Françoise Briegel

Résumé

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences cognitives pratiques savantespratique corporelleperception typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universtopographie inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationcartePremier cadastre cartographié parcellaire de grande envergure d’Europe occidentale, la mappe sarde, initiée par Victor-Amédée II est achevée en dix ans (1728-1738). La mappe comprend plus de 1350 plans réalisés sur la base d’une échelle identique (1/2400e). Ces plans proposent une représentation topographique des propriétés foncières de l’ensemble des quelques 640 communes du Duché. Cet article montre comment la représentation graphique épouse les capacités perceptives et cognitives des humains, lesquelles favorisent le repérage des formes simples, l’appropriation de ce nouvel objet graphique et sa mémorisation.

1Entre la fin du XVII e siècle et le premier tiers du XVIII e siècle, Victor Amédée II lance plusieurs programmes de réformes fiscales dans trois régions des États de Savoie : en 1697 au Piémont, en 1702 dans le Comté de Nice et en 1728 dans le Duché de Savoie. Les réformes ne sont pas réalisées selon les mêmes techniques, mais toutes trois visent à taxer le foncier (la taille réelle) et non plus les individus (la taille personnelle) et à élargir l’assiette fiscale désormais établie sur le rendement effectif ou estimé de la propriété foncière en intégrant dans la taxation une partie des terres de la noblesse et plus marginalement celles du clergé.

2construction des savoirspolitique des savoirsgestionadministration inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationcarte pratiques savantespratique manuellesavoir-faireEntre 1728 et 1738, le cadastrage du Duché de Savoie s’appuie sur le travail fourni par des centaines d’individus aux compétences diverses (arpenteurs, géomètres, estimateurs, calculateurs, dessinateurs) qui travaillent à la fois sur le terrain, mais aussi dans des bureaux à Chambéry, afin de produire ce nouvel outil de taxation, que l’historiographie appelle communément la mappe sarde1. Le cadastre répertorie environ 4 millions de parcelles des quelques 640 communes qui représentent près de 100% du territoire. Il connaît une forte postérité dans l’Europe des Lumières, au point qu’entre 1763 et 1764 François-Joseph Harvoin, receveur général des finances de la généralité d’Alençon, fut chargé par le Contrôleur général des finances de Louis XVI, Henry IV d’Ormesson, d’effectuer un grand tour des cadastrations réalisées dans le Milanais et dans les États de Savoie pour évaluer si ces réformes étaient reproductibles sur le territoire français2.

Les archives du cadastre

3espaces savantslieuarchives pratiques savantespratique intellectuelledocumentationCette réforme a donné lieu à une masse documentaire volumineuse qui est actuellement conservée aux Archives départementales de la Savoie, de la Haute Savoie et, pour quelques documents, à Turin. Les archives de la mise en place de la réforme de Victor Amédée II et du suivi fiscal postérieur sont pour la plupart bien conservées. L’ensemble « cadastre » est composé d’archives de différentes natures qui réunissent pour chaque commune deux types de documents : des représentations graphiques des parcelles foncières (des plans) et plusieurs registres.

4pratiques savantespratique intellectuelleclassement inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationliste pratiques savantespratique intellectuelledocumentationSi cette recherche porte spécifiquement sur les plans cadastraux (les mappes), pour la suite de mon propos, il est important de comprendre les logiques documentaires qui constituent le fonds « cadastre » sarde, puisque celles-ci s’emboîtent et reposent sur un système référentiel qui conjugue registres et cartes. Les sources scripturales (registres, cahiers), qui ont fait l’objet de quelques descriptions détaillées3, sont le fruit de réalisations successives : certains registres et cahiers s’apparentent à des notes de terrain ou à des instruments préparatoires ; ils enregistrent les données que les géomètres et leurs escouades ont récoltées dans les communes. Ils servent d’outils pour associer un numéro de parcelle à un possesseur, mesurer les surfaces, indiquer la nature des sols (broussailles, champs, prés, bois, graviers, etc.), estimer la valeur des terres. Ensuite, après que ces hommes aux compétences complémentaires (géomètres, trabucants, estimateurs) ont terminé la récolte des données, est produite la tabelle préparatoire (ou tabelle minute). Celle-ci, remplie sur un cahier pré-imprimé, indique par ordre alphabétique la liste des possesseurs4, leur attribue les numéros correspondant à leurs biens, renseigne le lieu-dit (le mas) et la superficie des parcelles en mesure de Savoie et de Piémont. C’est une sorte de brouillon qui ne contient aucun chiffrage ou estimation de l’impôt afférent à chacune des parcelles. Ce document préparatoire fut publié, c’est-à-dire exposé à l’approbation des possesseurs de chaque paroisse durant quinze jours afin que ces derniers puissent répertorier dans un cahier appelé « cottets à griefs », la liste de leurs réclamations, ainsi que leurs demandes de rectification d’attribution de parcelles. La tabelle préparatoire sert à réaliser la tabelle générale.

5acteurs de savoirprofessionsecrétaire inscription des savoirsvisualisationimagetableauÉgalement notée sur des cahiers pré-imprimés qui seront ensuite reliés en registres, la tabelle générale reprend les informations de la tabelle préparatoire ; lesquelles sont corrigées une fois que les habitants ont émis leurs réclamations. Ce registre final indique dans les dernières colonnes du tableau, les chiffres à ajouter ou à déduire afin de définir le montant de l’impôt foncier (la taille) de chacune des terres. Le montant final de la taxe est le résultat d’un complexe calcul, documenté, qui prend en compte plusieurs éléments (qualité des terres, proximité avec les lieux de marché, type de cultures, etc.)5. La tabelle définitive est le seul registre qui détaille la valeur des parcelles et le montant de leur taillabilité, c’est-à-dire l’impôt foncier. Une dernière série de registres notent les mutations cadastrales, c’est-à-dire les changements de propriétaires (achat, vente, héritage, etc.). Ce sont des registres fournis aux communes. Leur secrétaire a la responsabilité de les mettre à jour. Cet ensemble scriptural est complété par trois représentations graphiques des parcelles : le premier plan, en noir et blanc, à partir duquel seront réalisées deux copies en couleurs.

Les plans cadastraux

6inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationplan inscription des savoirsvisualisationimagedessin matérialité des savoirsinstrumentinstrument d’inscriptionencreLe premier plan réalisé est une représentation tracée à l’encre noire, dressée par les géomètres au fur et à mesure des mesures prises sur le terrain. Cette mappe est d’une nature particulière : « originale » elle est conservée au bureau de l’Intendant général à Chambéry. Ce document représente l’étalon archivistique et légal à partir duquel toute copie, qui doit revêtir une validité juridique, est réalisée. Actuellement, les mappes originales ne sont pas consultables. Lorsqu’il est possible de les voir, on constate qu’elles ne sont pas identiques aux copies qui seront distribuées à Turin et aux communes. L’originale peut afficher des décorations spécifiques sur le cartouche. Des tracés de roches ou de monts présentant des spécificités topographiques apparaissent parfois au milieu des chaînes montagneuses. Pourquoi les géomètres reproduisent ces singularités ? Si ce n’est sans doute parce qu’ils sont frappés par la topographie du territoire ? Par un réflexe mimétique, ils en ébauchent alors les contours ou les reliefs sur les plans figurés alors que d’un point de vue fiscal, ces reliefs montagneux ne présentent aucun intérêt. Je reviendrai sur ce point ultérieurement.

7pratiques savantespratique lettréecopie manuscrite inscription des savoirsvisualisationimagecouleurAinsi, la mappe originale sert de modèle pour réaliser deux copies colorées qui sont conçues dans les années 1730-1732 par des aquarellistes dans les bureaux chambériens. Une des copies est remise aux communautés tandis que l’autre est déposée dans les Archives royales à Turin. Le dessin des copies est soigné, il est effectué à la plume, le coloriage au lavis [Illustration 1]6. Les mappes sont le fruit de l’assemblage d’épais morceaux de papiers collés sur une toile de lin. Les dimensions de ces documents sont variables puisqu’ils s’adaptent à la superficie cadastrée de chaque commune, dont l’échelle de mesure est uniformisée (environ 1/2400e). La taille des dessins peut aller de quelques dizaines de centimètres carrés à plusieurs mètres carrés. Par exemple, la mappe de la commune de Loëx mesure 1.1m sur 1.1m, soit 1.21m; celle de Chamonix 7 fait 6m sur 10m, soit 60m2. Ainsi, la détérioration des cartes dépend de leur taille : une petite mappe est plus maniable qu’une grande, elle n’exige pas de grands espaces pour être consultée. Il est vrai que les autorités locales permettent généralement aux populations de les voir ou d’en prendre copie. Malgré le fait que dès 1739 les particuliers doivent débourser 7 sols pour une heure de « vision » et 3 sols et 6 deniers pour moins d’une heure8, les archives témoignent que la consultation est une pratique usuelle. D’ailleurs, celle-ci déroge parfois aux consignes édictées dans les règlements, c’est pourquoi, en 1781, l’intendant écrit au secrétaire de la communauté de Magland afin de restreindre l’accès aux archives : « La mappe de la paroisse était dans les tribunes de l’Église, [l’intendant a] ordonné qu’elle fut renfermée dans les archives afin que la populace ne gâta plus et ne la vit qu’en l’assistance du secrétaire ou du syndic »9.

Figure 1 - Bonneville, copie de la mappe (1728-1738)
Figure 1. Figure 1 - Bonneville, copie de la mappe (1728-1738)

Source ADHS - 1 C d 208-A. Url : https://archives.hautesavoie.fr/ark:/67033/a011400141516MOaYFm/daogrp/0/1

8acteurs de savoirqualités personnellesexactitude construction des savoirsvalidationenquêteCe sont des documents précieux. Ainsi le secrétaire de la communauté a pour rôle de « tenir [les archives communales] dans un lieu assuré, et sous sa garde, il assistera toujours à la vision qu’il sera obligé de donner de la mappe, cadastre, livre journalier et de transport, afin qu’aucune altération ne s’ensuive, de laquelle il sera responsable à forme de l’Édit, sans cependant l’obliger à laisser prendre à personne aucun mémoire. Et quoiqu’il doive permettre aux recourants de faire relever la mappe ou partie d’icelle, il lui est défendu d’appliquer ni permettre que l’on applique la mappe à ce sujet aucun papier huilé, ni autre chose qui puisse la détériorer, à peine de cinq écus d’or en cas de contravention »10. Les règlements transmis par l’intendance, de même que les mesures prises par les autorités locales quant aux documents cadastraux, témoignent de la valeur de ces derniers. Comme en atteste l’enquête de 1773 demandée par l’Intendant général auprès des communautés11, malgré le soin apporté à leur conservation, après quelques années, les plans témoignent de dégradations importantes et plus particulièrement ceux aux formats encombrants. L’usage d’aller consulter la mappe s’impose en moins d’une génération, comme en atteste dès les années 1740 la fabrication de copies de formats plus maniables. En effet, les nombreux atlas qui ont été conservés dans les archives offrent une vue de l’ensemble de la commune, laquelle est découpée en lieux-dits ou hameaux. Ces copies-atlas se présentent matériellement comme des codex et non plus comme un plan qu’il faut ouvrir à plat, ce qui est plus pratique. Par ailleurs, si l’adoption du plan cadastral se confirme dans un temps court, elle perdure également puisque d’une part, les habitants n’ont cessé d’utiliser cet instrument au long de leur vie, d’autre part, l’usage de consulter la mappe est encore attestée jusque vers 1950-1960, par l’historien Jean Nicolas : « Par intervalle, un paysan venait consulter la mappe communale, c’est-à-dire, l’ancien cadastre du XVIIIe siècle – chef d’œuvre d’exactitude et de géométrie –, à seule fin de vérifier quelque limite de parcelle dans un contentieux de voisinage ou d’héritage »12.

9pratiques savantespratique corporelleperceptionVisionner le cadastre ou les mappes est commun pour les particuliers. Or, la mappe, qui donne à voir autrement le territoire, introduit une nouvelle culture graphique auprès de la population rurale qui est peu familière avec une telle représentation schématique. Comment se fait-il que cette culture graphique, figurative et codifiée, parvienne à s’imposer comme un objet référentiel durant des centaines d’années auprès des populations ? Quels sont les mécanismes perceptifs, cognitif et les caractéristiques visuelles qui favorisent une si rapide appropriation de la part d’individus pour qui la représentation graphique signifie avant tout améliorer le prélèvement de l’impôt foncier ?

10pratiques savantespratique intellectuellemémorisationÀ ma connaissance, l’historiographie qui a travaillé sur les anciennes pratiques cadastrales n’a pas cherché à aborder les effets cognitifs que put avoir la représentation graphique du territoire sur les individus qui étaient confrontés à un dessin fait de figures géométriques13. Les études ont surtout insisté sur la technicité – depuis les registres d’estimes, de compoix jusqu’aux plans – de l’histoire de ces réalisations, que ce soit à l’échelle du territoire restreint d’une communauté, d’une région, d’une ville ou plus tardivement à l’époque moderne à l’échelle d’un pays14. Les politiques de cadastration des territoires nationaux, qui ne sont d’ailleurs guère abouties pour la période moderne et qui ont été menées pour asseoir la puissance étatique, ont fait l’objet d’analyses. Elles ont souligné la volonté des souverains de contrôler l’espace, que ce soit à la suite de conquêtes territoriales, pour des besoins fiscaux, ou pour renforcer l’administration centrale15. Or, cet article ne vise pas à détailler le pourquoi ou le comment de la réforme cadastrale de Victor Amédée II. D’autres l’ont fait ou sont en train de le faire16. Je m’intéresse plutôt aux effets sur les populations rurales de cette nouvelle culture graphique. Toutefois, ce que produit la mappe sur les individus est très difficilement mesurable, puisque cela n’est pas documenté au niveau archivistique. En effet, à ma connaissance, il n’y a aucune trace écrite qui indique ce que produit la mappe chez l’individu qui la visionne, que ce soit au niveau de sa compréhension du territoire, de la topographie, de son appréhension de l’environnement, de sa mémoire, ou encore des opérations intellectuelles et du raisonnement qui s’opèrent lorsque la mappe déploie, selon une vue surplombante, l’ensemble des parcelles d’une commune. Si documenter ce qui se passe dans « la tête » des acteurs du XVIIIe siècle est impossible, d’autres disciplines permettent toutefois d’ébaucher quelques pistes plausibles pour comprendre pourquoi la mappe a généré un tel intérêt et un tel attachement des populations, alors qu’elle était avant tout un nouvel outil fiscal efficace, ce qui aurait dû, en tout état de cause, susciter un rejet de la population.

11inscription des savoirsvisualisation acteurs de savoirémotion pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonDe nombreux travaux d’historiens, de théoriciens de l’art, ou encore des spécialistes des sciences cognitives ont montré combien l’activité visuelle procède d’un acte mental et d’une intelligence perceptive qui a des effets sur la mémoire, sur la capacité d’abstraction, sur des opérations telles que la projection, la comparaison, la combinaison, ou encore sur l’intuition17. Plus précisément, les sciences cognitives ont montré combien l’histoire de l’évolution du genre humain dépend du milieu. Les adaptations au monde extérieur, à l’environnement proche ou aux nouveautés instrumentales et technologiques procèdent de processus sensoriels, perceptifs, intellectuels, émotionnels, pragmatiques, moteurs ou encore mnémotechniques. Les évolutions et adaptations des individus s’inscrivent ainsi dans trois types de temporalités qui ne sont pas sans rappeler les trois temps braudéliens. En effet, l’homme est sujet à une adaptation immédiate qui se déploie quand, par exemple, il utilise de nouveaux outils. Ensuite, l’adaptation épigénétique concerne celle qui intervient au cours d’une vie. Finalement l’adaptation génétique s’étend sur plusieurs générations d’individus, elle conjugue le milieu culturel et le capital génétique humain (elle est au cœur de l’évolution)18. Si l’on rapporte ces temporalités au cadastre, on constate que la mappe a été adoptée rapidement par les visionneurs. Celle-ci s’est implantée et est devenue outil graphique indispensable et une référence pour attester de la propriété, alors qu’avant 1738 la mappe ne faisait pas partie des habitus visuel des populations. La mappe constitue pourtant une réelle rupture graphique, mais elle s’impose. C’est ce phénomène que je vais tenter de comprendre.

Vue d’ensemble

12Que voit-on lorsque l’on regarde une mappe ? Il y plusieurs éléments qui sont prégnants. D’une part, le tracé des parcelles de tailles variables, d’autre part les couleurs. Avant d’aborder ces éléments purement graphiques, attardons-nous sur les éléments périphériques qui complètent l’image générale. La carte propose un cartouche qui contient beaucoup d’informations. Dans le meilleur des cas, le cartouche indique les noms du ou des géomètres ayant mesuré le territoire, les textes législatifs et les instances administratives qui les ont délivrés [Illustration 2]. Ensuite le long texte évoque les procédés utilisés pour mesurer le territoire communal : l’instrument principal (la table prétorienne), l’échelle pour les distances, les dates du début et de fin de la mensuration, le nom des personnes, avec leur fonction, qui ont participé à nommer les possesseurs de parcelles, celles qui ont été consultées pour définir la qualité des terres, l’indication du nombre total des parcelles qui composent le territoire « avec la figure régulière de chacune d’icelles ». L’indication des confins du territoire est encadrée par les noms des communes voisines. Parfois s’ensuivent les signatures ou les marques de toutes les personnes qui ont joué un rôle dans l’élaboration du plan depuis le géomètre jusqu’aux indicateurs des limites communales. Ce texte, le nom de la commune cadastrée et celui des villages qui la jouxtent, sont généralement les seules marques textuelles. Ces informations permettent de retracer les étapes et les personnes impliquées dans la réalisation du plan, afin de conférer à celui-ci une force fiscale et visuelle indiscutable qui découle du procédé utilisé et des instances administratives convoquées le cartouche sert aussi à retracer les personnes impliquées, dessinant une éventuelle chaîne de responsabilités en cas de contestations. En contre-point ou parfois à l’intérieur de ce cartouche, est tracée l’échelle utilisée avec une correspondance entre l’unité du Piémont et celle de Savoie. La boussole ou l’orientation (indiquant le nord, le midi, le couchant et le levant) complètent le plan. Parfois apparaissent quelques indications graphiques et textuelles qui prouvent que le plan a été soumis à une vérification de terrain comme en attestent des pointillés qui s’entremêlent aux limites des parcelles [Illustration 3]. Ces indications et ces procédures visent à rendre le document incontestable afin qu’il soit considéré comme juste et légitime par les populations qui le consultent. Ainsi se superposent plusieurs indications graphiques : celles qui relèvent d’éléments identitaires et topographiques qui visuellement détaillent une réalité géographique (les noms et les communes voisines), les caractéristiques relatives au procédé de réalisation et finalement, des éléments graphiques qui indiquent que ce document a été vérifié, parfois même modifié.

Figure 2 - Anthy, copie de la mappe (1728-1738)
Figure 2. Figure 2 - Anthy, copie de la mappe (1728-1738)

Source ADHS - 1 C d 237. Url : https://archives.hautesavoie.fr/ark:/67033/a011400141516O33QXS/daogrp/0/1

Figure 3 - Anthy, copie de la mappe (1728-1738)
Figure 3. Figure 3 - Anthy, copie de la mappe (1728-1738)

Source ADHS - 1 C d 237. Url : https://archives.hautesavoie.fr/ark:/67033/a011400141516O33QXS/daogrp/1/3

13typologie des savoirsobjets d’étudeespace pratiques savantespratique intellectuellemémorisationEn ce qui concerne la vue d’ensemble, je commencerai par décrire les éléments périphériques aux parcelles. Tout d’abord, la boussole positionne la carte selon l’axe Nord-Sud orientant le plan selon le sens de lecture du nom de la commune, qui trône grâce à une typographie imposante, parfois ornementée. Ce positionnement Nord-Sud impose une vue de l’espace au détriment des axes de circulation propres à la topographie locale ou à la vie de chacune des communautés. Or, l’appréhension du territoire est individuelle, puisqu’elle s’adapte aux spécificités des territoires qui, dans le cas de la Savoie, sont pour beaucoup constituées de vallées ou de montagnes. Elle dépend aussi du lieu d’habitation de chacun, des déplacements générés par le travail de la terre et le soin aux bêtes, des axes commerciaux ou encore de l’activité communale et paroissiale. L’appréhension spatiale, le rapport à la topographie et la mémorisation des lieux, ce que les historiens résument dans l’expression « espace vécu », est bel est bien une expérience individuelle modelée sur un rapport sensible19, kinesthésique et visuel à l’environnement. Ainsi, la mémoire de l’espace vécu se construit de façon empirique, elle est embodied. C’est pourquoi, l’aspect pictural codifié, surplombant et orienté de la mappe, produit une rupture avec l’expérience des Savoyards, même si on peut supposer que certains ont appréhendé le territoire de façon surplombante, lorsqu’ils s’élèvent sur les flancs de montagnes ou qu’ils regardent une vallée depuis l’élévation d’un pic. Le plan cadastral propose ainsi une perspective d’en haut et artificielle.

14espaces savantsterritoirecampagne construction des savoirstraditionreligionConcernant le bagage visuel des populations, on peut avancer sans risque que les gens sont plutôt familiers avec des représentations qui mettent en scène des motifs appartenant à la culture religieuse. Les églises sont sans nul doute les lieux les plus propices aux représentations picturales, qu’elles soient visibles sur des vitraux, des tableaux ou des ornements de mobilier. Par ailleurs, au sein des foyers, pour beaucoup, la présence d’ouvrages avec une iconographie paysagère n’est pas impossible, mais elle est certainement insuffisante à constituer un habitus visuel. Ainsi, les images avec lesquelles les populations rurales entretiennent un contact, présentent peu d’éléments figuratifs paysagers20 et encore moins une représentation à plat surplombante et schématisée. C’est pourquoi la mappe produit une rupture visuelle avec la tradition et le canon pictural des habitants du Duché au XVIIIe siècle, au sens où l’entend E. Gombrich 21. Le cadastre donne à voir un territoire orienté, schématisé et artificiel qui s’éloigne de celui qu’un habitant expérimente quotidiennement. C’est une projection réduite qui propose une image aplanie où aucun obstacle visuel (arbres, montagnes, vallées) n’entrave la perception de l’ensemble administratif constitué par la commune. C’est une perte de la hauteur, de la profondeur et de l’épaisseur. La mappe dé-familiarise les habitants du Duché de leur vécu territorial et rompt avec leur habitus visuel. Par ailleurs, en effaçant ce qui n’est pas compris dans le cadre du village (seul le nom des communes voisines est indiqué), elle isole l’entité administrative au détriment d’un réseau plus vaste de relations et d’échanges. La commune, entité administrative dont le rôle se précise et s’intensifie au moment de la réforme cadastrale22, est constituée par l’addition de petites unités de possessions foncières à partir desquelles se calcule l’impôt. Le plan participe ainsi de l’appréhension administrative, foncière et fiscale du territoire, de même qu’il assoit le territoire communal comme référentiel visuel.

15construction des savoirslangage et savoirsstylelisibilité pratiques savantespratique manuelleinscriptionLa mappe est un système d’inscriptions, c’est la transformation d’entités matérielles et individuelles (la terre, ses cultures, les possesseurs) en signes qui deviennent des référents stabilisés23. La mappe fige le réel. L’inscription graphique appauvrit la réalité, mais elle permet une lisibilité, puisqu’elle stabilise le sens à la forme géométrisée, à l’usage du sol et à la possession foncière. Plusieurs types de signes renvoient à des systèmes sémiologiques différents : la forme renvoie à la parcelle ; la couleur et les codes graphiques indiquent la nature des sols ; le numéro porte l’identité du possesseur qui reste indéfini sans la tabelle générale. C’est une possession attestée, légitimée et légale, qui efface les individus au profit d’un référentiel mathématisé [Illustration 4]. La mappe exige une certaine attention pour repérer les petites propriétés, les reliefs, les ruisseaux, les routes. Le lien avec la réalité du terroir peut s’avérer difficile : rarement les repères usuels du vécu de l’espace sont accentués. Les cours d’eau sont peu marqués. Teintés d’une couleur vert clair, parfois ils se confondent avec les prés, souvent il faut les deviner. Les chemins en pointillés se perdent souvent avec les limites des terrains. Seules les montagnes ont fait l’objet d’un marquage graphique soulignant leur verticalité, parfois au détriment de la logique foncière. Les pics, dont certains ne sont qu’ébauchés alors que d’autres rappellent quelques spécificités géologiques, produisent un effet de réel au milieu d’une carte figurée [illustration 5]. Ils rompent avec la standardisation et l’uniformisation que supposent les codes graphiques. Inutiles du point de vue fiscal et « scandaleuses » dans l’uniformité produite par la couleur et les formes géométrisées, les montagnes introduisent la singularité du relief. Le relief fonctionne comme l’effet de réel décrit par Barthes 24. Il s’implémente dans le référentiel schématique foncier, il rompt les lois du genre cadastral, superposant des styles picturaux contradictoires. Ainsi, les mappes ne sont pas sans rappeler les paysages des vues figurées étudiés par Juliette Dumasy. Elles s’inscrivent au cœur de deux traditions artistiques différentes, celle de la cartographie et celle des arts figuratifs25. La réalité du paysage n’est pas totalement effacée par les codes graphiques, mais elle est rappelée par une sélection d’objets représentés, ici le relief. Le geste réaliste – peut-être est-il même artistique – et de vraisemblance déborde celui qu’exige la seule représentation de l’espace. Les montagnes s’imposent à la schématisation.

Figure 4 - Versonnex, copie de la mappe (1728-1738)
Figure 4. Figure 4 - Versonnex, copie de la mappe (1728-1738)

Source ADHS - 1 C d 260. Url : https://archives.hautesavoie.fr/ark:/67033/a011400141516sATz7A/daogrp/1/2

Figure 5 - Allonzier, copie de la mappe (1728-1738)
Figure 5. Figure 5 - Allonzier, copie de la mappe (1728-1738)

Source ADHS - 1 C d 194. Url : https://archives.hautesavoie.fr/ark:/67033/a011400141516jhpuvt/daogrp/1/8

16Ainsi, lorsque les habitants visionnèrent pour la première fois la mappe, ils furent sans doute surpris, puisque, comme je l’ai évoqué, ils n’étaient pas familiers de cette grammaire sémiotique. Ils ont dû être « pris par l’objet », c’est-à-dire comme suspendus à la fois par son étrangeté, mais aussi par sa beauté – même si ce qui constitue la beauté est une notion historiquement définie. Vraisemblablement, il leur aura fallu un peu de temps afin de rendre leur « esprit disponible » à cette figuration et à ce formalisme graphique. À l’attention initiale qui, selon Ricœur, est le vrai nom de l’étonnement26, font suite des tentatives pour reconnaître le paysage, pour repérer des lieux communs et pour trouver les possessions dans ce vaste ensemble de figures géométriques. L’échelle de 1/2400e qui a diminué fortement les surfaces, réduisant certaines à des formes minuscules, a exigé une concentration particulière pour saisir les détails. Elle oblige l’esprit à se focaliser et à s’extraire de la forme générale.

La géométrisation de l’espace

17construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquemonarchie inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationplan construction des savoirspolitique des savoirssavoir de courComme je viens de l’évoquer, la plus grande partie de la mappe est constituée par le dessin des parcelles qui sont colorées au lavis. Or cette entreprise de cadastration fut sophistiquée et coûteuse. Les montants pris en charge par le roi s’élevaient à plus de 2.5 millions de livres, comprenant à la fois les mensurations sur le terrain, les copies, le coût du matériel et la gestion administrative de cette gigantesque entreprise. Près de 41.6% du coût total servit à rétribuer les employés au bureau de la péréquation à Chambéry qui calculèrent les surfaces, établirent les copies ou encore colorièrent à l’aquarelle27. La réforme fiscale coûta près de deux fois et demie ce qu’elle rapporta. En effet, dès 1739, l’impôt foncier alimenta les caisses de l’État à hauteur d’un million de livres par an. Les procédures administratives, les choix techniques et graphiques auraient pu être moins sophistiqués et moins chers. Dessiner les plans parcellaires n’était pas nécessaire, pas plus qu’il n’était nécessaire de les colorier au lavis, ni d’y indiquer la nature des sols. Pourquoi l’administration sarde a-t-elle investi autant d’argent ? Pourquoi a-t-elle choisi de produire deux copies colorées qui indiquent minutieusement, par des codes graphiques et des couleurs, la nature des parcelles, alors que chacune des possessions est décrite finement dans la tabelle générale ? Plusieurs raisons ont présidé à ces choix. On sait, par exemple, que si la mappe est une des pièces de la réforme fiscale, dès l’origine elle devait aussi servir à des fins militaires pour établir une carte topographique du Duché, à partir de la réduction des plans communaux (cette carte fut d’ailleurs réalisée en 1737). Par ailleurs, la réforme participait du prestige de cet État, qui, des siècles durant, aspirait à jouer un rôle décisif en Europe. Élevé au rang de monarchie à l’issue du traité d’Utrecht en 1713, les États de Savoie cherchaient à consolider leur fragile pouvoir symbolique28. Sur le plan de la gestion étatique, Victor Amédée II y parvint, les États de Savoie devinrent un modèle administratif dans l’Europe des Lumières et le cadastre joua un rôle important comme en atteste le mémoire de François Harvoin évoqué plus haut.

18typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesmathématiquesgéométrieToutefois, même si la mappe participa de cette politique performative d’affirmation souveraine, celle-ci aurait pu se limiter à la réalisation d’une seule copie au profit des Archives turinoises. Or, les communautés furent dotées de cet instrument fragile et coûteux. L’enjeu était de convaincre les populations locales, non seulement de la légitimé royale du souverain, mais plus sûrement que la mappe était le référent légal qui attestait de l’état des possessions foncières qui étaient à l’origine de la nouvelle taxation. La mappe devait être acceptée pour revêtir une légitimité et une validité. Parallèlement aux procédures mises en place pour susciter l’adhésion des communautés que j’ai évoquées, la force et les effets cognitifs du dessin ont été des outils efficaces de cette politique de refonte de la taille et plus largement de la propriété.

19Le cumul des terrains en forme de triangles, de quadrilatères ou de polygones produit une modélisation du territoire qui tend à éliminer les courbes et la douceur que peuvent constituer un mont, un chemin sinueux et tout autre rondeur qui existent dans la nature. Se substitue aux territoires vécus la linéarité foncière. La forme des parcelles est souvent un quadrilatère pour les plus simples ou un polygone non croisé pour les parcelles moins régulières. L’aspect quadrillé du territoire provient du fait qu’au fil du temps les propriétés ont été subdivisées en formes géométriques. Ainsi, la linéarité visuelle répond à une réalité foncière. Même si une parcelle épouse la courbe d’une rivière, la réduction d’échelle à 1/2400e linéarise les limites arrondies, surtout si elles sont douces.

20À cela s’ajoutent les procédés d’arpentage qui favorisent l’aspect polygonique parcellaire. La manière de relever et de mesurer les distances s’appuie sur la triangulation entre trois points entre lesquels sont tracées des traits qui épousent les limites foncières ou qui servent de lignes de construction d’un terrain irrégulier. Chaque parcelle ainsi dessinée est produite à partir de formes simples. Pour les plus complexes d’entre elles (comme les polygones à plus de quatre côtés), elles sont réduites en petites unités constituées de triangles, de carrés ou de rectangles qui s’emboîtent les uns aux autres afin de former la surface totale [illustration 6]29. Pour lever ces points et tracer ces droites, les instruments habituellement utilisés sont l’équerre et la table prétorienne. Ainsi, le procédé d’arpentage tend à produire de la rectitude visuelle.

Figure 6 - Ozanam, J., Méthode de lever les plans et les
            cartes […], 1781, Pl. VIII
Figure 6. Figure 6 - Ozanam, J., Méthode de lever les plans et les cartes […], 1781, Pl. VIII

Source : gallica.bnf.fr

21pratiques savantespratique intellectuellecatégorisation pratiques savantespratique corporelleperception pratiques savantespratique intellectuelleformalisationOr, cette formalisation simplifiée des parcelles épouse un mécanisme perceptif étudié par l’historien de l’art Rudolph Arnheim, dont les réflexions esthétiques ont beaucoup influencé la psychologie de la forme et plus généralement la Gestalt theorie. R. Arnheim s’est intéressé aux processus visuels et perceptifs qui sont convoqués lorsque l’œil perçoit. Tout comme le sémiologue cartographe Jacques Bertin, il a souligné comment ce qu’il qualifie « d’intelligence de l’œil » repère des motifs attendus ou logiques, car l’œil encode l’information visuelle en unités simples et plus petites30. L’activité perceptive est sélective, elle procède par association d’éléments semblables et dissemblables en éliminant les irrégularités. Les formes perçues sont codées analogiquement, de façon à repérer ce qui est formellement identique ou similaire. L’identification est réalisée à partir d’éléments (patterns) minimaux et ainsi la forme structurelle générique suffit à identifier l’objet. On repère une table par un rectangle (le plateau) supporté par des petits rectangles (des pieds). Ces éléments minimums sont suffisants pour identifier l’idée de table. Ainsi, la perception des formes consiste dans l’application de catégories de formes qu’Arnheim qualifie de concepts à cause de leur simplicité et de leur propension à produire de la généralisation. La mappe répond aux mécanismes d’encodage visuel décrit par cet historien de l’art, puisqu’elle est constituée de catégories simples (le carré, le quadrilatère, le triangle), colorées et assorties de code correspondant au type de culture. Comme je l’ai évoqué, plusieurs éléments des mappes accentuent l’aspect rectiligne du paysage et sa géométrisation : l’échelle, la manière dont les arpenteurs dessinent les parcelles et la forme polygonique des parcelles. Or, les choses qui sont similaires par leur aspect, leur couleur, leur brillance sont liées lors de l’activité perceptive. Elles constituent un tout, car l’homogénéité s’impose dans les relations perceptives31. Les parcelles, accolées les unes aux autres, s’inscrivent dans un réseau d’unités semblables, ce qui produit la cohérence visuelle [illustration 7]. La mappe est un tout ordonné, constitué de plus petites unités entre lesquelles, une fois la première impression passée, la comparaison et l’expérience discriminatoire peuvent opérer, lorsqu’il s’agit de repérer une propriété. Et même dans ce processus comparatif, les caractères différentiateurs sont toujours des abstractions de relations générales qui existent entre les figures. Par exemple, un terrain sera plus grand qu’un autre, davantage carré, portera un encodage de couleur et graphique qui attestera d’un champ et non de vignes. Plutôt que de discriminer les détails non pertinents, la vue opère par l’assemblage de caractéristiques structurelles qui sont incomplètes mais que la mémoire peut substituer. La « perception visuelle suppose l’existence de trois types d’informations : d’une part, les connaissances a priori sur les objets du monde ; d’autre part, la probabilité qu’une sensation visuelle donnée est générée par un objet donné ; et finalement d’une règle de décision sur la manière de combiner les deux informations »32. Ainsi, ce qui n’est pas inscrit est suppléé par les expériences passées33. Ce qui est vu s’apparente à ce qui a été enregistré par la mémoire et l’expérience. La perception est un acte de reconnaissance des choses et non de connaissance. On comprend alors que ce qui semble être un processus d’appropriation de la part des habitants est un acte perceptif compensé par un habitus du territoire. La figuration de la propriété schématisée évoque, grâce à son emplacement dans le plan, sa forme, le réseau des autres parcelles dans lequel elle s’inscrit, une analogie minimale et suffisante qui est compensée par la réalité territoriale vécue par chacun.

Figure 7 - Charvonnex, copie de la mappe (1728-1738)
Figure 7. Figure 7 - Charvonnex, copie de la mappe (1728-1738)

Source ADHS - 1 C d 153. Url : https://archives.hautesavoie.fr/ark:/67033/a011400141516jwDooG/daogrp/0/1

22typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des sciencesCette réplication intellectuelle qui présente une force d’abstraction et de généralisation s’apparente à la notion d’epistemic image analysée par Lorraine Daston34. Partant du constat que les images ne présentent pas de stabilité ontologique dans le temps (même si ces dernières présentent des continuités morphologiques), L. Daston s’intéresse aux effets qu’elles produisent. De façon similaire à R. Arnheim, l’historienne des sciences souligne que les images épistémiques sont construites sur une identification de ce qui est connu. Par ailleurs, les figures sont porteuses d’une charge affective qui favorise l’attention et le raisonnement. C’est le pouvoir émotionnel de la perception qui permet au langage formalisé – dans le cas de la mappe les codes et les signes – de passer de l’attention intellectuelle à l’attention de sens, produisant une analogie entre le signe et l’idée. Par ailleurs, les images épistémiques fonctionnent sur une standardisation des objets qui « calibre les yeux qui le voient », tout en s’émancipant de la profusion inhérente aux variabilités de la nature. Standardisé par nature, ce concept procède du particulier et de l’universel. Les images sont à la fois des figures mimétiques et des figures typiques et permettent de saisir le degré d’universel dans le particulier. Elles génèrent le consensus. La représentation figurée des mappes présente un pouvoir d’abstraction non dépourvu d’affect, qui a une capacité à susciter l’accord. La mappe sarde opère de façon similaire à des images épistémiques : elle impose une schématisation qui a une portée générale puisque les parcelles visualisées reposent sur des codes graphiques. Le plan est immédiatement compréhensible par la communauté, puisqu’il permet de voir un ensemble territorial constitué de formes géométriques simplifiées. La mappe reproduit un réel codifié, mais celui-ci reste déchiffrable par les individus, car leur expérience individuelle et leur mémoire territoriale compensent les incomplétudes produites par la schématisation.

23inscription des savoirscodage de l’informationcodeAu-delà de son aspect codifié, la parcelle est une unité catégorielle inscrite dans un tout administratif (la commune) qui dessine un réseau de possessions. La mappe est un schéma simplifié qui met en lien un tracé géométrisé, un chiffre, un possesseur et l’ensemble des autres possessions. Or, on sait que les schémas et les formes abstraites permettent de mieux appréhender les relations théoriques que le langage écrit. La force du dessin réside dans cette capacité à simplifier et à mettre en évidence les liens entre les objets représentés35. La figuration des « propriétés » produit une stabilisation conceptuelle de cette notion. Que traduit la mappe dans le rapport que les hommes entretiennent avec que nous qualifions aujourd’hui de « propriété » ? À l’époque moderne, la notion de « propriété » repose sur un système complexe qui associe des relations humaines, des droits d’exploitation et d’usages, des redevances ( parfois en faveur d’un tiers ), des tenures et, en dernier ressort, des droits de cession. Ainsi, il existe plusieurs régimes de propriétés et à cette époque la « propriété foncière est conçue comme la faculté légitime et stable d’exploiter un bien et d’en percevoir les fruits »36. La terre n’est pas envisagée dans sa matérialité agricole et territoriale, mais dans ses rapports d’obligation, de jouissance et de productivité37. L’abusus, c’est-à-dire la faculté de disposer librement de son bien, est une notion qui, même si elle date du XVIe siècle, reste enfermée dans les livres de droit, au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle lorsque les théoriciens du droit naturel, en la subjectivant, diffusent la notion de propriété exclusive. C’est surtout au XVIIIe siècle que les révolutionnaires imposeront la seule corporéité et la libre disposition de la chose, en transformant le droit d’usage en droit de propriété exclusive. Dans les sources, le droit d’usage apparaît sous le terme « possession ». Les possesseurs sont les personnes qui, selon des conditions spécifiques, exploitent le sol. Or, ce sont les noms des possesseurs qu’enregistrent la tabelle générale et les numéros de la mappe. Ils sont seuls assujettis à l’impôt foncier. Le cadastre qui formalise graphiquement les parcelles a une valeur légale, puisqu’il a été réalisé selon une procédure contradictoire qui est le fruit d’un consensus populaire (les habitants ayant participé à sa validation) et visuel. La réforme cadastrale de Victor Amédée II associe à un numéro un individu qui acquiert le plein usage des droits afférant à la terre, consacrant au passage l’exploitation, la productivité et le rendement comme principales caractéristiques du sol. La mappe qui figure le foncier permet de créer une permanence de l’objet « possession » au profit d’une assimilation formelle entre usage et corporéité du bien. Le plan qui impose la force pragmatique (usuelle pour l’époque moderne) d’une nouvelle réalité simplifiée, stabilise la relation entre exploitation du sol, possession et fisc, en donnant à voir une nouvelle réalité territoriale, qui efface au passage les droits complexes qui la grevaient. Ceux-ci pouvaient être caractérisés par des durées différentes d’exploitation, être objets de rétrocession financière ou en nature de la part de l’exploitant, étaient cessibles ou non. Ainsi, une même parcelle était sujette à plusieurs régimes d’obligations consacrés par l’usage. La mappe schématise et simplifie. Grâce à l’encodage visuel du cerveau humain qui séquence et assimile les relations selon des ressemblances fonctionnelles et des catégories simples, la mappe est un outil qui a une portée générale qui permet d’imposer la possession (en tant qu’exploitation du territoire) comme élément premier de la « propriété ». Le cadastre sarde, dès les années 1738, participe de cette « invention de la propriété privée »38 que connaîtra la France au moment de la Révolution. Dès le premier tiers du XVIIIe siècle, la mappe témoigne d’un changement de paradigme qui consacre le travail de la terre, opérant au passage une simplification des rapports entre les individus et le foncier.

Notes
1.

Une démarche à l’échelle d’un pays est engagée en Suède dès les années 1628. On ne peut que constater la similarité des techniques de cadastration avec celles que met en œuvre, un siècle plus tard, le Duché de Savoie, Baigent, 1990.

2.

Le mémoire réalisé par F.-J. Harvoin, destiné au roi, est reproduit dans Alimento, 2008. F.-J. Harvoin constate que la France ne possède pas de structures locales communautaires similaires à celles des États de Savoie, ce qui interdit la réalisation d’un cadastre sur le territoire français.

3.

L’ensemble documentaire concernant la cadastration ne se réduit pas aux plans et aux registres produits pour réaliser la réforme, il faut y ajouter les textes normatifs, la correspondance et les ajustements administratifs qui ont été produits entre les intendances provinciales, l’intendance générale et le souverain, pour un aperçu de cet ensemble documentaire, voir Savoy, Perrillat, 2017.

4.

De façon schématique, on peut établir la distinction entre possesseur et propriétaire en s’intéressant à l’exploitation du sol. Les possesseurs sont les utilisateurs (tenanciers) des terres qu’ils exploitent. La notion de propriétaire renvoie, quant à elle, à la capacité de vendre un bien foncier. Toutefois, un usage peut être vendu ou cédé, alors même qu’il n’y a pas de propriété. L’ancien régime judiciaire fonctionne sur des rapports pragmatiques aux choses et aux gens, c’est-à-dire que l’action induit des droits, des capacités juridiques ou des statuts qui ont une force juridique. Selon ce principe, la possession de la terre induit des droits et des obligations qui, parce qu’ils sont reconnus par les acteurs, ont force de loi.

5.

Calculés à partir de l’attribution d’un degré de bonté à chaque parcelle qui définit la qualité de la terre. Cette estimation du degré de bonté s’établit en fonction du type de culture, de la qualité du sol et des conditions d’exploitation de la parcelle. Il y a trois degrés : le degré 1, la terre est de bonne qualité, le degré 2, la terre est moyenne ou médiocre, le degré 3 : la terre est mauvaise. Le degré 0 correspond à des parcelles exonérées de taille. La colonne suivante donne le montant de la valeur de la parcelle. Ce chiffre provient du calcul de la surface avec le rendement en argent attribué à la parcelle. Suivent les sommes qui peuvent être déduites pour frais de cultures et de semences. Deux colonnes pré-imprimées sont vides. Elles devaient mentionner les déductions des servis ecclésiastique ou feudaux, mais les montants de ces déductions, compliqués à réunir, ont été abandonnés. Le revenu net constitue la 11e colonne. Au revenu net s’ajoute l’augmentation des revenus à chaque pièce pour raison de bénéfice des communaux. Finalement une dernière colonne non remplie, dont l’intitulé imprimé (cotte pour la taille) a été barrée, est renommée à la main « déduction des servis Ecclésiastiques ou Feudaux ».

6.

Les copies des mappes colorées ont été numérisées et sont consultables sur les sites des ADHS (Archives départementales de la Haute Savoie) et celles des ADS (Archives de départementales de la Savoie).

7.

ADHS, Loëx 1Cd76 Copie et Chamonix 1Cd230 Copie.

8.

« Lorsque quelque particulier demandera la vision de la mappe, du cadastre, du livre journalier et du livre de transport, soit que celui qui demande s’instruise par lui-même, ou demande d’être instruit par ledit secrétaire, celui-ci sera payé à raison de sept sols par heure. S’il vaque moins d’une heure, trois sols six deniers », dans « Règlement et Instructions pour les Administrateurs et Secrétaire des Villes, Bourgs et Paroisses du Duché de Savoie, en exécution de l’Édit de la Péréquation Générale du 15 septembre 1738 », du 8 janvier 1739, in Édit du Roi, 1816, p. 19-96, « Tarif », p. 92-93.

9.

ADHS 1C324, 9 août 1781, courrier N° 22, fol. 44v.

10.

« Règlement et Instructions pour les Administrateurs et Secrétaire des Villes, Bourgs et Paroisses du Duché de Savoie, en exécution de l’Édit de la Péréquation Générale du 15 septembre 1738 », du 8 janvier 1739, in Édit du roi, 1826, p. 19-96, art. 134 et 135 « De la conservation de la Mappe et des Livres », p. 83.

11.

ADS, C607.

12.

Nicolas, 2003, p. viii.

13.

Concernant le lien entre perception et carte, voir Jacob, 1992 et Harvey, 1980.

14.

Pour une histoire de la cartographie, voir la série de publication lancée en 1987 par Woodward & Harley (ed.), 1987-2019, dont les volumes 1, 2, 3 et 6 sont disponibles sur https://press.uchicago.edu/books/HOC/HOC_V1/Volume1.html. Consacré aux Lumières européennes, le volume 4 se présente sous une forme encyclopédique, Edney, Sonberg Pedlty (ed.), 2019 ; quant au vol. 5 consacré au XIXe siècle, il n’a pas encore été publié. Plus particulièrement concernant le cadastre, voir Kain, 2007.

15.

Touzery (dir.), 2007.

16.

Quelques rapides références sur cette réforme spécifique, Le cadastre sarde de 1730 en Savoie, Musée Savoisien, Chambéry, 1980 ; Bruchet, 1977 ; finalement il y a la thèse que Sébastien Savoy est en train de mener sous ma direction.

17.

Arnheim, 1969 ; Gombrich, 1971 ; Collins, Andler, Tallon-Baudry, 2018.

18.

Ruggero, 2018 ; Changeux, 1983.

19.

Wood, 1992, p. 9-14.

20.

Un aperçu du patrimoine du vitrail de la Savoie et de la Haute-Savoie fait l’objet d’une base spécifique de données : https://patrimoine.auvergnerhonealpes.fr. Par ailleurs, il est possible de consulter pour le patrimoine mobilier, pictural ou architectural, la plateforme nationale https://www.pop.culture.gouv.fr. qui permet de faire des recherches géographiques et thématiques.

21.

Gombrich, 1971.

22.

C’est cette organisation administrative communale qui fera défaut à la France dans les années 1760 et qui la fera renoncer à son projet de cadastre, comme l’observe François-Joseph Harvoin, « Dans les Observations que l’on a fait sur cette Partie on a pris la liberté de représenter qu’il fallait abandonner jusqu’à l’idée de l’établissement du cadastre en France si on n’y formait pas ces corps et conseils par une loi précise, qui put prévenir autant qu’il est possible tous les abus et les inconvénients qui peuvent survenir, et que l’exécution en pouvait en être confiée qu’à l’administration », in Alimento, 2008, vol. 1, p. 365.

23.

Bertin, 1967.

24.

Barthes, 1968.

25.

Dumasy, 2012.

26.

Barrier, 2017, p. 43.

27.

Savoy, « Bilan global des dépenses pour la cadastration en livres de 1728 à 1741 », de sa thèse en cours de rédaction.

28.

Concernant le lien entre les cartes et l’affirmation du pouvoir, voir Harley, 2001, p. 51-82 et Gould, Bailly (éd.), 1995.

29.

Ozanam, 1781, p. 518.

30.

Arnheim, 1969, pp. 1-45. En ce qui concerne l’efficacité des cartes et la nécessité d’encoder un nombre d’informations limitées pour qu’elles soient lisibles et efficace, voir Bertin, 1967, p. 171-189.

31.

Arnheim, 1969, p. 55.

32.

Collins, Andler, Tallon-Baudry, 2018, p. 249.

33.

Arnheim, 1969, p. 87.

34.

Daston

, 2015.
35.

Wood, 1992, p. 138-140.

36.

Patault, 1989, p. 75.

37.

Patault, 1989, p. 85.

38.

Blaufarb, 2019.

Appendix A Bibliographie

  1. Alimento, 2008 : Antonella Alimento, Finanze e amministrazione. Un’inchiesta francese sui catasti nell’Italia del Settecento (1763-1764), Firenze, Olschki. 2 vol.
  2. Arnheim, 1969 : Rudolph Arnheim, Visual thinking, London, University of California Press, ( version française 1997 ).
  3. Baigent, 1990 : Elizabeth. Baigent, « Swedish Cadastral Mapping 1628-1700 : A Neglected Legacy », Geographical Journal, 156-1, p. 62-69, https://www.jstor.org/stable/635437
  4. Barrier, 2017 : Thibault Barrier, « La capture de l’esprit : attention et admiration chez Descartes et Spinoza », Les études philosophiques, 1-171, p. 43-58, https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2017-1-page-43.htm
  5. Barthes, 1968 : Roland Barthes, « L’effet de réel », in Communications, 11, p. 84-89, https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1968_num_11_1_1158
  6. Bertin, 1999 : Jacques Bertin, Sémiologie Graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris, EHESS, [1967].
  7. Blaufarb, 2019  : Rafe Blaufarb, L’invention de la propriété privée. Une autre histoire de la Révolution, Seyssel, Champs Vallon Editeur, [version anglaise 2016].
  8. Bruchet, 1977 : Max Bruchet, Notice sur l’ancien cadastre de Savoie, Annecy, Ed. Archives départementales.
  9. Changeux, 1983 : Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard.
  10. Collins, Andler, Tallon-Baudry, 2018 : Thérèse Collins, Daniel Andler, Catherine Tallon-Baudry, La cognition. Du neurone à la société, Paris, Gallimard.
  11. Daston, 2015 : Lorraine Daston, « Epistemic Image », in Alina Payne (éd), Vision and its instruments. Art, Science, and Technology in Early Modern Europe, University Park, The Pennsylvania State University Press, p. 13-35.
  12. Dumas, 2012 : Juliette Dumasy, « Le paysages des vues figurées (XIVe-XVIe siècles) », in Cécile Souchon (dir.), Les outils de la représentation du paysage, Ed. du CTHS, p. 87-99, http://cths.fr/ed/edition.php?id=5928.
  13. Édit du Roi, 1816 : Édit du Roi portant la Péréquation Générale des Tributs du Duché de Savoy, du 15 septembre 1738, Chambéry, Vincent Bianco.
  14. Edney, Sonberg Pedlty (éd.), 2019 : Matthey H. Edney, Mary Sponberg Pedley (éd.), The History of Cartography, vol. 4, Cartography in the European Enlightenment, Chicago & London, The University of Chicago Press.
  15. Gombrich, 1971 : Ernst Gombrich, L’art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, Paris, Gallimard, [1959 version anglaise].
  16. Gould, Bailly, 1999 : Peter Gould, Antoine Bailly (éd.), Le pouvoir des cartes. Brian Harley et la cartographie, Paris, Anthropos.
  17. Jacob, 1992 : Christian Jacob, L’empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel.
  18. Kain, 2007 : Robert J. Kain, « Maps and Rural Land Management in Early Modern Europe », in David Woodward (éd.), The History of Cartography, vol. 3/1, Cartography in the European Renaissance, Chicago & London, The University of Chicago Press, p. 705-718, https://press.uchicago.edu/books/HOC/HOC_V3_Pt1/HOC_VOLUME3_Part1_chapter28.pdf
  19. Harley, 2001 : Brian Harley, The New Nature of Maps. Essays in the History of Cartography, Baltimore, The Johns Hopkins University Press.
  20. Harvey, 1980 : Paul D.A. Harvey, The History of Topographical Maps : Symbols, Pictures and Surveys, London, Thames and Hudson.
  21. Le cadastre sarde de 1730 en Savoie, Chambéry, Musée Savoisien, 1980.
  22. Nicolas, 2003 : Jean Nicolas, La Savoie au XVIII e siècle. Noblesse et bourgeoisie, 2e éd., Montmélian; Fontaine de Siloé, [1978].
  23. Ozanam, 1781 : Jacques Ozanam, Méthode de lever les plans et les cartes de terre et de mer […] par feu M. Ozanam, […], ouvrage entièrement refondu […] par M. Audierne, Paris, Alex Jombert le Jeune.
  24. Patault, 1989 : Anne-Marie Patault, Introduction historique au droit des biens, Paris, PUF.
  25. Ruggero 2018 : Eugeni Ruggero, « La neurofilmologie. Une théorie pragmatique de l’audiovisuel en dialogue avec les sciences neurocognitives », Interrogations, 27, http://www.revue-interrogations.org/-Numero-27.
  26. Savoy, Perrillat, 2017 : Sébastien Savoy, Laurent Perrillat « Typologie de la documentation cadastrale en Savoie (XVIe-XVIIIe siècles), in Jean-Lou Abbé et al. (dir.), Estimes, compoix et cadastres. Histoire d’un patrimoine commun de l’Europe méridionale, Toulouse, Pas d’Oiseau, 2017, p. 241-263.
  27. Touzery (dir.), 2007 : Mireille Touzery (dir.), De l’estime au cadastre en Europe, vol. 2, L’époque moderne, Paris, Comité pour l’histoire économique et Financière de la France.
  28. Wood, 1992 : Denis Wood, The Power of Maps, New York, London, The Guilford Press.
  29. Woodward & Harley (ed.), 1987-2019 : David Woodward, J. BrianHarley (ed.), The History of Cartography, 5 vol., Chicago & London, The University of Chicago Press. https://press.uchicago.edu/books/HOC/index.html.