Emmanuelle Valette

1construction des savoirslangage et savoirslangue ancienne typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistique typologie des savoirsobjets d’étudelangageSi, jusqu’aux années trente, le bilinguisme gréco-latin n’a servi qu’à illustrer la définition, courante depuis Th. Mommsen et surtout H.-I. Marrou, d’un monde romain « culturellement mixte » dans lequel se mêlent indissociablement deux langues et deux cultures2, l’émergence dans les années cinquante des premiers travaux sur « les langues en contact »3 a permis l’élaboration progressive d’une véritable réflexion sur les spécificités et les conséquences de ce bilinguisme dans le monde antique. Les études de socio-linguistique ont en effet apporté de nouvelles typologies, de nouveaux concepts, qui ont stimulé les études anciennes et les ont orientées vers une démarche plus qualitative4. La notion de « choix de langue » (language choice) notamment, qui présuppose que, dans toute société bilingue, l’individu comme la communauté soit toujours confronté à un choix qui dépend à la fois du statut des locuteurs et du contexte, a permis d’analyser le bilinguisme ancien à partir des oppositions qui structurent la culture romaine5, la distinction entre espace public et espace privé en particulier, et montré la nécessité de prendre en compte la situation d’énonciation pour comprendre le statut de chaque langue et les pratiques contrastées qui les définissent.

2Ces études n’ont su, cependant, éviter un double écueil. Tout d’abord celui du transfert des catégories d’une culture à l’autre : la plupart de ces travaux manient des typologies et des concepts qui ont été créés pour l’étude du bilinguisme moderne, mais qui, dans le contexte antique, ne sont pas toujours très pertinents. Peut-on par exemple lire le bilinguisme ancien en termes politiques et établir des liens aussi systématiques entre l’impérialisme romain, les problèmes identitaires et les comportements linguistiques ? Cela a-t-il même un sens de parler de « politique linguistique » dans l’empire romain ? 6

3espaces savantscirculationconquête construction des savoirslangage et savoirslanguegrec construction des savoirslangage et savoirslanguelatinMais surtout, le principal défaut de ces études sur le bilinguisme est de gommer l’un des aspects les plus caractéristiques du bilinguisme antique : son ambivalence. En effet, le bilinguisme gréco-romain est à Rome à la fois objet de fascination et de répulsion et ce qui frappe quand on étudie les discours romains sur les rapports entre le grec et le latin est l’aspect contradictoire de ces discours : le grec est toujours en même temps pensé comme intérieur et extérieur à la culture7. Ce paradoxe subsiste, malgré tous les efforts d’« historicisation » ou de « fonctionnalisation » qui peuvent être déployés pour réduire la contradiction : ni les péripéties de la conquête8, ni l’opposition entre espace public et espace privé9 ou celle qui distingue les comportements de l’aristocratie et ceux du peuple10 ne peuvent rendre compte de cette tension permanente entre rejet et fascination, ni expliquer le statut étrange de cette langue, le grec, à la fois « langue de prestige de l’intelligentsia » et idiome signalant la basse extraction des affranchis de Pétrone 11.

4Conserver le caractère paradoxal de ces discours sur le bilinguisme, qui donnent à la langue grecque un statut d’étrangère, une part d’extériorité, tout en la considérant comme une partie indissociable et intégrante de la culture romaine12 ; prendre le parti de rester à l’intérieur de la culture romaine : ces deux exigences me paraissent conciliables à travers une approche anthropologique du bilinguisme. Cela passe par une définition antique du bilinguisme, une attention aux mots qui le désignent, par une description précise des pratiques13 et enfin par une étude des représentations du bilinguisme. Les deux premiers axes commencent à être explorés dans la bibliographie récente14 ; en revanche, on trouve bien peu d’études sur l’imaginaire lié à la langue grecque et sur les façons dont les Romains ont pu, à travers leurs pratiques linguistiques, se définir. Y a-t-il des images, des métaphores qui à Rome permettent de penser le bilinguisme ? Sur quels présupposés théoriques (origine et processus de fabrication de la langue, travail de l’écrivain) ces représentations s’appuient-elles ? Que fait un Romain quand il parle ou écrit le grec ? Tel est le cadre dans lequel je me propose de lire quelques textes, très connus pour la plupart, mais qui posent, de façon assez claire, le problème du statut de la langue grecque dans la culture romaine.

5Je regarderai ces textes selon trois axes. Tout d’abord, à travers l’analyse de l’expression utraque lingua, je montrerai le statut paradoxal d’une langue, le grec, conçue à la fois comme semblable et différente, à l’intérieur et à l’extérieur de la culture. Puis, en relevant les qualités spécifiques de la langue grecque, j’étudierai la façon dont les Romains ont utilisé ces caractéristiques. Enfin, je consacrerai la dernière partie de mon étude aux problèmes identitaires liés à l’usage du grec : comment par une rhétorique de l’écart et de l’hyperbole, les Romains ont-ils pu continuer à se penser romains tout en parlant ou en écrivant grec ?

« Utraque lingua, peregrina lingua » : une langue à la fois semblable et différente

6L’idée qu’il existe des ressemblances formelles entre la langue grecque et la langue latine apparaît dans les considérations grammaticales15, dès l’époque de Varron 16. Ces similitudes s’expliquent par une origine commune : le latin est conçu tantôt comme une déformation du grec, tantôt comme un dialecte grec17, tantôt même comme un mélange d’éléments grecs et non-grecs, cette dernière hypothèse n’apparaissant toutefois que chez les auteurs hellénophones, dont le plus célèbre est Denys d’Halicarnasse :

« Les Romains parlent une langue qui n’est ni tout à fait barbare ni complètement grecque, mais un mélange des deux ( μικτὴν δέ τινα ἐξ ἀμφοῖν) dont la dominante est éolienne. La seule conséquence qu’ils aient subie de ces nombreux mélanges est de ne pas prononcer correctement tous les sons articulés, mais tous les autres traits, qui indiquent une origine grecque, ils les ont conservés comme aucune autre colonie ne l’a fait (…) en vivant, de tout temps, dès l’époque du synœcisme, à la manière grecque »18.

7Chez les auteurs latins, le thème apparaît de façon plus vague. La parenté entre la langue grecque et la langue latine n’est guère approfondie ; elle est un lieu commun qui permet ponctuellement de légitimer certaines pratiques, comme la lecture d’auteurs grecs ou l’apprentissage du grec par l’orateur. Mais chez Macrobe, au iv e siècle de notre ère, cette proximité est ressentie de façon encore si forte qu’on trouve cette affirmation étonnante selon laquelle l’apprentissage d’une des deux langues suffit à assurer la connaissance de l’autre19. En permanence, s’articulent deux discours – l’un sur la ressemblance formelle, l’autre sur l’origine commune – qui se justifient l’un l’autre et se renforcent mutuellement sans que l’on puisse jamais démêler lequel est premier.

8Cette proximité entre les deux langues s’exprime de façon privilégiée par l’emploi d’une expression, utraque lingua, qui isole le grec et le latin face à toutes les autres langues. M. Dubuisson, qui a consacré un article à cette expression20, essaie d’en comprendre l’origine et fait l’hypothèse d’une évolution à partir d’un emploi contextuel : ne servant d’abord qu’à désigner deux langues qui ont déjà été mentionnées, cette expression aurait progressivement pris un sens « absolu », renvoyant sans équivoque possible au latin et au grec21. Mais il est surtout essentiel de comprendre ce qu’implique cette représentation, ce « mythe » de « l’autre langue »22. Car il s’agit bien, à travers cette expression, de penser les rapports entre les deux langues sous la forme d’un duel ou d’un singulier/pluriel qui implique sinon une identité, du moins une forme de parité ou d’équilibre. Ce tour montre à la fois l’unité, la complémentarité et les spécificités du latin et du grec face à toutes les autres langues. Or, et Dubuisson lui-même le constate, l’expression parcourt toute la latinité. Elle apparaît dès les premiers textes littéraires23 et reste encore d’actualité au v e siècle de notre ère, même si son sens paraît s’obscurcir puisque saint Augustin est obligée de la gloser. Elle se trouve même transposée en grec, Dion Cassius précisant à propos d’Hadrien qu’il était : φύσει φιλόλογοϛ ἐν ἑκατέρᾳ τῇ γλώσσῃ 24.

9typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétorique construction des savoirséducationPour autant, cette expression n’est pas absolument figée, puisque l’adjectif uterque peut être accolé à divers substantifs et ainsi renvoyer à différentes pratiques de bilinguisme, qu’il s’agisse de l’aptitude à tenir une conversation dans les deux langues (uterque sermo)25, à fabriquer et à prononcer des discours en public en grec et en latin (utraque oratio)26 ou à faire étalage de sa familiarité avec les deux littératures (utraeque litterae). Dans chacun de ces emplois, uterque souligne le caractère indissociable des deux langues. Beaucoup plus figé en revanche, est le contexte dans lequel apparaît cette expression : généralement employée dans les portraits de Romains cultivés, elle montre le lien étroit existant à Rome entre bilinguisme et enseignement. C’est en effet une banalité de rappeler que l’enseignement à Rome est grec. Aller à l’école pour apprendre à lire et à écrire, s’initier à la rhétorique, à la philosophie, c’est nécessairement passer par les mains d’un pédagogue ou d’un maître grecs. Et ce trait revient dans une multitude de textes décrivant la formation du parfait citoyen romain. Un passage fameux de Quintilien 27, montrant le rôle joué par le grec dès la petite enfance, contient tous les éléments qui définissent le statut de la langue grecque et la complexité de ses rapports avec la langue latine.

« C’est par le grec que, selon mes préférences, l’enfant doit commencer, parce que le latin est plus usité et que cet enfant en sera imprégné, même malgré nous ; en même temps, il doit être instruit d’abord aussi dans les disciplines helléniques, d’où même les nôtres dérivent. Toutefois, je ne voudrais pas que l’on ait la superstition d’imposer longtemps à l’enfant de parler et d’apprendre seulement le grec, comme c’est la mode aujourd’hui. Il arrive, en effet, que l’on contracte ainsi de très nombreux défauts dans la prononciation, qui prend une tonalité étrangère, et dans le langage même, où se fixent, par suite d’une pratique assidue, des tours grecs, qui persistent de façon tenace, même dans un système de langue différent. L’étude du latin doit donc suivre peu après et aller bientôt de pair avec celle du grec ; ainsi, quand nous aurons apporté aux deux langues un soin égal, aucune des deux ne gênera l’autre »28.

10Selon Quintilien, l’apprentissage précoce du grec se justifie de deux manières. Tout d’abord, pour des questions de généalogie des langues : la chronologie de l’apprentissage – d’abord le grec, puis le latin – mime le rapport d’antériorité existant entre les deux langues (unde et nostrae fluxerunt). D’autre part, le latin est du côté de l’usage (usus) ; l’enfant en sera naturellement imbibé (perbibet), malgré lui et malgré ses enseignants. Cette image d’imprégnation pose d’emblée une distinction entre la langue naturelle, le latin, et la langue enseignée, seconde. Mais, dans le même temps, cette opposition est immédiatement estompée par le fait que, selon Quintilien, l’enseignement a précisément pour but de corriger une prééminence naturelle, de ramener une sorte d’équilibre, de parité (pariter) entre les deux langues, sans que l’une ou l’autre puisse jamais l’emporter. Il faut apprendre d’abord le grec car le latin est installé par l’usage de façon naturelle. Mais il ne faut pas non plus trop tarder à apprendre le latin, sans quoi c’est le grec qui risque de bénéficier des privilèges de l’usage (usus). La pratique d’une langue informe l’enfant ; il ne saura plus parler latin sans employer des tours grecs. Les rapports entre les deux langues sont pensés à la fois en termes de compétition et de contagion (corrupti)29. Quintilien s’exprime en grammairien soucieux d’éviter les défauts (vitia) dans la prononciation et, à ce titre, on remarque que la langue grecque est située du côté de l’étranger (peregrinum sonum). Ce passage montre donc l’importance pour un Romain de penser le bilinguisme comme un bilinguisme « dissocié ». Il fait aussi apparaître qu’il n’y a pas de réelle parité entre les deux langues : l’idéal d’équilibre entre le latin et le grec est obtenu par l’éducation ; le bilinguisme romain est donc un bilinguisme « secondaire ».

11La présence du grec dans l’apprentissage du jeune Romain apparaît aussi dans l’histoire de l’école telle qu’elle est reconstituée et racontée par Tite-Live dans l’Histoire romaine.

« (Marcus Fabius) avait été éduqué à Caeré, chez des amis de sa famille, et pour cette raison était familiarisé avec la littérature étrusque et savait bien parler la langue étrusque. J’ai, de source sûre, des raisons de penser qu’à cette époque les jeunes Romains avaient l’habitude de suivre un enseignement sur les lettres étrusques, tout comme ils en ont un aujour d’hui sur la littérature grecque (sicut nunc graecis, ita etruscis litteris erudiri solitos) »30.

12espaces savantslieuécoleCe court passage prouve simplement qu’à l’époque de Tite-Live, il était en usage d’enseigner le grec aux enfants des écoles ; mais il illustre aussi très bien la façon dont cet usage est « historicisé » : cette évocation des premiers temps de la République montre que la langue étrusque – on pourrait d’ailleurs étendre cette remarque à la civilisation étrusque tout entière – a, dans la culture romaine, le même statut culturel que le grec pour les Romains du premier siècle av. J.-C. Les Étrusques sont, pourrait-on dire, « les Grecs d’avant les Grecs » ; ils sont donc porteurs du même type « d’altérité englobante » et jouent le rôle des Grecs dans ces récits étiologiques qui ont pour but de montrer la continuité et même la pérennité des institutions et des pratiques. Le « détour » étrusque, qui est une construction d’historien, permet de dire que les Romains ont toujours appris le grec à l’école31.

13pratiques savantespratique artistiqueperformance oraleL’apprentissage du grec est donc une étape nécessaire dans la formation du citoyen et c’est pourquoi le bilinguisme, entendu comme la capacité de maîtriser la langue grecque aussi bien que la langue latine, est un élément du portrait traditionnel du Romain cultivé, sous la République comme sous l’Empire. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’histoire des grands orateurs romains dans le Brutus de Cicéron 32 ou les vies d’empereurs laissées par Suétone 33. Font partie des qualités (virtutes) l’aisance à manier les deux langues et la connaissance de la littérature grecque : litterae graecae. L’emploi fréquent de cette expression souligne d’ailleurs la spécificité de ce bilinguisme romain, dans lequel la maîtrise de la langue et celle de la culture sont indissociables34.

14acteurs de savoirstatutexpertCette représentation est visible dans la façon même dont on désigne les personnages dotés d’une double culture. Ils apparaissent en effet comme le produit d’un façonnage. Éduqué par une nourrice ou un pédagogue grecs, puis auprès d’un maître d’éloquence ou de philosophie, éventuellement après un séjour à Athènes, le jeune Romain est peu à peu « dégrossi ». C’est le sens des épithètes qui accompagnent le plus souvent l’expression utraque lingua : doctus (enseigné), mais surtout eruditus et callens, que l’on peut traduire par « expert » ou « versé dans », mais qui comportent tous deux une image de fabrication artisanale : « dégrossi », « façonné »35.

15Deux cultures, deux littératures que l’on aborde ensemble et qui finissent par former un héritage commun dans lequel peuvent puiser les auteurs anciens. De nombreux textes soulignent d’ailleurs la difficulté d’assumer ce double héritage. Sous l’Empire en particulier, l’expression utriusque linguae monumentarenvoie à cette sédimentation littéraire qui demande un gros effort de lecture et d’assimilation36.

16Parente et origine de la langue latine, la langue grecque est en même temps, désignée dans les textes comme « étrangère », et tout aussi fréquente que l’expression utraque lingua est l’opposition fonctionnelle entre le patrius sermo, la langue des pères, le latin, et la langue du dehors, le grec, aliena ou peregrina, et cela jusque dans les textes les plus tardifs. C’est pourquoi, même si l’on peut repérer des moments qui correspondent à une hellénisation accrue de la société37, où le grec est davantage perçu sur le mode de l’inclusion que sur le mode de l’extériorité, on ne peut, en même temps, nier que ces deux représentations coexistent pendant toute la période romaine : le grec apparaît à la fois comme l’origine, la proche parente du latin, et l’étrangère, l’autre absolue qui vient contaminer « la pureté de la langue latine ».

17C’est en effet à travers les propos sur le purisme, dans le discours grammatical qui vise à traquer les défauts et débarrasser la langue de tout ce qui l’entache, qu’apparaît principalement cette représentation du grec comme « étranger » par contraste avec la langue des ancêtres. Et pourtant, comme l’a montré F. Desbordes 38, c’est à partir d’une définition grecque de l’hellénisme que les Romains ont conçu et théorisé leur propre conception de la latinitas. La mise à distance du grec est l’aboutissement d’un processus de réflexion sur la langue amorcé par la ressemblance entre les deux langues. On constate donc un double mouvement d’inclusion et de mise à distance résultant de cette théorisation progressive des rapports entre latinité/grécité/barbarisme.

18Cette dynamique constante, cette tension entre intérieur et extérieur qui définit le statut du grec dans la culture apparaît bien dans un passage de Pline l’Ancien. Le naturaliste aborde en effet un chapitre consacré aux arbres. Il établit donc une taxinomie qui isole les arbres exotiques (peregrina, externa), dont font partie ceux qui portent un « nom grec », et en même temps il oppose ces noms grecs (et avec eux les arbres qu’ils désignent) à ce qui est étranger (aliena) :

« Sont exotiques (peregrinae) les cerisiers, les pêchers, et tous ceux dont les noms sont grecs ou étrangers (graeca nomina aut aliena) ; mais ceux d’entre eux qui ont commencé à s’acclimater chez nous (incolarum numero coepere)seront traités au chapitre des arbres fruitiers. Pour le moment, nous allons passer en revue les arbres étrangers (externas), en commençant parmi les plus salutaires »39.

19Dans ce court extrait, on constate que les arbres grecs sont curieusement à la fois dedans et dehors : ils sont « exotiques » mais opposés aux arbres étrangers. En outre, c’est leur nom qui leur donne leur place dans la culture. L’emploi dans ce contexte du terme peregrina est également très significatif : c’est un mot directement emprunté au vocabulaire politique puisqu’il désigne en droit romain un statut particulier, celui d’« étranger », à la fois exclu du corps civique et pris en charge par un magistrat spécifique, le préteur pérégrin. Pline « recense », au sens strict du mot, les arbres qu’il va inclure dans son chapitre. On constate donc dans ce passage l’utilisation d’un modèle politique pour penser les relations d’inclusion/exclusion, à la fois dans la culture et dans la langue. Les mots y sont conçus comme une communauté civique parmi laquelle sont progressivement intégrés les termes d’origine grecque. Un passage de Sénèque développe la même image :

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagegrammaire« Puisque les grammairiens latins ont donné droit de cité (civitate donaverint) au mot analogian, je pense qu’il ne faut pas le rejeter, mais le traiter comme un mot latin à part entière (in civitatem redigendum). Je l’emploierai donc comme un terme non seulement adopté (recepto), mais usité (usitato) »40.

20Cette représentation est bien plus qu’une métaphore : elle installe la langue au cœur du processus d’acculturation. Elle conçoit la langue latine comme un ensemble ouvert dans lequel sont progressivement accueillis, incorporés des termes étrangers. Certains mots grecs reçoivent « droit de cité » dans la langue et les législateurs en charge de cette procédure sont les grammairiens. Mais cette démarche ne suffit pas à les installer, car les termes grecs continueront d’être perçus comme « pérégrins », tant qu’ils n’auront pas été consacrés par l’usage (usus). L’écrivain vient donc parachever le travail du grammairien.

« La douceur de la langue grecque ». Spécificités et usages de la langue grecque

21En tant que « pérégrine », la langue grecque a donc en propre un certain nombre de traits distinctifs, que les textes mettent en valeur en déployant toute une rhétorique de la différence qui s’exprime à travers une série d’oppositions.

22Tout d’abord, une différence spatiale : le latin n’occupe pas la même place que le grec. Cette évidence apparaît par exemple dans un passage du Pro Archia poeta, dans lequel Cicéron établit une comparaison entre la gloire apportée par la poésie latine et celle que procure la poésie grecque :

« De fait, si l’on croit que les fruits de la gloire se recueillent moins des vers grecs que des vers latins, on se trompe gravement, car le grec se lit à peu près chez tous les peuples, tandis que le latin est enfermé dans ses frontières bien étroites (suis finibus exiguis) »41.

23Ces considérations sont fondées sur une réalité géo-politique – à l’époque de Cicéron, l’espace occupé par les hellénophones est bien plus vaste que celui où l’on parle latin. Mais elles laissent aussi entrevoir un certain imaginaire lié à la langue : aux « frontières » qui encadrent strictement le latin s’oppose l’extension sans limites de la langue grecque.

24Un autre type d’opposition, que l’on trouve de manière récurrente et qui cette fois fait plutôt fonctionner un modèle économique, est la fameuse distinction entre la richesse (copia) de la langue grecque opposée à la pauvreté, au manque de ressources (inopia), de la langue latine. Ce thème, qui apparaît pour la première fois chez Lucrèce, sera repris, et même cité, par tous les écrivains de langue latine : chez Cicéron, Quintilien, Pline le Jeune 42, il souligne la faiblesse du latin face au grec et ce « lieu commun » est généralement interprété par les commentateurs modernes comme une manifestation du « complexe d’infériorité » ressenti par les Romains face au prestige de la culture grecque43. Pourtant, cette interprétation est fallacieuse44 car ce prétendu lieu commun n’est utilisé par Lucrèce (et repris par Cicéron) que dans des contextes très précis : pour justifier l’insertion d’un mot grec ou le recours à un calque. En réalité, cet argument sert à baliser tous les usages dans lesquels la langue grecque est mise au service du latin ; la prétendue « supériorité du grec » est immédiatement récupérée par les Romains pour mettre en valeur tout le travail de création mis en œuvre à travers l’éloquence, la littérature ou la philosophie romaines.

25Les Romains, à travers une multitude de pratiques, utilisent en effet le grec pour enrichir la langue latine. Traductions, exercices de déclamation, citations, insertions de mots ou de fragments grecs dans un texte latin, toutes ces manipulations, ces allers et retours d’une langue à l’autre ne sont utiles que parce que le grec est supposé exercer un rôle bénéfique sur la langue latine. La langue grecque n’a pas seulement des effets corrupteurs, elle est aussi une source d’enrichissement parce que, précisément, elle combine les avantages de la similitude et de la dissemblance avec le latin45.

26Si Cicéron ou Quintilien intègrent tous deux la traduction parmi les exercices indispensables à l’entraînement du jeune orateur, c’est qu’ils y voient un moyen sûr d’améliorer le style et l’abondance oratoire46. Même Pline le Jeune dans ses Lettres ne cesse de faire allusion à la pratique de la traduction qui apparaît comme un élément essentiel de l’activité littéraire à la fin du premier siècle de notre ère.

« Comment vous prouver mieux mon admiration pour vos épigrammes grecques que par mon essai de les égaler en latin en les traduisant (aemulari latine et exprimere ) ? Mais elles y ont perdu. Ce qui s’explique d’abord par l’insuffisance de mon talent, ensuite par la pauvreté (inopia) ou plutôt, comme dit Lucrèce, par la misère des héréditaires vocables (egestate patrii sermonis) »47.

27pratiques savantespratique lettréetraductionUn Romain ne peut apprécier un texte écrit en grec sans vouloir immédiatement s’essayer à le traduire en latin. C’est l’une des caractéristiques des relations dynamiques entre les deux langues que cette rivalité stimulante et féconde. Mais en même temps, émettre un jugement positif sur une œuvre grecque signifie fatalement que sa traduction latine sera moins bonne, parce qu’il lui manquera l’une des qualités majeures de la langue grecque : la venustas (le charme, la séduction). Il y a donc là une sorte de paradoxe d’impuissance : la traduction du grec en latin est pour un Romain à la fois obligatoire et impossible.

28Parallèlement à son travail de traduction, Cicéron évoque dans le Brutus (310) sa pratique des exercices de déclamation et avoue s’exercer dans les deux langues, avec une préférence pour le grec. L’orateur fait des gammes, dans une langue plus propice aux effets oratoires, mais ces propriétés sont ensuite récupérables pour faire des discours en latin qui utilisent les mêmes procédés. Et c’est ainsi que Cicéron peut renverser au profit du latin le fameux lieu commun de la « pauvreté de la langue » :

« Et pour ma part, je me demande toujours avec étonnement d’où vient ce dédain si étrange pour les choses de chez nous. Ce n’est pas du tout le moment de faire une démonstration en règle, mais j’estime, et je l’ai souvent dit, que la langue latine non seulement n’est point pauvre (non inopem), comme on le pense généralement, mais qu’elle est plus riche même (locupletiorem) que la langue grecque. M’a-t-on jamais vu, a-t-on jamais vu nos bons orateurs ou nos bons poètes, depuis du moins qu’ils ont un modèle à imiter, manquer des ressources nécessaires à l’abondance et à l’élégance du style (orationis vel copiosae vel elegantis ornatus) ? »48.

29L’usage du grec peut donc avoir pour seule finalité d’améliorer le latin de celui qui s’y exerce. Mais le grec peut aussi constituer un véritable « choix de langue » et être employé par un écrivain ou par un orateur en raison de ses qualités propres. Car, – et c’est l’une des originalités du discours romain sur les langues –, la langue grecque est pourvue d’un certain nombre de caractéristiques qui la font préférer au latin dans certains contextes.

30Le premier de ces traits est la douceur : dulcitudo, suavitas , termes qui renvoient à la sonorité particulière de la langue grecque, mais qui, en latin, désignent d’abord une qualité gustative. Le texte le plus complet sur ce thème est le passage de Quintilien traitant des qualités respectives de la langue latine et de la langue grecque.

« Mais l’éloquence latine, qui pour l’invention, la disposition, la sagacité, toutes les autres techniques de ce genre me paraît ressembler à l’éloquence grecque et est regardée comme son élève, peut difficilement prétendre l’imiter en matière d’expression. En effet, pour ne considérer immédiatement que les sons, la langue latine est plus dure, car nous n’avons pas les lettres grecques les plus harmonieuses, l’une voyelle, l’autre consonne, dont l’émission est chez eux la plus douce ; nous avons coutume de les leur emprunter, lorsque nous usons de noms grecs. Quand cela se produit, je ne sais comment, nos propos ont d’emblée un air aimable et comme souriant, par exemple dans les mots zephyri et z opy ri ; si nous les écrivions avec nos lettres, ils auraient un son vraiment sourd et barbare et pour ainsi dire, à la place de ces lettres, nous en avons d’autres, tristes et rugueuses, que ne connaît pas la Grèce »49.

31Quintilien réaffirme le principe de ressemblance et de dépendance de l’éloquence latine par rapport à l’éloquence grecque, mais il ajoute qu’en raison des propriétés mêmes de chacune des langues, l’éloquence latine ne pourra jamais prétendre égaler l’éloquence grecque. À la rudesse (durior), la sauvagerie hérissée (barbarum, horridae) de la langue latine, il oppose ainsi la douceur (dulcius) de la langue grecque qui tient aux sonorités agréables (jucundissimas) des lettres grecques50.

32Cette association entre la douceur, la mollesse et les lettres grecques ressort également d’un passage de Varron 51, dans lequel l’adjectif graeculus perd son sens ethnique ou péjoratif52 pour acquérir une fonction purement classificatoire : il permet de distinguer différents types de syllabes (barbarae/graeculae) selon leur dureté (durae)ou leur « mollesse » (molles), leur caractère rude (asperae) ou doux (leves).

33La possibilité d’utiliser l’adjectif graeculus en ce sens catégoriel est par ailleurs l’indice que le stéréotype de la douceur dépasse le terrain proprement linguistique pour contribuer à dessiner une image globale de la grécité. Quelques textes rassemblés par M. Dubuisson montrent en effet qu’en Grèce tout est plus doux, plus sucré qu’ailleurs. Qu’il s’agisse du vin, du miel, maints extraits des agronomes latins illustrent cet emploi classificatoire de l’adjectif graeculus dans lequel tout ce qui vient de Grèce sert à bonifier et adoucir53. L’un des grands problèmes de l’agriculture romaine consiste d’ailleurs à acclimater ce que l’on importe ou transplante : en général, les graeculae apes (abeilles) ou vites (vignes) perdent leur qualité en arrivant en Italie. Si un écrivain parsème ses écrits de mots, de phrases grecques, c’est donc tout d’abord, comme le fait un viticulteur pour bonifier son vin, pour ajouter de la douceur à ses discours ou à ses textes.

34Associés à la suavitas, deux autres traits paraissent, dans l’imaginaire romain, liés à la langue grecque : la venustas ou lepos (le charme, la grâce) et l’hilaritas (la gaieté). Deux qualités qui définissent d’ailleurs l’emploi du grec dans tous les genres. Poésie, éloquence, histoire54, partout l’usage de la langue grecque produit un certain nombre d’effets sur le lecteur et surtout sur l’auditeur : agrément, plaisir (voluptas).

« (…) Mais dans l’intimité, je vous admire plus encore. Car tempérer une gravité telle que la vôtre par une égale amabilité, joindre à une dignité suprême une si grande politesse est une vertu difficile et belle. Vous la pratiquez par le charme vraiment incroyable de vos conversations (suavitate sermonum) et avant tout par votre manière d’écrire. En vous entendant parler, on pense au miel que distillaient les lèvres (mella profluere) du vieillard d’ Homère et vos écrits semblent des rayons que les abeilles emplissent du suc des fleurs après les avoir construits. Telles étaient du moins mes pensées personnelles en lisant ces jours derniers vos petits poèmes grecs, en lisant vos iambes. Que de science (humanitas), que de grâce (venustas) ! Qu’ils sontdoux (dulcia), qu’ils sont brûlants, qu’ils sont dignes des anciens, qu’ils sontpénétrants (arguta), qu’ils sont corrects (recta) ! » 55.

35Cette description des effets spécifiques de la langue grecque sur celui qui l’entend prononcer – car lire, à Rome, c’est aussi oraliser – nous conduit à l’analyse d’un texte de Juvénal, fort connu et souvent commenté dans les études consacrées au bilinguisme :

« Voici d’autres travers qui n’en sont pas moins insupportables pour les maris. Quoi de plus désagréable qu’une femme qui ne se juge belle que si, née en Toscane, elle s’est faite grecque et authentique Athénienne, alors qu’elle est de Sulmone ? Toujours du grec, comme s’il n’était pas bien plus honteux pour nos femmes d’ignorer le latin. Frayeurs, colères, joies, soucis, tous les secrets de leur cœur, c’est en grec qu’elles les exhalent. Bien mieux, elles couchent en grec ! Passe encore pour les jeunes femmes ; mais toi, à la porte de qui frappe la 86e année, du grec encore ? Cette langue là manque de pudeur, chez une vieille. Combien de fois lances-tu ton exclamation lascive, ζωὴ καὶ ψυχή ! (ma vie, mon âme) usant ainsi devant les gens des mots que tu viens de laisser sous ta couverture de lit ? Quel sens n’excite en effet une voix caressante et libertine ? Elle agit comme par le toucher. Heureusement qu’en l’espèce chacun reste fort calme, dusses-tu modeler ce refrain plus voluptueusement qu’un Haemus ou qu’un Carpophore : c’est que ta face porte écrit le nombre de tes années »56.

36Cette célèbre satire est utilisée en deux sens. Par les historiens tout d’abord, pour montrer la vogue du grec et, dans la deuxième moitié du premiersiècle de notre ère, sa pénétration dans toutes les couches de la société. À travers la satire, Juvénal exprimerait son rejet d’une mode qui s’est même insinuée jusque dans les chambres à coucher des matrones romaines. Mais ce texte sert également à faire du grec la langue de l’intimité : J.-M. Pabon l’utilise par exemple pour définir le grec comme « langue des émotions », celle qui permet les confidences sur l’oreiller, les épanchements du cœur57… Or, il est indéniable qu’apparaît ici clairement la distinction entre deux espaces linguistiques : l’espace privé (sub lodice) où le grec est admis et l’espace public (in turba) où il est jugé totalement inconvenant. Mais l’intérêt de ce passage est surtout de mettre en relief les qualités sonores de la langue grecque. Vox blanda : le grec produit un son doux, lascif. Il va même jusqu’à créer des sensations tactiles (« digitos habet »)sur son auditeur. Cette évocation de la sensualité du grec montre que cette langue est symboliquement associée à la jeunesse, à la beauté, à la féminité, et au plaisir (voluptas).

37Le caractère suave du grec nous introduit à un autre texte de satiriste, le fameux passage d’Horace sur le « purisme » :

« Mais c’est un grand mérite d’avoir mêlé des mots grecs aux mots latins (verbis graeca latinis miscuit). O écoliers attardés ! estimeriez-vous donc difficile et merveilleux ce qu’a pu faire le Rhodien Pitholéon ? – Mais un style où se combinent harmonieusement les deux langues est plus doux (suavior) : c’est comme un Falerne de marque mélangé avec du Chio. Quand cela ? en faisant des vers, je te le demande, ou bien aussi quand tu aurais à soutenir la cause difficile de Pétilius ? Sans doute, oubliant et ta patrie et ton père, alors que Pédius et Publicola Corvinus sueraient à plaider en latin, tu aimerais mieux mêler aux mots nationaux (patriis intermiscere)des mots tirés du dehors, comme les gens de Canusium qui sont bilingues (Canusini more bilinguis) ? Et moi-même, comme je faisais de petits vers grecs, moi, né de ce côté-ci de la mer, Quirinus vint me l’interdire en ces termes, m’étant apparu dans la seconde moitié de la nuit, à l’heure des songes véridiques : « Porter du bois à la forêt, c’est folie, mais pas plus que de vouloir renforcer les gros bataillons des poètes grecs »58.

38Ce texte comporte deux volets : tout d’abord, au nom du purisme, le poète dénonce une langue « mêlée » (commixta) ; puis il déplace sa critique en invoquant l’avertissement reçu par Quirinus et en visant cette fois toute création poétique en langue grecque. Si l’image du vin est culturellement attendue pour évoquer les effets du mélange entre grec et latin59, cette figure permet en même temps d’évoquer la spécificité de la langue grecque, sa « saveur » particulière (le doux, le moelleux, suavis). Ce texte fait également fonctionner l’opposition traditionnelle entre le latin, patrius sermo, glosé à la fois comme langue du père et langue de la patrie (double aspect qui se concentre dans la figure de Quirinus) et la langue grecque, présentée comme langue venant du dehors (foris). Mais l’idée essentielle exprimée dans ce passage est le refus du mélange. Refus que l’on retrouve précisément dans le sens péjoratif attaché à l’emploi du terme latin bilinguis.

39En effet, comme le montre M. Dubuisson dans son article sur « la terminologie du bilinguisme »60, jamais en latin classique bilinguis ne signifie « bilingue ». Il n’a ce sens que bien plus tard, dans la langue technique des érudits, des scholiastes, de la glose médiévale. Outre un sens concret, anatomique – bilinguis désignant un être « pourvu de deux langues », comme le serpent61 par exemple –, cet adjectif a, somme toute, deux sens en latin : un sens poétique, de « fourbe » qui apparaît par exemple chez Virgile 62 et celui, rare et spécialisé, de « qui parle ou qui écrit dans une langue mixte ». C’est ce sens, technique, qui apparaît chez Horace à propos des gens de Canusium (texte supra, vers 31) et que l’on trouve aussi dans une expression proverbiale63, faisant allusion à la pratique des habitants du Bruttium : « Bruttate bilingui ». Il est clair que ce proverbe ne peut pas simplement faire référence à la pratique conjointe du latin et du grec, normale dans toutes les cités de Grande Grèce, mais à un comportement linguistique propre qui est précisément ce caractère « mêlé » d’une langue qui a progressivement incorporé des éléments de diverses origines.

40On retrouve ce sens de bilinguis dans un passage de Quinte-Curce évoquant la transformation progressive affectant la langue des descendants de Branchos, transportés de Milet en Perse :

« Des mœurs de leur patrie (près de Milet) restait encore quelque chose. Mais, devenus bilingues, ils abandonnaient peu à peu leur langue natale pour adopter celle de l’étranger »64.

41On a là une perception nette du phénomène de l’interférence linguistique : à force d’être en contact avec le sogdien, les Branchides finissent par parler une langue mixte, ressentie comme corrompue (degeneres).

42Cette horreur du mélange, ces usages péjoratifs de bilinguis permettent de comprendre les nombreux passages de la littérature latine évoquant des personnages qui, en truffant leurs propos de mots grecs, font rire à leur dépens. Ils expliquent aussi ce court extrait des Devoirs de Cicéron :

« Pour tout dire, si quelque chose est convenable, rien ne l’est assurément davantage que l’égalité avec soi-même ; en imitant la nature des autres, on renonce à la sienne. De même en effet que nous devons utiliser le langage qui nous est connu pour ne pas faire rire de nous à très juste titre, comme font certains qui truffent leurs discours de mots grecs (graeca verba inculcantes), de même dans nos actions et dans notre vie, nous ne devons apporter aucune discordance (discrepantia) »65.

43Cicéron dans ce texte utilise les pratiques langagières comme modèle de comportement pour montrer la nécessité morale de rester en accord avec soi-même (« aequabilitas »), fidèle à ce qu’on est et ce qu’on connaît, sans imiter ce que font les autres. Le philosophe illustre son propos en rappelant les effets de « dissonance » produits par l’insertion de mots grecs dans une conversation en latin et l’inévitable rire que cet usage provoque chez les auditeurs. Ce passage est très révélateur du statut ambigu que conserve le grec dans la culture romaine, même à l’époque de Cicéron, et de la difficulté de son maniement. On ne peut sans risque saupoudrer le sermo latinus de vocables grecs. Ceux-ci apparaissent toujours comme des emprunts, des éléments étrangers, auxquels il est nécessaire de faire subir un processus d’acculturation. C’est le propre des exercices proposés par Cicéron. C’est également, on s’en souvient66, la tâche attendue de l’écrivain, qui complète le travail du grammairien, en ajoutant l’usage (usus). La langue latine est conçue comme une symbiose réussie entre des éléments introduits depuis plus ou moins longtemps, mais ce travail sur la langue ne peut s’accomplir n’importe comment et c’est le propre d’une certaine élite cultivée que de savoir manier la langue sans prêter à rire.

« Plus grec que le grec des Athéniens » : problèmes identitaires

44Ces considérations nous amènent au dernier volet de notre enquête : les problèmes identitaires liés à l’emploi du grec.

45La satire de Juvénal 67, en associant le grec aux femmes et à leur jeu de séduction, a déjà mis en place cet imaginaire autour du pouvoir de tromperie de la langue grecque. Le « ζωὴ καὶ ψυχή ! » prononcé dans la chambre à coucher permet une double tricherie : tricherie de la vieille matrone qui veut se faire passer pour une jeunesse, malgré un visage (facies) qui porte écrit le nombre des années, mais aussi tricherie de la jeune Étrusque ou de la Samnite qui travestissent leurs origines et, en parlant grec, « jouent les Athéniennes ». Ce passage célèbre est loin d’être isolé ; tous les textes qui évoquent la maîtrise parfaite du grec par un Romain soulignent en même temps les dangers d’une utilisation trompeuse de cette langue. Ils montrent que le bilinguisme parfait est toujours à Rome objet de suspicion.

46On le voit, par exemple, dans le début du deuxième livre du De ora tore. Cicéron s’adresse à son frère Quintus et lui rappelle un souvenir d’enfance ; il rapporte les on-dit concernant deux figures de l’éloquence de la génération précédente, Antoine et Crassus, qui s’étaient intentionnellement fabriqué une réputation d’ignorants.

« Nous nous sommes donc aisément rendu compte, en allant chez lui (= Crassus), (la chose ne nous échappait point malgré notre âge) qu’il parlait le grec comme s’il ne connaissait pas d’autre langue. (…) Mais Crassus et Antoine s’étaient fait un système : Crassus voulait donner à penser, non point précisément que l’instruction lui manquât, mais qu’il la dédaignait et que nos Romains, en toutes choses, lui semblaient avoir une sagesse supérieure à celle des Grecs ; Antoine de son côté estimait, qu’avec un peuple comme le nôtre, ses discours seraient mieux accueillis, s’il faisait croire qu’il n’avait jamais étudié. Tous deux ainsi se flattaient d’acquérir plus de poids (graviorem fore) en ayant l’air, l’un de mépriser les Grecs, l’autre de ne pas même les connaître »68.

47construction des savoirsépistémologieignorance Cicéron rappelle ici que l’ignorance affichée des deux hommes était calculée et probablement nécessaire, à cette époque, pour que le public romain accueille bien leurs discours. Ici est en jeu la catégorie bien romaine de la « gravitas » : chacun des orateurs pense augmenter le « poids » de son oratio, en paraissant donner la préférence à la prudentia romaine plutôt qu’à l’enseignement grec. Mais Cicéron livre des informations encore plus significatives sur la façon dont les Romains d’époque républicaine percevaient le bilinguisme. À propos de Crassus, il précise en effet qu’il savait le grec « comme s’il ne connaissait pas d’autre langue ». Est-ce, là encore, le simple indice d’une conscience aiguë du phénomène d’interférence entre les deux langues ? ou bien est-ce plutôt une façon de dire que le parfait bilinguisme de l’orateur lui aurait permis de se faire passer pour ce qu’il n’était pas ? Si Crassus et Antoine ont paru mépriser la langue et la littérature grecques, ce n’est donc pas par une sorte de « snobisme intellectuel » ou par un accès de nationalisme, mais bien plutôt par souci de garder leur auctoritas en évitant d’entretenir le doute sur leur identité.

48pratiques savantespratique corporelleparoleCar effectivement, parler grec introduit du trouble sur l’identité de celui qui parle. On sait à quel point la voix est à Rome intimement liée à l’individu et combien elle en est révélatrice : elle dévoile le sexe, l’âge, le statut civique, la moralité, les « mouvements de l’âme » (motus animi). En outre, parler à Rome, est d’abord une façon de se poser, de s’affirmer, de décliner son identité face à un interlocuteur. Le choix de la langue participe donc de cet acte d’affirmation/identification et il est significatif, non seulement pour celui qui parle, mais pour celui qui écoute. Avant d’avoir un sens ou une portée quelconque, ce choix donne des indications sur le locuteur. Or, à Rome, la cité d’origine est, avec le nom propre et la mention de la filiation, ce qui permet d’identifier un citoyen ; ce qui le distingue d’un non-citoyen et ce qui lui donne une place dans la répartition du populus.

49Le bilinguisme produit donc une confusion, un brouillage, en ce qu’il empêche l’auditeur d’identifier la véritable origine de celui qui parle. On peut même aller plus loin : plus, de notre point de vue, le bilinguisme est parfait, plus, pour un Romain, il est trompeur, mensonger, imparfait donc, puisqu’il produit l’impression que l’on a en face de soi un Athénien et non un Romain. Dans la mesure où les deux langues ne sont pas utilisées dans les mêmes circonstances, ni avec la même fréquence, puisque les Romains distinguent une langue d’usage (usus) et une langue seconde ou langue de culture, le parfait bilingue est celui qui brouille les pistes. Avec lui, il devient impossible de discerner quelle est sa langue d’usage quotidien et celle qu’il réserve à des moments ou des contextes particuliers. Ce trouble est perceptible dans plusieurs textes, qui mettent en scène les décalages, les confusions d’espace produites par la pratique du bilinguisme.

50espaces savantsterritoirecampagne espaces savantsterritoirevilleTout d’abord, le grec est associé à la vie urbaine (urbanitas). Le parfait bilingue, qui s’exprime en grec à la campagne, produit donc un effet insolite ; il introduit par son choix de langue, un espace de sociabilité urbanisé, cultivé, dans un cadre « rustique ». Ces effets « décalés » apparaissent très clairement dans une lettre de Pline le Jeune, évoquant une visite que l’écrivain fit à un chevalier retiré à la campagne :

« T. Junior, après s’être acquitté fort exactement des charges de chevalier et même de la procuration de la province de Narbonne, s’est retiré dans ses terres et aux honneurs qui l’attendaient a préféré une vie de loisirs fort tranquille. Ayant été invité à aller le voir, je pensais trouver en lui un bon père de famille et un cultivateur appliqué et comptais l’entretenir des sujets que je lui croyais familiers. J’avais même commencé, quand lui, dans une conversation fort savante, me ramena aux lettres. Comme tous ses propos étaient élégants ! En quel excellent latin ! En quel excellent grec ! Car il est si bon dans les deux langues qu’il semble toujours spécialement versé dans celle qu’on lui entend parler. Que de lectures ! Que de souvenirs ! On croirait qu’il vit à Athènes et non pas dans son domaine. Bref, il a accru ma timidité et m’a porté à redouter moins ceux que je connais comme savants consommés que les autres qui vivent à l’écart et, si j’ose dire, en paysans »69.

51Remarquons que, pour Pline, le lieu de vie (un domaine à la campagne) est censé conditionner à la fois le sujet de la conversation qu’il engage avec son hôte et la langue utilisée. T. Junior provoque la surprise de son invité en détournant l’usage : il parle grec et tient une conversation littéraire des plus savantes en un lieu qui appellerait plutôt l’emploi du latin et des propos « rustiques ». Pline joue évidemment ici sur le double sens de rusticus (campagnard/grossier, inculte) et révèle bien le lien existant à Rome entre le mode de vie urbain, la culture et la grécité.

52Ce texte montre en outre que parler grec implique immédiatement un rattachement symbolique à la ville d’Athènes. En effet, de même que, pour un Romain, le latin est la langue de Rome, le grec ne peut être que le grec d’Athènes. Le parallèle est explicite dans un passage du discours Contre Q. Caecilius de Cicéron 70. Pour un Romain, il semble tout aussi inconcevable et peu reluisant de parler le grec de Sicile que le latin de la provincia. Il y a donc des différences qualitatives entre divers types de grec tout comme il existe différentes façons de s’exprimer en latin. Et si la norme de référence pour le latin est évidemment Rome (la latinitas est en réalité une romanitas), pour le grec, c’est la langue d’Athènes qui est toujours la norme implicite.

53Parler l’une ou l’autre de ces deux langues à l’époque romaine, c’est donc immédiatement se rattacher symboliquement à Rome ou à Athènes. Ce lien étroit existant entre la langue et la cité qui lui est attachée apparaît clairement chez Cicéron, mais il est également visible dans des textes plus tardifs, comme chez Apulée ou chez Justin 71. Or, il est manifestement difficile pour un Romain de se penser et de se présenter comme issu à la fois de Rome et d’Athènes. Cela peut paraître étonnant quand on pense aux fameux propos de Cicéron sur « ses deux cœurs, ses deux patries », et surtout quand on songe à la situation juridique de tous les habitants de l’Empire à partir de l’édit de Caracalla. Mais, il apparaît clairement dans les textes que tout effet d’inversion ou de permutation entre la cité d’origine et la cité où l’on se forme est ressenti comme gênant. Ce trait est particulièrement visible dans la façon dont est présenté Pomponius Atticus, ce curieux Romain qui, à la suite de son long séjour à Athènes, s’est vu doté d’un cognomen qui le désigne comme grec. L’ambiguïté du personnage est l’occasion de jeux de mots à n’en plus finir entre Cicéron et Atticus. Mais Atticus est surtout un parfait exemplum de bilinguisme.

« À Athènes, quand il eut terminé ses travaux en Asie, vint un jour Sylla. Tout le temps qu’il y passa, il retint auprès de lui Pomponius, séduit qu’il était par les qualités du jeune homme, sa culture et ses connaissances. Ce dernier en effet, parlait si bien le grec qu’on l’aurait cru né à Athènes (ut Athenis natus videretur). D’autre part, il y avait tant de charme (suavitas) dans sa façon de manier la langue latine qu’on voyait bien qu’il devait à sa naissance cette parfaite élégance (leporem) et non à l’étude d’une langue étrangère (non ascitum) »72.

54Ce texte de Cornelius Nepos montre bien, tout d’abord, le critère permettant de juger du parfait bilinguisme d’Atticus : sa capacité à tromper son auditeur sur sa cité d’origine. Il révèle aussi l’association immédiate établie entre l’usage du grec et l’appartenance à la cité d’Athènes. Mais il souligne aussi la difficulté de faire l’éloge du bilinguisme : puisqu’il s’agit de faire un portrait flatteur d’Atticus, on ne peut évoquer sa maîtrise du grec sans aussitôt préciser qu’Atticus était capable, par ses façons de parler latin, de dissiper tout malentendu quant à sa véritable origine. Car Atticus est un « bilingue parfait » au sens romain du terme.

55Ce mélange de fascination et de répulsion à l’égard du bilinguisme apparaît également dans un autre portrait, un contre-exemple cette fois. Il s’agit de ce Titus Albucius, dont Cicéron précise dans le Brutus qu’il était « instruit dans les lettres grecques », ou plutôt « presque Grec lui-même »73. Cette correction est très significative : toute la différence entre le « bon » et le « mauvais » bilingue réside dans cet adverbe paene (presque). Une autre anecdote permet de mieux comprendre les réactions que pouvait susciter un tel personnage qui jouait à faire le Grec :

« Mais, de bonnes choses, présentées dans un langage choisi, avec force et avec éloquence, qui refuserait de les lire ? À moins de vouloir se faire passer tout à fait pour Grec (nisi qui se plane graecum dici velit), à la façon d’Albucius, que Scévola, préteur, salua de cette qualification à Athènes. L’anecdote est contée avec beaucoup de grâce et avec tout son sel par le même Lucilius, qui fait très joliment parler Scévola : Grec tu as voulu qu’on t’appelle, Albucius, plutôt que Romain, que Sabin, que compatriote de Pontius, de Tritannus, des centurions, des plus vaillants militaires, des soldats du premier rang et des porte-enseignes. Eh bien, soit ! C’est donc en grec (graece ergo), puisque tu l’as voulu, que moi, préteur romain, à Athènes, je te salue (saluto), quand tu viens à moi :  « χαῖρε, Titus ! » et les licteurs, et tout l’escadron, et l’escorte <de faire chorus> : « χαῖρε, Titus ! » Et depuis ce jour, Albucius est mon ennemi, depuis ce jour, mon adversaire »74.

56La réplique de Scevola qui le ridiculise en public en le saluant en grec montre bien à la fois le processus identitaire mis en jeu par le choix de langue et le ridicule engendré par des comportements qui entretiennent le trouble sur l’origine du locuteur : même à Athènes, être salué en grec en public, par un prêteur romain entouré de tous les insignes de sa fonction (licteurs, escorte…) est totalement inconvenant et presque aussi risible que si Albucius s’était présenté à lui tout nu ou accoutré en femme75.

57Le seul bilinguisme parfaitement acceptable à Rome est donc celui qui permet d’identifier l’interlocuteur. Cela explique que, même quand les Romains écrivent ou parlent grec, jamais ils ne parlent le grec des Grecs. En effet, on constate que dans leur usage même de la langue, à l’oral comme à l’écrit, les Romains sont soucieux de marquer une distance et, dans les textes, se déploie toute une rhétorique de l’écart, de la différence pour évoquer ce grec parlé par les Romains.

58Tout d’abord, il faut rappeler que « parler grec » n’est pas à Rome une notion absolue mais relative ; cette compétence peut s’évaluer sur une échelle qui va du « moins grec » au « plus grec »76. D’autre part, les Romains se situent toujours aux extrêmes : tantôt ils parlent un grec « moins grec que le grec des Grecs (c’est-à-dire le grec d’Athènes) », un grec volontairement vicié, tantôt ils parlent « plus grec que les Grecs », un grec marqué par l’excès.

59Pour parler grec tout en restant Romain, un Romain dispose en effet de deux moyens. Le premier, c’est de parler en faisant des fautes volontaires. Mais cette solution n’est évidemment pas idéale, car elle peut aussi servir d’excuse à un inculte. Ce fut le cas de Lucullus qui, d’après Cicéron, multipliait solécismes et barbarismes pour « faire romain » :

« Je t’envoie le récit de mon consulat écrit en grec : s’il s’y trouve quelque chose qui à un Attique comme toi paraisse peu grec ou d’un style peu savant (minus graecum eruditumque), je ne te tiendrai pas le langage que te tint à Palerme, si je ne me trompe, Lucullus au sujet de son Histoire ; pour qu’on ne pût douter, disait-il, qu’elle était d’un Romain, il y avait semé tout exprès quelques barbarismes et solécismes ; s’il y a des fautes de ce genre dans le mien, je ne m’en suis pas aperçu et je ne l’ai pas fait exprès »77.

60S’agit-il ici d’un simple prétexte pour masquer une incapacité à écrire un grec correct ? Probablement, et Cicéron ici se moque de Lucullus, mais cette excuse devait pouvoir « passer » dans la culture romaine et elle témoigne bien de la gêne ressentie par les Romains à écrire en grec et des problèmes d’identité posés par l’utilisation de cette langue.

61La deuxième solution, adoptée par la plupart des écrivains latins, est de parler ou d’écrire un grec marqué par une grécité outrancière, hyperbolique, qui leur permet de se poser comme Romains, à la fois vis-à-vis de leurs contemporains et vis-à-vis des Grecs eux-mêmes. Dans plusieurs lettres, Cicéron fait ainsi allusion à un petit recueil de souvenirs sur son consulat, hupomnêma, qu’il aurait rédigé en grec puis envoyé pour lecture à Atticus. Il oppose son propre style, « parfumé, paré et fardé comme une cocotte » et le style d’Atticus, qui a écrit en même temps sur le même sujet, et qui, « au mépris de tout ornement », « a la sobriété et le caractère négligé » de la femme « qui sent bon parce qu’elle ne sent rien »78. Ce jugement de l’auteur sur lui-même prend place dans un débat opposant atticisme et asianisme, mais il montre aussi la difficulté pour Cicéron de se penser comme écrivain grec, auquel est associé immédiatement le fard, la couleur et le parfum, les attraits trompeurs. Mais le plus curieux est cette remarque finale par laquelle Cicéron avoue « avoir semé le trouble parmi ses lecteurs grecs ». Cicéron a fait « plus grec que n’importe quel Grec présent ou à venir » et par ses excès de grécité a fait capituler tous ceux qui voulaient s’y essayer. On connaît l’absence de modestie de Cicéron ; mais ici il s’agit bien davantage d’une affirmation de romanité par excès de grécité ! Quintilien 79 fait d’ailleurs la même constatation en déplorant le manque de « subtilitas » des Romains : à l’exception de Messala traduisant Hypéride, rares sont les Romains capables de rivaliser de simplicité avec les Grecs.

62Un dernier passage, extrait de Pline le Jeune, témoigne du même processus identitaire :

« Telles étaient du moins mes pensées personnelles en lisant ces jours derniers vos petits poèmes grecs, en lisant vos iambes. (…) Je me figurais avoir entre les mains Callimaque, Hérode et quelque autre peut-être de meilleur. Et encore ces derniers n’ont-ils pas réussi ni même essayé ces deux genres. Quel joli grec dans la bouche d’un Romain ! Athènes, sur ma vie, était, j’ose le dire, moins attique. Bref, j’en veux aux Grecs dont vous avez préféré la langue. On devine sans peine ce que vous auriez produit dans celle de votre patrie en vous voyant réaliser dans un idiome étranger et emprunté des œuvres si belles. Adieu »80.

63Fabriquant ce curieux portrait de Romain qui écrit un grec « plus qu’attique », ce texte est en outre très révélateur de la permanence des enjeux culturels contenus dans ces questions linguistiques et de l’altérité qui reste attachée au grec : dans les premières années du second siècle ap. J.-C., une telle maîtrise de la langue grecque ne peut, pour un Romain, signifier qu’une maîtrise encore plus grande de la langue latine. La littérature témoigne abondamment de ces raisonnements en boucle, exprimant le statut paradoxal d’une langue conçue à la fois comme englobante et englobée : Je parle grec mieux que les Grecs, je suis donc romain. Si je suis romain, le grec n’est pour moi qu’une langue étrangère. Si je maîtrise à ce point une langue étrangère, combien mieux encore je dois donc m’exprimer en latin… Mais pour le temps de l’énonciation, dans un contexte donné, le choix de langue doit être approprié et univoque. C’est ce que matérialise et met en scène un passage des Florides d’Apulée, dans lequel un conférencier se propose de lire devant son public carthaginois un dialogue entre deux personnages, l’un assumant son rôle en langue latine, l’autre en langue grecque.

« Et en l’honneur du dieu Esculape, je vous chanterai un hymne en vers grecs et latins, que je lui ai dédié. (…) J’ai déjà exprimé ma vénération pour lui en vers aussi bien qu’en prose ; et de même aujourd’hui, je lui chanterai un hymne dans l’une et l’autre langue. Un dialogue, également en grec et en latin, lui servira de prélude. (…) Au début du livre, je suppose qu’un de mes anciens condisciples d’Athènes demande à Persius, en grec, le sujet de ma conférence de la veille dans le temple d’Esculape. Au cours de la conversation, je leur adjoins Sévérus que j’ai chargé, lui, de prendre la parole dans la langue de Rome. Car bien que Persius lui aussi sache fort bien le latin, aujourd’hui, pour vous, il s’exprimera dans la langue d’Athènes (hodie vobis atticissabit) »81.

64Ce face à face dialogué entre latin et grec est, me semble-t-il, une figure parfaite du bilinguisme tel qu’il est conçu et pratiqué à Rome : même si les rôles auraient pu facilement être intervertis – puisque le conférencier précise que Persius connaît parfaitement le latin – pendant la durée du spectacle au moins, les rôles sont nettement attribués, sans confusion possible pour les auditeurs.

65On ne peut donc énoncer les rapports unissant les Romains et la langue grecque qu’à l’aide d’une série de paradoxes. C’est en parlant grec que les Romains se définissent comme Romains, éduqués, urbains, cultivés. Mais jamais ils ne parlent grec : ou bien ils conçoivent le grec comme une propédeutique à l’exercice du discours en latin, ou bien, en traduisant, ils transforment immédiatement le grec en latin ou encore, quand ils se mettent à parler ou à écrire en grec, ce n’est jamais le grec des Grecs, mais un grec totalement imaginaire.

66Par l’adoption d’un modèle politique pour penser la langue et ses apports, par l’image du droit de cité accordé par des grammairiens-législateurs, par l’utilisation de la référence athénienne, le discours sur l’atticisme et le marquage du grec d’Asie ou de Grande-Grèce, les Romains ont pu fabriquer une langue théorique, fictive, qui leur a permis de rester romains tout en parlant grec.

Notes
1.

Avant d’être publiée, cette étude a été présentée en décembre 2001 et janvier 2002 au cours des séances de la SFARA (Société Française d’Anthropologie de la Rome Antique), puis lors de la séance introductive du séminaire du Centre L. Gernet, « Façons romaines de faire le Grec », le 20 octobre 2002. Elle s’insère donc dans une réflexion collective sur les rapports culturels entre Rome et la Grèce et a bénéficié des remarques constructives de F. Dupont, C. Baroin, C. Auvray-Assayas, M. Pierre, R. Boutin et de tous les participants de ce séminaire. Qu’ils en soient ici remerciés.

2.

Voir H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation, tome ii, 1947 et, par exemple, les articles de A. Meillet et A. Sauvageot, « Le bilinguisme des hommes cultivés », in Confér. de l’Institut de Linguistique de l’Univ. Paris, 2, 1934, pp. 5-14. L’article de P. Boyancé, « La connaissance du grec à Rome », Revue des Études Latines, 34, 1956, pp. 111-131, témoignant des liens entre humanisme et bilinguisme, s’inscrit dans le même courant.

3.

L’ouvrage fondateur est le livre de U. Weinreich, Languages in Contact : Findings and Problems, New-York, 1953. À la suite de ce livre, s’est développée une multitude d’études générales portant sur le bilinguisme en tant que phénomène socio-linguistique dont fait état la Bibliographie internationale sur le bilinguisme, publiées. dir. de W.F. Mackey, Québec, 1972.

4.

Ce que remarque B. Rochette dans son bilan : « Le bilinguisme gréco-latin et la question des langues dans le monde gréco-romain », Revue Belge de Philologie et d’Histoire, n° 76.1, 1998, pp. 177-196, et ce dont témoigne le titre de récents articles, comme celui de M. Dubuisson, « Le grec à Rome à l’époque de Cicéron. Extension et qualité du bilinguisme », Annales ESC, janv. 1992, 1, pp. 187-206.

5.

Le meilleur exemple de cette approche socio-linguistique du bilinguisme romain et de son étude différenciée selon les contextes est l’ouvrage de J. Kaimio, The Romans and the Greek Language, Commentationes Humanarum Litterarum, 64, Helsinki, 1979.

6.

Je pense ici à l’article de P. Veyne, « L’hellénisation de Rome et la problématique des acculturations », Diogène, 6, 1979, pp. 3-29, à celui de M. Dubuisson, « Y a-t-il une politique linguistique romaine ? », Ktèma, 7, 1982, pp. 187-216 et surtout à I. Opelt, « La coscienza linguistica dei Romani », in Atene e Roma, 14, 1969, pp. 21-37.

7.

On perçoit bien cette ambivalence en étudiant, par exemple, l’utilisation du grec par Cicéron ou le rôle de la culture grecque dans les portraits d’empereurs, tels qu’ils apparaissent chez Suétone.

8.

Globalement, l’argumentation est à peu près celle-ci : tant que Rome se sent faible, elle rejette l’hellénisme ; puis quand la conquête militaire transforme les Romains en vainqueurs, ils acceptent la culture des vaincus. C’est alors que le discours sur la langue grecque change. Prennent place ici tous les développements sur le « complexe d’infériorité » des Romains, peu à peu mué en « complexe de supériorité », se manifes-tant par un protectionnisme fort, suivi par une plus grande tolérance aux emprunts.

9.

En privé, on peut parler grec, c’est un signe de culture et un élément de reconnaissance à l’intérieur de l’aristocratie cultivée ; en public, au Sénat en particulier, on s’en abstient, la langue du politique restant le latin. Voir par exemple J. Kaimio, op. cit., chap. 3 (Official life) et 4 (Private use of Greek) ou M. Dubuisson, « Purisme et politique. Suétone, Tibère et le grec au Sénat », in Hommages à J. Veremans, coll. Latomus, vol. 193, Bruxelles, 1986, pp. 109-120.

10.

D’abord limité à l’aristocratie, le grec aurait peu à peu fait partie intégrante de la culture romaine, Rome passant progressivement d’un « hellénisme inconscient » et élitiste, à un hellénisme « conscient » et massivement partagé. Voir par exemple les articles de Boyancé, « La connaissance du grec à Rome », in Revue des Études l atines, 34, 1956, pp. 111-131, ou M. Dubuisson, « Problèmes du bilinguisme romain », Les Études Classiques, 49, 1981, pp. 27-28 et note 6.

11.

Voir l’étude de B. Boyce, The language of the Freedmen in Petronius, Cena Trimalchionis, Leyde, 1991 (Mnemosyne, suppl. 117).

12.

Cette approche s’inscrit plus globalement dans la perspective d’ensemble du « Séminaire du Centre Gernet » des années 2001-2002 et 2002-2003 qui a mis à l’épreuve la notion d’« altérité incluse » pour désigner cette façon proprement romaine de définir des pratiques qui sont à la fois pensées comme identitaires et marquées par l’étrangeté. Sur ce concept, voir l’article de F. Dupont, « Rome ou l’altérité incluse », Revue Descartes, octobre 2002, pp. 41-54.

13.

Cet axe me semble très prometteur dans la mesure où, par l’apport de l’épigraphie et de la papyrologie notamment, il s’enrichit de nouveaux documents. Voir par exemple les glossaires bilingues récemment publiés par Johannes Kramer, Glossaria bilinguia in papyris et membranis reperta, 1983 et Glossaria bilinguia altera (C. Gloss. Biling. II), Archiv für Papyrusforschung und Verwandte Gebiete, Beheift 8, München/Leipzig, 2001. Pourrait également être mise à profit l’étude des inscriptions bilingues présentes dans les recueils de I. Kajanto, A Study of the Greek Epitaphs of Rome, Helsinky, 1963 et L. Moretti, Inscriptiones Graecae Urbis, Romae, 4 vol., Rome, 1968-1990.

14.

Plusieurs articles montrent en effet la nécessité de préciser le sens que l’on donne au mot de « bilinguisme »qui, même aujourd’hui, peut se comprendre au sens large ou dans un sens plus restreint. Qu’est-ce que signifie pour un Romain d’être « bilingue »? Par quels mots ou expressions les Romains désignent-ils cette capacité ? Voir notamment M. Dubuisson, « Recherche sur la terminologie antique du bilinguisme », Revue de Philologie, de Littérature et d’Histoire ancienne, 57, 1983, pp. 203-225, et « Utraque lingua », Antiquité Classique, 50, 1981, pp. 274-286.

Sur les pratiques de bilinguisme, on lira avec profit tous les travaux de F. Biville et notamment ceux qu’elle a consacrés aux mécanismes de fabrication des hellénismes et à l’élaboration par les Romains d’une langue spécifique, le « grec des Romains ». Voir F. Biville, « Compétence bilingue latino-grecque et manipulations interlinguistiques », in La koinè grecque antique III : Les contacts, C. Brixhe éd., Presses Univ. Nancy, Études anciennes 17, 1998, pp. 145-160, et « Grec des Romains ou latin des Grecs ? Ambiguïté de quelques processus néologiques de la koiné », in La koinè grecque I, C. Brixhe éd., Presses Univ. de Nancy, Études anciennes 10, 1993, pp. 129-140.

15.

Voir Françoise Desbordes, « Latinitas : constitution et évolution d’un modèle de l’identité linguistique », in Hellenismos. Quelques jalons pour une histoire de l’identité grecque, Actes du colloque de Strasbourg, 25-27 octobre 1989, s. dir. S. Said, pp. 33-48.

16.

 Varron, De Lingua latina, IX, 31 : « Ne voit-on pas que les Grecs ont tout comme nous quatre catégories de mots, ceux qui ont des cas, ceux qui ont des temps, ceux qui n’ont ni cas ni temps et ceux qui ont cas et temps ? Ignore-t-on qu’ils ont des mots définis et des mots indéfinis exactement comme nous ? On aura aussi remarqué, je n’en doute pas, une foule d’autres ressemblances entre nos langues, comme les trois temps ou les trois personnes du verbe (...) ».

17.

Voir les textes rassemblés par E. Gabba, « Il latino come dialetto greco », in Miscellanea di Studi Alessandrini (Mélanges Rostagni), Turin, 1963, pp. 188-194.

18.

Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 90. Sur ce texte, voir F. Hartog, « Rome et la Grèce : les choix de Denys d’Halicarnasse », in Hellenismos…, pp. 149-168 et, du même auteur, la préface à l’édition française des Antiquités romaines, livre i, coll. La Roue à Livres, Belles Lettres, 1990, pp. VII-XIX.

19.

 Macrobe, in Keil, Grammatici Latini, 5, 631 : « Alors que la nature ou le besoin de parler ont diversifié de multiples façons les langues des peuples, s’ils ont permis aux autres peuples de s’exprimer par souffle ou sifflement, ils n’ont donné qu’au grec et au latin l’agrément de la sonorité et la discipline de la grammaire et, au sein même de cette douceur d’expression, un même degré de raffinement et la plus étroite affinité. En effet, les mêmes parties du discours ­à l’exception de l’article, que la Grèce seule a reçu dans son lot­ et les mêmes règles pour chacune de ces parties, caractérisent l’une et l’autre langues et les figures de construction sont à peu près semblables dans l’une et l’autre, en sorte que, pour ainsi dire, qui aura étudié la grammaire de l’une ou de l’autre, connaîtra les deux ».

20.

M. Dubuisson, « Utraque lingua…», art. cit.

21.

M. Dubuisson, art. cit., pp. 275-278.

22.

F. Desbordes, « Latinitas…».

23.

Voir les attestations rassemblées par M. Dubuisson, art. cit., pp. 275-278.

24.

Dion Cassius, Histoire, 69, 3, 1. Voir également Plutarque, Lucullus, 1, 4 et Philostrate, Vie des Sophistes, II, 105 [589]. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce calque du latin au grec n’est employé que pour désigner le bilinguisme d’un Romain.

25.

Ammien Marcellin, XV, 13, 1.

26.

Voir par exemple Cicéron, De Officiis, I, 1.

27.

Ce passage a été abondamment commenté et exploité dans des argumentations diverses. H.I. Marrou (Histoire de l’éducation dans le monde romain, tome ii, rééd. 1981, p. 58) a fait de ce texte un témoignage sur les méthodes d’apprentissage en usage dans l’Empire romain ; pour J.-M. Pabon, « El griego, lengua de la intimidad entre los romanos », Emerita, 7, 1939, pp. 126-131, cette « antériorité » du grec sur le latin en fait la véritable langue « maternelle » des Romains, la langue « du cœur », de l’intime, qui ressort à chaque émotion.

28.

Quintilien, Institution Oratoire I, 1, 12-14 : « A sermone Graeco puerum incipere malo, quia Latinum, qui pluribus in usu est, vel nobis nolentibus perbibet, simul quia disciplinis quoque graecis prius instituendus est, unde et nostrae fluxerunt. Non tamen hoc adeo superstitiose fieri velim, ut diu tantum graece loquatur aut discat, sicut plerisque moris est. Hoc enim accidunt et oris plurima vitia in peregrinum sonum corrupti et sermonis, cui cum Graecae figurae adsidua consuetudine haeserunt, in diversa quoque loquendi ratione pertinacissime durant. Non longe itaque Latina subsequi debent et cito pariterire. Ita fiet ut, cum aequali cura linguam utramque tueri coeperimus, neutra alteri officiat. »

29.

Notons au passage que les réflexions de Quintilien sur les effets de « contamination » dus à la pratique de deux langues corroborent les observations des linguistes sur les « interférences linguistiques ».

30.

Tite-Live, Histoire Romaine, IX, 26, 3.

31.

Ce type de textes va donc contre tous les discours modernes sur le mouvement d’hellénisation progressive de la culture romaine. Les Romains de la fin de la République se pensent volontiers comme grecs depuis l’origine.

32.

Voir par exemple les portraits de Lucius Aelius Stilo (Brutus, 205), Decimus Brutus (175), Quintus et Decimus Valerius (169), ou le portrait d’Antoine au début de son discours sur l’éloquence (De oratore, II, 28) : « Audite vero, audite, inquit. Hominem enim audietis de schola atque a magistro et graecis litteris eruditum ».

33.

Voir par exemple Suétone, Vie d’Auguste, 89, 4 ;de Tibère, 70, 1 ;de Néron, 39, 3 ;de Titus, 3, 2.

34.

Cette définition large du « bilinguisme », à travers les emplois du terme humani-tas notamment, permet souvent à un écrivain de souligner une caractéristique morale d’un individu, ou de faire référence à une valeur typiquement romaine, qui, dans le même temps, est pensée comme venant de l’extérieur, parce qu’elle est liée à l’enseignement et à la philosophie grecques. Cette façon de lier la compétence linguistique et le bagage culturel, les valeurs morales que cette langue véhicule, apparaissent bien dans l’article de P. Boyancé, « La connaissance du grec à Rome…», art. cit.

35.

Voir par exemple « callens » : Aulu-Gelle, Nuits Attiques, XVII, 5, 3 ; « doctus » : Martial, Épigrammes, X, 76, 6 ; « eruditus » : C.I.L., VIII, 8500 (= I.L.S. 7761) ; Cicéron, De oratore, II, 28 ; Brutus, 131 ; Tite-Live, Histoire romaine, IX, 26, 3.

36.

Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XII, 5, 11 : « À Gortyne, dans l’île de Crète, il existe près d’une fontaine, un platane célèbre dans nos deux littératures (insignis utriusque linguae monimentis) ». Voir aussi Frontin, Strat., I, pref. : « Qui pourrait entreprendre cette tâche d’examiner toutes les sources qui dans les deux langues sont parvenues jusqu’à nous (ad percensenda omnia monumenta, quae utraque lingua tradita sunt) ? »

37.

Ceci explique que l’on puisse, par exemple, faire une histoire des rapports entre Rome et la Grèce. Voir sur ce sujet le livre indispensable de J.-L. Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, MEFRA, 1988 (en particulier chap. « Philhellénisme culturel et politique », pp. 497-545).

38.

F. Desbordes, art. cit.

39.

Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XII, 7, 14.

40.

Sénèque, Lettres à Lucilius, 120, 4.

41.

Cicéron, Pro Archia poeta, 23.

42.

Lucrèce, De natura rerum, I, 832 « patrii sermonis egestas » (cf. aussi I, 139 et III, 260). Expression reprise par Cicéron, De Finibus, I, 10 et Pro Caecina, 51 ; Quintilien, Insitution Oratoire, XII, 10, 27-28 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, 58, 1 ; Pline le Jeune, Lettres, IV, 18 ; Sénèque le Rhéteur, Controverses, VII, préf., 3.

43.

Voir par exemple les analyses d’I. Opelt, « La coscienza linguistica… », art. cit., de P. Veyne, art. cit., de M. Dubuisson, « Utraque lingua…», p. 283 : « De façon générale, le Romain du i er siècle a tendance à sous-estimer, au fond de lui-même, l’apport de ses compatriotes à la culture de son temps – quitte au contraire à en proclamer l’excellence en public, pour des raisons d’orgueil national et à considérer que la seule culture digne de ce nom est la culture grecque ») et « Problèmes du bilinguisme romain... », art. cit.

44.

C. Auvray-Assayas l’a bien démontré dans toutes ses réflexions sur la création d’une langue philosophique en latin. Voir en particulier, « Le lexique platonicien au contact  de ses traductions latines », in Langues en contact dans l’Antiquité. Aspects lexicaux, s. dir. d’A. Blanc et A. Christol, Études anciennes 19, Nancy, De Boccard, 1999, pp. 3-14.

45.

Cicéron explique bien que c’est parce que le grec est différent qu’on peut trouver profit à traduire une langue dans une autre, ce que n’apportent pas d’autres types d’exercices, comme la paraphrase par exemple. Mais c’est aussi parce que cette langue est proche qu’elle permet les transpositions et, par imitation (imitatio), les créations de nouveaux vocables ou d’un nouveau style.

46.

Quintilien, Institution oratoire, X, 5, 2-3 : « Vertere graeca in latinum veteres nostri oratores optimum judicabant. (…) Id Messalae placuit, multaeque sunt ab eo scriptae ad hunc modum orationes (…). Et manifesta est exercitationis huiusce ratio (…) Figuras vero, quibus maxime ornatur oratio, multas ac varias excogitandi etiam necessitas quaedam est, quia plerumque a Graecis Romana dissentiunt. »

47.

Pline le Jeune, Lettres, IV, 18.

48.

Cicéron, De Finibus, I, 10.

49.

Quintilien, Institution oratoire XII, 10, 27-28 : « Latina mihi facundia, ut inventione, dispositione, consilio, ceteris huius generis artibus, similis Graecae ac prorsus discipula eius videtur, ita circa rationem eloquendi vix habere imitationis locum. Namque est ipsis statim sonis durior, quando et iucundissimas ex Graecis litteras non habemus, vocem alteram, alteram consonantem, quibus nullae apud eos dulcius spirant : quas mutuari solemus, quotiens illorum nominibus utimur. Quod cum contingit, nescio quo modo velut hilarior protinus renidet oratio, ut in zephyris et zopyris. Quae si nostris litteris scribantur, surdum quiddam et barbarum efficient, et velut in locum earum succedunt tristes et horridae, quibus Graecia caret ».

50.

La suite du passage (XII, 10, 34) reprend le lieu commun de la pauvreté du vocabulaire latin comparé au grec et rappelle l’obligation de recourir à des périphrases pour exprimer une quantité de choses ; la tâche de l’orateur romain est d’autant plus difficile : il doit réussir à rendre son discours agréable (jucundus) et abondant (copiosus) sans pouvoir compter sur les ressources de sa langue. Quintilien utilise deux images pour évoquer ces phénomènes d’emprunt à la langue grecque : une image culinaire, l’orateur romain doit aller chercher en-dehors de sa langue des « condiments étrangers » et une image de navigation, pour trouver le vent, il doit s’armer de plus grandes voiles.

51.

Varron, frg. 243, in Funaioli, GRF, p. 269.

52.

Sur les sens et les emplois de cet adjectif, voir M. Dubuisson, « Graecus, graeculus, graecari : l’emploi péjoratif du nom des Grecs en latin », in Hellenismos. Quelques jalons pour une histoire de l’identité grecque, Actes du colloque de Strasbourg,25-27octobre 1989, s. dir. S. Said, pp. 315-335.

53.

Voir les passages de Columelle (III, 2, 4), Pline l’Ancien (Histoire Naturelle, XIV, 25) ; Pétrone (Satiricon, 38, 3).

54.

Sur la douceur (dulcitudo) et le charme (venustas) de la poésie grecque, voir par exemple Pline le Jeune, Lettres, III, 1, 7 : (à propos de Spurinna) ; de l’histoire écrite en grec, Cicéron, Brutus, 77.

55.

Pline le Jeune, Lettres, IV, 3.

56.

Juvénal, Satires, VI, 184-199:

« Quaedam parva quidem, sed non toleranda maritisNam quid rancidius, quam quod se non putat ullaformosam nisi quae de Tusca Graecula facta est,de Sulmonensi mera Cecropis ? Omnia graececum sit turpe magis nostris nescire latine ;hoc sermone pavent, hoc iram, gaudia, curas,hoc cuncta effundunt animi secreta. Quid ultra ?Concumbunt graece. Dones tamen ista puellis :tune etiam, quam sextus et octogensimus annuspulsat, adhuc graece ? Non est hic sermo pudicusin vetula : quotiens lascivum intervenit illudζωὴ καὶ ψυχή ! modo sub lodice relictisuteris in turba ? Quod enim non excitet inguenvox blanda et nequam? Digitos habet. Ut tamen omnessubsidant pinnae : dicas haec mollius Haemoquamquam et Carpophoro, facies tua conputat annos ».

57.

Voir J.-M. Pabon, art. cit, p. 129.

58.

Horace, Satires, I, 10, 20-36.

59.

À côté de l’image du vin mêlé, on trouve aussi parfois, pour décrire les effets provoqués par la pratique conjointe des deux langues, l’image du soleil qui hâle le discours d’un ton plus foncé. Or, ces deux représentations sont d’autant plus pertinentes culturellement qu’elles renvoient à deux pratiques romaines d’origine grecque, ou marquées de grécité : la consommation de vin grec dans les banquets et la pratique du bain de soleil. Il y a donc des effets d’échos entre différents usages, présents dans la culture romaine mais marqués d’altérité, une altérité « incluse ».

60.

M. Dubuisson, « Recherches sur la terminologie antique du bilinguisme », Revue de Philologie, de Littérature et d’Histoire ancienne, 57, 1983, pp. 203-225.

61.

Voir par exemple Plaute, Persa, 299 ou Truculentus, 781.

62.

Virgile, Enéide, I, 661:« Quippe domum timet ambiguam Tyriosque bilinguis », (Cythérée) craint en effet cette maison douteuse et les Tyriens à la langue double.

63.

M. Dubuisson, art. cit., pp. 216-217.

64.

Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre, VII, 5, 29: « Mores patrii nondum exoleverant ; sed iam bilingues erant paulatim a domestico externo sermone degeneres ».

65.

Cicéron, De Officiis, 111.

66.

Voir supra le commentaire du texte de Sénèque, Lettres à Lucilius, 120, 4.

67.

Juvénal, Satires, VI, 184-199. Texte commenté supra, note 57.

68.

Cicéron, De Oratore, II, 2.

69.

Pline le Jeune, Lettres, VII, 25, 2-5 :« (…) Quam tersia omnia ! quam latina ! quam graeca ! Nam tantum utraque valet, ut ea magis videatur excellere, qua cum maxime loquitur. Quantum ille legit ! quantum tenet Athenisvivere hominem, non in villa putes(…) ».

70.

Cicéron, In Q. Caecilium, 39 : « En cela, quand même la nature t’aiderait puissamment, quand même dès ton enfance tu aurais étudié les meilleures disciplines et les meilleures théories en consacrant tous tes labeurs à cette étude, quand même tu aurais été instruit dans les lettres grecques à Athènes et non à Lilybée, dans les lettres latines à Rome et non en Sicile, ce serait cependant beaucoup pour toi (…) ».

71.

Voir par exemple Apulée, Florides, XVIII, 38-43 ou Justin, Praefatio, 1 et 4 : ce texte montre un intéressant ancrage topographique de la pratique linguistique : dans un empire devenu totalement bilingue, le narrateur explique que c’est parce qu’il jouit d’un loisir dans la ville de Rome qu’il écrit en latin. Le contexte d’énonciation mis en place par la fiction conditionne donc le choix de langue. Cet usage fait exactement pendant avec des œuvres écrites en grec qui ont pour cadre fictif la ville de Naples, comme par exemple La galerie de tableaux de Philostrate.

72.

Cornelius Nepos, Vie d’Atticus, 4.

73.

Cicéron, Brutus, 131: « Doctus etiam graecis T. Albucius vel potius paene Graecus ».

74.

Cicéron, De finibus, I, 3, 8-9.

75.

Comme me l’a suggéré F. Lissarrague, on peut en outre penser que « Χαῖρε, Tite » sonnait comme une faute de grec (déformation de « Χαίρετε ! »), accentuant encore le comique de la situation.

76.

Outre « paene graecus », commenté supra (voir Brutus, 131), on trouve en effet « minus graecum » (Lettres à Atticus, I, 19, 10) ; « tam atticas » (Pline le Jeune, Lettres, IV, 3).

77.

Cicéron, Lettres à Atticus, I, 19, 10 (60 av. J.C.).

78.

Cicéron, Lettres à Atticus, II, 1, 1-2 : « Quamquam tua illa (legi enim libenter) horridula mihi atque incompta visa sunt ; sed tamen erant ornata hoc ipso ornamenta neglexerant et, ut mulieres, ideo bene olere quia nihil olebant videbantur. Meus autem liber totum Isocrati myrothecium atque omnis eius discipulorum arculas ac non nihil etiam Aristotelia pigmenta consumpsit. (…) Quamquam ad me rescripsit iam Rhodo Posidonius se, nostrum illud u¨pomnhma cum legeret, quod eum ut ornatius de iisdem rebus scriberet miseram, non modo non excitatum esse ad scribendum sed etiam plane perterritum. Quid quaeris ? Conturbavi graecam nationem. Ita vulgo qui instabant ut darem sibi quod ornarent iam exhibere mihi molestiam destiterunt. Tu, si tibi placuerit liber, curabis ut et Athenis sit et in ceteris oppidis Graeciae ; videtur enim posse aliquid nostris rebus lucis adferre. »

79.

Quintilien, Institution oratoire, X, 5, 2 : « Vertere graeca in latinum veteres nostri oratores optimum judicabant. (…) Id Messalae placuit, multaeque sunt ab eo scriptae ad hunc modum orationes, adeo ut etiam cum illa Hyperidis pro Phryne difficillima Romanis subtilitate contenderet. Et manifesta est exercitationis huiusce ratio ».

80.

Pline le Jeune, Lettres, IV, 3 : « (…) Hominemne Romanum tam Graece loqui ? Non medius fidius ipsas Athenas tam Atticas dixerim.Quid multa? Invideo Graecis, quod illorum lingua scribere maluisti. Neque enim coniectura eget, quid sermone patrio exprimere possis, cum hoc insiticio et inducto tam praeclara opera perfeceris. Vale ».

81.

Apulée, Florides, XVIII, 38-43.