Aude Argouse

Résumé

Ce texte interroge les rapports que les notaires de la ville de Santiago du Chili entretenaient avec leurs papiers et archives au début du dix-neuvième siècle, dans un espace où il n’existe ni imprimerie ni moulin à papiers. Á partir d’un procès instruit en 1800 contre des clercs ayant dérobé des documents dans plusieurs études de la ville, il met en évidence l’existence de différents discours sur les archives ainsi que sur la nécessité de vendre du papier, produit rare et onéreux. D’un côté, le notaire victime du vol et le Procureur du roi soutiennent le caractère public des archives, qui ne peuvent être l’objet d’appropriation privée pour des usages aussi vils que l’emballage de confiseries. D’un autre côté, plusieurs notaires ainsi que les accusés du procès (revendeurs et acheteurs) avancent que les papiers sont susceptibles d’appropriation et de vente lorsqu’ils sont vieux et inutiles. Support mémoriel indispensable à la vie civique autant que source de revenus, le papier est par conséquent une matière sensible que le désassemblage des écritures publiques vient à révéler.

Introduction

1espaces savantslieuarchives matérialité des savoirssupportsupport de conservationliasseAu premier étage du Palazzo Laparelli de La Valette, à Malte, au milieu d’une grande salle haute de plafond, sont entreposées des centaines de liasses de papiers, trouées parfois dans toute leur épaisseur et sur pratiquement toute leur largeur, ne laissant presque plus rien de lisible. Les archives notariales de Malte ont souffert d’un bombardement en 19451. En les voyant, je me suis demandé ce que l’on pourrait bien faire de ces tas de papiers. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Un photographe inspiré leur avait rendu un bel hommage en tant qu’objets, évoquant ainsi leurs existences parallèles2

2pratiques savantespratique intellectuelledocumentationCe destin d’œuvre d’art est a priori peu courant pour des archives notariales 3. Les minutiers, volumes d’écritures publiques, protocoles ou registres ont plutôt suscité une méthodologie qui, pendant longtemps, relevait de l’histoire sérielle et exigeait que les actes fussent lisibles, au moins en grande partie. Elle était partagée à l’envi par la plupart des historiens ayant affaire à ce type de documents. Ensuite est venue la notion de « donné notarial », c’est-à-dire la possibilité d’étudier les écritures notariées comme un ensemble organisé de documents en ne séparant pas, pour les analyser, les ventes et les paiements, les testaments, les inventaires, les procurations, ou encore les « instruments de crédits » et les « instruments patrimoniaux »4. Cette approche, proposée et développée par un notaire français, faisait des écritures publiques un tout que des mains diverses avaient assemblé au fil du temps dans des registres, minutiers ou protocoles réunis dans des archives.

3matérialité des savoirssupport matérialité des savoirsmatériaupapier construction des savoirstraditionhistoriographieLes méthodes classiques exigent donc une constance du genre - archives notariées - que, partout, les altérations et destructions remettent en cause. Les papiers, en tant que matière organique, connaissent un processus de vieillissement propre et les écritures publiques sont bousculées par les guerres, bouleversements impériaux et tensions locales. Ce sont autant de circonstances qui expliquent leur transformation soudaine, ou sur la longue durée, en autre chose. Que ce soit sur le sol de la salle du Palazzo Laparelli à La Vallette ou sur les étagères du dépôt souterrain des Archives Nationales à Santiago du Chili, la matière à raisonner n’est au fond que du papier. Ainsi, la valeur symbolique de l'écrit authentique ne doit ni masquer la matérialité de l'objet qui le porte, ni les savoirs techniques et pratiques de ceux qui le conservent5

4Cependant, la rationalité qui préside à la conservation ou à la destruction d’œuvres de papier n’est peut-être pas la même si l’on se trouve dans une situation coloniale, où le papier est un produit importé et distribué avec des restrictions. Dans cette perspective, ce texte interroge certaines conséquences, dans les pratiques d’archives des notaires de Santiago, de l’absence d’industrie papetière dans le Chili du tout début du dix-neuvième siècle.

5En effet, en Amérique espagnole, la production de papier est interdite durant toute l’époque coloniale. Il circule néanmoins sous différentes formes : actes officiels, papelitos, papelotes, lettres, correspondance, rapports, boletas, billetes, vales, reçus, ordonnances, provisiones, cahiers, registres, mais aussi cartes à jouer, emballages, éventails ou encore pour fumer le tabac ou confectionner des cartouches. A la fin du XVIII e siècle, la perspective de ne plus pouvoir être approvisionné depuis l’Europe et la guerre qui gronde jusqu’aux bords du continent fait craindre de manquer de papier. Des mesures imposent que l’on garde ce qui est disponible dans les magasins royaux (papier blanc et papier timbré destinés aux usages judiciaires et administratifs) pour fabriquer les cartouches en cas de conflit. Le papier timbré non utilisé peut donc être déclaré inutile et servir à autre chose qu’aux écritures publiques s’il est abîmé, s’il a pris l’eau ou s’il a pourri.

6construction des savoirspolitique des savoirsguerre construction des savoirséconomie des savoirsachat construction des savoirséconomie des savoirsvaleur matérialité des savoirsmatériaupapierPourtant, la consultation de plusieurs fonds - Real Audiencia, Capitanía General, Real Hacienda et Contaduría Mayor, ainsi que les comptes de l’imprimerie royale à Madrid pour la seconde moitié du XVIIIe siècle - indique qu’en dépit des apparences, le papier timbré ne manque pas au Chili. Il est généralement qualifié de « sobrante », c’est-à-dire en surplus, dans la comptabilité. Mais il est cher. En 1798 est décrétée une augmentation du prix du papier timbré, passant du simple au double, pour les quatre classes de papier6. Le papier commun, de son côté, est également onéreux. Cette cherté conduit certains administrateurs à demander en 1799 que, pour l’apprentissage de l’écriture, l’on mette à disposition des écoliers du papier timbré, dont on aurait pris soin d’enlever le timbre à l’emporte-pièce tout en fixant un prix abordable. Cette requête essuie un refus de la part de la Real Hacienda, au motif que la guerre en Europe laisse planer un doute sur les possibilités d’approvisionnement7. Le Trésor semble faire une question de principe et souhaite le conserver comme s’il s’agissait littéralement du nerf de la guerre. Dans cette colonie où l’imprimerie est absente, les administrateurs publics le destinent à des fins plus nobles que l’emballage des choses du commerce ou l’apprentissage de l’écriture, à défaut de le consacrer à l’impression de livres : munitions pour la guerre, ou en vue d’une guerre possible, ou fusées et cotillons pour des festivités associées à des événements politiques tels que le mariage d’un dauphin ou l’anniversaire d’une reine. D’une manière générale, la peur du manque de papier a donc occasionné une retenue du papier destiné aux écritures publiques dans les réserves tout au long de l’époque coloniale afin d’en contrôler la distribution et les usages8

7construction des savoirséconomie des savoirsvente construction des savoirstraditiondestructionMais en 1800, cette peur du manque a aussi provoqué le désassemblage des archives notariées, orchestré par des clercs et des notaires à Santiago du Chili, pour fournir en papier des confiseurs, des pharmaciens et des chocolatiers. Une partie des écritures publiques passe alors de l’état de protocoles à celui de « tas ». En l’espèce, l’usure et l’usage se révèlent être deux critères spéciaux de valorisation du papier susceptibles d’en déterminer la destination, de justifier le désassemblage des archives et de légitimer l’appropriation privée des papiers. Ce sont pratiquement deux gestes contraires - la conservation et la destruction - qui conduisent donc à mettre en perspective le désassemblage d’archives comme processus historique de « destruction créatrice », d’une part, ou comme procédé particulier d’acquisition d’un produit, le papier, qui manque dans cette société coloniale, d’autre part. La conservation, la transmission et la destruction des archives notariées interrogent ainsi la stabilité dans le temps des objets archivistiques, l’obsolescence des registres et la caducité des écritures publiques9. Ces « pratiques d’archives » contribuent à en déterminer le statut : archives publiques ou papiers susceptibles d’être vendus10

8construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquemonarchiePrenant appui sur l’affaire judiciaire qui a suivi le désassemblage des archives notariées dans la ville de Santiago en 1800, et les questions qu’elle a soulevées devant la justice, ce texte propose quelques pistes pour repenser l’histoire sociale et culturelle des notaires de l’Amérique espagnole à partir du lien intellectuel qu’ils entretiennent avec leurs propres archives, c’est-à-dire bien avant qu’elles ne constituent des « fonds notariés » autorisant leur traitement sériel. D’abord, j’envisagerai le papier comme une matière particulièrement sensible dans les colonies. Ensuite, il s’agira de souligner le contraste entre le langage utilisé par les accusés pour décrire des degrés d’usure du papier voué à être remployé, avec celui du procureur du roi (fiscal) qui souligne quant à lui le caractère sacré de l’archive notariée. Finalement, cette opération de désassemblage sera replacée dans une histoire matérielle des archives notariées coloniales, c’est-à-dire dans une société où le papier n’est qu’une matière, pas un savoir technique11

Le papier, une matière sensible

9matérialité des savoirsmatériaupapierMon enquête sur les papiers notariés de Santiago du Chili, censés être des papiers timbrés, a commencé par le désordre constaté dans six volumes attribués au notaire Gaspar Valdés, ayant exercé entre 1684 et 1715. Ils sont classés dans les fonds Escribanos de Santiago (cinq volumes) et Real Audiencia (un volume) des Archives Nationales. Les archives de Valdés ne sont pas les seules concernées par ce désordre, d’autres volumes attribués à des notaires de la ville le sont également. J'ai cherché à établir à quel moment avait pu se produire un événement qui avait altéré ces écritures dont je pensais qu’elles auraient dû être l’objet du plus grand soin en raison de leur valeur juridique et de l’importance du papier en matière de gouvernement.

10Entièrement importé, le papier est une matière sensible. Il est systématiquement associé à des domaines souverains, qu’il soit timbré ou pas. Les quatre principales rentes publiques ont en effet un lien avec le papier : le papier timbré, les cartes à jouer, les poudres (les cartouches sont faites avec du papier) et le tabac (le papier à rouler)12. Les notaires et les greffiers peuvent réutiliser les papiers caducs pour se conformer à la loi concernant la date du timbre, qui doit correspondre à celle de l’acte. Les palais de justice locaux ont en effet autorité de chancellerie pour ré-estampiller les papiers timbrés et leur accorder une nouvelle validité de deux ans. Cette opération peut se répéter maintes fois, toujours sous couvert de précautions bureaucratiques.

11La pénurie de papier timbré observée par les officiers de plume tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles est le résultat de lourdeurs administratives, combiné avec la peur du manque évoquée plus haut. Ainsi, l’arrivée à Valparaíso au début du XIXe siècle d'un navire en route vers le Callao, le port de la ville de Lima au Pérou, pour y décharger le papier timbré destiné à Santiago, génère une série de problèmes de gardiennage et de vérification des rames de papier, soigneusement emballées depuis Madrid 13. Il s'agit d'un produit particulier qui nécessite un traitement spécial et des procédures de contrôle strictes. De sorte que les officiers des douanes souhaitent ne pas défaire les ballots pour ne pas s’en rendre responsables. Selon eux, le papier doit aller jusqu’à Callao, où les rames destinées au Chili seront séparées de celles des autres juridictions, pour revenir ensuite à Valparaíso.

12inscription des savoirslivrepage matérialité des savoirssupportsupport de conservationliasseCependant, bien que le papier soit une matière sensible, les inspections des officines dans les années 1760 laissent voir que les notaires sont plutôt négligents envers leurs propres archives14. A propos de Valdés, le notaire en charge de ses archives indique qu’il n’a pu montrer que quelques registres et papiers d’écritures15. Un autre notaire « reconnaît une liasse de 25 cahiers d’actes passés devant Juan de Chirinos, Gaspar Valdés et Juan de Morales Narváez »16, Chirinos et Moralés Narváez étant contemporains de Valdés. Dans une autre étude, l’inspecteur note qu’il trouve deux minutiers de Valdés. Le premier contient des écritures de 1705 à 1715, avec un index devenu hors d’usage (« inservible »). La plupart des écritures sont en « blanc », c’est-à-dire qu’elles ont été préparées mais n’ont pas été rédigées, et la pagination est erronée depuis le début ou manquante. Le second est une liasse d’écritures non reliées, la plupart préparées mais non rédigées, sans index ni numérotation des pages17

13espaces savantslieuarchivesLe zèle des inspecteurs de 1760 pourrait s’expliquer par une tendance à justifier leur travail en récriminant contre les notaires. En effet, ils parlent de « défauts et fouillis » dans les officines. Les remarques d’un observateur de 1845 portant sur les archives de Valdés sont plus ajustées aux observations actuelles que l'on peut faire des volumes qui lui sont attribués : « Deux protocoles tout désorganisés aussi bien dans la numérotation des pages que dans les dates, car il semble qu’ils sont faits des restes de nombreux protocoles »18. Les cahiers sont « isolés », « il manque des pages », ils sont « dé-reliés », « désordonnés », « désorganisés », « défaits » ou « mal traités ». En 1905, l’historien chilien Abraham Silva i Molina note dans un carnet que dans le « volume 417 » de Gaspar Valdés : « […] les écritures sont reliées sans ordre chronologique »19. Il ressort de ces commentaires que les écritures de Valdés ont été mises sous la forme des six volumes que nous leur connaissons aujourd’hui entre 1845 et 1905, sans doute au moment de leur incorporation à la Bibliothèque Nationale, les Archives Nationales n’étant créées qu’en 1927. Entre les inspections menées dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et 1845, les écrits notariés de Valdés, qui sont d’abord sous formes de « registres », « protocoles », « liasses », « cahiers », se sont finalement retrouvés reliés mais « tout désorganisés » en deux « protocoles », ce que des traces d’une numérotation de folios viennent confirmer. Le désassemblage des archives notariées en 1800, qui retient notre attention ici, pourrait expliquer cette mise en désordre des archives de Valdés.

14En effet, cette année-là, un notaire de Santiago, Andrés Manuel de Villarreal, découvre que l’un de ses clercs lui substitue du papier, dont des actes de procès et des protocoles notariés, pour les revendre à des confiseurs, chocolatiers et pharmaciens de la ville. Le scandale éclate le 14 mai, lorsque Villarreal, outré par la trahison de son clerc, s’exclame à l’adresse du juge de première instance de la ville, l’alcade, qui reçoit sa plainte :

Cette confiance, Monsieur, retombant principalement sur un sujet à la conduite discréditée, comme c’est le cas de Don Pedro Villanueva, m’a fait lui remettre la clef de mon étude à plusieurs reprises et que par sa main courent les affaires comme il est d’usage dans les autres études pour le prompt travail quotidien, et lorsque je pensais me trouver avec le calme et la tranquillité nécessaires à mon ministère et au ministère public, je me suis trouvé face au plus grand désastre qui, rien que de l’évoquer, provoque de l’horreur : et c’est, Monsieur, pas moins que l’extraction de la majeure partie de mes archives, qui contient des causes civiles et criminelles terminées ou en cours, et des protocoles d’écritures et de contrats publics, vendus par le susdit Villanueva pour fournir les auberges, vendeurs de tabac, épiceries, pharmacies et chocolateries publiques de cette capitale20.

15Avec l’aide de deux hommes et de l’alguacil21, Villarreal procède à l’inspection de toutes les boutiques de la ville pour interroger leurs tenanciers sur les achats de papiers qu’ils avaient faits dans les mois précédents, identifier les vendeurs et les acheteurs et retrouver les papiers volés. Dix-neuf personnes sont inculpées. En quelques heures, les pièces démembrées commencent à réapparaître ainsi que des papiers d’autres études de la ville. Elles sont pratiquement toutes concernées. Le 17 mai, à la demande de l’alcade, on fait un « grand tas » de tous les papiers et l’on demande aux notaires de la ville de venir recomposer les archives, les registres, les protocoles, les cahiers, en tenant compte de l’année et de l’étude qui correspond, en remettant, quand c’est possible, leurs reliures. On procède de même pour les papiers des causes judiciaires22

16construction des savoirspolitique des savoirsgestionadministrationIl s’agit d’un ré-assemblage brutal des documents qui constitue une phase d’altération comparable aux démembrements des registres que faisaient les employés pour vendre le papier. C’est donc au travers de ce miroir déformant qu’il faut regarder pour saisir tout un pan de l’histoire de l’écriture publique de l’époque coloniale. En ce sens, les historiens qui travaillent sur l’émergence de la science administrative doivent faire une sérieuse critique des sources qui prenne en compte cet épisode de désordre et réordonnancement documentaire en 1800.

17Aussi, plutôt que de déplorer une perte inestimable des contenus, il a paru plus inspirant de chercher à comprendre ce qui avait pu pousser les employés et les notaires à démembrer leurs archives et vendre du papier à des marchands de bonbons. En effet, si cela ne constitue pas une innovation de la part des confiseurs, forains et pharmaciens que de « consommer » du papier judiciaire, il semble que cette période de carence au Chili justifie que l’on ait recours à des instruments notariés pour fournir des commerçants. Les clercs y voient là une possible source de revenu. Devenu denrée rare en raison des difficultés de circulation maritime à cause des guerres qui font rage en Europe, le papier, même revêtu du sceau et des signes qui font l’authenticité des écritures publiques, devient donc une marchandise aux remplois multiples et profitables.

18L’épisode du vol de protocoles notariés constitue une sérieuse clef de compréhension de l’état désastreux de certains des volumes du fonds Escribanos. Mon hypothèse est qu’il dévoile le rapport que les notaires entretiennent avec leurs archives, dans le cadre de leur professionnalisation en tant que praticiens du droit23. De cette affaire, il ressort en effet que des papiers de justice et notariés peuvent être frappés de caducité en fonction des usages sociaux du papier et être ainsi susceptibles d’appropriation. Paradoxalement, un discours sur l’archive émerge par la voix du procureur du roi, qui veut faire des archives notariées des archives publiques. La destinée de ces écritures publiques interroge alors les usages différents qui peuvent en être faits : de l’utilisation quotidienne comme support d’écriture publique à son utilisation éventuelle comme cartouches en passant par l’emballage de chocolats nécessaire à une économie du manque, le papier est susceptible d’appropriation. L’entrée dans la matière judiciaire met au jour des critères de traitement des papiers et archives qui entrent en conflit et interrogent cette matière à raisonner.

Les interrogatoires : une liste d’arguments recevables ou de l’audace collective ?

19matérialité des savoirssupportsupport de conservationdossierLe dossier judiciaire, notamment la première instance devant l’alcade de Santiago, offre la possibilité de détailler les justifications avancées par les accusés sur cette pratique de désassemblage des écritures publiques, qui paraît scandaleuse à Villarreal. Il est certain que l’appropriation par le vol pose un certain nombre de questions, mais ce n’est pas le lieu ici pour en débattre en détail. Des déclarations du procès, il ressort que c’est surtout la conjugaison des notions d’usure et d’usage qui autorise les extracteurs, revendeurs et acheteurs à mettre en place ce recyclage des archives notariées. En vertu du caractère « inutilisable », « inutile », « vieux », « anciens » (« inservible », « inútil », « viejos », « antiguos ») des papiers en question s’opérait le discernement entre les papiers à vendre (les protocoles et registres étaient alors démembrés, les feuilles mises en pile) et ceux qui allaient continuer d’accomplir leur destinée d’archives notariales. Ces critères d’usage et d’usure sont répétés et déclinés par tous les déclarants, avec des nuances selon qu’ils peuvent dire qu’ils ne savent pas lire.

20José Campos, chocolatier, et premier interrogé, déclare que Francisco Concha, marchand, est venu le trouver pour lui dire qu’il manquait de papier pour son travail et il lui demandait de voir qui vendait « du vieux papier écrit qui aurait plus de six mois ». Campos explique qu’il n’a pas eu de mal à trouver un notaire pour lui vendre du papier « hors d’usage ». Les papiers que Campos a ainsi obtenus ont servi en grande partie pour des chocolats et des biscottes24. Antonio Luzies, employé de l’aubergiste Lampalla, déclare qu’il ne sait que signer et ne sait « lire que dans les livres et qu’il n’a pas pu se rendre compte de l’importance des papiers en question »25. Domingo Hernández, confiseur, déclare qu’environ trois mois auparavant, Campos lui a vendu des papiers et des actes notariés. Comme il en avait besoin, il les a achetés, bien qu’il ait vu qu’ils venaient d’études de notaires. Il explique qu’il lui a paru qu’ils ne serviraient plus, qu’ils n’avaient plus aucune valeur (« ningún aprecio ») pour quoi que ce soit et qu’il avait vu aussi qu’on vendait des bulles d’indulgence et du papier timbré des années antérieures car ils étaient devenus inutilisables. Il n’eut par conséquent « aucune suspicion qu’ils fussent utiles »26. Felipe Hernández, confiseur, déclare « c’étaient de vieux actes qui ne servaient pas […] ». Comme il ne sait pas lire ni écrire, il déclare qu’il n’a jamais compris ni su ce qu’ils contenaient ni s’ils étaient des papiers ou des actes d’importance. Il les tenait pour « inutiles et inutilisables et seulement bons à terminer en biscottes ou pour envelopper des bonbons »27. Pedro Antonio de Molinares, natif de Gênes, chocolatier, dit que Campos lui a vendu des papiers au motif qu’ils n’étaient « bons qu’à servir à des chocolats »28. Molinares ne sachant ni lire ni écrire les achète pensant qu’il s’agissait de « vieux papiers, anciens et décatis »29. De son côté, José Manuel de Elorrio, caissier d’un confiseur, dit qu’il ne se doutait pas qu’ils fussent volés vu qu’on les vendait publiquement30

21Dans les déclarations de personnes ayant des liens directs avec un notaire, l’autorité de ce dernier sur la qualité du papier (utile/vieux) est convoquée pour en justifier l’usage à des fins d’emballage. Francisco Lampalla, aubergiste ayant traité directement avec les clercs, déclare qu’il ne sait ni lire ni écrire et ne pouvait pas mesurer l’importance des papiers en question, d’autant plus que le notaire Melchor Román « avait donné l’ordre à son clerc de vendre ces papiers car ils ne servaient plus »31. De son côté, Xavier Fierro, employé d’un notaire de la ville, déclare « lui paraître que ce n’est pas un délit car ces papiers sont inutiles et insignifiants en raison de leur ancienneté »32. Juan Alamos, fils d’un notaire, explique que son père avait mis en ordre ses papiers en vue d’une inspection de ses archives, qu’il avait fait un inventaire et qu’il avait mis de côté beaucoup de papiers et des cahiers de causes criminelles anciennes et inutilisables « qui ne pouvaient pas être nécessaires à des fins de justice, pour avoir été rédigées par des notaires anciens et aussi des papiers qu’on avait aucune raison de chercher, que cette quantité considérable se trouvait dans un panier qui fut remis au déclarant pour qu’il en fasse ce qui lui plairait »33. Francisco Mate, commerçant, dit que Campos est venu lui offrir des papiers attachés par un fin fil de chanvre, et que « c’est Melchor Román qui lui avait donnés »34. Mate et Campos ont regardé ce qui était écrit dessus et « comme l’écriture était ancienne, on n’y comprenait rien », ils en déduisirent que c’était du « papier à musique » (« papel de solfa »).

22espaces savantscirculationcommerceLes raisons invoquées par les accusés pour justifier l’acquisition de ces papiers permettent d’établir que pour ceux qui ne savent pas lire, il s’agit de papiers inutiles ou de papiers à musique. Pour les autres, ce sont de vieux papiers. Les déclarants affirment ainsi être dans l’incapacité à s’apercevoir qu’il s’agissait de papiers notariaux : ils disent ne pas avoir soupçonné le vol en vertu de l’apparence de ces papiers (vieux, décatis, attachés par un fil de chanvre). Ils expliquent ne vérifier que le nombre de feuilles, ne regardant bien souvent que la première et la dernière, au moment de la vente. Selon ces déclarations, les différents états apparents du papier légitiment son usage comme emballage. Toutefois, il est intéressant de relever que, d’une part, plusieurs fils de notaires participent à cette mise en circulation auprès des commerçants, confiseurs et pharmaciens des vieux papiers écrits et, d’autre part, plusieurs des accusés sont natifs d’Espagne : la présence du timbre aurait dû les alerter sur la provenance de ces papiers, même sans savoir lire. Le traitement qui est réservé lors de la procédure à l’un des fils de notaire peut paraître différent non pas en raison de la relation qu’il entretient avec la profession ou de supposées connaissances en matière de documents notariés, mais grâce au soutien de son père qui s’acquitte de la caution de sa libération dès les premiers jours de sa détention.

23construction des savoirséconomie des savoirsvaleurDe son côté, le notaire Melchor Román raconte comment le chocolatier José Campos est venu le trouver au début de l’année, sans chemise, le suppliant de lui donner quelque chose35. Román lui propose de l’argent mais Campos lui dit préférer du papier : « seulement un peu de papier inutile, car il y en avait si peu et si cher »36. Román précise qu’il a intimé l’ordre à son clerc de lui donner des brouillons, comme aumône et pour les chocolats. Quelques jours plus tard, dans une boutique, il voit du papier et reconnaît des actes notariés. Le commerçant lui dit les avoir acquis auprès de Campos qui les aurait vendus en disant que Román les lui avaient cédés pour cela. Dans sa déclaration, Román prétend avoir demandé à ce commerçant si ces papiers lui servaient, en dépit de leur état (sales, tachés, plein de gras, rongés par les souris). Selon Román, le commerçant lui aurait répondu « pour moi, tout est bon » et il dit s’en servir pour mettre de la poudre. Román aurait alors prévenu que « les papiers des actes sont des choses sacrées » qui ne peuvent pas servir à n’importe quoi. Il serait retourné à son étude, furieux, en hurlant sur son clerc qui aurait donné plus de papier qu’il ne l’avait permis et qu’en plus Campos l’avait arnaqué en le suppliant de lui donner du papier pour le chocolat alors que c’était pour le vendre et en tirer profit. Román précise cependant qu’il ne voit pas pourquoi son clerc, qui est à son service depuis trois ans, aurait vendu les papiers à Campos. L’appât du gain ne lui paraît pas crédible. Devant la justice, il va donc charger Campos en le faisant passer pour un redoutable manipulateur. Cependant, il précise : « il aurait été très imprudent [de la part de son clerc] de porter la main sur des papiers utiles lorsqu’il existe une grande partie de ceux qui se trouvent dans la pièce qu’il [Román] destine à la l’écriture de la Chambre de l’Audience royale »37. Il a formé plusieurs liasses, composées de « feuilles volantes, en pièces, déchirées, tachées et inintelligibles, et de vieilles causes criminelles et sans importance », qui iraient très bien pour servir à des usages autres « sans porter atteinte à la chose publique »38. Il ajoute qu’il n’hésite pas à dépenser de l’argent pour faire des étagères utiles à la « meilleure conservation » des actes et procès. En somme, il explique qu’il prend soin de ses archives qu’il a trouvées en piteux état en reprenant l’étude à son nom.

24Cette participation directe de certains notaires et de leurs clercs dans le désassemblage des écritures publiques et la vente des papiers permet de poser l’hypothèse d’une audace collective qui consisterait à faire reconnaître la caducité de certains documents, qui autorise leur appropriation, en profitant de la procédure judiciaire entamée en première instance devant l’alcade ordinaire de la ville. Le désassemblage des écritures qui provoque la colère de Villarreal renverrait à des pratiques courantes mais en réalité peu consensuelles entre les notaires de la ville. La circonstance d’un procès judiciaire pourrait ainsi permettre de les entériner officiellement afin de faire reconnaître par un juge la caducité comme motif légitime du désassemblage et de la vente de papiers.

25pratiques savantespratique intellectuelleclassementPour les notaires, le critère de classement du papier selon l’ancienneté n’est pas nouveau : déjà un siècle plus tôt, lorsque Gaspar Valdés devait utiliser du papier re-timbré, après épuisement du papier en cours de validité, il avait tendance à prendre le plus ancien39. En 1800, Javier Fierro précise que des papiers judiciaires qui ont été vendus ne procédaient pas d’affaires courantes40. Les papiers d’affaires jugées n’ont en effet pas lieu d’être conservés une fois les sentences reportées dans des livres à cette fin. Cela coïncide avec l’idée de caducité de certains papiers soit parce qu’ils sont qualifiés de brouillons, soit parce que justice a été rendue. Il n’est alors plus nécessaire de conserver tous les papiers du procès. C’est en ce sens que l’un des accusés déclare : « c’étaient des actes de pendus »41. Il s’agit d’actes de procédures criminelles terminées et de personnes condamnées à mort. On pouvait se débarrasser de leurs archives une fois la sentence exécutée.

26Sur le terrain judiciaire s’affrontent par conséquent deux logiques qui obéissent à deux nécessités clairement définies : d’un côté, celle des vendeurs et consommateurs de papiers en tant que matière première, et d’un autre, celle de la conservation sélective à des fins mémorielles et probatoires des papiers notariés. Le 10 juin, le procureur du roi (agente fiscal del crimen) déclare que :

Les archives où sont gardés les registres d’écritures, instruments et procès judiciaires sont l’une des choses qui doivent être traitées avec le plus grand respect et la plus grande fidélité, en tant qu’elles sont le dépôt de la confiance et de la foi publiques. Leur non respect introduirait de la confusion et des perturbations dans le commerce des hommes et aucun ne pourrait plus compter sur la sécurité de la maîtrise de ses biens […], cela altèrerait les contrats, avarierait les dernières volontés, rendrait boiteuse la fermeté de la chose jugée, en un mot, tout le droit ordre de la société périrait42.

27Les papiers de justice et les instruments notariés parachèvent la justice et consolident les volontés des disposants et contractants. Sans registres, la justice semble inachevée et l’absence d’écritures peut mettre en péril l’avenir de la cité. En effet, il existe des registres des sentences. Leur enregistrement, comme n’importe quelle écriture publique, les rend opposables à tous et stabilise ainsi la vie civile.

28Quelques lignes plus loin dans le procès, le procureur du roi dit « bien que tous doivent savoir combien on se doit de vénérer ces authentiques manuscrits, sur quoi repose toute l’harmonie de l’économie humaine et civile, il y a des hommes si audacieux qui ont osé porter la main sur eux… » pour donner à ces papiers le plus vil destin qui puisse être choisi :

Les registres ont dégénéré de la finalité de leur recommandable institution pour se transformer en emballages de chocolat, tabac, onguent et confiseries. Quel désastre tant lamentable, quels préjudices irréparables et quels dommages dignes d’être pleurés attend le futur, à la suite d’un tel scandale43

29construction des savoirspolitique des savoirsgestiongouvernementUne perspective fonctionnaliste permet d’interroger la raison d’être du papier dans cette économie de justice, au-delà de la simple question mémorielle à propos de la valeur des actes, et discuter ainsi la fonction de ces papiers selon leur nature (sentence, registre, brouillon). La question soulevée par cette affaire est donc de savoir qui peut décideren la matière, selon quels critères et quels sont les intérêts qui priment : ceux des commerçants, étouffés par le monopole sur cette matière première importée et tenue pour rare en ces temps où la guerre a interrompu le commerce, ou bien ceux de la justice et du gouvernement qui placent ces registres au rang de choses sacrées. Au milieu se trouvent les notaires, en quête de revenus.

30matérialité des savoirssupport pratiques savantespratique intellectuellemémorisationAinsi, en 1800, contrairement aux arguments des accusés qui prétendent que le papier est inutile et usé, le procureur du roi défend la même idée que le Trésor public en 1799, à savoir que les papiers publics sont des choses sacrées qui ne peuvent faire objet de commerce. Par conséquent, la conception des vertus de l’archive notariale défendues par le procureur du roi renforce davantage la conception de ces papiers comme des choses hors commerce.Il rappelle aussi que si les témoins meurent, les écritures et instruments « vivent et parlent ». Face aux arguments de la défense, le réquisitoire sévère du procureur du roi déplace donc la question vers le contenu des archives, et non plus le seul support matériel, pour barrer la route à une éventuelle possibilité de remploi commercial du papier : la mémoire notariale et judiciaire conservée dans les archives notariales ne saurait risquer l’effacement par la consommation de confiseries emballées dans les papiers. De l’écriture, le procureur du roi dit : « pourquoi s’employer à démontrer l’utilité de l’usage de l’écriture ? Pas un être rationnel n’en douterait… »44

31construction des savoirspolitique des savoirscolonialismeCe sont donc bien deux rationalités qui s’affrontent : d’une part, celle qui accepte l’évidence de l’utilité de l’écriture publique et, d’autre part, une rationalité économique qui prend en compte l’usage matériel du papier. Ces deux régimes pourraient sans doute cohabiter sans heurt mais dans une économie coloniale, caractérisée par le manque et où il est interdit de fabriquer du papier, elles entrent en conflit. En l’absence de sentence dans le dossier judiciaire, il est difficile de savoir laquelle s’impose45

32Prudent, le Procureur du roi affirme : « bien qu’il paraisse qu[e les accusés] aient vendu des papiers hors d’usage, on ignore si, avec le temps, on peut regretter quelque utilité parmi ceux qui paraissent ne pas l’être »46. Autrement dit, les critères des clercs et même ceux des notaires ne sont peut-être pas des plus pertinents. Tout l’enjeu social et judiciaire de ce désassemblage des écritures publiques réside au fond dans la légitimité de la main qui l’opère.

La destruction d’archives : processus historique vs procédés particuliers

33matérialité des savoirssupportsupport de conservationdossier matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfeuilleCes quelques journées de mai 1800 durant lesquelles Villarreal s’est rendu compte de la trahison de son clerc principal témoignent de l’urgence de rétablir l’intégrité des archives lorsque celle-ci est atteinte. Les volumes sont recomposés à la hâte par des notaires sommés de participer47. Cet événement révèle la nature et la valeur des savoirs qui se trouvent au cœur des archives d’un notaire et se transmettent avec elles. En effet, pour assurer la cohésion de l’objet archivistique « registre », la reliure des feuilles et des cahiers ainsi que la pagination sont nécessaires. Ainsi, le geste de démembrement raconté par Villarreal paraît destructeur et la recomposition des protocoles et registres, ordonnée par l’alcade et également consignée dans le dossier judiciaire, semble protéger les archives de la disparition en recomposant leur corporéité. Celle-ci, sous forme de cahiers reliés, garantit la foi publique et l’autorité des actes.

34construction des savoirstraditiontransmission pratiques savantespratique manuellesavoir-faireLe notaire possède donc un savoir pratique et technique qui fonde l’archive et garantit la foi publique (la signature, le sceau et l’écriture). Ce savoirest transmis avec les archives elles-mêmes. Il s’agit là d’un processus historique de transmission qui a placé l’archive et l’écriture au cœur de la profession de notaire depuis le XIIe siècle en Europe et qui a été importé dans les colonies américaines48

35Par conséquent, la logique de conservation des documents notariés apparaît comme organique et institutionnelle. En 1791, Andrés Manuel de Villarreal avait demandé la création d’un Colegio de Escribanos à Santiago du Chili qui aurait eu pour rôle de les aider à répondre à des questions de droit et contribuer à la formation de futurs notaires49. Cette demande, qui n’a pas abouti, prend tout son sens dans le contexte d’une professionnalisation des notaires du Chili qui, pour faire face à leurs concurrents (avocats, procureurs, magistrats et tous les officiers de plume) sur le marché des écritures publiques, font de leur connaissance des archives un savoir d’expert50. Telle que certains d’entre eux la voient, leur fonction se mêle à celle d’archivistes responsables de l’état matériel des documents et du respect des règles en matière de classification, consignation et conservation des actes judiciaires et extrajudiciaires.

36construction des savoirstraditiondestruction espaces savantscirculationcommerceEn somme, face aux besoins impérieux du commerce, ces procédés techniques que sont les registres apparaissent nécessaires pour assurer la transmission de la mémoire judiciaire et notariale, et consolider la professionnalisation des notaires face à d’autres professionnels du papier (« profesionales de papeles ») qui pratiquent la gestion documentaire (« el manejo de papeles »). Cela révèle, à mon sens, une tension entre certains processus économiques de « destruction créatrice », décrits par J. Schumpeter 51, et la dimension monumentaire des archives, que l’historien Renaud Dulong mettait en avant à propos du texte comme témoignage52

37Face à cette tension, la pratique des notaires n’est pas homogène à Santiago du Chili en ce début de XIXe siècle, bien qu’il existe des manuels et traités circulant depuis des décennies dans tout l’Empire espagnol informant sur les devoirs et honneurs liés à cette activité et sa continuité dans le temps. De son côté, en portant l’accusation contre son employé en 1800, Villarreal fait figure de défenseur des principes historiques de sa profession au service de la foi publique. Il met en avant la confiance et la formation des notaires au service du bien commun et contre l’accaparement des écritures publiques en vue de la vente des papiers qui les portent. Le processus de privatisation des papiers pourrait en effet signifier une perte de la puissance mémorielle des écritures authentiques. En accord avec le procureur du roi, Villarreal revendique ainsi la dimension publique et historique des archives notariées.

38En mentionnant ses dépenses pour assurer la conservation des documents et les divers tris qu’il opérait entre les papiers, Román incarne quant à lui un certain pragmatisme matériel et une indépendance de la profession pour décider de la gestion documentaire selon des procédés en permanence renouvelés. La plupart des accusés, des commerçants, vont dans le sens de cette « audace » collective d’une revendication de la dimension matérielle du papier. Le fait que certains clercs aient pioché au-delà des tas destinés à ce recyclage témoigne aussi de la supériorité de l’appât du gain sur le respect d’une certaine déontologie documentaire au sein des études.

39En 1843, c’est logiquement un commerçant, Juan Pellé, qui argumente pour l’introduction d’une fabrique de papier au Chili afin d’« apporter sur le sol de cette république florissante une invention si bénéfique à l’espèce humaine et si nécessaire à la culture des lettres »53. Il s’agit de réunir enfin le papier comme technique et comme matière pour en assurer la maîtrise, aussi bien au niveau des pratiques d’archives, de l’économie de sa distribution et de l’écriture de l’histoire.

Conclusion

40matérialité des savoirsmatériaupapierCe dossier judiciaire de Santiago du Chili en 1800 révèle que la vie des archives en tant qu’objets est affectée par le manque de papier généré par l’absence d’industrie papetière en Amérique : l’impossibilité de produire du papier, par exemple, fait que, timbré ou pas, écrit ou pas, judiciaire ou pas, le papier est voué à changer d’usage au gré des besoins. Il a une vocation multiple à servir : aux écritures authentiques, à l’effort de guerre, aux emballages. Quant au papier blanc acheminé par les voyageurs ou commerçants pour leur usage propre, il sert pour faire des comptes et pour les correspondances. Il existe trop peu de travaux à ce jour sur les archives privées au Chili pour savoir si ce papier a été réutilisé ou conservé.

41Le langage utilisé par les protagonistes de cette affaire judiciaire engage sur un terrain utilitariste et fonctionnel des savoirs pratiques liés aux professions de l’écriture publique et ceux, techniques, liés à la conservation du papier. Les interactions des accusés avec les archives notariales et les papiers qu’elles contiennent sont traduites par les termes de papiers utiles/hors d’usage en tant que supports d’écriture publique : plusieurs des accusés argumentent que les papiers extraits des archives notariées étaient « inutiles ». De son côté, le procureur du roi soutient que les papiers issus des archives notariées doivent se situer hors commerce parce qu’elles sont utiles à la mémoire collective. L’assemblage original (cahiers et registres) est par conséquent un ensemble de procédés qui légitime la conservation des archives tout autant que l’authenticité des écritures publiques. Il ressort du dossier qu’en l’absence d’industrie papetière et d’imprimerie qui puissent pourvoir aux besoins en la matière, les commerçants estiment avoir eux aussi vocation à prendre leur part dans la destruction ou la conservation des archives, à côté des principaux usagers des écritures publiques, à savoir les notaires et les magistrats.

Notes
1.

Notarial archives, https://en.wikipedia.org/wiki/Notarial_Archives, consultation le 8 mars 2021.

2.

Attard, 2018.

3.

La pratique du « détournement d’archives » par des artistes a gagné en popularité depuis une trentaine d’années. Lemay, 2010, p. 223-240.

4.

Poisson, 2000.

5.

Leonard, 1950, p. 488-499. Pour le Mexique, Ruz Barrio, 2009, p. 81-103. Sur les formes et la prise en charge de ces objets au statut public, voir Bretthauer, 2015, p. 215-226.

6.

ANHCh, CG (Capitanía General), vol. 800, 1799, Expediente formado a consecuencia de Real Orden de 17 de julio de 1798 sobre duplicar el precio de el papel sellado, fol. 30-131v.

7.

ANHCh, CG, vol. 40, pièce n°23, fol. 309.

8.

Le papier timbré est un produit soumis depuis le milieu du XVIIe siècle au monopole de la couronne, dont la distribution est réservée à des personnes agréées et suivant une comptabilité publique (la renta del papel sellado). Argouse, 2019a, p. 35-44 et Argouse, 2019b.

9.

Voir l’idée de potentiel social des choses dans Kopytoff, 1986, p. 64-91.

10.

Sur le rapport entre le prix de l’étude et la (sur)valorisation des archives par les notaires parisiens, voir Lyon-Caen, 2019, p. 225-246.

11.

Cette idée de l’importance de différencier la technique papetière de la matière papier provient d’une lecture de Drège, 2017.

12.

« Le papier va de pair avec les armes ». C’est ainsi que des arbitristes - des donneurs d’avis sur des questions économiques, fiscales et financières, qui s’adressaient au Roi et à son Conseil -, défendirent que l’on taxe ce bien nécessaire dès la fin du XVIe siècle. C’est en effet en 1580 puis en 1595 que des discussions eurent lieu à propos de la création d’un impôt spécial. No tiene el papel la culpa, sino quien usa mal dél”. Actas de las Cortes de Castilla. Establecimiento Tipográfico « Sucesores de Rivadeneyra », Madrid, 1888. Tome XIV, p. 130,132, 136-143, 145, 147, 149, 273, cité par Nuevo Ábalo, 1995, p. 794.

13.

ANHCh, (CG), vol. 916, pièce 17, année 1808.

14.

Un inventaire des archives notariées de Santiago, daté de 1744 indique que dès cette époque, les écritures de Valdés sont « sans forme ».

15.

ANHCh, Real Audiencia (RA), vol. 1707, fol. 187v, Actes de l’inspection des notaires publics, 28 mai 1760.

16.

ANHCh, RA, vol. 1707, fol. 195v, Actes de l’inspection des notaires publics, 9 juin 1760.

17.

ANHCh, RA, vol. 1707, fol. 210v-211, Actes de l’inspection des notaires publics, 21 octobre 1760.

18.

ANHCh, RA, vol. 3147, Cahiers des listes des archives des protocoles que chaque notaire détient, mars-avril 1845, fol. 91.

19.

ANHCh, Fondo Varios, vol. 143, fol. 8. A. Silva i Molina, « Nómina de los antiguos escribanos de Santiago », 3 octobre 1905.

20.

ANHCh, RA, vol. 436, fol. 2, 14 mai 1800.

21.

Il s’agit d’un personnage qui exerce des fonctions de police.

22.

Ibídem fol. 39, 17 mai 1800.

23.

Au XVIIIe siècle, les notaires de Santiago se professionnalisent en devenant experts de leurs propres archives. Voir Argouse, 2017.

24.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Josef Campos, 14 mai 1800, fol. 7-9v.

25.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Antonio Luzies Campos, 15 mai 1800, fol. 11-12.

26.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclarations de Domingo Hernández, 15 mai 1800, fol. 16v-17v. et 17 mai 1800, fol. 56.

27.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclarations de Felipe Hernández, 15 mai 1800, fol. 19v-20v et 17 mai 1800, fol. 43.

28.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclarations de Pedro Antonio de Molinares, 15 mai 1800, fol. 22v-23v. et 17 mai 1800, fol. 44.

29.

Idem.

30.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de José Manuel de Elorrio, 15 mai 1800, fol. 25v-26v.

31.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclarations de Francisco Lampalla, 14 mai 1800, fol. 10-11v. et 17 mai 1800, fol. 47-48.

32.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Javier Fierro, 15 mai 1800, fol. 13-14v.

33.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Juan Alamos, 15 mai 1800, fol. 15v-16v. et le 21 mai 1800, fol. 65-65v.

34.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Francisco Maté, 15 mai 1800, fol. 18v-19v. et le 21 mai 1800, fol. 64-64v.

35.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Melchor Román, 24 mai 1800, fol. 105-107.

36.

Idem.

37.

Román est « escribano de cámara » de l’Audience royale, c’est-à-dire secrétaire de la plus haute juridiction du Chili.

38.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Melchor Román, 24 mai 1800, fol. 105-107.

39.

Argouse et Soliva Sánchez, 2019, p. 9-32.

40.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Javier Fierro, 15 mai 1800, fol. 13-14v.

41.

ANHCh, RA, vol. 436, Déclaration de Antonio Luzies, 15 mai 1800, fol. 11v.

42.

ANHCh, RA, vol. 436, 10 juin 1800, fol. 125-130.

43.

Idem.

44.

ANHCh, RA, vol. 436, 10 juin 1800, fol. 125-130.

45.

L’affaire est renvoyée devant le Tribunal Royal en raison de la qualité de l’un des accusés qui demande à bénéficier du privilège de pauvreté et d’un « caso de corte ». La suite du dossier concerne la recevabilité de cette demande.

46.

Idem.

47.

Les notaires sont également greffiers, c’est pourquoi ils conservent aussi bien des archives judiciaires que des archives notariées ou extrajudiciaires. Les instructions qui leur sont données consistent à reconstituer les cahiers des protocoles par années et par notaire, ainsi que leurs reliures. Les liasses des causes judiciaires doivent également être reconstituées tant que faire se peut. ANHCH, RA, vol. 436, folio 40.

48.

Burns, 2010.

49.

ANHCh, RA, vol 2903, pièce n°13, 29 octobre 1791, “Expediente formado con motivo de la solicitud de los escribanos públicos de Santiago, sobre se establezca en esta capital un colegio de escribanos”, fol. 73-76v

50.

Argouse, 2017.

51.

Schumpeter, 1998 [1942].

52.

Dulong, 2002, p. 181 et 183.

53.

ANHCh, Ministerio del Interior, vol. 193, fol. 1. 29 décembre 1843. Demande de Juan Pelle et compagnie. Je remercie Emerson Hirmas de m’avoir signalé ce document.

Appendix A Bibliographie

  1. Argouse, 2019a : Aude Argouse, « El papel sellado en Chile. Circulación, redes y saberes prácticos (1739-1770) », Diálogo Andino. Revista de Historia, Geografía y Cultura Andina (60), p. 35-44. http://dialogoandino.cl/wp-content/uploads/2019/12/03-ARGOUSE-RDA60.pdf.
  2. Argouse, 2019b : Aude Argouse, « Procedimientos a distancia. El papel sellado en Chile, 1739-1786 : contingencias, tensiones y ajustes », Les Cahiers du Framespa (30), http://journals.openedition.org/framespa/556 5.
  3. Argouse, 2017 : Aude Argouse, « Prueba, información y papeles. Hacia una plena inclusión del escribano y de sus agencias en la historia de la justicia en Hispanoamérica (Chile, siglos XVII-XVIII) », Revista Historia y Justicia, 8, 2017, http://journals.openedition.org/rhj/882 .
  4. Argouse et Soliva Sánchez, 2019 : Aude Argouse et Marta Soliva Sánchez, « ‘Ningún documento es inocente’. Las marcas del papel en cinco volúmenes del fondo Escribanos de Santiago de Chile, ca. 1680-1720 », Temas Americanistas (42), janvier-juin, p. 9-32. http://institucional.us.es/tamericanistas/uploads/TA-42/02_ARGOUSEYSANCHEZ.pdf.
  5. Attard, 2018: Alex Attard , Parallel Existences. The Notarial Archives: A Photographer’s inspiration, La Vallette, Kite Publishing.
  6. Bretthauer, 2015 : Isabelle Bretthauer, « Circulation des savoirs techniques des notaires du Nord de la France à la fin du XIVe siècle : les registres de notaires comme traces des méthodes de travail », Pilar González Bernaldo (éd.), Les savoirs-mondes, Rennes,Presses Universitaires de Rennes, p. 215-226.
  7. Burns, 2010: Kathryn Burns, Into the Archive. Writing and power in Colonial Peru., Durham, Duke University Press.
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  10. Kopytoff, 1986: Igor Kopytoff, «The cultural biography of things: commoditization as process» in Arjun Appadurai (éd.), The social life of things. Commodities in cultural perspective, Cambridge, Cambridge University Press, p. 64-91.
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  12. Lemay, 2010 : Yvon Lemay, « Le détournement artistique des archives », Paul Servais, Françoise Hiraux et Françoise Mirguet (éds), Les maltraitances archivistiques. Falsifications, instrumentalisations, censures, divulgations, Louvain-la-Neuve, Bruylant, p. 223-240.
  13. Leonard, 1950: Eugenie Andruss Leonard, « Paper as a Critical Commodity during the American Revolution », The Pennsylvania Magazine of History and Biography, 74-4, p. 488-499.
  14. Lyon-Caen, 2019 : Nicolas Lyon-Caen, « Vendre ses archives. Les minutes notariales entre conservation et exploitation » in Maria Pia Donato et Anne Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’Époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Classiques Garnier, p. 225-246.
  15. Nuevo Ábalo, 1995: José Luis Nuevo Ábalo, « Los impuestos al papel en Castilla durante el siglo XVII », Inv. Téc. Papel, n°126, p. 792-802.
  16. Ruz Barrio, 2009 : Miguel Ángel Ruz Barrio, « Estudio del soporte material del legajo Chimaltecuhtli-casco », Documenta & Instrumenta, n°7, p. 81-103.
  17. Schumpeter, 1998 [1942] : Joseph Schumpeter , Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, Payot, coll. Bibliothèque historique.