Élise Lehoux et Nicolas Siron

Résumé

Selon une indication contenue dans les Vies des orateurs attiques, Hypéride aurait dénudé le corps de Phryné au cours de son procès afin que les juges l’acquittent. Le dévoilement de la courtisane illustre le lien entre l’exhibition et la conviction : faire voir permet de faire accepter. Cependant, Hypéride est contraint à cette mise en scène car son argumentation a échoué. L’exposition, visuelle, et la démonstration, discursive, sont l’objet de dynamiques différentes, qui peuvent se compléter mais aussi différer. Le dossier se propose ainsi d’envisager les différents enjeux qui se dégagent du rapport complexe entre montrer et démontrer, en observant les pratiques de mises en visibilité dans l’Antiquité : comment un savoir, un événement, un statut ou une information sont affichés, construits, légitimés ou validés ? La multiplicité des cas présentés permettra de considérer des moyens variés du faire voir, sur l’iconographie des vases, les sculptures, la numismatique et les textes issus de la tradition manuscrite.

acteurs de savoirsexe et genre acteurs de savoircorpsvêtementComme elle allait être condamnée, il la fit avancer au milieu de la salle (εἰς μέσον) et, ayant déchiré son vêtement, il exhiba (ἐπέδειξε) la poitrine de la femme. Quand les juges virent (ἀπιδόντων) sa beauté, ils l’acquittèrent1.
Figure 1 - Phryné devant l’Aréopage.
Figure 1. Figure 1 - Phryné devant l’Aréopage.

1Jean-Léon Gérôme, Hamburg, Kunsthalle, 1861.

2construction des savoirsvalidationvérité pratiques savantespratique discursiveargumentation pratiques savantespratique discursivepersuasionC’est ainsi que le Pseudo-Plutarque expose la stratégie utilisée par Hypéride pour défendre Phryné, courtisane accusée d’impiété dans les années 340-330 2. La présentation du corps de l’hétaïre apparaît comme une « arme rhétorique redoutable3 ». Si le discours de l’orateur est aujourd’hui perdu4 et si l’authenticité de ce passage a été contestée5, ce geste, ayant valeur d’argument, a été largement évoqué dans l’Antiquité 6 et exploité à partir de l’époque moderne 7, à l’image du tableau de Jean-Léon Gérôme (fig. 1). Le dévoilement de Phryné témoigne du lien fort qui unit l’exhibition et la conviction8. Faire voir permet de faire accepter, montrer c’est déjà démontrer. Montrer-démontrer : la corrélation entre les deux verbes paraît naturelle, puisqu’ils ne différent que d’un préfixe, tout comme leurs étymons latins et grecs que sont monstrare/demonstrare et δείκνυμι/ἀποδείκνυμι.

3acteurs de savoirstatutsageD’un côté, montrer consiste à « faire voir », c’est-à-dire attirer l’attention d’une ou plusieurs personnes. Comme l’écrit Nadine Lavand (2008, p. 18), le verbe « exprime alors toute action d’indiquer, que ce soit la bonne direction – montrer le chemin, montrer où regarder – ou la meilleure manière de procéder – montrer comment faire – celle encore de se conduire – montrer l’exemple. » Monstrare, en latin, désigne ainsi le fait d’agir sur un esprit et le monstrum est le prodige, c’est-à-dire l’avertissement des dieux. Or personne ne peut forcer une personne à regarder quelque chose : « quand le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt ».

4Au-delà de la question des facultés de compréhension d’un individu, l’indication d’une information se fonde d’une part sur un code commun de signes intelligibles entre le locuteur – plus ou moins sage – et son public, et d’autre part sur la capacité du premier à diriger l’intérêt du second sur ce qu’il lui désigne. Cela conduit à considérer les stratégies – énonciatives et scénographiques – pour attirer le regard du ou des interlocuteur(s). Le contexte et les procédures de présentation importent alors autant que la composition propre de ce qui est désigné : la beauté de Phryné n’emporte la conviction que parce qu’elle est au centre du tribunal, εἰς μέσον, et parce qu’Hypéride lève le voile sur elle, plutôt qu’il ne la fait arriver déjà nue. Cette mise en scène contraint alors les juges à observer l’accusée. Signe que si on ne peut forcer quelqu’un à regarder dans une direction, il est possible de l’y inciter fortement.

5construction des savoirsvalidationpreuve pratiques savantespratique discursiveargumentation pratiques savantespratique intellectuelleraisonnementdémonstrationD’un autre côté, démontrer s’entend comme faire accepter par le destinataire une information, qu’il s’agisse d’un savoir, d’un acte ou d’un statut. L’argumentation peut recourir à la logique, au moyen d’un discours et de preuves. Ces deux derniers moyens de convaincre ne sont pas assimilables pour autant, comme en témoigne Aristote qui oppose les preuves « techniques » (ἔντεχνοι), c’est-à-dire le discours composé par l’orateur, et « extra-techniques » (ἄτεχνοι), que sont les documents exploités lors des plaidoiries, comme les témoignages ou les contrats (Aristote, Rhétorique, I, 2 : 1355b35-39). Démontrer et prouver ne se recoupent donc pas complètement, même s’ils procèdent tous deux d’une argumentation. Toutefois, comme la démonstration vise l’adhésion de l’auditoire, les dispositifs peuvent jouer sur les émotions de l’assistance9. Le couple émetteur-récepteur apparaît donc tout aussi prépondérant que pour la monstration. De même, l’effeuillage de Phryné renvoie, comme l’a bien montré Florence Gherchanoc (2012), à un geste de supplication10, ce qui rappelle la place du religieux dans la confiance entre individus dans l’Antiquité 11 : l’aspect rituel de la démonstration ne doit pas être oublié.

6construction des savoirsvalidationLa dialectique du faire accepter repose néanmoins sur un refus initial, envisagé ou rencontré : il ne peut y avoir attestation qu’à partir du moment où une idée ne va pas ou plus de soi. La validation va donc à l’encontre de l’évidence, qui est pourtant en lien fort avec le caractère visuel de l’exhibition. C’est le hiatus que pointe Nadine Lavand, en exposant le double sens du préfixe de- : s’il peut indiquer l’achèvement ou la perfection, ce qui pointe la relation entre les deux verbes, il peut également signifier l’éloignement, la séparation ou la privation. La différence peut donc être de degré ou de nature12. L’exemple de Phryné est symptomatique de cette divergence possible. En effet, la mise à nu de la courtisane n’a pas lieu au hasard : Hypéride, ou Phryné selon les versions, se rend précisément compte qu’il ne convainc pas les juges et dénude partiellement sa cliente pour avoir gain de cause. Carlos Lévy et Laurent Pernot en concluent (1997, p. 6) : « Faute de pouvoir démontrer, il montra. Et ce que l’argumentation n’avait pas obtenu, le geste l’emporta. » L’exposition, qui inclut un caractère visuel, peut ainsi se différencier de la démonstration, qui passe essentiellement par la parole ou l’écrit. Si ce cas ne suffit pas à rompre tout lien existant entre montrer et démontrer, force est de constater qu’ils font l’objet de dynamiques différentes, qui peuvent se compléter mais aussi différer. Et c’est en faisant ce pas de côté sur le chemin tout tracé du faire voir au faire accepter qu’on peut saisir la connexion d’autant plus forte des deux notions dans les situations où elle advient.

7pratiques savantespratique manuellegesteLa manœuvre de Phryné trouve aussi son parallèle dans le monde romain, où les soldats peuvent dévoiler leurs cicatrices dans les procès, à l’image de Manius Aquilius : Antoine, son avocat, « le campa debout à la vue de tous et déchira sa tunique pour montrer au peuple romain et aux juges les cicatrices des blessures reçues en face13. » De la même manière qu’Hypéride, « il ne se fia pas à son plaidoyer, mais au choc visuel que reçurent les Romains » (Quintilien, Institution oratoire, II, 15, 7). C’est également le cas chez Ovide, quand Ulysse s’oppose à Ajax pour les armes d’Achille, il clame ses exploits guerriers et ajoute : « “Moi aussi, je porte des blessures, citoyens, que leur place rend glorieuses ; n’en jugez pas seulement par de vaines paroles. Tenez, voyez !” De la main il écarte son vêtement ; puis il reprend : “Voilà cette poitrine qui s’est toujours exposée pour votre cause. Au contraire le fils de Télamon, pendant tant d’années, n’a pas versé une goutte de sang pour ses compagnons d’armes ; son corps n’a pas une blessure.” » (Ovide, Métamorphoses, XIII, 262-267). Ces situations sont d’ailleurs proches de celle d’Ulysse qui se fait reconnaître par sa nourrice Euryclée du fait de sa cicatrice (Homère, Odyssée, XIX, 386-476). Mais le héros d’Ithaque cherche à éviter d’être reconnu, au contraire de l’exhibition des blessures au cours des procès romains14. On voit ainsi s’ouvrir un large champ de comparatisme, à la fois entre les mondes grec et romain mais aussi entre différents types de documents. D’ailleurs, comme le signale Catherine Baroin (2002, p. 45-46), les glorieuses cicatrices des Romains ne sont jamais représentées sur des peintures, alors qu’elles peuvent être mises en scène dans les affaires judiciaires. La comparaison doit donc se faire entre les différentes sources, qui témoignent de stratégies distinctes et invitent à des précautions particulières selon chaque type de document.

Figure 2 - Le général Bonaparte au Conseil des
          Cinq-Cents, à Saint-Cloud. 10 novembre 1799.
Figure 2. Figure 2 - Le général Bonaparte au Conseil des Cinq-Cents, à Saint-Cloud. 10 novembre 1799.

8François Bouchot, Musée national du château de Versailles, 1840.

9inscription des savoirsvisualisationimagetableau inscription des savoirsvisualisationimageL’évocation des représentations à Rome conduit encore une fois à Phryné, telle qu’elle est figurée par Jean-Léon Gérôme (1824-1904) dans sa célèbre toile Phryné devant l’Aréopage. Ce tableau de quatre-vingt centimètres sur un mètre vingt-huit a été exposé au salon de 1861, où il a été qualifié de « scabreux » ou de « pornographique »15. Cela permet de mettre en perspective la réception de cet épisode antique au xix e siècle : la peinture en dit moins sur le procès particulier que sur sa perception moderne. On pourrait ainsi souligner que Phryné n’a probablement pas été présentée devant l’Aréopage16 ; l’assemblée d’une trentaine de juges visiblement âgés, en toges rouges, fait surtout penser à une conjecture qui mélange les sénateurs romains, en toge à la Curie, et l’empereur, vêtu de pourpre. Ce choix pictural s’explique en partie par la difficulté des peintres à avoir accès à une connaissance précise du monde grec seul et par les libertés qu’ils peuvent prendre par rapport à l’historicité d’un tableau. Il peut enfin être interprété comme une référence au sénat révolutionnaire et napoléonien, dont les membres couvraient leurs habits d’une toge rouge, comme l’illustre le tableau de François Bouchot, Le général Bonaparte au Conseil des Cinq-Cents 17 (fig. 2). L’Antiquité apparaît alors comme un prétexte utilisé par Gérôme pour traiter de son temps. Colombe Couëlle (2013, p. 26), qui analyse la représentation de l’Antiquité dans la peinture européenne de la deuxième moitié du xix e siècle, montre d’ailleurs que Phryné « perd de son antique splendeur pour incarner la cocotte du seconde empire ».

10*

11L’usage de la « monstration » se transforme en fonction des jeux et des enjeux des sociétés qui y ont recours, comme le montre l’historiographie récente où les verbes « montrer » et « démontrer » sont très représentés. En 2012 et 2013, deux journées d’études ont eu pour thème « Montrer, démontrer le territoire18 » et « Montrer, démontrer la préhistoire : la construction du préhistorique dans les musées et les expositions en Europe : xix e-xx e siècle 19 ». Lors de cette dernière journée, les organisateurs envisageaient le préhistorique dans ses espaces d’exposition et les différents processus qui permettent l’élaboration de ce type de savoir, depuis les fouilles jusqu’aux publications scientifiques, la scénographie et l’analyse des discours savants.

12pratiques savantespratique discursivedescription inscription des savoirsécritureDes ouvrages scientifiques récents ont réfléchi, dans leurs champs respectifs, à l’association de ces deux verbes d’action. Outre le livre de Nadine Lavand, la revue « Ethnographique. org » a intitulé son numéro de décembre 2012 « Filmer le travail : chercher, montrer, démontrer20 ». En littérature, un chapitre de L’inscription du regard : Moyen-âge, Renaissance de Simone Perrier (1995) a pour titre : « Montrer, démontrer. Quelques modalités du visible dans la poésie du xvi e siècle ». Pour l’auteur, « faire voir », c’est mettre en jeu et du sensible et de l’intelligible. L’écriture permet de donner l’illusion d’une présence ; la place de la description dans les poésies du xvi e siècle joue le rôle de représentation du monde ayant pour tâche de « montrer et démontrer la vérité sous le voile des apparences21 ». Phryné se cache le visage avec ses mains, comme pour ne pas dévoiler ce qu’elle peut laisser dissimulé.

13typologie des savoirsobjets d'étudelangage pratiques savantespratique manuellegeste typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieFace visible et accessible de la recherche, ce panorama historiographique montre que la réflexion autour des relations entre « montrer » et « démontrer » traverse l’ensemble des sciences humaines et sociales22, servant d’outils discursifs voire herméneutiques pour analyser des situations historiques ou sociales les plus variées. Leur usage est cependant récent et les relations entre ces deux notions n’ont pas encore fait l’objet d’approches historiques approfondies. Le rapport entre monstration et démonstration est en revanche au cœur de la philosophie, depuis Aristote 23 jusqu’à la philosophie contemporaine des mathématiques24. Jean-Jacques Rousseau par exemple, quand il raisonne sur l’origine des langues, met en avant deux moyens de communiquer les pensées : le langage et le geste. Avant de discourir sur la parole, il met en lumière le caractère probant de ce qui est montré. Il se tourne alors vers l’Antiquité, pensée comme une sorte de stade initial, ce qui n’a rien de dépréciatif dans la pensée rousseauiste :

Ce que les anciens disoient le plus vivement, ils ne l’exprimoient pas par des mots mais par des signes ; ils ne le disoient pas, ils le montroient. Ouvrez l’histoire ancienne vous la trouverez pleine de ces maniéres d’argumenter aux yeux, et jamais elles ne manquent de produire un effet plus assuré que tous les discours qu’on auroit pu mettre à la place25.

14construction des savoirsépistémologievérité typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieDe même, Martin Heidegger a inséré cette thématique dans sa réflexion sur le sens de l’être. Dans De l’essence de la vérité, il a développé à partir des textes platoniciens de la République et du Théétète la théorie de l’ἀλήθεια, la vérité grecque, comme Unverborgenheit, terme complexe traduit le plus souvent par « dévoilement26 ». L’étant n’est vrai qu’en ce qu’il s’expose en adéquation avec ce qu’il est. L’exhibition est par conséquent en rapport étroit avec la véridiction.

15acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinité construction des savoirsvalidationlégitimationLes historiens quant à eux ont jusqu’à présent peu mis en avant la dimension visuelle de l’attestation dans leurs objets d’étude ou dans leurs démarches. Comme s’il s’agissait d’une évidence, il est impossible de rattacher cette question à un courant historique spécifique ou de voir une évolution dans l’attention que l’historiographie lui a portée. Néanmoins, une telle problématique n’aurait pas émergé sans l’apport de l’anthropologie historique. En mettant au cœur de ses perspectives la question des pratiques, cette approche s’est effectivement intéressée à ce qui se passe concrètement quand un acte est mentionné dans les sources des sociétés anciennes. Dans le chapitre « Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos » de Mythe et pensée chez les Grecs, paru à l’origine en 1965, Jean-Pierre Vernant (1998) s’est penché sur le lien intrinsèque entre les puissances divines – invisibles – et leur figuration – visible. À travers l’exemple du kolossos, il a dégagé le fonctionnement effectif de la présentification des défunts, tout en analysant la catégorie mentale du double, c’est-à-dire le système symbolique auquel il renvoie ; le signe plastique n’étant alors pas séparable du rite27.

16inscription des savoirsvisualisationimage construction des savoirsvalidationdémonstrationLes moyens de rendre visible l’invisible ont par la suite été largement approfondis dans le champ de l’histoire religieuse. La première partie de l’ouvrage Image et religion dirigé par Sylvia Estienne, Dominique Jaillard, Natacha Lubtchansky et Claude Pouzadoux (2008) est ainsi intitulée « Montrer l’invisible ». De même, le récent livre collectif Figures de dieux. Construire le divin en images dirigé par Sylvia Estienne, Valérie Huet, François Lissarrague et Francis Prost (2015) traite de la construction du divin par l’efficience des images. La contribution d’Emmanuelle Rosso, « Genius Augusti. Construire la divinité impériale en images » (p. 39-76) tente de comprendre comment a été forgée l’iconographie du Génie de l’empereur, c’est-à-dire comment a été mise en place, en pratique, une formule rituelle par laquelle Auguste pouvait être objet de culte sans pour autant être un dieu. Le pas est franchi pour analyser le rapport entre l’exposition d’une image et les stratégies qui la sous-tendent, donc entre montrer et démontrer28.

17Les problématiques de l’anthropologie historique ont amené les chercheurs à s’intéresser aux procédures qui produisent un fait social29 ainsi qu’à leurs implications cognitives. De nombreuses études portent désormais sur les opérations qui rendent visibles, valident, accréditent un acte, savant, social, politique. Par exemple, le travail d’Anthony Grafton (1998) sur les notes de bas de page rend compte des autorités graphiques et paratextuelles qui valident un texte scientifique. De même, les Lieux de savoirs dirigés par Christian Jacob (2007 et 2010) examinent la production du « fait savant » dans toutes ses dimensions.

18*

19construction des savoirsvalidationLes différents articles de ce dossier se proposent d’interroger l’espace historique et géographique de l’Antiquité en observant les pratiques de mises en visibilité : comment un savoir, un événement, un statut (personnel, juridique,…), une information, un fait, une représentation, sont affichés, construits, légitimés, acceptés. L’intérêt du questionnement réside dans le terrain d’étude spécifique qu’est l’Antiquité grâce à la particularité de ses sources. Peut-on déceler une spécificité du « rendre visible » pour montrer, démontrer, dans l’Antiquité ? Est-ce que « montrer » passe par d’autres pratiques que « rendre visible » ? Lesquelles et à travers quelles stratégies ? Montrer, est-ce forcément démontrer ? Les différents champs des sociétés gréco-romaines (politique, religieux, social, savant…) se présentent comme autant de lieux d’investigations mettant en jeu ce regard spécifique.

20construction des savoirsvalidationlégitimationAinsi, la perception de l’identité filiale, étudiée par Alessandro Buccheri à partir du Philoctète de Sophocle, et la construction du lien dynastique sous les Sévères, analysée par Vincent N’Guyen-Van, conduisent à interroger les procédures de légitimation généalogique. La validation de la ressemblance passe autant par des processus mis en place par celui qui veut être reconnu comme descendant que par l’acceptation de ses destinataires. Si, dans le Philoctète de Sophocle, Néoptolème montre la même valeur que son père Achille en restituant son arc au héros éponyme, c’est bien Philoctète qui atteste cette hérédité. En Grèce ancienne, un individu peut témoigner de son identité, mais celle-ci n’est produite que par la validation d’autrui. Sur les monnaies sévériennes, les empereurs se servent de l’iconographie et des titulatures numismatiques pour soutenir la fiction d’une hérédité dynastique. Chaque détail des portraits représentés (front, regard, mâchoire, barbe) vise ainsi à créer des liens avec certains prédécesseurs, à chaque fois sélectionnés selon les visées du prince. Ces procédés picturaux lui donnent l’occasion de démontrer sa légitimité.

21inscription des savoirsvisualisationimageEnsuite, les déesses ailées sur les vases attiques, présentées par Annaïg Caillaud, et les statues des philosophes grecs, évoquées par Nicolas Davieau, permettent de réfléchir à la manière de montrer des figures singulières. Si les deux présentations pointent l’ambiguïté des traits pensés comme spécifiques à chaque personnage ou type de personnage, il n’en demeure pas moins essentiel d’envisager les questions que les Anciens ont dû résoudre. Dans l’étude de la céramique attique, reconnaître des divinités grâce à leurs attributs est un exercice récurrent mais ces identifications servent plutôt de moyen à une réflexion plus générale et les chercheurs ne s’y attardent pas. Le cas des déesses ailées que sont Niké, Iris et Éos amène à détailler les techniques déployées par les peintres pour donner à voir l’une plutôt qu’une autre. En ce qui concerne la statuaire grecque, les critères souvent avancés comme définissant le philosophe – position assise, port de l’himation sans tunique, présence d’une barbe, air pensif (rides, sourcils contractés), geste de la main,… – ne fonctionnent pas de façon mécanique et ne sont opérants que quand ils sont combinés. Pour démontrer le statut du philosophe à travers son corps, les sculpteurs utilisent des codes particuliers avec lesquels ils jouent, tout en veillant à conserver des caractéristiques personnelles à chacun.

22pratiques savantespratique discursivedescriptionEnfin, les descriptions de la ville de Rome par les auteurs des iv e-v e siècles de notre ère, examinées par Vincent Mahieu, témoignent de la façon dont la représentation du paysage n’est pas innocente mais répond à des enjeux idéologiques. Les auteurs chrétiens ou païens de la fin de l’Empire ont effectivement exploité les lieux comme marqueurs symboliques afin de s’approprier la Ville. L’espace apparaît alors comme le terrain des luttes identitaires et son évocation participe de la stratégie rhétorique de chacun des deux groupes sociaux.

23Cet ensemble collectif est fortement disparate, mais la multiplicité des cas présentés et les nombreuses sources mobilisées permettent justement de considérer des moyens variés de « faire voir ». La dimension visuelle transparaît ainsi à travers l’iconographie des vases, les sculptures, la numismatique et les textes issus de la tradition manuscrite. Chaque étude propose une manière particulière de dire, d’exposer ou de montrer sa présence sur la scène privée ou publique, en osant même parfois user de tromperie, de jeux ou de l’ambivalence des situations.

Notes
1.

Plutarque, Vie des dix orateurs, Hypéride, 20 : Moralia, 849e : Μελλούσης δ' αὐτῆς ἁλίσκεσθαι, παραγαγὼν εἰς μέσον καὶ περιρρήξας τὴν ἐσθῆτα ἐπέδειξε τὰ στέρνατῆς γυναικός, καὶ τῶν δικαστῶν εἰς τὸ κάλλος ἀπιδόντων ἀφείθη.

2.

Sur les trois chefs d’inculpation précis, voir Foucart 1902. Pour la date, voir la bibliographie exposée par Gianfranco Bartolini (1977, p. 117-118).

3.

Gherchanoc 2012, p. 207. L’ensemble de l’article analyse les raisons qui font de ce dévoilement un moyen de persuasion.

4.

Une seule phrase a survécu, grâce à Harpocration et Hésychius. Elle ne concerne malheureusement pas l’opération de dévoilement mais la déesse étrangère Isodaitès, qu’aurait introduite Phryné. Voir Foucart 1975, p. 136, n. 2. Pour l’ensemble des remarques des Anciens qui se rapportent à l’affaire, voir les fragments d’Hypéride dans l’édition Teubner éditée par Christian Jensen (1917, p. 143-145 : fragments 171-180).

5.

Voir Craig Cooper (1995), qui parle d’une « biographical fiction » (p. 305).

6.

Cette version se trouve dans Athénée, Deipnosophistes, XIII, 590 d-f. D’autres auteurs affirment que c’est Phryné qui a déchiré ses vêtements : Alciphron, Lettres d’hétaïres (IV), 4 ; Sextus Empiricus, Contre les rhéteurs (II), 4. Enfin, Posidippe affirmerait dans son Éphésienne (fr. 13) quece sont les larmes de Phryné, et non pas son dévoilement, qui ont convaincu les juges (Athénée, Deipnosophistes, XIII, 591 e-f).

7.

Ce spectacle vivant est évoqué dès le xvi e siècle par Michel de Montaigne : « Phryné perdoit sa cause entre les mains d’un excellent advocat si, ouvrant sa robbe elle n’eust corrompu ses juges par l’esclat de sa beauté » (Essais, III, 12 : « De la phisionomie »). Sur les nombreux emplois de la scène à sa suite, voir Vouilloux 2002, p. 41-52. Voir aussi Wittenburg 2007, p. 212, n. 73.

8.

En parlant de la réception du tableau de Gérôme, Gerald Ackerman affirme (2000, p. 52) : « Peu à peu, celle-ci devient le symbole de la vérité dévoilée. »

9.

Sur l’importance des passions des auditeurs, voir Aristote, Rhétorique, I, 2 : 1356a14-19.

10.

Ce point avait déjà été soulevé par Craig Cooper (1995, p. 312-314).

11.

Ce dont témoigne la double signification du mot πίστις, à la fois « confiance » et « serment ». Comme le rappelle Giorgio Agamben (2009, p. 41), « en grec pistis est synonyme de horkos dans des expressions du type : pistin kai horka poieisthai (prêter serment), pista dounai kai lambanein (échanger un serment). »

12.

Nadine Lavand (2008, p. 17-33) se demande si démontrer c’est « mettre la vue hors jeu, ou montrer parfaitement ? » La solution se trouve évidemment dans l’entre-deux : « De démontrer à montrer, peut-être n’y a-t-il pas qu’une assonance ; leurs différences ne sont ni tout à fait de nature, ni tout à fait de degré. » (p. 33).

13.

Cicéron, Seconde action contre Verrès, V, 1, 3. Cicéron critique néanmoins l’emploi de ce procédé que pourrait faire Verrès. Voir Pierre Cordier (2005, p. 116) : « Pour gagner les juges et l’attroupement (corona) du public à sa cause, dans le cadre d’un procès, un accusé avait intérêt à montrer ses cicatrices. » Pierre Cordier met notamment en avant l’aspect suppliant de cette pratique.

14.

Voir aussi, dans un contexte non judiciaire, le vétéran de la guerre contre les Sabins qui montre ses blessures sur le forum chez Tite-Live (Histoire romaine, II, 23, 3-7) et Denys d’Halicarnasse (Antiquités romaines, VI, 26, 1-2).

15.

Ce sont les termes de Degas : voir Georges Janniot, « Souvenirs sur Degas », Revue Universelle, LV, 14 (1933), p. 172. Pour la réception de l’œuvre à l’époque, voir Vouilloux2002, p. 53-54.

16.

Posidippe mentionne l’Héliée selon Athénée (XIII, 591 e-f) mais toutes les autres sources sont muettes sur le sujet. Les peintres sont quant à eux unanimes à partir du xviii e siècle : Phryné est « devant l’Aréopage » pour Pierre-Antoine Baudoin (salon de 1763), Victor Robert (salon de 1846), François Tabar (salon de 1852), Victor-Louis Mottez (salon de 1859). Gérôme ne fait donc que reprendre une tradition. Bernard Vouilloux (2002, p. 82) explique ce choix : « Son nom était plus évocateur que celui de l’Héliée, l’autre institution judiciaire d’Athènes, et l’affaire n’en prenait que plus de relief. Y compris dans l’acceptation visuelle du terme : le geste de monstration ou d’auto-monstration se charge de valeurs différentes selon qu’il a pour témoins une assemblée restreinte ou un vaste auditoire. » À noter que le titre du tableau devient en anglais Phryne before the Tribunal : voir Smith 2001, p. 88-91.

17.

Le tableau a été exposé en 1840, soit une vingtaine d’années avant celui de Gérôme, ce qui pourrait donc constituer une référence importante pour le peintre de Bonaparte devant le Sphinx.

18.

Organisée par l’IRHiS en juin 2012 : voir le programme en ligne, URL : http://irhis.hypotheses.org/5034

19.

Pour plus de détails, voir le blog « Matières à penser », URL : http://matap.hypotheses.org/509

20.

Voir Giglio-Jacquemot et Gehin 2013 : les analyses insistent sur les outils heuristiques qui permettent d’aborder « le processus de fabrication audiovisuelle et les différentes étapes de la démarche de recherche » mis en scène par l’articulation de ces trois verbes sur un terrain de recherche spécifique.

21.

Gally et Jourde 1995, p. 352. Voir Perrier 1995, p. 37 : « Le mot « visible », avec les questions qu’il pose, pourrait servir ici à interroger la poésie du xvi e siècle sur la manière dont elle donne à voir le monde concret, autrement dit sur le statut, dans cette poésie, de la description. »

22.

« Montrer » est utilisé dans de nombreux livres, comme L. Veray et P. Simonet dir., Montrer le sport : photographie, cinéma, télévision, Paris, 2000 ; L. Gervereau, Montrer la guerre ? : information ou propagande..., Paris, 2006 ; J.-P. Curnier, Montrer l'invisible : écrits sur l'image, Paris, 2009 ; ou encore J. Maeck, Montrer la Shoah à la télévision, de 1960 à nos jours, Paris, 2009. On retrouve aussi le verbe « montrer » associé à d’autres verbes comme dans A. Auchlin, Faire, montrer, dire : pragmatique comparée de l'énonciation en français et en chinois, Berne-Berlin, 1993 ou L. Comparini et M. Vuillermozdir., Montrer-cacher : la représentation et ses ellipses dans le théâtre des xvii e et xviii e siècles, Chambéry, 2008 ; H. de Chanay, M. Colas-Blaise et O. Le Guen dir., Dire-montrer, au cœur du sens, Chambéry, 2013. Pour « démontrer », on trouve les titres suivants – mise à part la littérature pédagogique : L. Raizon, Argumenter : démontrer, convaincre, persuader, délibérer, Paris, 2003 ; M. Amorim, Raconter, démontrer, survivre : formes de savoirs et de discours dans la culture contemporaine, Ramonville Saint-Agne, 2006.

23.

Aristote, Premiers analytiques.

24.

Voir en particulier Schulte 1992.

25.

J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues. Où il est parlé de la mélodie et de l’Imitation musicale, Bordeaux, 1968, p. 31-33. Rousseau évoque d’ailleurs à cette occasion le cas de Phryné : « Et la manière dont Athénée rapporte que l’orateur Hypéride fit absoudre la courtisane Phryné sans alleguer un seul mot pour sa deffense, est encore un[e] éloquence muette dont l’effet n’est pas rare dans tous les tems. » L’idée principale est reprise approximativement dans J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, 1966, p. 422-423.

26.

Heidegger 2001. Le texte provient de cours donnés en 1931-1932 et édités tardivement.

27.

Voir l’ensemble de la partie « Du double à l’image », qui contient également un chapitre intitulé « De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence », p. 339-351. Il y est notamment affirmé (p. 341-342) : « La figuration religieuse ne vise pas seulement à évoquer dans l’esprit du spectateur qui la regarde la puissance sacrée à laquelle elle renvoie, qu’elle « représente » dans certains cas ; […] son ambition est de rendre présente cette puissance hic et nunc, pour la mettre à la disposition des hommes, dans les formes rituellement requises. »

28.

Il ne saurait être question, néanmoins, de réduire l’approche de l’article et même de l’ouvrage à cette problématique : la dimension rituelle n’est pas de l’ordre de la démonstration.

29.

Pour un résumé historiographique de ces questions du point de vue de l’histoire des sciences, voir Pestre 1995.

Appendix A Bibliographie

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