Leopoldo Iribarren

Résumé

Dans ses travaux plus récents, André Laks s’interroge sur la légitimité historiographique et philosophique de la catégorie de « présocratique ». La question touche, d’une part, à la problématique abondamment débattue de l’origine de la rationalité grecque. L’analyse proposée par Laks introduit, dans la perspective de la sociologie weberienne, un instrumentaire qui éclaire d’une lumière nouvelle le processus d’émergence de la philosophie. Plutôt que le résultat d’une rupture ou d’une certaine continuité, la philosophie apparaît comme le produit d’unedifférenciation réflexive, tant au niveau des contenus que de la forme, par rapport aux discours mythiques et aux autres savoirs constitués. D’autre part, la « question présocratique » demande une analyse du développement interne de la discipline philosophique naissante. En ce sens, Laks tire profit d’un schéma imaginé par Cassirer dans ses récits historiques, selon lequel les positions philosophiques se relient par un changement de point de vue en vertu duquel on passe de l’implicite à l’explicite ou de l’image au concept. Dialectiquement liés, l’image et le concept deviennent dans cette perspective le moteur de l’histoire. Cet article analyse la possible articulation entre sociologie weberienne et philosophie des formes symboliques qui débouche, chez Laks, sur une approche nouvelle pour aborder les débuts de la philosophie grecque.

1construction des savoirstraditionmythologie pratiques savantespratique discursivediscours typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieContestée du fait du regard téléologique qu’elle suppose ou des discontinuités qu’elle impose, la catégorie de « philosophie présocratique » a réussi à s’ancrer dans l’usage malgré les prudents réajustements qu’ont essayé de lui apporter les successives réévaluations dont elle a fait l’objet depuis son apparition en 1788 1. Certes, le syntagme est problématique. Le terme abstrait « philosophie » est relativement tardif et polysémique, il viendrait désigner, vers le milieu du Ve siècle avant J.-C., une discipline aux frontières indéterminées, caractérisée surtout par le foisonnement de ses objets de recherche et par la pluralité de ses démarches et de ses régimes discursifs. Pour nous, modernes, la naissance de la philosophie suggère l’idée d’un seuil mythique d’où une certaine forme de rationalité se serait détachée. Quant à l’adjectif « présocratique », il pose la question de la rupture ou mutation qui s’est produite avec Socrate. Des références thématiques à fort caractère symbolique, sur lesquelles plusieurs disciplines constituées exercent simultanément le droit de préemption, investissent donc ces termes d’enjeux qu’il convient d’examiner.

2pratiques savantespratique lettréeinterprétationTel est le propos de l’Introduction à la « philosophie présocratique » publiée récemment par André Laks 2. Venant d’un représentant éminent de l’herméneutique critique, le déblayage de la « question présocratique » passe par un travail d’objectivation des diverses traditions d’interprétation, anciennes et modernes, qui ont thématisé la période qui va de la naissance de la philosophie comme discipline autonome jusqu’à Socrate. Les guillemets qui dans le titre du livre enserrent le syntagme « philosophie présocratique » nous renvoient d’entrée de jeu à une réflexion de second degré : il s’agit ici d’interroger la possible légitimité de cette construction de l’historiographie de la philosophie. Ce questionnement va donner lieu chez Laks à une proposition de lecture des premiers textes philosophiques dont l’innovation méthodologique et les possibilités qu’elle ouvre méritent commentaire. Elle consiste, de façon très schématique, à suivre le développement d’un type spécifique de pensée en Grèce ancienne par le biais de la distinction que, de manière implicite et réflexive, un discours archaïque introduit entre sa propre forme et le contenu qu’il véhicule. Cette démarche s’enrichit, à un autre niveau, par une prise en compte, dans une perspective weberienne, des « idées » et « images du monde » qui vient éclairer d’une lumière nouvelle la question longuement débattue de l’origine de la rationalité grecque.

La construction rétrospective d’une catégorie

3construction des savoirstradition pratiques savantespratique intellectuellecatégorisationDepuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, la construction de la catégorie de « présocratique » dépend en grande mesure, à chaque époque, de l’appréciation que l’on fait de la figure de Socrate. Parmi les Anciens, Laks distingue deux traditions dominantes3. L’une, « socratico-cicéronienne » (parce que fortement liée au procès de Socrate et à l’éloge de la philosophie pratique du prologue deTusculanes V), situe dans la condamnation de Socrate (399) la frontière épistémologique entre l’étude de la nature, à laquelle il se serait adonné dans sa jeunesse (cf. Platon,Phédon 96a), et celle de l’homme, caractérisée par son refus postérieur de toute spéculation physique sur l’origine et la totalité des choses. Deux formes d’orientation intellectuelle peuvent être associées à cette partition, qui concerne surtout les contenus : le naturalisme présocratique, de tendance théorique4, et l’humanisme socratique, de tendance pratique. L’autre tradition, qualifiée de « platonico-aristotélicienne » (parce qu’elle trouve sa source dans la théorie des contraires et de la cause formelle ébauchée par Platon dans lePhédon et développée par Aristote dans laPhysique), situe la rupture non pas au niveau des contenus, mais de la méthode. C’est l’impasse de la physique, pour laquelle il s’était d’abord passionné, et sa propre incapacité à saisir la cause finale, qui ont conduit Socrate à sa « seconde navigation » (Phédon 99 c-d), dirigée vers la recherche de nouveaux outils intellectuels permettant de penser les contenus. Posée d’abord par Platon, l’idée d’une certaine continuité épistémologique sera développée par Aristote en reconnaissant chez les présocratiques et chez Socrate une même entreprise philosophique de recherche des causes. Ainsi, dans la perspective de laMétaphysique, la contribution à l’histoire de la philosophie des « premiers philosophes », mais aussi de Socrate et de Platon, ne concerne pas tant l’objet de la connaissance, qu’il s’agisse de ce qui naît et qui périt ou de la vertu utile, que la préfiguration des quatre causes qu’Aristote se charge de conceptualiser et de systématiser. Tout au plus Socrate bénéficie dans ce récit d’un statut à part qui lui reconnaît un niveau supplémentaire de réflexivité pour avoir été le premier à s’intéresser aux définitions (Métaphysique 987 b 2-4). Téléologiquement structurée, l’histoire de la philosophie se déploie ici, de Thalès à Platon, sans solution de continuité. On voit déjà, dans cette typologie ancienne, la matrice de deux approches modernes de la question : l’une, antirationaliste, conteste toute historiographie continuiste de type aristotélicien au nom d’une altérité foncière, l’autre, rationaliste, reconnaît chez les présocratiques certains problèmes dont la postérité philosophique aura à traiter.

4pratiques savantespratique artistiquethéâtre construction des savoirslangage et savoirsgenredialogue Les pages que Laks consacre à la construction moderne des présocratiques5, où les points de vue de Schleiermacher, Hegel, Zeller et Diels sont analysés, montrent à quel point la référence à Socrate détermine l’idée d’ensemble qu’on se fait des débuts de la philosophie. Parmi les modernes, Nietzsche fait l’objet d’un commentaire à part, vu l’influence que sa démarche historiographique eut dans la promotion des présocratiques au XXe siècle. DansLa philosophie à l’époque tragique des Grecs, mais aussi dans les leçons professées à Bâle à partir de 1872 6, Nietzsche introduit un nouveau critère d’évaluation philosophique qui rompt avec la continuité téléologique de l’historiographie aristotélico-hégélienne, sans pour autant adhérer à une caractérisation de type socratico-cicéronienne. Il s’agit d’abord d’inscrire les débuts de la philosophie dans la perspective plus large du diagnostic culturel exprimé dansLa naissance de la tragédie, car, aux yeux de Nietzsche, il ne peut y avoir de compréhension de la culture antique ni de son caractère exemplaire sans une saisie globale dont le pivot, comme on sait, est la notion de « tragique ». Mais le tragique est menacé par un phénomène de rationalisation de la culture que Nietzsche identifie au socratisme – qui, de fait, précède l’individu Socrate. Il se caractérise, dans le cas du théâtre, par la présence croissante desdialogues mettant en scène une « esthétique consciente » et logique7 au détriment de la dimension musicale du chœur qui serait l’élément proprement génétique de la tragédie. L’influence de la critique et du dialogue dans les diverses représentations culturelles devient chez Nietzsche un critère pour mesurer la décadence de la cité grecque aisément applicable à la philosophie. Les préplatoniciens ou les présocratiques (l’évaluation de Socrate étant chez lui variable, la ligne de démarcation peut osciller), réagissant à cette tendance, inventent « les grands types de l’esprit philosophique »8, caractérisés par leur « pureté », réfractaire au compromis dialectique qui finira par s’imposer avec l’émergence de l’« hybridité » platonicienne. Dans le tableau ébauché par Nietzsche, les doctrines ne comptent que dans la mesure où elles font ressortir les contours d’une personnalité incomparable qui fait barrage à la poussée d’un optimisme moderne et démocratique9. Ce schéma, comme le note à juste titre André Laks, donne lieu à une homologie entre deux mutations culturelles que Nietzsche veut symétriques : la réforme philosophique entamée par Schopenhauer et poursuivie, sur le plan des arts, par Wagner, répond à la décadence culturelle de l’Allemagne wilhelmienne, de la même manière que la philosophie apparaît à l’âge tragique en réaction à une certaine tendance inhérente à la culture grecque. La construction s’intègre ainsi dans une conception de l’histoire qui, prenant sens au présent, se trouve résolument tournée vers l’avenir, telle l’histoire « au service de la vie » que Nietzsche réclame dans la seconde desConsidérations inactuelles (« De l’utilité et désavantage de l’histoire pour la vie »)10.

5acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinité construction des savoirstraditionreligion André Laks insiste pertinemment sur la postérité des présocratiques nietzschéens, notamment au sein de la tradition phénoménologique qui fera d’eux une dynastie d’irréductibles chargés d’écouter l’être. En revanche, les antécédents romantiques de cette construction rétrospective jouent dans son analyse un rôle moins important qu’on le souhaiterait. Certes, l’auteur identifie dans le schéma de Nietzsche un « motif hölderlinien »11 dans la fonction de « correctif » que la philosophie se voit attribuer et qui équivaut, chez Hölderlin, à la « résistance »12 culturelle ; cependant, parmi les débats romantiques qui ont pu l’inspirer, il y en a un qui me semble avoir une prégnance déterminante sur le jeune philologue de Bâle. Il s’agit du conflit d’interprétation et de méthode dans l’étude de textes anciens qui, au début du XIXe siècle, suscita la publication de laSymbolik de Friedrich Creuzer 13. En effet, l’idée que Nietzsche se fait des premiers énoncés philosophiques ne me paraît pas étrangère à la manière dont Creuzer concevait les énoncés du mythe14. Dans le sillage d’une philosophie idéaliste de la conscience, la thèse linguistique qui soustend laSymbolik 15 pose, comme état originel de la conscience, un rapport substantiel au divin et donc une dépendance absolue vis-à-vis d’une nature indifférenciée et transcendante. Ce postulat conduit l’auteur à conjecturer l’existence d’une sagesse originelle qui prend la forme d’un monothéisme naturel qu’il situera géographiquement en Orient. Là, des prêtres auraient prêché ce monothéisme au moyen de symboles qui s’articulaient dans des énoncés brefs capables d’impressionner la foule. Conquérant progressivement leur autonomie par rapport à la révélation première, ces énoncés se sont développés en mythes puis en poèmes et ont perdu, dans ces transformations, leur sens profond. La démarche de Creuzer consiste alors en la définition d’une origine sémantique unique dont on reconstruit le processus de perte et de différenciation historique ; dans ses propres termes, il s’agit de « rechercher le sol et l’esprit de la foi religieuse de la poésie et de la création chez les anciens et d’indiquer dans les œuvres de l’Antiquité le point religieux central où elles s’unissent »16. On retrouve les traits généraux de cette relation entre langage et histoire dansLa philosophie à l’époque tragique des Grecs. Mais à la différence de Creuzer, Nietzsche distingue, à l’intérieur de ce schéma linguistique, l’émergence d’une forme de rationalité spécifiquement grecque qui, tout en permettant la pensée spéculative, ne rompt pas avec l’intuition mystique. Le cas de Thalès est à cet égard paradigmatique. Loin du cadre de l’observation empirique et rationnelle, son affirmation sur l’eau aurait en commun avec toutes les grandes découvertes de l’histoire de la philosophie le fait de provenir d’une « force étrange et illogique : l’imagination »17. C’est elle, à son avis, qui fait progresser la philosophie et non l’argumentation des thèses dans un débat contradictoire. Or si les premiers philosophes sont les maîtres souverains de l’imagination, ils ne s’inscrivent pas moins, selon Nietzsche, dans une pratique savante commune qui se laisse définir, depuis Thalès, comme la recherche sur l’origine des choses, sans recours aux images ni aux fabulations, contenant implicitement la pensée que tout est un18. On pourrait difficilement ne pas voir ici les traits d’une conception rationalisante de la pensée présocratique qui, poussée jusqu’à ses ultimes conséquences, serait obligée de faire une place à la dialectique. Contre une telle menace, Nietzsche réagit par une opération de sauvetage des contenus originels en affirmant que s’il y a bel et bien conceptualisation et universalisation dans la démarche de Thalès, elle n’a pas moins donné lieu à « un axiome métaphysique dont l’origine est une intuition d’ordre mystique »19. L’énoncé philosophique perd toute consistance rationnelle dès lors que, mystique, il exprime un rapport à la réalité qui échappe à la conceptualisation, tel le symbole chez Creuzer. La tension entre ces positions contraires sera finalement absorbée par une théorie du langage qui trouvera un écho assourdissant dans la tradition phénoménologique : « Ce qu’est ici le vers pour le poète, c’est, pour le philosophe, la pensée dialectique. Il la saisit pour fixer son émerveillement, pour le pétrifier. Et de même que pour l’écrivain mots et vers ne sont qu’un balbutiement dans une langue étrangère afin d’exprimer ce qu’il a vécu et observé, de même l’expression de toute intuition philosophique profonde par la dialectique et la réflexion scientifique est l’unique moyen de faire partager ce qui a été vécu ; mais c’est un moyen bien pauvre, et au fond il s’agit bien d’une transposition métaphorique, à laquelle on ne peut absolument pas se fier, dans une sphère et une langue différentes. Ainsi Thalès a vu l’unité de l’être, et quand il a voulu la communiquer, il a parlé de l’eau ! »20. La philosophie n’est donc, pour Nietzsche, qu’une des manifestations possibles de la fatalité langagière, mais cela n’empêche pas le philosophe de jouer, à l’instar des prêtres primitifs de Creuzer, un rôle décisif dans la cité.

Du muthos au logos : quel chemin emprunter ?

6Quelle que soit la démarche adoptée pour rendre compte de l’émergence de la pensée rationnelle en Grèce ancienne, on est nécessairement amené à poser le problème épistémologique de la continuité et de la discontinuité en histoire. D’autant plus lorsqu’il s’agit de déterminer les origines de la rationalité spécifiquement philosophique, dont les procédés spéculatifs, les prétentions universalisantes et les régimes discursifs témoignent à la fois d’un lien et d’une rupture avec les grands récits mythiques qui portent sur la totalité du monde des dieux et des hommes. Dans quelle mesure peut-on encore valider la vieille formule qui résumait la problématique comme le passage « dumuthos aulogos » ? Vague et conflictuelle, elle s’écroule sous le poids des déterminations historiques des termes qui la composent ; d’une part, elle s’adapte mal aux définitions du mythe que les sciences religieuses et l’anthropologie ont élaboré, de l’autre, elle est rejetée par les « démythifications » philosophiques de la raison. Cependant, la formule a le mérite de diriger l’attention vers ce que Jean-Pierre Vernant appelait une « mutation » entre anciennes et nouvelles formes de pensée21 qu’on ne saurait sous-estimer, dans le sillage de Francis Cornford, Martin West ou Walter Burkert 22. Certes, il semble évident qu’un matériau oriental est repris par les cosmogonies grecques, mais, comme le note André Laks à la suite de Burkert lui-même, il y a aussi un « apport irréductible » qui fait que les cosmogonies grecques sont à l’origine de développements intellectuels qui n’ont pas de contrepartie au Moyen-Orient23.

7pratiques savantespratique discursiverécit pratiques savantespratique discursiveargumentationReste à élucider en quoi consiste cet apport irréductible qui crée une discontinuité entre deux formes de pensée. Pour cerner la question, Laks garde la formule « dumuthos aulogos » tout en la réaménageant afin d’écarter les simplifications ou la référence à un quelconque parcours héroïque de l’esprit. Ainsi, pour éviter la mystification vers laquelle semble conduire inévitablement le terme d’« origine », surtout lorsqu’il s’applique à la philosophie, Laks préconise l’utilisation du concept sociologique de « différenciation », lequel suppose un processus global impliquant une typologie différentielle24. D’autre part, la formule n’est vraiment heuristique qu’à condition de faire un usagefonctionnaliste et nonsubstantialiste des termes qui la composent. Un tel usage s’appuie sur le processus de spécialisation qu’on voit apparaître dans la langue grecque des termes demuthos etlogos, dépendant tous les deux du champ sémantique de la « parole », lequel, nous dit Laks, se circonscrit autour de trois oppositions essentielles : celle de la narrativité et de l’argumentation, celle de la fiction et de la vérité, celle du passé lointain et du passé proche25.Tendanciellement opposés, lemuthos et lelogos constituent des idéaux-types (et non des registres langagiers effectifs) à partir desquels l’auteur caractérise les premières expressions de la philosophie comme des argumentations visant à embrasser la totalité d’un contenu défini, auquel s’ajoute un certain type de rationalisation qui se manifeste surtout dans la suppression de l’association aux divinités personnelles et l’abandon conséquent de la forme généalogique. Mais, comme il le reconnaît volontiers, l’histoire de la philosophie est « toujours aussi une histoire de la relation entre contenu et forme de la pensée, et, à terme, du passage d’une pensée de premier ordre à une pensée de second ordre »26.

8construction des savoirstraditionfondation typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieSi la rupture avec le thème des généalogies divines reste, depuis Aristote (Metaph. 983 b 29), une marque sûre pour fixer les débuts de la philosophie grecque, l’instauration d’une différence entre contenu et forme de pensée est certainement plus difficile à déterminer. D’une certaine manière, ces deux aspects fondamentaux de la philosophie naissante, sur lesquels Laks a souvent insisté, ne sont pas déconnectés l’un de l’autre : la peri phuseos historia est une nouveauté dont la portée philosophique se mesure aussi dans les bouleversements qu’elle produit dans les pratiques discursives ; en même temps, on peut se demander si la différenciation du contenu et de la forme de l’œuvre ne dut pas précéder la naturalisation de l’objet de la recherche. C’est précisément en creusant cette dernière hypothèse qu’un « autre récit des débuts de la philosophie grecque », pour reprendre le titre d’un texte important d’André Laks 27, peut voir le jour. Ce n’est qu’en prenant en compte, dans la perspective d’une pragmatique des discours, la distinction qu’un texte archaïque introduit implicitement entre sa propre forme et le contenu qu’il véhicule, que l’on peut véritablement mesurer la mutation qui s’opère entre les premières cosmogonies et un type de discours comme laThéogonie d’Hésiode, qui, comme on sait, ne produit pas moins une totalité soumise à l’ordre d’une légalité. Il n’est pas besoin de rappeler qu’une histoire exclusivement noétique ou analytique de la philosophie aurait tendance à passer à côté de cette problématique.

9Pour illustrer le décalage discursif entre forme et contenu, la figure de Phérécyde de Syros, plus que celles de Thalès ou Anaximandre, fait l’objet dans ce texte d’une réévaluation visant à déterminer sa place dans l’histoire des débuts de la philosophie. Si Phérécyde retient l’attention de Laks, c’est moins par le contenu spécifique de son récit théo-cosmogonique que par l’adoption de la prose pour véhiculer un tel contenu. Ce choix entraîne en effet une rupture dans le régime discursif traditionnel qui, comme le montre l’analyse, n’est pas étrangère à la différenciation épistémologique de la philosophie. En renonçant aux ressources de l’énonciation poétique, la prose se prive des moyens propres à déployer les virtualités interprétatives auxquelles une œuvre comme laThéogonie délègue l’élaboration du sens, mais en même temps, la prose ne sollicite ni le concours ni l’autorité des Muses pour son énonciation, elle n’est pas non plus l’objet d’une performance ; au lieu d’interprétants, elle présupose l’institution du discutant. La prose profite donc à un échange horizontal, mais, en contrepartie, les certitudes du discours cessent d’être protégées par une garantie d’ordre divin, elles deviennent soudainement vulnérables, tandis qu’un poème comme laThéogonie, tout en requérant des compétences interprétatives, n’appelle pas lui même de contestation. La prose entraîne la responsabilité individuelle quant aux prétentions à la vérité28 : en même temps que les certitudes acquises cessent d’être protégées contre une mise en question, elle impose à l’auteur l’obligation de défendre sa vision du monde face au lecteur ou éventuel discutant. Le poème se contente de suggérer sa rationalité, le traité en prose est censé argumenter la sienne, même si, chez Phérécyde on ne peut pas vraiment parler d’argumentation. Dans ce contexte, l’usage de la prose devient une « pratique signifiante »29 qui constituera la contrepartie formelle de la naturalisation des contenus.

10typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’UniversastrophysiquecosmologieLa perspective pragmatique aboutit à une définition en négatif de la philosophie. Comme le note André Laks, le paradigme cosmologique des milésiens donne lieu à « un type de totalité extrêmement appauvri par rapport à la totalité complexe des grands mythes d’origine ». De son côté, l’« appauvrissement » de la forme n’est pas dissociable de celui du principe (archê) du récit cosmogonique. De ce point de vue, on peut dire avec Laks que la philosophie « commence par une gigantesque renonciation au sens »30, dont elle poursuivra la reconquête dans la démultiplication de ses objets : épistémologie, logique, langage, éthique.

11Pour obtenir une caractérisation positive de la philosophie, on serait tenté de lui chercher des attributs spécifiques du côté de la différenciation qu’elle opère par rapport aux autres pratiques savantes, elles-mêmes en voie de différenciation (médecine, astronomie, mathématique, ou encore sagesse ou simple curiosité du monde). Mais cette recherche, qui implique une analyse sémantique et historique du terme « philosophie » et de ses dérivés comme celle que Laks leur consacre31, se heurte au fait que la philosophie, par l’indétermination même de son objet, est plus exposée que les autres disciplines aux refigurations constantes. L’auteur parvient à montrer dans ces pages que, dans le cas particulier de la philosophie, la transgression des frontières existantes fait paradoxalement partie de son processus de délimitation. Le manque de consistance de l’objet philosophique est une conséquence de l’attention jamais démentie que la discipline porte aux totalités et aux généralisations. En conclusion, on peut tirer de l’analyse deux paramètres, lesquels, pris conjointement, dessinent, tant bien que mal, les contours d’une nouvelle pratique intellectuelle : le paramètre de la totalisation et celui de la rationalisation.

La condition formelle

12Il convient de distinguer, pour mieux comprendre la démarche herméneutique proposée par André Laks, deux référents pour le terme de rationalisation qui se renvoient l’un à l’autre. Il y a la rationalisation entendue comme condition formelle de l’émergence de la philosophie — c’est l’aspect le plus souvent abordé par les sciences sociales — puis il y a la rationalité qui préside à la dialectique des contenus entre les divers systèmes — c’est le domaine privilégié de l’historien de la philosophie.

13typologie des savoirsobjets d’étudepenséeDans un essai devenu justement célèbre, Jean-Pierre Vernant invoquait des facteurs socio-politiques pour situer l’événement historique qui, à la fin du VI e siècle, donna lieu à une forme radicalement nouvelle de pensée. Selon sa formule, la rationalité spécifiquement grecque, dont la philosophie est indissociable, est « fille de la Cité »32, c’est-à-dire qu’elle est le résultat d’un processus politique dont l’origine remonte à l’effondrement de la société mycénienne au XII e siècle. S’il est vrai que cette approche a la vertu de mettre en valeur le cadre argumentatif — voire agonistique, comme le suggérait Burckhardt — qui structure aussi bien la raison politique que la raison philosophique, elle permet aussi de conjecturer, comme le montrent les critiques dont elle a fait l’objet33, qu’il y eut un processus de rationalisation plus général dont la polis est un produit aussi différencié que peut l’être la philosophie. Pour Laks, les deux termes qui, dans l’analyse de Vernant, déterminent le lien entre la cité et la rationalité — à savoir lapositivité (des contenus) qui englobe le processus de naturalisation du monde divin et social et lapublicité (de la forme) qui inscrit la philosophie dans le débat public — ne permettent pas d’établir une filiation. La cité, en tant que cadre formel, a certainement « favorisé la conscience des alternatives et la culture de la discussion et de la réplique »34, mais on ne peut pas affirmer qu’elle soit un facteur positif plus déterminant dans l’émergence du discours philosophique que, par exemple, la diffusion de l’écriture.

14Pour rendre compte du développement spécifique de la pensée philosophique, André Laks fait appel au concept de rationalité autrement plus complexe de Max Weber, dont l’instrumentaire mis en œuvre dans l’analyse des processus de rationalisation s’avère extrêmement utile. Surtout lorsqu’il s’agit non pas de situer l’origine positive de la pensée rationnelle grecque, comme ce fut l’intention de Vernant, mais de configurer l’architectonique, au sens d’unité systématique, de la rationalité grecque, comme c’est l’intention de Laks.

15construction des savoirsépistémologietechniqueChez Weber, la rationalité revêt trois aspects fondamentaux35 qui, de l’avis de Laks, concernent directement le cas grec : l’aspect scientifico-technique, qui vise l’instrumentalisation du monde au moyen du calcul et développe un savoir spécialisé à la fois empirique et analytique ; l’aspect métaphysico-éthique qui se traduit par la systématisation de modèles de signification correspondant à ce que Weber appelle « images du monde » ; enfin, l’aspect pratique qui se manifeste dans l’adoption d’un « mode de vie » méthodiquement réglé. On ne saurait pas contester la présence en Grèce ancienne de l’aspect scientifique, que l’on retrouve non seulement dans l’orientation de certaines disciplines autonomes, telles la médecine, l’astronomie et les mathématiques, mais aussi chez un philosophe comme Diogène d’Apollonie 36 ; en revanche, les deux autres sens de la rationalité évoqués ci-haut méritent une précision afin de mieux saisir les référents que Laks leur attribue dans le contexte qui nous occupe. Comme le montre l’analyse de Habermas 37, chez Weber, la rationalisation des modes de vie (dimension pratique) et la rationalisation des images du monde (dimension théorique) sont indissociablement liées dans le concept complexe de « raison pratique » qui les englobe et dont le type-idéal fut élaboré à partir de l’exemple des sectes protestantes. C’est là, aux yeux de Weber, où « l’intégration [du phénomène religieux] dans une pragmatique de salut universel, cosmique »38, apparaît plus nettement. En tout état de cause, il s’agit d’un concept qui ne peut être dégagé des actions et des formes de vie effectives, mais plutôt des systèmes symboliques, ce qui ouvre la possibilité d’applications dans d’autres traditions culturelles39.

Rationalités internes

16La rationalisation des images du monde est, dans une modalité qui reste à préciser, dépendante des relations internes des systèmes symboliques40. Dans tous les cas, l’explicitation des concepts, la consistance des propositions et leur élaboration méthodique, la systématisation des thèmes de pensée, sans oublier la confrontation de thèses qui nécessairement accompagne ces opérations intellectuelles, conditionnent la rationalisation des images du monde. C’est sur ce point que le travail du sociologue croise celui de l’historien de la philosophie.

17André Laks s’intéresse, du point de vue d’une historiographie des débuts de la philosophie, à l’usage que fait Cassirer dans ses récits historiques, et plus généralement dans sa théorie des formes symboliques, d’un « schème réflexif » qui relie les positions philosophiques par un « changement de point de vue, en vertu duquel on passe de l’implicite à l’explicite ou de l’image au concept »41. La ligne de continuité entre les systèmes devient apparente grâce à l’introduction d’une distinction récurrente entre « réponses » et « forme des questions » qui, comme le note Laks, « permet, pour chaque position considérée, de repérer un déséquilibre qui appelle réparation, et constitue comme le moteur de l’histoire »42. Malgré leur tendance à se rejoindre, image et concept ne parviennent pas à coïncider. Ce déséquilibre — inhérent à la philosophie des formes symboliques dans la tendance idéaliste qu’elle affiche chez Cassirer — présente l’avantage, dont Laks compte tirer tout le profit, de lier dialectiquement l’image et le concept. La dynamique issue de l’analyse est alors non linéaire, non seulement parce que le concept est une représentation (générale ou réfléchie) de l’image, à laquelle il retourne au moment de l’interprétation, mais aussi parce que « dans l’exhaustivité virtuelle de ses déterminations, [le concept] n’est derechef qu’une nouvelle image, elle-même appelée à être dépassée »43. On peut se demander si un exemple de ce type d’analyse n’est pas fourni par un ouvrage précédent de Laks,Le vide et la haine. Éléments pour une histoire archaïque de la négativité. L’objet du livre n’est guère nouveau : il s’agit d’un des problèmes les plus rebattus de l’histoire de la philosophie, à savoir l’impasse dans laquelle l’ontologie parménidienne renvoie la réflexion physique et les élaborations conceptuelles qu’elle sera obligée d’inscrire dans les systèmes pour contourner l’interdit du non-être. La nouveauté réside dans le traitement du problème. Avec un remarquable sens des enjeux, André Laks ne néglige pas l’analyse logique des propositions, le plus souvent imagées, de Parménide, Empédocle, Leucippe et Démocrite, afin de dégager leurs présupposés et leurs implications conceptuelles. Mais, en même temps, il introduit dans l’analyse le point de vue de la position singulière d’un sujet-auteur face à une langue qu’il actualise et contre laquelle il forge les premiers concepts de la philosophie. La distinction récurrente entre « forme de la question » et « réponse », entre l’implicite et l’explicite, montre de manière éloquente les stratégies philosophiques mises en œuvre par les anciens atomistes, d’une part, et par Empédocle, de l’autre, pour légitimer dans leurs systèmes respectifs un certain concept du négatif sans lequel le changement dans le monde phénoménal n’est pas concevable. Parmi les résultats marquants de cette enquête, je me limiterai à en signaler deux qui donnent une idée du potentiel que recèle ce type d’analyse. Du côté des atomistes, Laks montre comment l’affirmation chez Leucippe de l’existence du vide, en s’accompagnant d’une subtile différenciation (mise en évidence par la doxographie d’Aristote) entre l’être plein de l’atome et l’être du vide, préfigure la dimension sémantique de l’être qui sera explicitée par Platon 44. Quant à l’analyse d’Empédocle, il parvient à montrer non seulement la fonction de la Haine en tant que puissance négative dans le poème physique, mais aussi son rôle dans le corrélat pratique que sont lesPurifications. Comme on sait, les parallèles entre les deux poèmes, qu’ils soient structurels ou sémantiques, font l’objet d’un riche débat qui vise le sens de l’œuvre dans son ensemble. À un niveau plus général, la question qui se pose est celle d’une possible articulation entre physique et éthique, entre cycle cosmique et mode de vie. C’est là où la prise en compte par Laks des « idées » et « images du monde » webériennes, intégrées à la pratique herméneutique décrite ci-dessus, va révéler toute sa pertinence45.

18Les résultats auxquels peut parvenir l’herméneutique défendue par André Laks dans ses ouvrages récents tiennent pour beaucoup à la prise en considération, dans la discussion sur les débuts de la philosophie, de la dimension du sujet-auteur qui, tout en étant historiquement pris dans un système symbolique, n’en est pas moins un point de vue légitime dans une réflexion sur le sens des premiers textes proprement philosophiques. Vu la richesse des possibilités ouvertes par l’analyse, on attend la suite avec impatience.

Notes
1.

Elle figure dans le manuel d’histoire de la philosophie de J.-A. Eberhard. Voir Léonce Paquet et Yvon Lafrance,Les Présocratiques (1450-1879), vol. III, Québec, 1995, p. 26.

2.

Introduction à la « philosophie présocratique », Paris, 2006. On se référera aussi dans cet article à deux autres ouvrages récents d’André Laks :Le vide et la haine. Éléments pour une histoire archaïque de la négativité, Paris, 2004 ;Histoire, doxographie, vérité. Études sur Aristote, Théophraste et la philosophie présocratique, Louvain, 2007.

3.

Voir Laks 2006, p. 5-30.

4.

Cette caractérisation coïncide avec les premières thématisations de l’« enquête sur la nature »(peri phuseos historia). Voir, par exemple,Ancienne médecine XX, l’Antiope d’Euripide (Snell, fr. 910) ou lesDissoi logoi § 8.1.

5.

Voir Laks 2006, p. 31-53 et 2007, p. 219-235.

6.

Éditées en français par Paolo D’Iorio, Nathalie Ferrand et Francesco Fronterotta sous le titreLes philosophes préplatoniciens, Combas, 1994.

7.

C’est l’idée récurrente dansSocrate et la tragédie.

8.

La philosophie à l’époque tragique des Grecs, trad. Michel Haar et Marc de Launay, dansNietzsche. Œuvres, vol. I, Paris, 2000, p. 338.

9.

Dans une lettre du 2 mars 1873 à Carl von Gersdorff, Nietzsche pense donner le titre « Le philosophe en tant que médecin de la culture » à l’essai resté inédit que nous connaissons aujourd’hui sous le nom deLa philosophie à l’époque tragique des Grecs.

10.

La question est présentée dans Laks 2007, p. 18-21.

11.

Laks 2006, p. 40.

12.

Voir la fameuse lettre à Böhlendorff du 4 décembre1801.

13.

Pour une analyse éclairante des termes de la dispute qui opposa Friedrich Creuzer, professeur à Heidelberg et auteur d’une monumentaleSymbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen (Leipzig-Darmstadt, 1810-1812), à Gottfried Hermann, professeur à Leipzig et père de la philologie critique, voir Pierre Judet de La Combe, « La querelle philologique du mythe. Les termes d’un débat en Allemagne et en France au début du siècle dernier »,Revue germanique internationale 4, 1995, p. 55-67.

14.

Une allusion évidente (parce que caricaturale) à la thèse de Creuzer et aux répliques qu’elle souleva se trouve au premier chapitre deLa philosophie à l’époque tragique des Grecs,op. cit. (n. 8), p. 337-8.

15.

J’emprunte la caractérisation du modèle creuzerien à l’article de Pierre Judet de La Combe cité ci-haut, p. 59-63. On consultera aussi Tiziana Gabrielli, « Sous le signe de Dionysos. Symbole, mythe et grécité chez Friedrich Creuzer »,Archives de Philosophie 69, 2006, p. 243-261.

16.

Friedrich Creuzer, préface à la première édition de laSymbolik (1810), p. 46.

17.

La philosophie à l’époque tragique des Grecs, p. 345.

18.

Ibid., p. 343-344.

19.

Ibid., p. 344.

20.

Ibid., p. 347-348.

21.

Jean-Pierre Vernant, « La formation de la pensée positive dans la Grèce archaique » (1957),Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, 1996, p. 373-462.

22.

Voir Francis Cornford,From Religion to Philosophy : A Study in the Origins of Western Speculation, Londres, 1912 ;Principium sapientiæ. The Origins of Greek Philosophy, Cambridge, 1952 ; Martin West,Early Greek Philosophy and the Orient, Oxford, 1971 ; Walter Burkert,Die Griechen und der Orient, Munich, 2003.

23.

Laks 2006, p. 85-86.

24.

Voir l’analyse de la question dans Laks 2006, p. 107-122.

25.

Ibid., p. 59-61. Sur ce point, Laks reprend l’analyse de Claude Calame, « “Mythe” et “rite” en Grèce : des catégories indigènes ? »,Kernos 4, 1991, p. 179-204.

26.

Laks 2006, p. 63.

27.

Voir Laks 2007, « Écriture et prose : un autre récit des débuts de la philosophie grecque », p. 247-266.

28.

Le cas d’Hécatée de Milet (Jacoby,FgrH 1. F. 1) est souvent invoqué à ce propos.

29.

L’expression, citée par Laks (2007, p. 263), est de Wlad Godzich et Jeffrey Kittay,The Emergence of Prose. An Essay in Prosaics, Minneapolis, 1987, p. 91.

30.

« “Philosophes Présocratiques”. Remarques sur la construction d’une catégorie de l’historiographie philosophique », dans André Laks et Claire Louguet (éd.),Qu’est-ce que la philosophie présocratique ?, Lille, 2002, p. 36.

31.

Laks 2006, p. 63-81.

32.

Jean-Pierre Vernant,op. cit. (n. 21), p. 402.

33.

Voir notamment, Christian Meier, «The Emergence of an Autonomous Intelligence among the Greeks», dans Samuel Eisenstadt (éd.),The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations, New York, 1986, p. 66-91 ; Sally Humphreys, «From Riddle to Rigour. Satisfactions of Scientific Prose in Ancient Greece», dans Suzanne Marchand et Elizabeth Lunbeck (éd.),Proof and Persuasion. Essays on Authority, Objectivity and Evidence, Turhout, 1996, p. 91-116 ; André Laks, « Les origines de Jean-Pierre Vernant. À propos desOrigines de la pensée grecque »,Critique 612, mai 1998, p. 268-282 (partiellement refondu dans Laks 2006, p. 86-99).

34.

Laks 2006, p. 98.

35.

On trouvera une analyse claire des formes et typologies de la rationalité chez Weber dans Jürgen Habermas,Théorie de l’agir communicationnel (1981), Paris, 1987, t. I, p. 172-199.

36.

Le fragment DK 64 B6 où Diogène traite du système des veines en fournit un bon exemple.

37.

Habermas,op. cit., p. 188-189.

38.

Max Weber, « L’éthique économique des religions mondiales » (1920), dansSociologie des réligions, trad. J.-P. Grossein, Paris, 1996, p. 347.

39.

Il se trouve qu’un article récent de Gábor Betegh («Eschatology and Cosmology: Models and Problems», dans Maria Sassi (éd.),La costruzione del discorso filosofico nell’età dei Presocratici, Pise, 2006, p. 27-50), sans se réclamer explicitement de ce modèle, peut cependant en offrir un bon aperçu. Comme on sait, le rapport âme/cosmos est un thème qu’on retrouve aussi bien dans la poésie épique, dans la tradition pythagorico-orphique, dans les philosophies d’Héraclite, d’Empédocle et d’Anaxagore, aussi bien que chez Pindare ou Aristophane, pour ne pas mentionner Platon qui échappe à la période qui nous occupe. Betegh construit, à partir de ces systèmes symboliques, deux types idéaux du rapport âme/cosmos qui mettent en évidence les tentatives rationalisantes de concilier physique et mode de vie dans une même image du monde. Il schématise ainsi, d’un côté, un « journey model », où l’âme de l’individu, traitée comme une entité atomique, garde son identité et sa mémoire tout au long d’un parcours à travers des régions valorisées axiologiquement, donnant lieu à une eschatologie de la rétribution. De l’autre, il pose le « portion model », selon lequel l’âme est faite d’un ou de plusieurs éléments constitutifs de l’univers et interagit avec lui, de telle manière que la matière responsable des fonctions psychiques tient aussi un rôle cosmologique. Sans nier la diversité conflictuelle du paysage intellectuel présocratique, ce type d’analyse peut donner lieu à des rapprochements heuristiques jusqu’à présent inédits.

40.

Dans l’Introduction à l’Éthique économique des religions mondiales (p. 349sq., cité par Laks 2006, p. 105), Weber dit à peine ceci : « Ce sont les intérêts (matériels et idéels) et non les idées qui gouvernent directement l’action des hommes. Toutefois, les “images du monde”, qui ont été créées par le moyen “d’idées”, ont très souvent le rôle d’aiguilleurs, en déterminant les voies à l’intérieur desquelles la dynamique des intérêts a été le moteur de l’action ».

41.

Laks 2006, p. 144.

42.

Ibid. On remarquera que le récit de Cassirer est profondément empreint du « motif idéaliste » dont il accréditait l’historiographie hégélienne (cf.Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, 1ère éd., Berlin, 1906, p. 18, cité par Laks 2006, p. 146). Certes, nous fait voir Laks, Cassirer évite les « égarements métaphysiques » de Hegel en substituant à l’autodécouverte de l’esprit celle dulogos, qui, lui, ne prétend pas à l’absoluité, mais cela n’empêche que la correspondance entre la succession de déterminations intellectuelles et celle de l’apparition des systèmes établie par Cassirer nous met devant « un isomorphisme entre l’histoire et le logique » (Laks 2006, p. 146) incontestablement hégélien.

43.

Ibid, p. 149.

44.

Laks 2004, p. 14-20.

45.

Ibid., p. 26-49.