Pierre Chiron

1inscription des savoirscodage de l'informationdonnée matérialité des savoirsinstrumentmoteur de rechercheAvant que Google ne paraisse rendre vaine la rétention des données par les individus, l’une des tâches essentielles des lettrés a été de mettre en forme les savoirs afin de permettre leur réception, leur mémorisation et leur utilisation.

2pratiques savantespratique manuellesavoir-faire pratiques savantespratique intellectuellemémorisation typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l'environnementneurosciences typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologiepsychologie cognitiveOn dispose aujourd’hui dans ce domaine de repères assez précis. La neuropsychologie et la psychologie cognitive distinguent couramment – sans préjuger de recherches plus poussées sur l’encodage, le stockage et la récupération des données enregistrées ainsi que sur les processus biologiques qui sous-tendent ces opérations – trois grands types de mémoires qui inter- et rétroagissent : 1) la mémoire immédiate ou mémoire de travail, la plus flexible, qui assure une rétention provisoire et un premier traitement de l’information, en la manipulant pour planifier des tâches et établir des stratégies cognitives ; 2) la mémoire à long terme, divisée en a) mémoire « sensorielle », système de représentation purement perceptif, 
inconscient et pré-sémantique mais qui sous-tend les effets d’« amorçage » mnésique, b) mémoire « sémantique », ou « implicite », également précoce et coupée de toute conscience de l’épisode d’apprentissage, c) mémoire « épisodique », fruit de processus actifs et conscients du contexte d’apprentissage ; 3) la mémoire procédurale, capable d’enregistrer puis de restituer de manière inconsciente des savoir-faire perceptivo-verbaux, perceptivo-moteurs ou purement cognitifs1.

3pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonDès l’Antiquité grecque, qui peut offrir un premier point de comparaison, ont été élaborées des stratégies plus ou moins complexes destinées à favoriser ces différentes fonctions.

4typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétoriqueLa mémoire sémantique est par définition hors de cause, mais ce sont certains acquis de la « proto-culture » enfantine comme les fables, qui servent, dans le cycle éducatif des progymnasmata(exercices préparatoires de rhétorique), de matière première aux transformations permettant d’affiner la connaissance de la langue et d’initier aux premières formes littéraires et rhétoriques comme la forme narrative, la forme gnomique et leurs requisit  : maîtrise des temps verbaux, des relais de parole, des règles de la vraisemblance, etc.2. Tout se passe comme si, pour ces pédagogues méconnus, les apprentissages réfléchis se faisaient mieux par déhiscence à partir d’un corpus spontanément acquis.

5pratiques savantespratique artistiqueperformance orale pratiques savantespratique intellectuelleraisonnementLa mémoire de travail fait l’objet en revanche d’un intérêt tout à fait concerté. Les rhéteurs en particulier se préoccupent de faciliter la réception du discours par l’auditeur et les premières étapes de son appropriation. Signe révélateur, dans cette culture où l’oralité demeure prépondérante même lorsque la pratique de l’écrit se répand, la poésie se voit souvent dotée d’une antériorité et d’une prééminence sur la prose3, et cette dernière ne peut conquérir la moindre dignité qu’en s’appropriant les traits structuraux distinctifs de son « aînée » : découpages de la chaîne parlée en unités assez courtes permettant tout à la fois la respiration et la compréhension, rythmes et récurrences diverses qui, après avoir aidé à l’enregistrement durable du texte dans la mémoire du récitant, facilitent à son tour le travail de la mémoire immédiate de l’auditeur et initient les processus complexes de la compréhension du langage. La théorie de la période, élaborée sans doute d’abord par Isocrate, et ensuite par Aristote, s’inscrit dans la continuité de la réflexion sur la forme poétique qu’elle perfectionne en la dotant de fonctions non plus seulement narratives mais « dianoétiques » : la période devient la forme de l’enthymème, ou syllogisme rhétorique, soit le véhicule du raisonnement4.

6pratiques savantespratique artistiquepoésieMais forme poétique et structuration périodique sont des modes d’organisation composites. Comme forme élémentaire et premier moyen d’organisation et d’appropriation des contenus, on peut citer la répétition – de sons, de mots ou de syntagmes –, dont les effets structurants sont démultipliés grâce aux divers découpages de la chaîne parlée, principalement le côlonou membre de phrase. Les possibilités sont nombreuses : répétition immédiate, anaphore – reprise du même mot au début de plusieurs côlaconsécutifs –, polyptote – reprise variée du même mot à des cas différents –, homéotéleute – échos sonores en fin de côla –, reprise en début de membre du dernier élément du précédent, etc.

7Une autre forme de base de la constitution et de la contestation des propositions est à la fois d’ordre « taxique » et sémantique : l’antithèse. Il s’agit là, dit Aristote, d’un mode d’expression très agréable car « les contraires sont très identifiables et plus identifiables encore quand ils sont à côté l’un de l’autre, et aussi parce qu’il évoque un syllogisme, car la réfutation n’est autre que le rapprochement des opposés5 ». C’est par l’antithèse que progresse l’entretien dialectique : Socrate aide à réfléchir en aidant son interlocuteur à prendre conscience de ses contradictions.

8typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiquealgorithmique et combinatoire inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l'informationarbre pratiques savantespratique discursiveargumentationL’antithèse a une fonction critique, mais aussi pratique : on choisit de faire ou de ne pas faire. De là – et la structuration du contenu joue un rôle plus durable dans l’apprentissage – l’organisation des doctrines, en rhétorique notamment, selon des algorithmes, qui guident à la fois l’analyse des situations et la recherche des arguments. Le cas le plus fameux est celui des états de la cause, doctrine qui enseigne à prendre position, pro ou contra, dans tous les cas possibles d’argumentation. L’élève est appelé à mémoriser un « arbre de choix » qui, à partir du fait, déplie une série de prédicats opposés correspondant chacun à une prise de position (fait passé/futur ; établi/incertain ; défini/non défini ; qualifié rationnellement/légalement, etc.) ouvrant elle-même sur une série close d’arguments ad hoc, tous réversibles6.

9pratiques savantespratique lettréeimitationRépétition, antithèse… on pourrait continuer la série des figures. Bornons-nous à insister sur l’importance de cette notion de figure dans la formation intellectuelle gréco-latine ancienne, comme auxiliaire tout à la fois de la mémoire de travail, de la mémoire épisodique et de la mémoire procédurale : loin d’être réductibles à des ornements, ces figures, en grec skhèmata(il s’agit proprement de postures données au corps7 effet mécanique ou esthétique), visent à ancrer la maîtrise d’une opération à la fois sur le terrain perceptivo-verbal (reconnaissance et interprétation), cognitif (critique en l’occurrence) et verbal (énonciation). Acquis, imprimés8 par l’imitation du maître et un exercice inlassable, ils finissent par « s’incorporer » à l’orateur et par lui restituer la liberté d’expression et d’adaptation à la circonstance que la phase d’apprentissage lui avait fait perdre temporairement.

10pratiques savantespratique intellectuelleremémorationL’un des moyens favoris de la mémoire épisodique consiste à associer les contenus verbaux à des « mnèmèmes » sensoriels issus d’autres canaux perceptifs9, des images souvent, plus aisées à structurer ou à séquencer10. La topique repose sur de telles associations, qui fait des schèmes argumentatifs une série limitée d’items repérables grâce à leur situation dans l’espace et subdivisés eux-mêmes en grandes classes en fonction de leur plus ou moins haut degré de spécialisation11. La mnémo-technique antique est allée plus loin encore dans la codification de ce type de procédures en greffant les étapes du discours sur celles d’une visite, à la première personne, d’une maison ou d’un site, chaque élément visuel, si possible esthétiquement, affectivement chargé (la neuropsychologie contemporaine confirme le rôle favorisant des affects dans la mémorisation12), permettant la réminiscence – soit verbatim, soit en substance – d’un énoncé13.

11Mais, comme le montrent les études de cas présentées ci-après, le choix et la mise en œuvre de ces stratégies dépendent étroitement du contenu à mémoriser et des modalités prévues de sa réactualisation.

12construction des savoirséducationapprentissage construction des savoirstraditiontransmission pratiques savantespratique artistiqueperformance oraleLa mémorisation des Veda, telle qu’elle a été codifiée dans un groupe de brahmanes du Kérala, les Nambudiri, paraît devoir faire sourire autant que Gargantua ânonnant les leçons de ses précepteurs-sophistes. Un examen plus attentif montre que, sur un tout autre terrain que celui de la formation intellectuelle, le but recherché est la conservation parfaite du texte récité. La fidélité absolue aux rythmes, à la mélodie, à l’articulation d’un texte longtemps transmis d’une manière exclusivement orale, est la condition nécessaire d’une récitation rituelle, individuelle (l’apprentissage lui-même est ritualisé) ou collective, qui assure le perfectionnement du récitant, permet son intégration au groupe en tant que réceptacle irréprochable du texte sacré original, laissant à d’autres le soin – et le risque – de l’interprétation. Les moyens mis en œuvre pour obtenir une assimilation aussi parfaite d’un texte aussi long et aussi ancien (étrange) sont d’une sophistication extraordinaire. On retrouve le rôle de la répétition, du découpage du texte en unités assimilables et des diverses associations sensorielles susceptibles d’amorcer, de renforcer la mémoire épisodique. Mais l’exploration des ressources de cette dernière est particulièrement rationnelle et systématique. Toutes les circonstances de l’épisode d’encodage sont prédéfinies et exploitées, en première et en troisième personne : son lieu, son décor, son temps, les gestes du maître et les sons qu’il émet, la position et les mouvements du corps de l’apprenti, etc. Last but not least, lors d’exercices d’apprentissage, d’anamnèse ou de contrôle d’une difficulté inouïe, l’architecture sonore formée par le texte est déconstruite, coupée du sens obvie et réorganisée en unités selon diverses topographies abstraites, comme pour priver la connaissance de la conscience d’elle-même, rendre l’appropriation du texte sacré la plus intime et la plus totale possible, bref, transformer l’enregistrement épisodique en encodage procédural parfait, ce qui explique d’ailleurs la difficulté éprouvée à obéir à la consigne d’oublier certains gestes associés (des mouvements de tête, par exemple) qui n’étaient destinés qu’à faciliter l’apprentissage.

13acteurs de savoirqualités personnellescréativitéCes capacités de fixation d’un savoir oral ont été cultivées aussi – comme l’une des cinq tâches de l’orateur, avec l’invention, le plan, le style et l’action – et fort prisées dans l’Antiquité classique, mais elles se sont révélées, dans l’usage démocratique, ambivalentes, voire dangereuses. Mémoriser, restituer dans le plus grand détail un contenu préfabriqué, c’est une capacité spectaculaire, un atout considérable quand ce contenu, très élaboré, est d’ordre « littéraire » (déclamation), mais c’est un handicap dans un contexte judiciaire ou délibératif, où le discours doit s’ouvrir aux imprévus du débat. La mémoire n’a plus alors pour rôle de conserver et de restituer, mais de guider, d’éclairer la production ex tempored’un discours nouveau. Sans doute parce qu’elles ne mettent pas en jeu les mêmes réseaux cérébraux, ces deux compétences se contrarient. C’est déjà l’enjeu d’une polémique qui a opposé deux sophistes grecs, Alcidamas et Isocrate, au début du iv e siècle avant J.-C., autour de la formation des orateurs, à une époque où la spécificité de l’écrit apparaît de plus en plus clairement ainsi que la capacité de l’art oratoire de rivaliser avec la poésie et les arts en général. Défenseur du discours longuement mûri et travaillé sur la tablette, Isocrate s’est cependant partiellement rallié aux thèses de son adversaire, adepte de l’improvisation, avec ce thème de l’empreinte, déjà évoqué, qui donne à la préparation minutieuse du discours la fonction de forger non seulement un discours, mais la compétence d’en produire sur-le-champ de nouveaux14. Plus généralement, par élargissement du paradigme de la figure à l’ensemble des connaissances et des procédures requises pour composer un discours en situation, s’est esquissée une autre conception de la mémoire, une conception totalisante, associant l’adaptabilité de la mémoire de travail, les fonctions de rétention de la mémoire épisodique et les automatismes pratiques de la mémoire procédurale. Comme le montre Charles Guérin, la rhétorique latine – après avoir reconnu l’importance des dons naturels dans ce domaine comme dans les autres – a codifié dans le plus grand détail la mémoire de rétention mais elle a exploré aussi ce second versant, composite, moins éclairé, de la mémoire, qui se donne pour ambition d’articuler conservation et création.

14acteurs de savoirstatutmaître inscription des savoirsécriture pratiques savantespratique lettréeexégèseUn texte écrit, la Torah, un commentaire oral, le Talmud : la tradition rabbinique décrite par Julien Darmon tourne autour de ces deux pôles, mais en établissant entre l’un et l’autre de ces types de médium des rapports bien différents. Le sens du message oral révélé à Moïse est la source et l’objet d’une exégèse qui s’adresse à toutes les générations. Aussi la Torah écrite est-elle vue comme le réceptacle à la fois authentique, intangible et incomplet de ce message. Le commentaire est là pour restituer ce que l’écrit n’a pas pu ou n’a pas voulu noter. Son oralité est essentielle, tant son contenu est lié à la diversité des difficultés textuelles, à la variété des cas (la Torah est avant tout un texte législatif), des lecteurs et des générations. L’activité exégétique, dans l’espace assez vaste ainsi dessiné, fait de la révélation, médiée par un maître dont l’autorité prévient toute dérive, un guide vivant, mais aussi un instrument de perfectionnement de chaque collectivité d’exégètes, tant est répandue la crainte exprimée à Theuth par Thamous dans le Phèdre de Platon, que l’écrit ne tue le texte et ne stérilise les esprits.

Notes
1.

Présentation simplifiée du modèle de Tulving. Pour une synthèse en langue française de la question, avec bibliographie, voir S. Martins, B. Guillery-Girard, F. Eustache, « Modèles de la mémoire humaine : concepts et modèles en neuropsychologie de l’adulte et de l’enfant », Épilepsies, vol. 18, numéro spécial, septembre 2006, p. 4-14 (schéma p. 10). Charles Guérin donne infra les sources primaires essentielles.

2.

Voir M. Patillon et G. Bolognesi (éd.), Aelius Théon, Progymnasmata, Paris, 1997, p. xlix-lv.

3.

Cf. par exemple Aristote, Rhétorique, présentation et traduction par P. Chiron, Paris, 2007, III, 1, 1404 a 19 sq.  ; Démétrios (Pseudo-Démétrios de Phalère), Du style, § 1.

4.

Sur Isocrate et la théorie de la période, on en est réduit à des hypothèses, mais toute la « philosophie » de ce sophiste s’efforce de penser l’unité du discours et de récuser la séparation entre fond et forme. Aristote en revanche a laissé une théorie très élaborée de la période, cf. Rhétorique, III, 9, et P. CHIRON, « La période chez Aristote », in Ph. Büttgen, S. Diebler, M. Rashed (éd.), Théories de la phrase et de la proposition, de Platon à Averroès, Paris, 1999, p. 103-130. Le concept qui sous-tend cette théorie est celui d’expérience, qui se passe de tout modèle transcendant et articule la sensation et la science en un continuum où interviennent la répétition du souvenir et le langage comme facteur d’organisation, cf. M Crubellier et P. Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris, 2002, p. 88-90. Un terme intraduisible comme mathèsis illustre bien ce genre de conception, en dénotant tout à la fois la compréhension et l’apprentissage.

5.

Rhétorique, III, 9, 1410 a 20 sq. (je traduis). Pour une analyse des diverses modalités de la contrariété, cf. Aristote, Catégories, 11 b 15-14 a 25.

6.

Cf. Patillon, M. Patillon (éd.), Corpus rhetoricum, t. II (Hermogène, Les États de la cause), Paris, 2009. Ch. Guérin évoque ci-après la version latine de cette doctrine.

7.

On retrouve ce rôle du corps, et pas seulement par métaphore, dans la mémorisation des Veda décrite infra par Cezary Galewicz. dans la lutte ou la danse pour obtenir un.

8.

Cette métaphore de l’empreinte est reprise d’Isocrate, Contre les sophistes, § 14-18.

9.

Sur le rôle, dans l’économie de la mémoire, de ces informations associées d’origine perceptive (amorçage, consolidation), cf. S. Martins et al., art. cité, p. 8, 10.

10.

Sur ce rôle de l’ordre dans la mémorisation, thématisé pour la première fois par Aristote, voir l’exposé infra de Ch. Guérin.

11.

Cf. L. Pernot, « Lieu et lieu commun dans la rhétorique antique », BAGB, 1986, p. 253-284 (notamment p. 254-256).

12.

Cf. J.-L. McGaugh, « Memory – a century of consolidation », Science, 2000, 287, p. 248-251.

13.

Voir infra l’étude de Ch. Guérin. Pour une vue d’ensemble, cf. F. A. Yates, L’Art de la mémoire, trad. française, Paris, 1975.

14.

Cf. M.-P. Noël, « Peinture, sculpture et écriture : le rôle des arts figurés dans la définition du discours écrit chez Alcidamas, Platon et Isocrate », in La Littérature et les arts figurés de l’Antiquité à nos jours (Actes du congrès G. Budé 1998), Paris, 2001, p. 133-143.