Vivien Longhi

Résumé

Un certain nombre de traités de la Grèce classique, témoins ce qu’on appelle par convention la « médecine hippocratique », sont constitués de relevés de signes pathologiques apparemment très méticuleux et scrupuleux. Le corps malade y est rendu signifiant aux yeux d’un médecin expert du pronostic. On le voit par exemple dans les Épidémies I-III et le Pronostic. Au xviii e siècle, ces traités ont été remis à l’honneur par les médecins et professeurs de médecine, qui y ont vu les fondements de la nouvelle médecine d’observation, à l’origine de la clinique qu’eux-mêmes cherchaient à promouvoir. Une telle interprétation des textes anciens se prolonge ensuite, non sans poser problème. Elle ne tient pas assez compte de la dimension largement théorique et spéculative des traités en question. Elle tend à travestir, sous la notion moderne d’observation, le regard médical, dont la dynamique propre est à questionner.

Hippocrate a-t-il inventé la médecine d’observation ?

1construction des savoirstraditioninvention typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des disciplines construction des savoirstraditionmythe construction des savoirstraditionprogrès pratiques savantespratique intellectuelleobservation typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine acteurs de savoirstatutfondateurÀ la fin du xviii e siècle puis au xix e siècle, des médecins cliniciens n’hésitent pas à voir dans Hippocrate le fondateur d’une médecine d’observation, père d’une proto-clinique, commencement lumineux de la grande histoire du progrès médical occidental. Les descriptions de cas pathologiques des Épidémies font sur eux forte impression et contribuent à cette interprétation. L’idée fait ensuite son chemin, particulièrement chez l’éditeur d’Hippocrate et médecin Émile Littré, et après lui chez d’autres philologues. Sous cette qualité d’observation qu’on attribue à Hippocrate est alors entendue tant la « collection » des faits pathologiques au chevet du malade qu’une certaine aptitude à produire des « descriptions » ou « tableaux » nosologiques précis. Cette terminologie est celle dont Michel Foucault a montré dans La Naissance de la clinique qu’elle permettait à un nouveau regard médical de se définir au tournant des xviii e et xix e siècles. Une nouvelle pratique médicale se cherche des origines, ce qui pèse sur la lecture qui est faite d’Hippocrate. En d’autres termes, la « mythologie » de la clinique des temps modernes, selon les termes de Foucault, produit une mythologie de la médecine d’« Hippocrate 1 ». L’idée d’un Hippocrate inventeur, maître et organisateur d’un dispositif scrupuleux d’observation de la maladie et de ses symptômes s’impose pour longtemps. La construction d’une figure déjà scientifique d’Hippocrate établit un lien entre la « civilisation » moderne du progrès scientifique et la médecine grecque ancienne. La notion d’observation est au centre de cette stratégie d’intégration, et problématique à plusieurs égards.

Un Hippocrate inventeur de la médecine d’observation

2typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine pratiques savantespratique intellectuelleobservation construction des savoirstraditionhéritage Hippocrate, à partir du xviii e siècle, est le médecin grec qui a inventé la médecine d’observation. À l’aube de la civilisation, les Grecs montreraient alors la voie à Laennec ou encore Claude Bernard, à la médecine clinique et expérimentale…

3construction des savoirstraditionhistoriographie construction des savoirstraditionévolution construction des savoirséducationformationLe thème d’une médecine d’observation d’origine hippocratique se développe en France, au xviii e siècle. En Europe, comme le souligne Mirko Grmek (1990), les médecins, Thomas Sydenham (1624-1689) et Georges Baglivi (1668-1707), l’Anglais et l’Italien, avaient déjà vu dans certains traités d’Hippocrate (Airs, Eaux, Lieux et Épidémies) le modèle d’une clinique dégagée d’une emprise théorique. En France « l’épidémiologie météorologique d’Hippocrate, son art de recueillir des histoires cliniques et sa sobriété thérapeutique exerceront une influence décisive sur la médecine française et auront, par ce biais, un impact important sur le développement historique de la pensée médicale occidentale » (Grmek 1990, p. 299). Les Épidémies sont en effet le traité phare d’un grand retour à Hippocrate dans l’enseignement des facultés de médecine (Pigeaud 1996, p. 583-610). Avec le Pronostic et les Aphorismes, il est le plus cité dans les articles de l’Encyclopédie selon des analyses statistiques de Roseline Rey (1992, p. 257-276). Le sens de l’observation du médecin ancien devient alors un vrai topos de l’enseignement de la médecine. La traduction française des Épidémies I-III par Desmars en 1767 confirme ce mouvement interprétatif. Toute une littérature médicale de compte-rendus épidémiologiques se réclame à cette époque du traité grec des Épidémies. C’est aussi que son autorité sert en ces temps-là à contester la médecine dogmatique enseignée dans les universités, appuyée principalement sur l’autorité de Galien. Ensuite, quand la clinique triomphante se trouvera d’autres héros, ils seront tous comparés, pour leur talent d’observateur au premier inventeur qu’est Hippocrate 2. Il est l’étendard prestigieux d’une tendance nouvelle de la médecine, soucieuse d’observation clinique, libérée du carcan doctrinaire galénique, et adepte d’une pratique thérapeutique prudente, diététique plus que médicamenteuse. La construction d’un Hippocrate père de la médecine d’observation est bien visible dans l’article « Observateur » de l’Encyclopédie, par Ménuret de Chambaud (1739-1815) :

pratiques savantespratique discursivedescription pratiques savantespratique intellectuelleobservation Hippocrate a été le premier et le meilleur de tous les médecins observateurs ; nous n’hésitons pas à le proposer pour modèle à quiconque veut suivre une semblable route, c’est-à-dire, s’adonner à la partie de la médecine la plus sûre, la plus utile et la plus satisfaisante. Ses ouvrages annoncent à chaque ligne son génie observateur ; peu de raisonnement et beaucoup de faits, voilà ce qu’ils renferment. Ses livres d’épidémies sont un morceau très précieux et unique en ce genre : il commence par donner une histoire fidèle des saisons, des variations qu’il y a eu, des changements dans l’air, les météores, etc. Il passe au détail des maladies différentes ou analogues qui ont régné : il vient enfin à la description de chaque maladie, telle que chaque malade en particulier l’a éprouvée ; c’est là surtout qu’il est inimitable. Quand on lit ces histoires, on se croit transporté au lit des malades ; on croit voir les symptômes qu’il détaille ; il raconte simplement, sans y mêler rien d’étranger ; et ces narrations simples, fidèles, qui, dénuées de tout ornement, paraissent devoir être sèches, ennuyeuses, ont un attrait infini, captivent le lecteur, l’occupent et l’instruisent sans le lasser, sans lui inspirer le moindre dégoût.

4pratiques savantespratique discursivedescription pratiques savantespratique artistiquelittérature construction des savoirsépistémologiethéorie construction des savoirsépistémologieméthode construction des savoirsépistémologieempirisme pratiques savantespratique intellectuelleobservation construction des savoirstraditionmytheIl y a là l’expression d’une certaine mythologie du regard médical, qui observe la nature et en perce les apparences, dans le silence des théories, telle que Michel Foucault l’a décrite dans la Naissance de la clinique (1972, p. 53-62). Une opposition se dessine entre une médecine théorique, dogmatique et une médecine d’observation qui contient peu de raisonnements mais « beaucoup de faits », celle dont Hippocrate a montré la voie. Il admire la diversité des observations du médecin ancien : beaucoup de faits sont décrits, climatiques, astrologiques, pathologiques. Il y a aussi une grande attention chez lui à l’idiosyncrasie des patients. Les observations particulières et singulières, pour chaque malade, font la richesse des histoires hippocratiques. Abondance de faits donc, et, qui plus est, donnés sans la déformation d’un filtre théorique. Le médecin ancien n’interpose « rien d’étranger aux observations ». Ce genre de valorisation d’Hippocrate ira jusqu’à des expressions encore plus fortes chez des commentateurs ultérieurs des Épidémies : le médecin ancien, pour certains, présente « la plus grande chasteté possible à l’égard des théories », comme l’écrit le chevalier de Mercy, au début du xix e dans sa traduction des Épidémies d’Hippocrate (p. 26)3. La « description » des maladies faite par Hippocrate nous permet aussi de « voir », dit Ménuret, les choses comme si on y était. Les qualités littéraires d’Hippocrate (« narration ») sont aussi grandes que ses talents d’observateur. Les descriptions du médecin ont une vertu didactique. Si, en lisant Hippocrate, nous sommes « transportés au lit du malade » c’est qu’Hippocrate est en quelque sorte le précurseur de cette pratique naissante au siècle des lumières qu’est la clinique, où le médecin-instructeur, au chevet des patients, indique à ses élèves les principales pathologies à observer. Le discours médical hippocratique proposerait un idéal de transparence des savoirs. Il susciterait de nouvelles observations, des vérifications ultérieures, amorçant ainsi la dynamique du progrès scientifique. Hippocrate observateur, donc, mais aussi pédagogue, et promoteur du progrès médical.

5espaces savantslieuamphithéâtre inscription des savoirsgenre éditorialencyclopédie pratiques savantespratique lettréetraductionNotons que ce texte de l’Encyclopédie repose sur les Épidémies, texte phare de la réhabilitation d’Hippocrate mais en réalité assez mal connu du rédacteur. Ménuret ne lit pas de près le traité grec qu’il cite à l’appui du génie d’Hippocrate. C’est ce même niveau de généralité et d’approximation qui se retrouve dans certains cours de médecine du temps et dans les introductions à la médecine prononcés dans les amphithéâtres. La mythologie de l’observation hippocratique se répand d’autant plus facilement qu’Hippocrate est connu à travers un petit nombre de textes, souvent lus uniquement en traduction française et en extraits4. Certains médecins contesteront cette vénération par leurs confrères du médecin grec, la jugeant aveugle ; ils trouveront quant à eux d’autres bonnes raisons pour se réclamer d’Hippocrate 5 . La portée réelle de la « clinique » d’Hippocrate semble échapper en partie à ceux même qui la professent.

6construction des savoirstraditioninvention inscription des savoirslivreéditionLe deuxième repère que je prendrai dans la construction historique d’un Hippocrate inventeur de la médecine d’observation est Littré. Le savant reprend certains des jugements hérités de la mythologie clinique du xviii e. Littré est resté jusqu’à récemment l’édition de référence en français pour certains ouvrages hippocratiques, dont les Épidémies I-III et le Pronostic. Dans son introduction à ses Œuvres complètes d’Hippocrate, il présente la doctrine du maître, en la comparant avec la médecine du début du xix e. Le médecin grec, avec ses spécificités, est bien l’inventeur à l’origine de la médecine moderne (p. 455 et sq.) :

construction des savoirstraditionécole de penséeLa prognose [pronostic] est la première construction scientifique que nous connaissions de la médecine. À ce titre elle mérite notre attention, et elle la mérite parce qu’elle n’est point fondée sur des vues rationnelles et hypothétiques, mais parce qu’elle part d’observations et d’expériences réelles […]. La prognose étudie l’expression fidèle par laquelle l’économie trahit le dérangement qu’elle éprouve et c’est ce dérangement qu’il importe de saisir. Faire prévaloir l’observation de tout l’organisme, […] telle est la médecine de l’école de Cos et d’Hippocrate.

7pratiques savantespratique intellectuelleobservation pratiques savantespratique intellectuellediagnostic pratiques savantespratique intellectuellegénéralisation pratiques savantespratique intellectuelleraisonnementinduction pratiques savantespratique intellectuelleétude de cas pratiques savantespratique intellectuellegénéralisationLe pronostic serait l’acte de naissance de la médecine moderne. Le savant introduit la notion de « prognose » en vue, paradoxalement, de moderniser un peu plus Hippocrate. Le pronostic hippocratique, et ses prévisions des jours qui doivent voir la maladie se terminer, ne pourrait-il pas au contraire apparaître comme une charlatanerie datée ? Non, nous dit Littré. Le pronostic est d’abord « induction » à partir d’observations particulières. C’est le fruit d’une généralisation des données de l’expérience, qui sont ainsi formalisées dans les fameuses listes de jours critiques qui fixent les moments où la maladie doit évoluer, changer ou disparaître. Ici Littré fait fonctionner ensemble deux pans des textes hippocratiques, bien visibles notamment dans les Épidémies I-III. Les descriptions de cas « cliniques » seraient le matériau de base dont les listes de jours critiques qu’on rencontre ici ou là ne seraient que le résultat après réécriture et généralisation6. Littré propose en outre une définition large du pronostic comme « prognose de toute expression fidèle de l’économie du corps affecté par la maladie ». En fait, dans cette définition, le pronostic devient une sorte de diagnostic. Le pronostic n’est pas à comprendre comme une prophétie abstraite mais bien comme le fruit d’une observation, comme Littré l’affirme en s’appuyant sur le premier chapitre du Pronostic et sur cette formule mystérieuse selon laquelle le médecin « pronostique le passé, le présent et l’avenir ». Il fait de la sentence mantique une lecture biaisée qui en ignore précisément la portée oraculaire : le pronostic serait ainsi observation de ce que le patient a ressenti ou ressent. Loin de conduire le médecin à passer pour un inspiré ou un devin, la pratique du pronostic le rapproche médecin qui diagnostique, en se fondant sur une discussion avec le malade sur ses symptômes et sur une forme d’auscultation. On aurait ainsi tort de distinguer le diagnostic moderne et le pronostic hippocratique.

8Littré offre ensuite une interprétation encore plus téméraire de la méthode d’Hippocrate (p. 463) :

acteurs de savoircorps construction des savoirsépistémologieméthodeOn le voit donc, la méthode antique d’Hippocrate et la méthode moderne ne diffèrent pas dans leur essence, car elles sont l’une et l’autre la méthode expérimentale. Hippocrate, comme nous, a voulu qu’on observât la nature et, comme nous, il s’est servi de l’induction pour agrandir le champ de ses observations et trouver un lien entre les faits particuliers […]. C’est que nous nous enfonçons chaque jour davantage dans les détails, dans l’observation locale, dans les recherches de plus en plus ténues et minutieuses. Hippocrate, par la nature de ses connaissances, a été tenu à la superficie du corps malade.

9typologie des savoirsobjets d'étudecorps pratiques savantespratique intellectuellegénéralisation pratiques savantespratique intellectuelleobservation construction des savoirstraditionprogrèsLa volonté explicite de Littré est de faire d’Hippocrate un point de départ. Ce que Littré appelle l’induction est en réalité un processus de généralisation qui donne naissance à des pronostics généraux. Or, loin de détourner du concret cette logique inductive favoriserait le souci des faits. Par un cercle vertueux, l’induction permet d’« agrandir le champ des observations », en dirigeant le regard médical vers les moments signifiants et saillants de la pathologie. Un rapport vertueux entre observation et théorie se voit chez le médecin ancien comme dans la médecine moderne. Littré voit ici en puissance chez Hippocrate une dialectique de l’observation et de la théorie qu’il considère comme le facteur de progrès de la médecine de son temps, d’après l’analyse que donne G. Canguilhem de la médecine du savant français (1982). La différence reconnue toutefois entre médecine ancienne et médecine moderne tient à ce que la médecine ancienne ne cherche pas à connaître les maladies selon leur origine locale et anatomique (elle ne connaît pas l’anatomo-pathologie de la lésion qui se développe au xix e). Hippocrate n’a pas connu les lésions dans ses « diagnostics », et s’est contenté de penser les affections comme des affections touchant l’organisme dans son ensemble. En somme l’intention et la méthode médicales d’Hippocrate sont identiques à celles des modernes : l’observation. Changent, pour Littré, les capacités techniques. Il manquait à Hippocrate les instruments et la pensée technique pour aller jusqu’au bout de ses projets d’observation, pour ne pas en rester à la superficie du corps, et observer en profondeur certaines lésions. Premier inventeur de la clinique donc, mais avec des moyens limités.

10construction des savoirstraditionmytheLa mythologie d’un Hippocrate observateur passe donc on le voit chez Littré par sa définition particulière du pronostic, qui en efface toute dimension oraculaire, et met au second plan les savoirs mathématiques et les croyances arithmétiques qui le sous-tendent souvent. Ce type d’interprétation d’Hippocrate continue de peser sur la traduction et la compréhension des textes de médecine ancienne. L’idée que l’observation est première et fondamentale dans une certaine médecine hippocratique se rencontre encore chez des auteurs qui retrouvent les accents enthousiastes de la mythologie clinique du xviii e siècle et de l’interprétation positiviste de Littré 7.

Retour aux médecins anciens : existe-t-il vraiment une « observation » hippocratique ?

11acteurs de savoirsexe et genreféminin construction des savoirsépistémologiethéorie typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l'environnementpathologie pratiques savantespratique intellectuelleobservationLes nouvelles analyses qui ont été faites des textes médicaux, notamment des Épidémies I-III à la fin du xx e siècle, autorisent pourtant à douter de la prévalence de l’observation ainsi définie de façon moderne. Ce texte est composé de descriptions pathologiques de malades, qui s’articulent avec des exposés généraux sur les « constitutions climatiques » (καταστάσεις dans lesquelles le médecin décrit un certain nombre de traits climatiques saisonniers, parfois sur plus d’une année, Langholf 1990, p. 170 sq.). Ce sont ces fiches de malades qui ont conduit, à l’époque moderne, à penser qu’il y avait là un premier exercice antique de clinique. L’idée que l’observation prime sur tout le reste, et particulièrement sur la généralisation, la théorie, ou le dogme, qui seraient subordonnés, comme voulaient le démontrer les Encyclopédistes, ou, d’une autre manière Littré, ne tient pourtant pas. Il a pu être montré que ce n’est bien souvent pas l’observation des cas particuliers de malades qui permet le pronostic par généralisation, « induction », comme le dit Littré, mais que le cadre dogmatique du pronostic conditionne l’observation des cas particuliers, en imposant d’avance un certain nombre de jours pré-déterminés où peuvent s’observer des événements pathologiques d’importance. Volker Langholf a constaté que beaucoup de manifestations pathologiques se produisaient de préférence certains jours, selon une méthode d’observation biaisée par des croyances numérales (1990, p. 112 sq., façon plus affirmative p. 117, et avec une critique de la notion d’induction appliquée à la médecine ancienne, p. 219-220). On peut relever aussi un certain nombre d’« observations négatives », c’est à dire le constat par le médecin de l’absence de tel ou tel symptôme, absence qui ne se comprend bien entendu que par rapport à un cadre d’observation préconçu (Manetti 1990, p. 148-149). Plus largement l’importance du vocabulaire de la coction et de la crise pour qualifier toute évolution de la maladie dans les prétendues descriptions cliniques suffit à mettre en évidence la prégnance d’une téléologie préalable à l’observation8. Le médecin se sert des phénomènes qu’il juge critiques pour deviner comment la maladie évolue et la crise fonctionne comme un telos de la maladie à identifier coûte que coûte. C’est dans les études de genre que la notion d’observation est encore remise en cause : les travaux d’Helen King notamment (1998, p. 67-74) sur le cas d’une patiente des Épidémies VII montrent qu’il est impossible de considérer la description qui est faite de la maladie comme un matériau brut, alors que ce qui nous est donné à lire sous forme écrite a subi un processus de sélection, en fonction de préconceptions sur la physiologie et la nature féminine.

12acteurs de savoirqualités personnellesexactitude construction des savoirstradition pratiques savantespratique intellectuelleobservationCes perspectives font apparaître les excès apologétiques des discours des modernes qui construisaient un Hippocrate capable de jeter un œil « chaste » de toute théorie sur les « faits » pathologiques. Toutefois, s’il peut sembler évident que le médecin grec n’est ni Pinel ni Claude Bernard, la notion d’observation reste centrale encore aujourd’hui pour analyser la médecine hippocratique. Alors que la notion d’expérience est désormais désuète (après notamment les mises au point de Geoffrey Lloyd en 1979 et de Mirko Grmek en 1990), le vocabulaire de l’observation résiste mieux. Lloyd insiste ainsi sur le fait que les Épidémies présentent « des observations systématiques », « soutenues et méticuleuses », ou encore des « examens cliniques » (1990, p. 160-165 de la traduction française). Dans ses introductions au traité du Pronostic (2013) et au traité des Épidémies I-III (2016), Jacques Jouanna affirme quant à lui que la méthode d’« observation » du médecin se déploie pleinement. Elle permet « une information complète sur les signes » et est à l’origine du bon pronostic (2013, p. 32-36 de l’introduction au Pronostic) : « l’observation est la source d’information principale du médecin, complétée éventuellement par l’interrogation du malade ». L’éditeur souligne l’importance des deux verbes σκέπτεσθαι et σκοπεῖν dans le traité, verbes qui peuvent avoir pour objet les σημεῖα, les « signes pathologiques ». Le médecin se concentrerait donc sur des faits corporels, les observerait attentivement, les mesurerait avec une « exigence scientifique » (p. 33) pour établir son pronostic pondéré. Le σκοπεῖν désignerait cette pratique de l’« examen », activité d’observation des signes pathologiques. Les sens que la notion d’observation a pris en français depuis la médecine moderne s’attachent alors irrémédiablement à ce σκοπεῖν : à la fois respect des faits, exigence d’exhaustivité dans leur relevé, et mobilisation de toute l’attention du médecin (« les principaux sens du médecin sont mobilisés »). Pourquoi maintenir ce lexique de l’« observation » ? Est-ce que la pratique du σκοπεῖν évoquée par les médecins eux-mêmes peut se comprendre comme « observation » avec les connotations inévitables que comporte ce terme façonné par la médecine clinique moderne ?

13pratiques savantespratique corporelleperception typologie des savoirsobjets d'étudetempsavenir pratiques savantespratique intellectuelleobservation pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionSi le médecin du Pronostic évoque une vision médicale qu’il désigne par le verbe σκέπτεσθαι ou σκοπεῖν , il y a un argument philologique contre la compréhension du σκοπεῖν comme « observation ». Les usages intransitifs du verbe sont en effets fréquents. Par exemple, dans Épidémies I, après une longue énumération sur les trois types de savoirs qu’il doit posséder pour bien différencier les maladies, le médecin conclut : « c’est en tirant son savoir de ces choses-là (et de ce qui découle d’elles) qu’il faut chercher à bien voir (σκεπτέον) » (Littré, 2, 668-670 = Jouanna 2016, p. 34)9. La vision du médecin est intransitive. Autrement dit, ici, c’est le résultat de l’étude des signes qui permet un σκοπεῖν et non le σκοπεῖν qui porte sur ces signes eux-mêmes. Il désigne alors plus simplement un acte de « vision » sur l’avenir de la maladie, une prévision. Le verbe rejoindrait alors d’autres sens qui se rattachent au dérivé σκοπός, le but, ce qui est visé (Chantraine 2009, s.v. σκέπτομαι). À cela s’ajoute une remarque contextuelle : dans ce passage méthodologique des Épidémies I, pour élaborer sa vision projective, le médecin se soucie beaucoup des choses invisibles. Son examen s’appuie en effet sur l’étude des discours que le patient tient lui-même, qui sont tenus sur le patient, afin de déterminer son éthos de malade, ainsi que sur les rêves et visions du malade, qui sont situées au cœur de ce passage méthodologique. Dans un texte du Pronostic en outre, le verbe σκέπτεσθαι désigne, à nouveau sans complément d’objet, une vision de ce que deviendra la maladie, de la manière dont « tournera » la maladie : « En fait, il faut y réfléchir dès le premier jour, et ensuite chercher à bien voir, à chaque addition de groupe de quatre jours (καὶ καθ’ ἑκάστην τετράδα προστιθεμένην σκέπτεσθαι). Et il ne vous échappera pas quel tour prendra la maladie (ὅπῃ τρέψεται) » (Pronostic, c. 20 = Littré, 2, 168, 6 - 170, 9.) Dans le σκοπεῖν, se trouve donc l’idée d’une vision qui se structure à partir de données invisibles autant qu’à partir de perceptions sensibles et qui, surtout, porte sur l’invisible qu’est l’avenir. Il y a là l’opération mentale qui fonde le pronostic. Autrement dit, le médecin doit « guetter » (autre sens de certains dérivés de σκέπτομαι, selon Chantraine) un ensemble de manifestations, accessibles ou non à une perception par les sens, pour proposer un pronostic sur le déroulement, la fin de la maladie. Le sens de σκοπεῖν ainsi défini rejoint alors en partie des sens qu’on peut trouver chez Platon, où le verbe désigne non une observation sensible mais une activité de l’âme nettement distincte de la perception. C’est très clair dans le Théétète où le σκοπεῖν est une vision que l’âme a des « communs » ou de l’être, qui est opposée à la vue des sens10. Le σκοπεῖν, dans le récit de la pestilence thucydidéen, intransitif lui aussi, évoque une « prévision » du déroulement de la maladie, propre à protéger du découragement et de l’ignorance. Cette vision qui anticipe sera peut-être rendue possible lors de la prochaine épidémie grâce précisément au récit circonstancié que l’historien propose de la peste (II, 48)11.

14pratiques savantespratique corporelleperceptionvision typologie des savoirsobjets d'étudetempsavenirCette définition du σκοπεῖν médical comme prévision du déroulement à venir de la maladie, comme formalisation de l’avenir plutôt que comme repérage du champ du visible physique vaut-elle pour les occurrences où le verbe reçoit un objet ? Il y a bien en effet aussi un σκοπεῖν qui porte sur des signes pathologiques. Cependant, même ce regard-là n’est pas nécessairement à comprendre comme une « observation ». Il faut s’intéresser à sa dynamique12.

15typologie des savoirsobjets d'étudetempsavenir construction des savoirsépistémologiesigne typologie des savoirsobjets d'étudecorps pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionQuels sont les objets du σκοπεῖν du médecin, par exemple dans le Pronostic 13  ? Une grande part des choses regardées par le médecin l’est dans le cadre d’une téléologie de l’évolution de la maladie, qui est celle de l’expulsion favorable ou critique de matière morbide. Le regard porté sur les « gonflements » autour du nombril est de ce point de vue assez significatif14. Dans le cas où la purulence semble vouloir percer l’enveloppe corporelle pour se déverser à l’extérieur, il faut être attentif, dit le médecin, à des signes favorables qui indiquent une évacuation imminente (gonflement, formation d’une « pointe » de l’abcès). Si l’évacuation semble au contraire se faire vers l’intérieur du corps, il faut σκέπτεσθαι d’autres signes favorables : le caractère indolore et l’absence de tout changement à la surface de la peau. En somme il faut guetter ce qui laisse présager que la purulence interne n’aura pas de contact avec l’extérieur, selon une théorie implicite qui veut que le monde extérieur puisse venir alimenter une maladie intérieure. Une théorie pathologique non exprimée conduit à guetter un phénomène invisible, une absence de changement du corps du malade. Ce qui « s’observe » dans le corps, c’est donc du réel (vu à travers le prisme téléologique de l’excrétion salvatrice15), et de l’invisible. De ce point de vue, ce sont bien des σημεῖα sur lesquels porte le regard médical (cf. l’expression σημεῖα σκέπτεσθαι, Pronostic, p. 7, ligne 1), au sens où ce qui est objet de vision estsigne d’avenir, le signe pouvant être concrètement sous les yeux ou bien en partie imaginé. Exprimé par σκοπεῖν, le regard du médecin se concentre d’ailleurs à deux reprises dans le Pronostic sur les zones de haute signification que sont les pourtours des yeux du patient endormi (c. 2, § 6-7) et les nuages de ses urines (c. 12, § 9)16 ? Les nuages, comme la surface brillante et changeante des yeux, évoquent des objets privilégiés de la mantique, des σημεῖα justement, dont les changements de forme et de couleurs prêtent à des spéculations infinies.

16construction des savoirséducationpédagogie construction des savoirstraditionprogrès pratiques savantespratique intellectuelleobservation pratiques savantespratique discursiverécit typologie des savoirsobjets d'étudetempsLes médecins n’hésitent pas à se faire dogmatiques sur la durée des maladies : les schémas de la temporalité critiques qu’ils professent seraient toujours valables et les signes pronostiques toujours ceux qu’ils décrivent17. De telles affirmations contribuent aussi à fragiliser encore l’hypothèse d’un élan permanent vers l’observation18. Au sens moderne cette pratique devrait être toujours prompte à démentir les théories obsolètes : or, certains médecins semblent avant tout soucieux de voir définitivement acceptés et reconnus leurs pronostics. Que penser de cela ? Les descriptions sophistiquées du corps seraient-elles alors au service de la construction d’une autorité de devin ou de visionnaire plutôt que destinées à montrer l’exemple à un apprenti et à ouvrir la voie à une observation scrupuleuse ? La portée didactique des écrits médicaux dits hippocratiques et leur capacité à inciter et guider dans l’observation étaient au contraire mises en avant dans lecture d’Hippocrate que donnait l’Encyclopédie : non content de produire une observation, le père de la médecine, par une « narration » didactique et transparente de la maladie, incitait à des observations complémentaires pour faire progresser la connaissance. L’exposé sur les fièvres du Pronostic, qui pourrait sembler proposer un calendrier des « observations » à faire pour les fièvres, permet de résoudre en partie la question. Je donne ici une traduction de ce texte complexe (c. 20 = Littré, 2, 168, 6 - 170, 9 = Langholf 1990, p. 95 = Jouanna 2013, p. 57-59) :

Les fièvres dont on se sort et celles dont on meurt sont jugées (κρίνονται) aux mêmes jours, pour ce qui est du nombre (τὸν ἀριθμόν). Les fièvres les plus bénignes, avec les signes les plus sûrs pour départ (ἐπὶ σημείων ἀσφαλεστάτων βεβῶτες) se terminent au 4ème jour ou plus tôt (τεταρταῖοι παύονται ἢ πρόσθεν). Les plus malignes, apparaissant avec les signes les plus dangereux, tuent au 4ème jour ou plus tôt. C’est la fin de leur première attaque (πρώτη ἔφοδος). La deuxième attaque s’étend jusqu’au 7ème jour (ἐς τὴν ἑβδόμην περιάγεται), la troisième jusqu’au 11ème, la quatrième jusqu’au 14ème, la cinquième jusqu’au 17ème, la sixième jusqu’au 20ème. Dans les maladies les plus aiguës, ces attaques se terminent au 20ème jour, par addition de 4 en 4 (διὰ τεσσάρων ἐς τὰς εἴκοσιν ἐκ προσθέσιος τελευτῶσιν). Rien de cela ne peut être calculé en jours entiers de façon exacte (ἀριθμεῖσθαι ἀτρεκέως), car ni l’année ni les mois ne sont de nature à être calculés en jours entiers. Ensuite, par la même méthode (τρόπῳ) et par la même addition (πρόσθεσιν), la première période (περίοδος) se produit en 34 jours (τεσσάρων καὶ τριήκοντα ἡμερέων), la seconde en 40 jours, et la troisième en 60 jours. Il est très difficile de pronostiquer, au début de celles-ci, celles qui vont être jugées dans un très long délai (ἐν πλείστῳ χρόνῳ κρίνεσθαι), car leurs commencements sont très semblables. En fait, il faut y réfléchir dès le premier jour, et ensuite chercher à bien voir, à chaque addition de groupe de quatre jours (καὶ καθ’ ἑκάστην τετράδα προστιθεμένην σκέπτεσθαι). Et il ne vous échappera pas quel tour prendra la maladie (ὅπῃ τρέψεται).

17pratiques savantespratique intellectuelleobservation acteurs de savoirstatutmaître acteurs de savoirstatutdisciple pratiques savantespratique discursivedescriptionOn peut, dans une première lecture, par provision, donner à ce texte le statut traditionnel de « description » des fièvres, de leurs « paroxysmes » et de leurs « crises ». Il permettrait alors de dénombrer les moments importants d’un type de maladie, en tracerait le déroulement, proposerait une sorte de description clinique générale des fièvres. Le pronostic s’appuierait sur une connaissance générale des fièvres, acquise grâce à une longue expérience, une longue fréquentation des cas particuliers, savoir général qui, on le voit, laisserait aussi la place avec souplesse à différentes types de déroulement pathologiques possibles. Pour que description clinique il y ait, il faut aussi que les données soient exactes et précises : c’est ce qui semble d’abord apparaître ici. Non seulement le médecin a relevé les jours précis où il y a des paroxysmes, mais en outre, il permet à son disciple ou interlocuteur de reprendre et vérifier ses « observations », en lui demandant de se livrer lui-même à des « observations », « tous les quatre jours ». Les généralisations du maître seraient là pour être complétées, vérifiées, par de nouvelles observations du disciple. Hippocrate observateur, pédagogue et soucieux du progrès des connaissances ?

18typologie des savoirsobjets d'étudetempsavenir typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismeésotérisme inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationschéma typologie des savoirsobjets d'étudetemps inscription des savoirsécriturechiffreCette lecture ne tient toutefois pas longtemps. Tout d’abord, l’importance du nombre 4, dont tous les chiffres avancés sont des multiples, introduit un doute sur la neutralité de l’observation médicale des fièvres. L’abondance du vocabulaire de la nécessité que relève P. Demont (2014) semblerait aussi signaler qu’on a un processus de formalisation mathématique. Autrement dit, la rigueur du système temporel ici présenté est souhaitée et voulue plutôt que constatée dans un compte-rendu pathologique. Déroutant est aussi le flou du calendrier que donne le médecin, qui n’en semble plus vraiment un. En effet, le point de départ du décompte du temps de la maladie est imprécis (« 4ème jour ou plus tôt »). Les maladies fébriles ont une première attaque au bout de quatre jours, mais cela peut être plus tôt, ce qui fragilise tout le système qui dépend de ce quatrième jour fondateur. En outre, les jours eux-mêmes sont des unités de mesure dont la durée peut varier (« Rien de cela ne peut être calculé en jours entiers de façon exacte, ἀριθμεῖσθαι ἀτρεκέως, car ni l’année ni les mois ne sont de nature à être calculés en jours entiers »). Enfin, la maladie a une durée totale qui n’est pas précisée : on peut additionner les périodes par inclusion ou exclusion. La durée de la maladie est ainsi ambiguë allant du simple au triple, de soixante jours à 134 jours selon qu’on compte par inclusion ou exclusion (la première période, περίοδος, se produit en 34 jours, τεσσάρων καὶ τριήκοντα ἡμερέων, la seconde en 40 jours, et la troisième en 60 jours)19. Ces remarques de détail permettent de supposer que le médecin ne se soucie pas d’établir un schéma qui se coordonne avec un temps partageable et compréhensible par le profane. C’est un temps ésotérique de la maladie qui est fixé, destiné à être compris par ceux qui souverainement, voire arbitrairement, décident de son rythme : ceux qui disposent de la technique de vision pronostique. Le médecin livre donc une méthode ésotérique de fabrication du pronostic plutôt qu’il ne décrit des maladies selon des repères temporels communicables : il y a ici très peu de « données » précises sur les moments des accès de fièvres. Un tel schéma, s’il n’est pas le fruit de la seule « observation », ne peut pas non plus la diriger, puisqu’il ne s’inscrit pas dans une temporalité clairement identifiable. L’illusion moderne d’un Hippocrate pédagogue et dispensateur d’un savoir partageable se dissipe. Le flou qu’entretient le médecin est peut-être volontaire : c’est la maîtrise d’un temps savant qu’il revendique ici, voire l’arbitraire souverain qui lui permet de constater une logique mathématique dans des faits qui en sont dépourvus pour le commun des mortels. On pourrait même voir là une certaine rouerie médicale : le médecin tient à conserver son prestige de « voyant » sans se risquer toutefois à des pronostics datés précisément, qui pourraient être démentis par les faits.

19pratiques savantespratique intellectuelleobservation construction des savoirstraditionmythe typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine acteurs de savoirstatutfondateurL’image d’un Hippocrate inventeur et maître de l’observation clinique, forgée par une certaine histoire moderne de la médecine voulant trouver son origine chez les Grecs, est trompeuse. L’Hippocrate clinicien est historiquement daté. La construction d’une telle figure permettait de s’opposer à la vieille tradition galénique des universités, favorisait un renouveau de la philologie médicale en France et permettait plus prosaïquement de justifier des requêtes institutionnelles. En 1821, le chevalier de Mercy, traducteur des Épidémies, insiste sur l’importance du médecin ancien pour former les jeunes médecins à la clinique, tout en demandant le « rétablissement d’une chaire d’Hippocrate » à l’université de Paris, chaire qu’il pense bien avoir quelques droits à occuper. É. Littré, au début de son entreprise monumentale d’édition des œuvres d’Hippocrate, destinait quant à lui son œuvre, non au seul public des philologues, mais bien aux amphithéâtres d’étudiants en médecine, soucieux de se former aux sources de la clinique.

20construction des savoirstradition acteurs de savoirqualités personnellesexactitude pratiques savantespratique intellectuelleobservationLa notion d’observation tout comme certaines idées qui lui sont apparentées, notamment le souci d’exactitude des descriptions et la clarté du propos du médecin, cherchent à maintenir les écrits hippocratiques dans les bornes d’une technè rationnelle, à placer la médecine grecque à l’origine du grand procès de la civilisation scientifique. Procédant d’une certaine image unifiée de la médecine moderne, cette interprétation imposée aux textes hippocratiques occulte la diversité des pratiques médicales anciennes. Quel était le regard des médecins anciens ? Ou plutôt leurs regards ? L’exploration reste à faire.

Notes
1.

Le choix de la modernité d’évoquer un Hippocrate, là où désormais l’on a tendance soit à reconnaître une pluralité d’auteurs, soit à insister sur les différences génériques des textes de médecine (cf., pour un point sur ces questions, King 1998, p. 63-67 et Langholf 2004), participe aussi de la construction d’une figure d’inventeur, à placer à l’origine d’un processus de civilisation.

2.

C’est le cas par exemple pour Arétée de Cappadoce, dont le souci d’observation est parfois égalé à Hippocrate. Il est traduit par Laennec au début du xix e siècle. Voir l’introduction à Arétée de Cappadoce dans l’édition de Grmek 2000, notamment p. 5.

3.

Le traducteur et commentateur insiste aussi sur la dimension didactique de l’enseignement d’Hippocrate. Lui-même se revendique disciple de Pinel et de Cabanis, donc d’une certaine médecine qui aura favorisé et mis au centre de son enseignement l’instruction des apprentis par la clinique. Le chevalier de Mercy a aussi écrit un Discours pour le rétablissement d’une chaire d’Hippocrate. La réflexion qu’il y propose sur les Épidémies d’Hippocrate s’y limite, il me semble, à un éloge du médecin ancien. On y retrouve le lexique la « restauration » d’Hippocrate sur le trône de la médecine jusqu’alors occupé par Galien dans les universités, en raison de son talent d’observateur.

4.

Erwin Ackerknecht l’a montré à propos de l’enseignement de Cabanis (1757-1808). Hippocrate est décrit comme le premier sensualiste, qui a libéré la médecine des dogmes et inventé la médecine d’observation, mais sans presque de citation explicite du médecin grec. Le professeur et médecin s’intéresse à la portée éthique de la médecine hippocratique (1967, p. 17). Ce que Roseline Rey confirme à partir de l’étude du « Discours d’ouverture du cours d’Hippocrate » de Cabanis (1992, p. 263-264).

5.

C’est le cas de Bordeu 1806, p. 796-797 : « Le commun des praticiens s’est contenté de rester dans une sorte de vénération muette et religieuse au sujet d’Hippocrate. Il y en a aujourd’hui qui en parlent souvent sans avoir encore décidé en quoi consiste la médecine hippocratique, ni quel est son esprit ou son caractère essentiel ; une assez pauvre tisane ou bouillie d’orge, des apophtegmes généraux sur les crises qu’on n’entend point ou qu’on ne suit pour ainsi dire que du bout des lèvres ; des lieux communs sur les épidémies, l’air et les eaux ; voilà à parler vrai à quoi se réduisent dans notre siècle les préceptes ou les documents de Cos ; on n’en fait presque jamais l’application ni à la théorie ni à la pratique de l’art. »

6.

Ces deux pans du texte sont nettement présentés et articulés dans l’ouvrage de Langholf 1990. Voir aussi Manetti 1990, p. 143-145. Voir Jouanna 2016, p. 33-55 de la notice.

7.

Un ouvrage récent d’un philosophe de la médecine, retrouve les accents de Littré. Dans Lombard 2015, p. 64 : « De cette union de la prodigieuse aventure du regard et de la vigilance sans faille de l’esprit, c’est un “esprit positif” qui est né, avec la règle impérative du respect absolu des faits dans tout exercice de la pensée. Les faits sont établis par un examen méthodique et le regard est à la fois précis et ample – et jamais négligent. Être, selon la devise hippocratique d’Épidémies V, le “serviteur de l’art”, c’est faire profession de rigueur absolue, dans le cadre d’une démarche qui étant sans expérimentation est toujours entièrement d’observation. »

8.

Il y a crise parfaite quand le corps a bien opéré la coction. Voir Langholf 1990, p. 80 sq., notamment pour ces notions techniques.

9.

Voici le passage méthodologique. Je la traduis ici en ajoutant moi-même une numérotation des éléments du discours, et en faisant ressortir le parallélisme qui structure la double énumération tripartite (Épidémies I, Littré 2, 668-670 = Jouanna 2016, p. 34) : « Apprenant (μαθόντες) ce qui se passe au cours des maladies, à partir de ce qui suit, nous établissons les différences (διαγιγνωσκώμεν) : a) à partir de la nature commune de toutes choses et de la nature particulière de chacune ; b) à partir de la maladie et à partir du malade ; c) à partir de ce qui est emporté et de ce qui s’ajoute (qui conditionne l’amélioration ou la détérioration) ; a’) à partir de la constitution climatique (καταστάσιος) toute entière, et des parts (μέρεα) qu’ont les ciels et chaque contrée [dans la maladie] ; b’) à partir de l’habitude ; à partir du régime, à partir des occupations du malade ; de l’âge de chacun ; au moyen de ses discours, de ses mœurs, de son silence, de ses pensées, de ses songes, de l’absence de songes, des visions des songes (ἐνυπνίοισιν), quelles elles sont et le moment où elles le harcèlent, des démangeaisons, des larmes ; c’) À partir des paroxysmes : au moyen des selles, des urines, des crachats, des vomissements ; il y a aussi les successions (διαδοχαί) des maladies, comment elles passent de telle maladie à telle autre, et les dépôts qui tournent à la mort ou à la crise. Il y a la sueur, le refroidissement, le frisson, la toux, les éternuements, les hoquets, les souffles, les éructations, les vents silencieux ou bruyants, les hémorragies, les flux de sang. C’est en tirant son savoir de ces choses-là (et de ce qui découle d’elles) qu’il faut chercher à avoir une vision (σκεπτέον). »

10.

Dans le Théétète, il y a plusieurs emplois de σκοπεῖν, appliqués à la vision de l’âme, à partir de la page 185, vision qui n’est précisément pas une perception des phénomènes. Cf. un passage qui utilise justement la tripartition temporelle de la mantique et du pronostic : « C’est du beau, du laid, du bien et du mal que l’âme me paraît voir (σκοπεῖσθαι) l’être (οὐσίαν), par une comparaison mutuelle, quand elle réfléchit en elle-même sur le passé, le présent et l’avenir. »

11.

Thucydide, I, 48, 3, je traduis : « Pour moi je dirai comment la pestilence se produisait, et les choses qui permettraient de la prévoir (ἀφ’ ὧν ἄν τις σκοπῶν), si elle s’abattait à nouveau, et de disposer au mieux de quelque connaissance préalable sans être dans l’ignorance (μάλιστ’ ἂν ἔχοι τι προειδὼς μὴ ἀγνοεῖν). » J. De Romilly traduit ainsi : « les signes à observer pour pouvoir, si jamais elle se reproduisait… » (La Guerre du Péloponnèse, CUF, p. 35).

12.

La question des regards médicaux reste encore à explorer. Il existe en revanche de nombreux travaux d’anthropologie du regard ancien, comme en témoignent G. Jay-Robert et E. Valette (2014), qui dressent le tableau des tendances de la recherche sur cette question.

13.

Ainsi, d’après la pagination de l’édition de Jouanna 2013, pour ce qui concerne indifféremment σκοπέω et σκέπτομαι, il y a 2 occurrences intransitives : p. 4, ligne 1 ; p. 59, 10. P. 7, 1, le mot renvoie au regard porté sur les signes, σημεῖα, et notamment ceux du visage ; p. 8, 3, le verbe renvoie au regard porté sur la blancheur ou la lividité des paupières pendant le sommeil ; en 21, 5 aux gonflements sous le nombril ; à la page 25, 7, au noircissement et à la lividité des doigts et des mains. Ce regard sur les signes de la main, pris entre les polarités du trop noir et du trop blanc, est d’ailleurs associé dans ce dernier cas à la nécessité de tenir compte du fait que la maladie fasse « dépôt », c’est-à-dire ait passé l’étape de la crise. P. 35, ligne 8, le regard porte sur les « nuages » dans les urines, leur forme et leur couleur. Notons que le verbe ὁράω ne se trouve pas dans le traité, et qu’ὄψις s’y rencontre, mais pour désigner la pupille des malades.

14.

Je traduis le c. 7, 10, p. 21-22 de l’édition de Jouanna : « Les amas de pus doivent être ainsi considérés (σκέπτεσθαι) quand ils proviennent du ventre. Ceux qui se tournent vers l’extérieur sont les meilleurs, attendu qu’ils tendent vraiment à l’éclatement et qu’ils font une bosse pointue, mais les grands et plats et qui se bombent moins en pointe, ce sont les pires. Pour ceux qui éclatent à l’intérieur, les meilleurs sont ceux qui n’ont aucune communication avec le monde extérieur, mais qui sont bon contenus, indolores et qui laissent voir une peau extérieure bien uniforme. »

15.

Les choses corporelles peuvent être aussi vues à travers le prisme de l’éloge et du blâme (le verbe μέμφεσθαι est utilisé deux fois à propos du regard porté sur les urines dans Jouanna 2013, p. 35-36), ou encore de la ressemblance et de la dissemblance à soi du corps malade (« Il faut regarder ainsi, σκέπτεσθαι, dans les maladies aiguës : d’abord le visage du malade pour savoir s’il est semblable, ὅμοιον, à celui des gens en bonne santé, et surtout s’il est semblable à lui-même », c. 2).

16.

Les yeux sont un objet privilégié du regard médical comme l’a souligné L. Villard (2005), œil qui résiste d’ailleurs aux descriptions exhaustives, comme le souligne l’auteur de l'article : « cette richesse des signes à observer dans l’œil est telle que certains médecins – comme celui des Épidémies VI – n’arrivent pas au bout de leur énumération et la terminent par “et tout le reste qui est passé sous silence” », p. 111-112. Le regard médical se perd ici dans l’ineffable.

17.

Citons les derniers mots duPronostic, c. 25 : « Et il ne faut regretter l'absence du nom d'aucune maladie qui ne soit pas écrit ici ; car toutes les maladies qui se jugent dans les périodes indiquées plus haut, tu les connaîtras au moyen des mêmes signes. »

18.

Un autre biais dans l’observation peut être dû d’ailleurs au passage à l’écrit lui-même, comme le souligne King (1998) à propos des cas pathologiques des Épidémies, p. 55 et 68. Elle s’appuie notamment sur les travaux de B. J. Good (1994), Medecine, Rationality and Experience : an anthropological perspective, sur la médecine d’époque moderne, qui étudie les procédures de mise en forme qui structurent l’écriture des « cas » pathologique, et transforment un « individu » en « cas ».

19.

Jouanna, dans son édition (2013, p. 217), refuse l’ambiguïté, et d’après la lecture que fait Galien de ce texte, compte les jours par inclusion. Toutefois, rien dans le texte grec n’y oblige, et Langholf (1990, p. 97 et sq.) a, je crois, raison d’en souligner l’ambiguïté.

Appendix A Bibliographie

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