Christian Jacob

1espaces savantscirculationexploration typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnographie construction des savoirspolitique des savoirssavoir de cour De tous les parcours auxquels invitent les Lieux de savoir, celui proposé par ce chapitre est sans doute l’un des plus aventureux : il conduit des cours persanes au sol accidenté de la planète Mars, en passant par les campements de l’expédition Dakar-Djibouti qui, en traversant le continent africain au début des années 1930, marqua les premiers travaux de l’ethnographie à la française. Que peuvent en effet partager des situations en apparence aussi différentes, aussi éloignées, aussi hétérogènes ? Comment articuler la description de la vie de cour dans la Perse islamique, vouée aux divertissements des rois et à la pratique des savoirs profanes, l’épopée africaine de Marcel Griaule et de son équipe, désireux de mettre des cultures entières en archive et en musée, et l’exploration à distance de la planète rouge, médiatisée par des robots télécommandés depuis la Terre ?

2espaces savantscirculationmobilitéIl convient de prendre au sérieux l’intitulé d’ensemble de ce chapitre qui, succédant aux dynamiques sociales de l’itinérance, se propose d’éclairer l’organisation dans l’espace de la mobilité, plus précisément les forces qui agrègent ou qui dispersent, qui permettent de circuler sans jamais rompre le lien avec un pôle, qui définissent à la fois l’extension et la délimitation d’un champ. L’attraction et l’expansion invitent à réfléchir sur ce qu’est une sphère d’action, dans la pratique des savoirs ou des techniques. Organiser, gérer, hiérarchiser, articuler en définissant les positionnements de chacun, harmoniser et coordonner les tâches de multiples acteurs en vue de la réalisation d’un programme unique, délocaliser des opérations et une enquête, et les projeter à distance sans jamais perdre de vue ce qui les rattache à un centre, inventer des stratégies de maîtrise de l’espace et du temps, qui inscrivent l’éphémère dans la durée ou rendent possible l’action dans et sur le très lointain : telles sont les opérations partagées par les différents milieux savants réunis dans ce chapitre, au-delà de leurs projets propres.

Topologies et logistiques

3Un premier ensemble de questions se dégage de ces expériences : la construction même de l’espace, sa topologie, mais aussi sa structuration, sociale et politique. Les lieux présentés, en effet, se définissent moins par des traits géographiques ou architecturaux que par la conjonction d’acteurs, d’institutions et d’instruments, temporaire ou durable, déterminée en tout cas par des tâches à accomplir, des fonctions à exercer, des missions à remplir. Ces lieux se caractérisent de manière abstraite : ils participent de l’infrastructure et du champ des opérations.

4espaces savantslieulaboratoire espaces savantslieuuniversité espaces savantslieujardin espaces savantslieupalaisAinsi la cour persane, dans un palais ou dans un jardin, dans une capitale ou dans l’étape d’un voyage, reproduit le même schéma spatial du cercle autour du souverain. Fût-elle d’un roi ou d’un vizir, elle est un pôle, qui attire, assemble et cimente un milieu intellectuel, dans ses composantes artistiques, littéraires et savantes. Elle se définit par son pouvoir d’attraction, dont l’échelle géographique, du local au régional, du régional au transfrontalier, est significative d’une position et d’un moment spécifiques dans la hiérarchie des lieux de culture : la cour persane est un lieu où se croisent les langues et les traditions culturelles, entre l’Inde, la Chine, les Mongols, le monde islamique. Attirer, réunir, retenir artistes et lettrés et organiser leurs synergies, prescrire les tâches et désigner les entreprises prioritaires : la cour apporte aux lettrés et aux savants une sécurité matérielle tout en prescrivant leur champ d’activité, en restreignant leurs choix et parfois leur liberté de pensée, en leur imposant d’évoluer dans un espace concurrentiel et hiérarchique où la faveur du roi, volatile et éphémère, détermine la place de chacun. Des infrastructures et des institutions peuvent contribuer à fixer pour un temps, mais jamais pour longtemps, les praticiens des savoirs : université, hôpital, observatoire astronomique. Selon les moments et les aires culturelles, un centre s’impose naturellement ou bien une pluralité de centres laisse ouvertes les options tout en créant les conditions d’une émulation entre les différents mécènes. La circulation internationale des chercheurs et des post-doctorants entre les grandes universités du monde contemporain reflète des mécanismes identiques.

5construction des savoirstraditionarchivage construction des savoirsvalidationenquêteL’espace de l’enquête ethnographique est, quant à lui, régi par une dichotomie fondamentale : ici / ailleurs, nous / les autres. Ici et nous, c’est l’espace qui programme, légitime, organise un désir de connaissance de l’ailleurs et des autres. C’est le lieu d’où émerge un désir de maîtrise, symbolique et culturelle, mais aussi économique et politique, d’un espace éloigné et périphérique et de ses populations, dont l’altérité même doit être domestiquée en étant soumise à une curiosité, à des grilles de questionnement, à des technologies qui lui sont étrangères. Il est fascinant de constater la pluralité des espaces conceptuels, institutionnels, culturels présupposés par l’expédition de Marcel Griaule. L’itinéraire vise peut-être moins à relier Dakar à Djibouti qu’à concilier la théorie et la pratique d’une discipline naissante, à rapprocher l’Institut d’ethnologie du musée d’Ethnographie, à nouer les protocoles d’enquête avec les techniques du prélèvement et de l’archivage, par le biais d’une méthode qui recrée l’espace du laboratoire à chaque étape du voyage. L’organisation et la logistique sont constitutives de ce lieu de savoir itinérant.

6espaces savantscirculationconquête espaces savantscirculationmissionMalgré l’éloignement maximal qui sépare l’espace des observateurs de l’espace à observer, c’est aussi la constitution d’un lieu qui s’impose dans l’aventure de l’exploration martienne, à l’intersection des différentes institutions associées à la NASA, au carrefour des multiples intérêts mobilisés (économiques, politiques, scientifiques), lieu de négociation, de décision et de planification, entre pouvoir politique et opinion publique, entre instances de financement et agences de recherche, entre chercheurs et ingénieurs, scientifiques et techniciens, humains et machines, qui, au-delà de leurs logiques propres et parfois contradictoires, sont contraints de coopérer et de négocier des compromis, de trouver un terrain d’entente, préalable à l’action sur le terrain de la planète rouge.

7construction des savoirspolitique des savoirsgestionprofessionnalisationCes trois études de cas mettent ainsi en évidence la multiplicité des espaces dans lesquels se déploie l’activité de certains praticiens des savoirs : ceux-ci ne sont plus des figures isolées, mais des acteurs insérés dans des organisations, intégrés dans un milieu où les rôles et les tâches sont définis indépendamment des individus qui les remplissent. Deux traits essentiels se dégagent en effet de ces milieux : la professionnalisation, la complexité des missions. L’une et l’autre dessinent des sphères d’action particulières, à la jonction des multiples échelles, politique, économique, juridique, institutionnelle, technologique, qui structurent l’espace d’une société.

Conquête, maîtrise, exploration

8espaces savantsterritoirepériphérie espaces savantsterritoirecentreUn second champ de questionnements émerge des expériences présentées dans ce chapitre : certains projets savants, en effet, sont animés par des dynamiques particulières, la découverte, l’exploration, la maîtrise, la conquête. Ils reposent sur des configurations spatiales spécifiques et sur une gamme de pratiques et de médiations matérielles permettant de moduler le champ d’action et d’observation, du plus proche au plus lointain, du centre vers la périphérie.

9Une ligne de partage semblerait ainsi pouvoir être tracée entre des lieux de savoir fixes, aspirant au statut de microcosmes par leur vocation à englober le monde, à l’importer par le biais de médiations symboliques et de signes analogiques se prêtant aux opérations de l’accumulation et de la mise en ordre, et des lieux mobiles et décentrés, qui vont vers le monde, en réduisant au plus près l’écart entre l’observateur et le terrain d’observation, en immergeant le premier dans la matérialité concrète du second. Dans un cas, on est dans une logique centripète, où l’on fait converger vers un site déterminé les informations, les observations, les données, et l’on fait de ce centre d’accumulation un lieu de maîtrise symbolique, un lieu de synthèse et de généralisation.

10Les échelles de distances sont préservées, mais des médiations permettent de les réduire, de mettre l’objet étudié à portée du regard et de l’intellect humains en le traduisant en signes, en mesures, en données. Dans l’autre cas, le lieu de savoir se projette à distance, sur le terrain même de l’observation, sur le mode de l’exploration et de la découverte. Ces deux pôles, schématisés à l’extrême, pourraient définir des stratégies de connaissance particulières, des formes différentes de maîtrise du monde, des choix signifiants dans l’usage des multiples médiations qui se déploient entre les foisonnements du réel et l’ordre des signes.

11pratiques savantespratique lettréecopie manuscrite espaces savantslieubibliothèque typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirsencyclopédismeLa cour persane constituerait l’un des paradigmes de ces lieux de savoir voués à l’accumulation, à la quête d’universalité, à la maîtrise d’une totalité, au projet encyclopédique. Cette dynamique sous-tend par exemple le développement des bibliothèques, les gestes de la copie qui permettent de multiplier les textes et de s’en approprier les exemplaires, et surtout les pratiques de la traduction qui font entrer dans une aire culturelle des savoirs et des traditions allogènes : les collections de livres offrent aux lieux qui les accueillent et les cultivent des formes de maîtrise sur le temps et sur l’espace, faisant converger en un même point de multiples facettes de l’expérience humaine à travers la médiation de l’écrit et de ses supports matériels. Les bibliothèques persanes se situent dans la continuité de la bibliothèque de la Maison de la sagesse à Bagdad, et font circuler les savoirs grecs, syriaques, arabes, indiens dans un même espace matériel et intellectuel. Les observatoires astronomiques de Maragha (xiii e siècle) et de Samarcande (xv e siècle) sont eux aussi exemplaires de ces forces centripètes, dans la composition même de leurs personnels, puisqu’ils réunissent des savants originaires de toutes les régions de l’Empire, même de la Chine, mais aussi dans leur projet totalisant de réviser les tables astronomiques de Ptolémée, par des relevés systématiques se déployant sur plusieurs années. La conjonction, sur un même site, d’instruments pour observer et inventorier les étoiles, d’une bibliothèque constituant l’archive du savoir astronomique, au carrefour des langues et des traditions culturelles, d’une institution d’enseignement où ce savoir est établi et transmis, crée une dynamique particulière, où le ciel est maîtrisé à distance par les médiations du calcul et de l’inscription, intégré dans les cadres de la science et de la langue persanes, et soumis à la rationalité d’un dispositif tabulaire qui, sur le mode de l’inventaire, reflète moins l’ordre céleste qu’il ne le construit. L’élaboration des calendriers relève d’un désir de maîtrise du temps similaire.

12espaces savantscirculationvoyage espaces savantscirculationexplorationÀ ce modèle où l’on conquiert le monde sans jamais quitter un centre de savoir, en accumulant les livres et les observations à distance et en utilisant des dispositifs qui permettent l’archivage raisonné et évolutif des données (les tables astronomiques reproduisent au niveau d’un livre le pouvoir des bibliothèques), répondent les voyages à visée scientifique, voués à la découverte et à l’exploration sur le terrain même, à l’inventaire du monde dans la variété inépuisable de ses paysages, de sa flore et de sa faune, de ses populations. Proches ou lointains, continentaux ou transocéaniques, pionniers ou routiniers, les voyages ont joué un rôle majeur en Occident, mais aussi dans l’Islam, tant dans les progrès de la géographie terrestre que dans la construction des taxonomies naturelles ou la découverte de la diversité des cultures humaines. En Occident, ils ont permis de mettre à l’épreuve et d’imposer le caractère conquérant, généralisable, universel, d’un type de rationalité, d’une géométrie, d’une pensée scientifique. L’expédition ethnographique Dakar-Djibouti, dirigée par Marcel Griaule, est exemplaire de ces grandes entreprises d’exploration qui associent une logistique impressionnante, des soutiens institutionnels multiples, des enjeux politiques et économiques, une visée scientifique bien définie. À l’ethnographie de cabinet et de bibliothèque, Griaule substitue l’enquête sur le terrain, pas encore sur le modèle de l’immersion et du séjour de longue durée, qui sera caractéristique de l’anthropologie anglo-saxonne, mais sur celui du passage et de l’étape : il s’agit de multiplier les arrêts temporaires au fil d’un itinéraire qui ne doit jamais perdre de vue son élan transcontinental.

13espaces savantslieulaboratoireDeux traits sont frappants dans cette aventure. Le premier est le choix de concevoir l’expédition comme un laboratoire de recherche itinérant, avec son équipement lourd, son générateur d’électricité, ses instruments de prise de vue et de prise de son, la logistique qui permet des déplacements rayonnants à partir de chaque étape, et cela tout en assurant les liens avec les institutions parisiennes commanditaires et les relais locaux de l’administration coloniale, de telle sorte que le flux des objets et des données comme des approvisionnements nécessaires soit assuré dans les deux sens. Ce laboratoire démontable est autonome et opérationnel en tous lieux, car il se définit moins par ses composantes matérielles que par la rationalisation des gestes et des procédures de ses acteurs. Les membres de l’expédition se répartissent en effet les rôles techniques et les spécialités scientifiques, formant une équipe de recherche interdisciplinaire, où sont représentées la linguistique, les sciences naturelles, l’anthropologie physique, la musicologie, etc. Nous avons ici un modèle du voyage scientifique qui dédouble et délocalise le centre de recherche, le rend mobile, et recrée à chaque étape le dispositif spatial et matériel nécessaire à la pratique de l’observation.

14Le second élément marquant résulte de la pratique même de cette ethnographie itinérante, régie par une économie de l’urgence et de la rentabilité maximale. Chaque site visité correspondant à une étape unique et temporaire, il convient de prélever le plus d’informations et de données dans le minimum de temps, pour s’approprier l’essentiel de ce terrain, dans toutes ses composantes et ses dimensions, et rendre ainsi possible son étude ultérieure, à partir des carnets de notes, des photos, des films et des enregistrements, des objets, des échantillons en tout genre, une fois que l’on sera de retour dans les institutions parisiennes. Si le pillage à grande échelle des objets artisanaux et rituels africains s’inscrit dans la logique d’une muséographie coloniale, il s’intègre aussi dans un projet plus vaste : comment s’approprier la quintessence des cultures humaines croisées en chemin, l’essentiel des villages et des cérémonies, des coutumes et des langages, comment les déraciner pour les transposer dans ces nouveaux centres de savoir parisiens que sont le musée d’Ethnographie du Trocadéro et l’Institut d’ethnologie ? Quitter Paris, traverser l’Afrique, revenir à Paris avec une archive multimédia avant la lettre, avec une Afrique mise en caisses, en fiches et en photos : l’expédition répond à une situation d’urgence, à la découverte d’un monde fragile qu’il convient de sauvegarder avant qu’il ne disparaisse, à l’instar des archéologues qui ne peuvent descendre dans le passé enfoui qu’en le détruisant. D’où la pratique systématique du quadrillage cognitif et perceptif, du recoupement des points de vue, de la redondance des informations, de la mise en fiches et de l’indexation, qui permettront à partir des échantillons, des traces analogiques, des notes, de retrouver la complexité multisensorielle d’une cérémonie ou la profusion des objets et des signes qui saturent les espaces du quotidien, c’est-à-dire de réserver les phases de l’interprétation et du décodage au travail mené en bibliothèque et au musée.

15construction des savoirsépistémologiedonnées massives typologie des savoirsobjets d’étudeespace espaces savantscirculationmissionL’échelle des distances donne un statut particulier à l’exploration de la surface de la planète Mars, notamment parce qu’elle est encore inaccessible au voyageur humain. La singularité des missions entreprises par la NASA, au début du xxi e siècle, tient au choix d’une médiation robotisée pour pallier cette absence physique. Au caractère extensif de l’expédition africaine de Griaule s’oppose la nature intensive de l’exploration menée par les rovers sur des terrains circonscrits, mais étudiés dans toutes leurs composantes et dimensions, visibles et invisibles. L’exploration à distance, sans quitter les salles de réunion des universités et des centres de recherche ni les lieux de programmation technique et de télécommunication, suppose une logistique complexe, assurant dans un sens le flux des commandes et des réglages, dans l’autre, celui des séquences de données numériques où sont encodées les observations et les mesures. Nous sommes ici dans un moyen terme entre l’observatoire astronomique, représentatif des pôles d’accumulation de données à distance, et le centre de recherche itinérant qui va prélever les données sur le terrain lui-même. Les rovers sont en effet des laboratoires mobiles, à la fois opérateurs et instruments, dotés d’une certaine autonomie et d’une certaine intelligence, immergés dans un environnement extrême dont ils doivent affronter les multiples aléas par des chaînes de micro-décisions en temps réel. Ils offrent aux scientifiques restés sur Terre une expérience médiatisée du terrain martien, expérience partielle, découpée et formatée par les capteurs et les caméras embarqués, encodée dans des séquences de mesures et de données sans que la matérialité même de ce milieu soit directement perceptible. Les scientifiques doivent piloter un laboratoire à distance, procéder à des expériences en ayant accès seulement aux commandes des instruments, non aux échantillons analysés. Ils sont soumis à une double contrainte : contrôler en permanence le bon fonctionnement du robot et de son équipement, traduire les données reçues dans les catégories de la perception et de l’interprétation humaines, en usant de différents procédés de simulation qui offrent autant d’expériences virtuelles de cet environnement lointain. Paradoxalement, c’est l’accumulation centralisée des données, soumises à un protocole de transmission reposant sur des seuils successifs d’encodage et de décodage, qui dévoile peu à peu la composition des roches, de la poussière et des paysages, et donne aux échantillons et aux vues partielles le pouvoir de représenter une réalité inédite, grâce au postulat de la cohérence physique de tout monde matériel, permettant d’extrapoler et de généraliser à partir de données localisées et partielles, même médiatisées par des observateurs non humains.

16Des principes fondateurs des centres de culture et de pouvoir aux logistiques de l’exploration et de l’expérimentation à distance : ce chapitre éclaire différents modèles de maîtrise de l’espace par le biais de médiations graphiques ou techniques – inscriptions, instruments. En se refermant sur les épisodes les plus récents de l’exploration martienne, il invite à réfléchir sur les frontières du savoir et sur la conquête incessante de nouvelles dimensions du réel dans les laboratoires, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, du visible à l’invisible, du présent au passé et à l’avenir, des corps sensibles aux dimensions infinitésimales de la matière.