Dorothée Rusque

Figure 1 – Catalogue de la bibliothèque
          Hermann-Hammer (1813) : page d'index (coll. BNU)
Figure 1. Figure 1 – Catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer (1813) : page d'index (coll. BNU)

1acteurs de savoirprofessionnaturaliste matérialité des savoirssupportsupport de communicationcollection scientifique espaces savantslieubureau espaces savantslieubibliothèqueLa spécificité de la bibliothèque de Jean Hermann (1738-1800) tient dans la mise en regard opérée avec sa collection de spécimens issus des trois règnes de la nature. Réunis au sein d’un cabinet d’histoire naturelle créé en 1762, les deux types de collections forment un espace et un instrument de travail pour le naturaliste et professeur strasbourgeois1. Le catalogue de la bibliothèque2, rédigé par son gendre Frédéric Louis Hammer à partir de 1813, permet d’estimer le nombre d’ouvrages à environ 12 000 du vivant de Hermann, pour atteindre plus de 16 000 ouvrages au début de sa mise en vente en 1821. L’inventaire du fonds Hermann, conservé aujourd’hui à la BNU et à la Bibliothèque Blaise-Pascal de l’Université de Strasbourg 3, est encore inachevé, mais environ 2 000 ouvrages ont déjà pu être identifiés grâce à ses ex-libris4. L’échantillon de 354 ouvrages déjà étudiés5 montre que le naturaliste se livre avec application à la pratique de l’annotation, alors partagée par de nombreux lecteurs de l’époque moderne. Élaborées dans les pages liminaires, dans les marges ou dans des espaces gagnés sur les marges selon un « bricolage savant »6, les notes sont les supports d’une archéologie bibliographique donnant accès aux pratiques de lecture de Hermann, à ses manières de penser et à ses réseaux savants.

2typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologieLes perspectives ouvertes par l’histoire sociale des sciences et l’anthropologie du savoir7 font apparaître la bibliothèque de Jean Hermann comme une clé de lecture pertinente, dans une perspective plus large, de la construction et de l’organisation du savoir naturaliste. Dispositif de savoir dédié à l’histoire naturelle, la bibliothèque se transforme en terrain d’étude à travers le dialogue opéré entre les livres et les spécimens. Les notes inscrites dans les ouvrages en font aussi les réceptacles de la mise en forme et en texte du savoir naturaliste.

Anatomie et constitution d’un dispositif de savoir

3inscription des savoirslivreindex pratiques savantespratique intellectuelleclassement inscription des savoirslivrecollection éditorialeLa connaissance de la collection de livres de Jean Hermann repose d’abord sur le catalogue8 qui en fait l’inventaire et l’organise. En plus des écueils classiques dans l’étude d’une source de ce type9, il s’avère difficile à appréhender dans la mesure où il a été rédigé à titre posthume par Hammer et qu’il se rapporte à la bibliothèque des deux savants. Son contenu et sa classification doivent alors être confrontés à d’autres sources et aux pratiques de lecture de Jean Hermann. Le document se compose de deux volumes manuscrits : un index thématique des titres d’ouvrages, d’environ 730 pages, et un index des auteurs. Il marque une séparation entre les champs de savoirs étudiés et enseignés par le naturaliste, qui représentent les trois quarts de la bibliothèque, et d’autres domaines de connaissances, tels que l’histoire, la géographie, la littérature ou les arts. Cette première forme de classification est significative de la volonté de faire de la bibliothèque un outil de travail et de connaissance pour l’histoire naturelle.

4pratiques savantespratique lettréecorrespondance espaces savantslieulibrairie construction des savoirslangage et savoirslangueallemand construction des savoirslangage et savoirslanguelatinDonner une dimension chronologique aux acquisitions de livres peut s’avérer utile pour retracer l’évolution des collections et dater l’univers des références intellectuelles utilisées par Hermann. Le manque de sources oblige à s’en remettre aux dates d’édition des livres, qui révèlent que plus des trois quarts ont été publiés après 1750. Les ouvrages se doivent d’être en phase avec la science en train de se faire et avec les derniers progrès accomplis dans le champ du savoir naturaliste. Hermann note par exemple « l’immense distance qu’il y a entre les articles d’histoire naturelle de l’ancienne et de la nouvelle Encyclopédie, qui n’est due qu’à un intervalle d’une trentaine d’années »10. L’examen des lieux d’édition et des langues des livres inscrit en outre le savant dans un parcours de lecture tourné vers l’espace germanique, ce qui a une incidence sur son socle de références. Près de 40% de ses livres ont été publiés dans des pays germanophones, contre 33 % en France. La bibliothèque se distingue donc par le poids des langues étrangères, notamment de l’allemand, et du latin qui reste pratiqué jusqu’à la fin du siècle en Allemagne alors qu’il connaît un recul sensible en France 11. La correspondance entretenue avec un grand nombre de naturalistes allemands12 et ses relations avec des libraires comme Walther 13 à Erlangen lui ont permis d’enrichir sa collection de livres issus de l’espace germanophone. Il est d’ailleurs sollicité par ses correspondants pour son expertise dans la connaissance des publications allemandes relatives à leurs travaux en cours et pour l’envoi de catalogues de ventes14. Il peut à ce titre profiter de sa fréquentation des libraires strasbourgeois Treuttel, Koenig, Levrault ou Bauer chez lesquels il s’approvisionne ou peut consulter des livres15.

Tableau 1 – Les livres de la bibliothèque
            Hermann : les outils d’une connaissance actualisée. Répartition
            chronologique de l’échantillon de livres étudiés en fonction de
            leur date d’édition.
Figure 2. Tableau 1 – Les livres de la bibliothèque Hermann : les outils d’une connaissance actualisée. Répartition chronologique de l’échantillon de livres étudiés en fonction de leur date d’édition.

5Source : livres du fonds Hermann conservés à la BNU et à la Bibliothèque Blaise-Pascal de l’Université de Strasbourg ; BNU, MS.933-934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer.

Tableau 2 – Répartition des livres de la
            bibliothèque Hermann étudiés en fonction de la langue et du lieu
            d’édition.
Figure 3. Tableau 2 – Répartition des livres de la bibliothèque Hermann étudiés en fonction de la langue et du lieu d’édition.

6Source : livres du fonds Hermann conservés à la BNU et à la Bibliothèque Blaise-Pascal de l’Université de Strasbourg ; BNU, MS.933-934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer.

7typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l’environnementsciences de la vie par type d’organismes typologie des savoirsdisciplines pratiques savantespratique intellectuelleclassementLe système de distribution élaboré dans le catalogue rend compte d’un dispositif de savoir centré sur la pratique de l’histoire naturelle. Il se démarque par son exhaustivité, avec près de 116 rubriques différentes, dont 87 consacrées à l’histoire naturelle et 8 à ses autres domaines d’enseignement, comme la chimie et la matière médicale. Eloigné des standards de classification des libraires limités à cinq catégories16, il est avant tout scientifique et repose sur une organisation des champs de savoirs. La classification reprend la division entre les trois règnes de la nature avec la zoologie, la minéralogie et la botanique, qui représentent respectivement 12 %, 13 % et 10 % de l’ensemble des titres en 1821. La hiérarchie des savoirs élaborée par Hammer présente le risque de ne pas être en phase avec les pratiques de son prédécesseur et avec le processus d’autonomisation et de spécialisation de l’histoire naturelle amorcé à la fin du 18e siècle, et qui ne sera vraiment réalisé qu’au cours du 19e siècle 17. L’exemple de la classification de la zoologie révèle cependant qu’elle ne renvoie pas à un projet épistémologique très novateur par rapport à la nomenclature de Cuvier, utilisée par Hermann dans ses leçons à partir de 1798 18. L’architecture proposée répond davantage à un enjeu pratique de repérage des informations relatives à un groupe zoologique. Elle offre également un panorama des genres littéraires et des sources mobilisés. La bibliothèque comporte des outils techniques comme les dictionnaires, les livres traitant de lexicographie, de terminologie ou de l’observation au microscope. Afin de disposer des connaissances les plus récentes, une place de choix est donnée aux récits de voyages, aux catalogues de ventes de cabinets, de bibliothèques et aux actes des académies. La bibliothèque constitue donc un lieu d’archives adapté et organisé en fonction des besoins et des activités savantes de Jean Hermann. Elle contribue à cartographier ses affiliations intellectuelles, les 118 ouvrages de Linné inscrits dans le catalogue confirmant aisément son linnéisme fervent19. Si les sources ne permettent pas de cerner la mise en ordre matérielle des livres, celle-ci est en tout cas conditionnée par la contrainte du manque d’espace qui oblige Hermann à accumuler les échantillons et les livres jusque dans le corridor et les escaliers de son domicile20.

8construction des savoirséconomie des savoirsachat acteurs de savoirstatutcollectionneur pratiques savantespratique lettréeannotationLes annotations placées dans les pages liminaires des ouvrages associent la figure du lecteur savant à celle du collectionneur, car il s’y montre attentif à la rareté, à l’état, à l’édition du volume ou encore à la qualité du papier qui déterminent le prix de vente du livre. Elles peuvent aider l’historien à retracer les réseaux de la collecte et du commerce d’objets de savoir qui s’appuient, à l’échelle européenne, sur plus de 5 500 personnes réparties entre ses correspondants, les visiteurs de son cabinet et ses étudiants21. Sur les 354 ouvrages déjà évoqués, 47 portent ainsi des mentions d’ex-dono. Échanger les doubles, donner un exemplaire de son travail publié comme marque d’amitié sont des pratiques constituantes du système de don et de contre-don mis en œuvre par les collectionneurs et les acteurs de la République des sciences. S’il est difficile de mesurer son poids réel, la correspondance montre que Jean Hermann y a largement recours, avec des stratégies dans le choix des correspondants et dans les échanges. Le don d’un livre peut à ce titre servir de levier à la genèse d’une relation épistolaire22 et à un commerce d’objets fructueux. L’achat des ouvrages est lui aussi rationalisé, ce qui est visible dans la demande, formulée auprès de Joseph Banks en 1791, de troquer à Londres un livre rare de planches d’Ehret dont le double est à sa disposition à la bibliothèque publique contre des livres d’histoire naturelle plus utiles23. Instrument de travail, la bibliothèque est également un terrain d’étude dédié à la pratique de l’observation.

Tableau 3 – Classification synthétique
            réalisée à partir de celle exposée dans le catalogue de la
            bibliothèque Hermann-Hammer, qui comporte 116 rubriques. Elle
            n’est pas exhaustive et donne un aperçu du contenu et de
            l’organisation de la bibliothèque en 1821. Dans son inventaire,
            Hammer reporte également 5 646 dissertations.
Figure 4. Tableau 3 – Classification synthétique réalisée à partir de celle exposée dans le catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer, qui comporte 116 rubriques. Elle n’est pas exhaustive et donne un aperçu du contenu et de l’organisation de la bibliothèque en 1821. Dans son inventaire, Hammer reporte également 5 646 dissertations.

9Source : BNU, MS.933-934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer.

Figure 2 – Ex-libris « Bibliotheca
            Hermanniana Argentorati », porté par Hermann dans les livres de sa
            bibliothèque. Celui-ci est extrait de : Romé de l’Isle,
            Jean-Baptiste Louis de, , Paris, Didot jeune, 1784 (coll. BNU,
            déposé au SCD de l’Université de Strasbourg)
Figure 5. Figure 2 – Ex-libris « Bibliotheca Hermanniana Argentorati », porté par Hermann dans les livres de sa bibliothèque. Celui-ci est extrait de : Romé de l’Isle, Jean-Baptiste Louis de, Des caractères extérieurs des minéraux, Paris, Didot jeune, 1784 (coll. BNU, déposé au SCD de l’Université de Strasbourg)
Figure 3 – Le dialogue des objets : spécimen
            d’une pince de crabe des cocotiers issu du cabinet Hermann, et la
            planche correspondante, dessinée d’après l’échantillon (« Musei
            Hermanniani » ; coll. Musée zoologique de Strasbourg)Figure 3 – Le dialogue des objets : spécimen
            d’une pince de crabe des cocotiers issu du cabinet Hermann, et la
            planche correspondante, dessinée d’après l’échantillon (« Musei
            Hermanniani » ; coll. Musée zoologique de Strasbourg)
Figure 6. Figure 3 – Le dialogue des objets : spécimen d’une pince de crabe des cocotiers issu du cabinet Hermann, et la planche correspondante, dessinée d’après l’échantillon (« Musei Hermanniani » ; coll. Musée zoologique de Strasbourg)

La bibliothèque comme terrain d’étude et de dialogue pour les objets de savoir

10matérialité des savoirsinstrumentinstrument d’expérimentationéchantillon espaces savantslieubureauLe cabinet réunit trois formes d’objets de savoir fonctionnant en interaction : les échantillons naturalistes, les planches et les livres d’histoire naturelle, les deux derniers étant intégrés à la bibliothèque. Selon Hermann, « les livres doivent se trouver sous la main, pour pouvoir y montrer ce qu’on peut en faire connaître en nature »24, de même que les livres de chimie doivent être à côté du laboratoire. Mis à disposition des étudiants, ils font partie de l’outillage de la démonstration pédagogique et du parcours d’observation du savant. Dans son discours scientifique, Hermann donne la primauté aux spécimens sur leurs substituts. Alors que « les meilleures figures restent bien en-dessous de la nature »25 26, les spécimens sont les plus à même de révéler les caractères anatomiques.

11typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l’environnementsciences de la vie par type d’organismesbotanique inscription des savoirsvisualisationimagedessin inscription des savoirsvisualisationimageLa collection de planches montre pourtant que le recours à l’image est permanent. Copiées à partir d’autres ouvrages ou réalisées d’après les spécimens du cabinet27 et du jardin botanique, elles doivent aider le savant à les retrouver plus facilement, sans avoir à les rechercher dans les livres. Il faut dire que sa bibliothèque comporte en 1821 plus de 200 000 planches, dont 25 000 peintes à la main. Le dessin supplée aussi au spécimen absent du cabinet et sert à appréhender son organisation interne28. Il participe pleinement aux opérations d’observation et de comparaison nécessaires pour identifier et classer les échantillons. Les livres, lieux de savoir et de savoir-faire, offrent des supports méthodologiques et techniques pour la formation de l’oeil. Les descriptions qui y sont portées ont les mêmes fonctions que l’image, tout en ayant une valeur d’autorité qui valide l’observation et évite de multiplier les espèces qui auraient déjà pu être définies par d’autres. Pour Hermann, les botanistes peuvent se voir « entourés en peu de temps d’une vingtaine de livres qu’ils ont à consulter successivement. Un auteur allègue un autre : un point s’éclaircit mais il s’élève un nouveau doute. Nouvelles comparaisons de descriptions et de figures à faire »29. L’anatomie comparée ne se pratique pas uniquement à travers la comparaison des caractères des spécimens, elle met en jeu un dialogue complexe, à différentes échelles, entre les objets de savoir. Celui-ci est matérialisé par la circulation permanente entre les échantillons, les dessins et les livres au sein d’un terrain d’étude ouvert qui abolit les frontières entre le cabinet et la bibliothèque. Le parcours de lecture d’un livre à l’autre est même archivé dans les livres annotés.

Compilation et mise en forme du savoir dans les marges des livres

12inscription des savoirslivremargeLe système de notes élaboré par Hermann est original par sa forme et sa topographie, ce qui conduit à envisager une acception élargie de la notion de marges. Presque tous les livres étudiés sont annotés dans les espaces liminaires, alors qu’un quart comporte des notes marginales. Ces dernières sont les plus abondantes et les plus intéressantes par leur mise en communication avec des passages déterminés du texte. Eclairant « les emboîtements successifs et les jeux de lecture »30 à l’œuvre dans la bibliothèque, ces traces se placent en amont de la fabrique de nouveaux textes tout en s’autonomisant comme des productions « littéraires » à part entière.

13inscription des savoirslivrepage construction des savoirsvalidationautorité inscription des savoirslivrenoteLeur dimension matérielle est tout aussi significative que leur contenu. Le choix de faire interfolier une quinzaine d’ouvrages pour s’affranchir des contraintes de la marge est ainsi révélateur de leur usage intensif, à l’image du Systema naturæ de Linné 31. Dans ces livres, la mise en pages s’apparente à un « bricolage savant » qui peut cumuler toute une gamme d’annotations placées dans les marges, sur des feuilles semi-mobiles collées, sur des feuilles intercalées et sur les pages interfoliées. Le montage opéré forme ainsi une pratique d’écriture à part entière, sur le mode de la juxtaposition. Marqué par « une spatialisation qui crée des relations hiérarchiques »32 entre le texte premier et les notes marginales, le livre est conçu ici comme un territoire ouvert dont la géographie est revisitée. L’agencement de la page en fonction de ses propres besoins permet au naturaliste de se réapproprier un espace d’expression personnelle et de travail qui s’émancipe du texte imprimé pour le prolonger, ce qui est facilité par le placement des notes au même niveau que le passage qu’elles explicitent. L’annotateur se fait même censeur de l’auteur, dont l’autorité savante peut être renforcée ou discutée. Les pages liminaires des livres sont plus spécifiquement dédiées à cet exercice. Hermann les transforme en préfaces érudites par l’ajout de références bibliographiques qui servent d’outils de repérage et d’aide-mémoire. La convocation d’autres autorités remet en perspective la lecture pour se faire une idée juste du livre entier. L’hypothèse développée dans le livre de Pallas 33 relatif à la formation des montagnes se voit par exemple confrontée aux objections de Delaméthérie dans sa Théorie de la terre. Hermann exprime son esprit critique et évalue la légitimité du travail selon différents critères, qui reposent sur la forme et sur le contenu scientifique. Il s’appuie également sur les recensions parues dans les périodiques dont il tire des extraits, notamment les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen 34, publication de la Société royale des sciences de Göttingen. Si l’annotateur peut se poser en rival de l’auteur, les notes marginales visent le plus souvent à dialoguer avec le texte pour l’expliciter ou le perfectionner.

Figure 4 – Linné, Carl von, , Vienne, Trattner, 1767-1770,
            t. 1, p. 132 : aperçu du « bricolage savant » opéré par la
            juxtaposition d’annotations inscrites sur différents supports
            (marges, page interfoliée, languettes de papier et feuille
            volante ; coll. BNU)
Figure 7. Figure 4 – Linné, Carl von, Systema naturæ..., Vienne, Trattner, 1767-1770, t. 1, p. 132 : aperçu du « bricolage savant » opéré par la juxtaposition d’annotations inscrites sur différents supports (marges, page interfoliée, languettes de papier et feuille volante ; coll. BNU)
Figure 5 – Ouvrage annoté de Marc Mappus,
            Historia plantarum alsaticarum (1742), p. 200 : Hermann y a
            reporté de nombreuses observations sur les plantes indigènes
            locales, qui devaient servir de matière première à la rédaction
            d’une flore d’Alsace (coll. BNU)
Figure 8. Figure 5 – Ouvrage annoté de Marc Mappus, Historia plantarum alsaticarum (1742), p. 200 : Hermann y a reporté de nombreuses observations sur les plantes indigènes locales, qui devaient servir de matière première à la rédaction d’une flore d’Alsace (coll. BNU)
Figure 6 – Annotations manuscrites de Jean
            Hermann portées dans les pages liminaires d’un livre de sa
            collection : Rosenberg, Johann Carolus, Rhodologia,
            Francfort-sur-le-Main, Wilhelm Fitzer, 1631 (coll. BNU, déposé au
            SCD de l’Université de Strasbourg)
Figure 9. Figure 6 – Annotations manuscrites de Jean Hermann portées dans les pages liminaires d’un livre de sa collection : Rosenberg, Johann Carolus, Rhodologia, Francfort-sur-le-Main, Wilhelm Fitzer, 1631 (coll. BNU, déposé au SCD de l’Université de Strasbourg)

14pratiques savantespratique lettréecopie manuscrite pratiques savantespratique lettréeextraitÀ côté de ses recueils de notes de lecture, Hermann fait des livres le réceptacle privilégié de sa collection d’extraits. Héritier de la tradition humaniste qui fait de l’art de l’extrait une technique de lecture35 et tourné vers un espace culturel germanique où se maintient fortement cette pratique érudite au 18e siècle 36, il se situe à mi-chemin entre conservation et recomposition des paradigmes anciens. Les écrits originaux, souvent recopiés avec une grande exactitude, peuvent être aussi reconstruits pour en proposer un résumé, parfois accompagné d’observations personnelles, de dessins et des produits de sa pensée. Les livres les plus annotés sont transformés en bibliothèques manuscrites et fonctionnent alors comme un lieu d’archivage de données stockées pour un usage ultérieur. L’extrait se veut performatif, il vise à apporter une description la plus complète possible des spécimens afin d’accompagner les travaux de recherche et l’enseignement. Le crabe évoqué dans la première édition du Systema naturæ 37 de Linné alimente ainsi une série d’extraits qui passent en revue son anatomie, sa localisation, sa génération, ses couleurs et sa respiration. Le choix du livre comme support des notes de lecture offre l’avantage d’embrasser les informations d’un seul coup d’oeil et de les retrouver facilement grâce aux index. Les livres sont composés comme des cabinets savants dans lesquels l’écriture est associée à une activité compilatoire créatrice.

15pratiques savantespratique intellectuelleobservation matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptioncarnetPlutôt que de recourir à des carnets de terrain, Hermann s’en sert également pour faire le récit de ses propres observations. Effectuées au jardin botanique et lors des herborisations sur le terrain, elles inventorient les ressources locales et les échantillons du cabinet auxquels elles se rapportent. Concentrées dans les ouvrages interfoliés, certaines ont pu acquérir le statut d’œuvres à titre posthume. Hammer a notamment publié en 1804 une partie des observations zoologiques de Hermann, intégrées aux exemplaires du Systema naturæ de Linné 38. Les pratiques d’écriture portées dans les marges s’appuient sur la démarche scientifique de compilation et de comparaison propre au naturaliste. L’exemplaire annoté de l’Historia plantarum alsaticarum 39 (1742) de Mappus en fait la démonstration (figure 5). Accueillant les observations botaniques de Hermann, il a servi de matière première à la rédaction d’une nouvelle flore d’Alsace qui n’a jamais été publiée. L’auteur est ici défini comme celui qui se réapproprie et augmente le travail d’un autre, selon une pratique de recomposition des notes avec le texte original. Les écrits du savant s’intègrent de cette manière à une chaîne de contributions. Dans les pages liminaires de son exemplaire de Mappus, il fait de ses notes un legs à diffuser et à compléter par ses héritiers, ce qu’a fait son élève C. G. Nestler qui a repris les notes du professeur dans son volume de Mappus tout en y rajoutant les siennes. C’est finalement Kirschleger, dans sa Flore d’Alsace et des contrées limitrophes (1857)40, qui contribue à la publicisation du travail de Hermann en utilisant une partie des observations tirées du Mappus annoté. Les livres de la bibliothèque sont donc à la fois des objets d’échanges et des lieux d’échanges, qui alimentent la dimension collaborative de l’écriture scientifique.

16inscription des savoirsgenre éditorialcatalogueÀ travers son catalogue, ses livres et leurs extensions sous forme de « marginalia », la bibliothèque de Jean Hermann donne à voir ce que recouvre une bibliothèque savante et l’intérêt que peut avoir l’historien à passer par cette « archive générale de la recherche »41 pour cerner la construction et l’organisation d’un savoir. Elle renseigne sur les manières de lire, de penser et d’écrire, et témoigne donc des pratiques savantes ordinaires. Elle interroge les modalités de l’inscription des savoirs dans un espace organisé comme un terrain d’étude. Elle permet à ce titre de faire varier l’échelle d’observation, depuis l’annotation au coeur des livres jusqu’à la cartographie de leurs lieux d’édition et de leurs réseaux de collecte. La bibliothèque constitue enfin la porte d’entrée à une approche matérielle des pratiques savantes. Faisant écho aux spécimens du cabinet, les livres y sont des objets de savoir manipulés, transformés en outils ou en supports de travail grâce au geste de l’annotation.

Notes
1.

Jean Hermann donne des cours privés d’histoire naturelle à partir de son cabinet dès 1764, avant d’obtenir en 1784 la chaire de chimie, matière médicale et botanique à l’Université de Strasbourg, à laquelle est associée la fonction de directeur du jardin botanique. Sous la Révolution, il est à la fois professeur à l’École de Santé et à l’École centrale du Bas-Rhin.

2.

BNU, MS.0933-0934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer (1813)

3.

Les livres de la Bibliothèque Blaise-Pascal sont un dépôt de la BNU. Environ 215 livres ont été numérisés et sont accessibles en ligne : http://docnum.u-strasbg.fr/.

4.

Les deux ex-libris utilisés sont « CC » et « Bibliotheca Hermanniana Argentorati ».

5.

La bibliothèque fait l’objet d’une base de données qui ne prétend pas en reconstituer le catalogue. Elle rassemble uniquement les auteurs qui sont membres de ses réseaux savants (correspondants, visiteurs de son cabinet, auditeurs). La base et les livres numérisés par la Bibliothèque Blaise Pascal ont permis d’analyser cet échantillon de 354 ouvrages.

6.

Une partie des ouvrages est concernée par la juxtaposition de toute une gamme d’annotations portées : sur des pages interfoliées, des feuillets semi-mobiles collés, des feuilles intercalées dans le livre et dans les marges (cf. figure p. 39).

7.

Voir notamment : Jacob, Christian (dir.), Lieux de savoir. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2008 ; Jacob, Christian (dir.), Lieux de savoir 2. Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel, 2011 ; Bert, Jean-François, L’atelier de Marcel Mauss. Un anthropologue paradoxal, Paris, CNRS, 2012.

8.

BNU, MS.0933-934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer (1813)

9.

Marion, Michel, Collections et collectionneurs de livres au XVIII e  siècle, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 59-91 ; Jolly, Claude, Introduction à l’Histoire des bibliothèques françaises, tome 2, Les bibliothèques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, Paris, Promodis, 1988, p. 3-4.

10.

BNU, MS.1.887, exposé méthodique des méthodes d’enseignement de Hermann (26 pluviôse an 3).

11.

Mornet, Daniel, Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIII e  siècle, Paris, Albin Michel, 1993, p. 176

12.

Sur les 104 correspondants de Jean Herman identifiés par des échanges de lettres, 36 sont issus d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse.

13.

Voir notamment Picot de Lapeyrouse, Philippe-Isidore, Description de plusieurs nouvelles espèces d’orthocératites et d’ostracites, Erlangen, Walther, 1781 (Bibl. Blaise Pascal, cote H.1.039). Dans cet exemplaire annoté, Hermann précise qu’il a retouché le texte latin et soigné l’impression, négociée auprès de Walther.

14.

Museum national d’Histoire naturelle, Ms CRY 490, lettre de Jean Hermann à Picot de Lapeyrouse datée du 9 juillet 1776 (folios 173-174) ; Institut de France, Ms 3219, lettre de Jean Hermann à Geoffroy Saint-Hilaire datée du 24 novembre 1796 (folio 6).

15.

Institut de France, Ms 3219, lettre de Jean Hermann à Geoffroy Saint-Hilaire datée du 24 novembre 1796 (folio 6).

16.

Marion, Michel, op. cit., p. 73. Le système compte les cinq catégories suivantes : théologie, jurisprudence, sciences et arts, belles-lettres, histoire.

17.

Rey, Roselyne, La classification des sciences (1750-1850), in Revue de synthèse, vol. 115, no 1-2, janvier-juin 1994, p. 5-12 ; Hulin, Nicole (dir.), Études sur l’histoire de l’enseignement des sciences physiques et naturelles, Paris, ENS éd., 2001.

18.

Voir BNU, MS.3.163 : cours de zoologie de Hermann donné à l’École centrale du Bas-Rhin, commencé en 1798. La classification de Hammer reprend largement les classes zoologiques de Cuvier, évoquées dans son Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux (1798).

19.

Seuls 25 ouvrages de Linné ont pour l’instant été identifiés comme provenant du fonds Hermann sur l’ensemble des titres inventoriés dans le catalogue.

20.

Archives de la Ville et de la Communauté urbaine de Strasbourg, 88Z 16-17 : lettre de Jean Hermann au ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau (non datée, folios 21-22)

21.

Le réseau personnel de Hermann a été identifié à travers sa correspondance, l’inventaire de ses auditeurs et des visiteurs de son cabinet. Il fait l’objet d’une base de données.

22.

Voir BNU, MS.3.757, folio 6 : lettre de Jean Hermann à Cuvier (25 janvier 1797). Hermann évoque l’échec de sa stratégie de don d’un livre rare à un savant qui mourut peu de temps après, ce qui lui a fait perdre son livre et une amitié nouvelle.

23.

British Library, Add. MS. 8098, folios 139-143 : lettre de Hermann à Joseph Banks (1er septembre 1791).

24.

Archives de la Ville et de la Communauté urbaine de Strasbourg, 88Z 16 : mémoire de Hermann sur le jardin botanique, point 24.

25.

Rudwick, Martin, Recherches sur les ossements fossiles : Georges Cuvier et la collecte d’alliés internationaux, in Blanckaert, Claude, Fischer, Jean-Louis (dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, 1997, p. 591-606. Il y évoque les « spécimens de substitution » comme les descriptions et les dessins.

26.

BNU, MS.1.887 : mémoire sur l’enseignement de l’histoire naturelle dans les écoles centrales (non daté).

27.

Les planches réalisées d’après les objets du cabinet portent la mention « Musei Hermanniani ».

28.

BNU, MS.1.887 : mémoire sur l’enseignement de l’histoire naturelle dans les écoles centrales (non daté).

29.

Archives de la Ville et de la Communauté urbaine de Strasbourg, 88Z 16 : mémoire de Hermann sur le jardin botanique, point 24.

30.

Burki, Reine, De Mauss à Lévi-Strauss. Les bibliothèques de chercheurs et la construction des savoirs, in Bulletin des bibliothèques de France, no 3, 2013, p. 1. La citation est empruntée à Jean-François Bert qui a étudié la bibliothèque de Marcel Mauss.

31.

Voir BNU, MS.3.413-3.417 : Linné, Carl von, Systema naturæ..., Halæ Magd., typ. J. J. Curt., 1760, 5 tomes ; BNU, MS.3.423-3.427, Linné, Carl von, Systema naturæ..., Vienne, Trattner, 1767-1770, 5 tomes. Hermann a enseigné l’histoire naturelle pendant trente ans à partir de ces ouvrages.

32.

Derrida, Jacques, Ceci n’est pas une note infrapaginale orale, in Dürrenmatt, Jacques et Pfersmann, Andreas, L’Espace de la note, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 8

33.

Pallas, Peter Simon, Observations sur la formation des montagnes et les changemens arrivés au globe…, Saint-Pétersbourg, Imprimerie de l’Académie impériale des sciences, 1777 (Bibliothèque Blaise Pascal, cote H.135.197)

34.

Saada, Anne, Les relations entre Albrecht von Haller et la France observées à travers le journal savant de Göttingen, in Crogiez, Michèle, Les intellectuels de Suisse alémanique et la culture francophone du XVIII e  siècle : tropismes et identité, Genève, Slatkine, 2008, p. 175-191

35.

Chatelain, Jean-Marc, Humanisme et culture de la note, in Le Livre annoté (Revue de la Bibliothèque nationale de France, no 2, juin 1999, p. 26-37). Hermann a été élève au Gymnase protestant de Strasbourg, dans lequel le rhétoricien et professeur Jean Sturm a théorisé l’art de l’extrait comme pratique scolaire au 16e siècle.

36.

Décultot, Elisabeth (éd.), Lire, copier, écrire : les bibliothèques manuscrites et leurs usages au XVIII e  siècle, Paris, 2003, p. 10

37.

BNU, MS.3.415 : Linné, Carl von, op. cit., 1760, p. 631

38.

Hermann, Jean, Observationes zoologicae…, Strasbourg, Koenig, 1804

39.

BNU, MS.3.453 : Mappus, Marc, Historia plantarum alsaticarum…, Strasbourg, 1742

40.

Kirschleger, Frédéric, Flore d’Alsace et des contrées limitrophes, Paris, chez Victor Masson, 1852 et 1857, 2 volumes

41.

Burki, Reine, op. cit., p. 1. La citation est empruntée à Jean-François Bert.