ci identifié à son tour à une personnalité, arrivent-ils à se fondre dans le vaste corpus anonyme de la science ?pratiques savantespratique intellectuellecomparaison Ce processus correspond-il à un régime de production des savoirs qu’il serait pertinent de distinguer d’un autre marqué, dès le début, par l’anonymat – laboratoires et centres de recherche dont la définition des orientations et des priorités est largement fonction de leur place dans un dispositif institutionnel plus vaste, par exemple ?

8acteurs de savoirprofessionscribe construction des savoirsépistémologieconnaissance acteurs de savoirqualités personnellescompétenceLa tension entre l’individuel et le collectif dans les appropriations des savoirs est une autre dimension que les cas réunis sous ce chapitre invitent à considérer, en relation, une fois de plus, avec la problématique de la transmission. L’exposé d’Eleanor Robson sur les astronomes babyloniens suggère une distinction qu’il serait pertinent d’introduire entre des compétences – de scribe – et des connaissances – mathématiques, astronomiques –, les premières étant plus associées à un statut individuel que les secondes. Chez Ranke, cette distribution paraît résulter du fait que, dans le cadre du séminaire, le dépositaire des connaissances est Ranke lui-même, tandis que ses disciples acquièrent plutôt des compétences. Or c’est à travers celles-ci que la démarche rankienne féconde la science historique à la fin du xix e siècle.

Éthos et matériaux

9construction des savoirsvalidationsignature acteurs de savoirmodes d’interaction construction des savoirsvalidationsignature acteurs de savoirqualités personnellesLes connaissances, les compétences, les méthodes ne sont pas étrangères à un éthos qui fonde le rapport au savoir, à sa production, à sa diffusion. Imposé par le maître (exemple de Ranke), négocié et contractuel parmi les acteurs impliqués dans la fabrication et la standardisation de l’insuline, cet éthos pourrait être envisagé comme un critère significatif dans l’analyse des collectifs savants, donnant prise à une sociologie historique attentive aux pratiques, aux identités, à l’organisation de ces unités de travail scientifique partagé. La mise à disposition des espaces et du matériel, les prérogatives dans le contrôle des connaissances ainsi que dans celui de leurs usages, les démarcations du pouvoir intellectuel et institutionnel, l’interdit et le prescrit reposent sur des règles d’interaction de telle sorte que le rapport étroit qu’elles entretiennent avec les processus d’élaboration des savoirs se reflète dans la structure de ces derniers. À ce titre, l’éthos fait office de signature.

10Élaboration, voilà un terme qu’il convient aussi de reprendre en ce qu’il comporte l’idée de transformation, de traitement des matériaux : des mesures, des prélèvements, des observations, des textes – des données et des substances. Des matières premières, en somme, recueillies, disposées selon un protocole dans des systèmes d’intelligibilité, exploitées et soumises à un déplacement de leur statut censé les extraire d’une condition supposée « brute » pour en faire des objets de connaissance. Les matériaux en jeu dans le séminaire de Ranke sont plus attendus : des textes. Ces textes sources débouchent sur des textes cibles, après avoir traversé le territoire de la critique systématique.

11pratiques savantespratique manuellegeste inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'information matérialité des savoirsmatériaucire matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionOr la production d’objets de connaissance implique celle de leurs supports ou de leurs véhicules, des objets matériels qui concrétisent le savoir et l’introduisent, le cas échéant, dans des circuits religieux, commerciaux – c’est le cas des médicaments, dont l’insuline – ou pédagogiques et esthétiques. La céroplastie anatomique, au xviii e siècle, illustre bien ce dernier point. Alliant la virtuosité artisanale à la connaissance du corps humain et à la dextérité des anatomistes dans la préparation de cadavres, la fabrication de modèles anatomiques en cire assimilait la recherche et la mettait au service de finalités didactiques : les pièces, incorruptibles, pouvaient se substituer avec profit au matériau humain pour les démonstrations d’anatomie. Dès 1750, cette activité eut son centre européen à Florence, où une école se constitua sous l’impulsion du sculpteur Giuseppe Ferrini et du chirurgien Giuseppe Galletti. Une véritable officine de cires anatomiques s’y établit sous l’égide du naturaliste Felice Fontana, chargé de créer une grande collection de modèles anatomiques en cire, qui fut exposée dès 1775 au Palazzo Torrigiani, dans les locaux spécialement aménagés du musée de Physique et d’Histoire naturelle. Pour nourrir cette collection, anatomistes et céroplasticiens travaillèrent ensemble pendant des décennies, produisant des milliers de pièces à partir des cadavres qui leur étaient livrés tous les deux ou trois jours en provenance de l’hôpital de Santa Maria Nuova. Les anatomistes préparaient les cadavres, en les mettant dans des poses souvent inspirées de sculptures classiques ; les céroplasticiens en prélevaient des moulages en plâtre et y versaient des mélanges colorés de cire vierge, de suif, de poix, de résine et de baumes variés. De la mise en œuvre de ces techniques résultent des réalisations surprenantes : des pièces myologiques, d’autres montrant l’appareil circulatoire ou des structures spécialement complexes comme le réseau lymphatique, des corps entiers ou des fragments reposant sur des coussins de soie ou des draps brodés d’or. Les officines florentines de céroplastie anatomique étaient des laboratoires d’esthétisation de la science, reliés aux amphithéâtres et aux hôpitaux qu’ils prolongeaient en en traduisant le savoir à travers les métamorphoses de ses supports.

12espaces savantscirculationréseau acteurs de savoircommunautéLa diversité des figures des collectifs savants, de leurs inscriptions sociales, politiques, économiques, culturelles, résiste aux tentatives – et aux tentations – de réduction typologique. Elle suscite, en revanche, des questions communes : de l’atmosphère feutrée et monacale des appartements de Leopold von Ranke à Berlin, du cadre religieux et généalogique d’Uruk aux départements universitaires et aux laboratoires pharmaceutiques nord-américains des années 1920, l’enjeu est le même : il s’agit de mettre en évidence comment un ordre – séquentiel, hiérarchique, fonctionnel – est établi autour de l’exécution d’un ensemble fini de tâches dont la composition doit conduire à l’émergence d’objets de savoir. À cela s’ajoute la question du sens, c’est-à-dire des valeurs combinées de vérité et d’efficacité de ces objets de savoir, socialement reconnues comme émanations d’un collectif déterminé. Au-delà de la dimension strictement institutionnelle et codifiée des problématiques de la validation et de la recevabilité des connaissances, ces lieux de labeur et d’élaboration, isolés ou en réseau, sont aussi les lieux de la première identité de leur production.