Floriane Morin

Abstract

The missionaries of the Société des missions évangéliques de Paris established in French-speaking Switzerland have considerably enriched, since the 19th century, the collections of the current Musée d’ethnographie de Genève (MEG). These religious scholars, artists and ethnographers studying faraway lands, built the MEG "missionary fund" by depositing not only the artifacts they had collected, but also their drawings, photographs and writings. The African collections, in particular, thus reflect their scholarly observation, in the field, of the forms of "paganism" against which they were nevertheless struggling to impose evangelization. These missionaries expressed between the lines of their stories, intimate or published, scrawled on the label of an artifact, the ambivalence of their "scientific" posture, initially on the margins of their apostolic duty and then constituting its framework. Their testimonies, combined with the objects and images they brought back from Africa, as well as their harmonious relations with Eugène Pittard, professor of anthropology and director of the MEG in the first half of the 20th century, are the sources of this study devoted to missionary ethnography in a colonial context.

1espaces savantscirculationmission espaces savantslieumusée typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnographieLe « terrain d’observation » que constitue la mission évangélisatrice entre le xix e et la première moitié du xx e siècle, l’aptitude de certains émissaires de Dieu à générer du savoir dans les domaines des sciences humaines et naturelles, ont souvent bénéficié directement aux institutions muséales dépositaires du « matériel » assemblé dans ce contexte. Les collections africaines du Musée d’ethnographie de Genève (MEG) comprennent de ce fait un important « fonds missionnaire » qui illustre cette évidence par les artefacts (environ 3000), les photographies, les dessins et les documents d’archives qui le composent.

2construction des savoirstraditionreligionchristianismeprotestantisme matérialité des savoirssupportsupport de communicationcollection scientifiqueC’est en 1901 que le Musée des missions de Genève disparait1. Ce dernier avait enrichi ses collections depuis 1876 grâce aux pasteurs missionnaires envoyés aux quatre coins du monde par la Société des Missions évangéliques chez les peuples non chrétiens2 (SMEP). La société était établie à Paris depuis les années 1820, en concurrence avec les sociétés missionnaires protestantes de Londres et de Bâle. Les 843 objets rapportés, numérotés et consignés, offerts à la Ville de Genève, ont naturellement trouvé leur place au sein du jeune Musée d’ethnographie. Eugène Pittard 3, membre de la commission, est rapidement conscient de l’opportunité d’enrichir les collections à moindre frais et décide de profiter de la « méthode » missionnaire adoptée par les mouvements protestants comme catholiques, au tournant du xx e siècle, qui privilégie l’étude et le respect des pratiques religieuses non chrétiennes en préambule à l’évangélisation. Il enjoindra à ces femmes et ces hommes de terrain de lui rapporter des régions exotiques et inhospitalières où ils exercent leur ministère pastoral, les témoins matériels assemblés en marge de leurs enquêtes « ethnographiques », leurs notes et cartes, dessins et photographies.

3inscription des savoirslivrepréface inscription des savoirsgenre éditorialinventaireDepuis le début du siècle, le musée a exploité cette manne sans mettre en question ni les procédés ni les résultats, exposant les pièces rapportées, et intégrant à l’inventaire les observations des « pasteurs–ethnographes ». En contrepartie, et en toute logique, nombreuses sont les préfaces signées par E. Pittard pour présenter les synthèses de ces missionnaires sur leur expérience du paganisme aux éditions de la SMEP notamment.

Une activité « scientifique » subordonnée à la mission évangélisatrice

4typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnographie typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistique inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationcarteÀ partir des années 1820, alors que le mouvement missionnaire protestant tente de s’implanter en Afrique australe par de grandes traversées exploratoires, la SMEP va tenter de clarifier dans son journal mensuel son appréciation sur les différentes activités à caractère scientifique (cartographie, linguistique, ethnographie) des émissaires de Dieu en terres inconnues. Activités qu’elle encourage vivement tant que celles-ci restent subordonnées à leur œuvre apostolique4 (Illustration 1). Ainsi peut-on lire dans une chronique du Journal des missions évangéliques de 1842 5 :

pratiques savantespratique intellectuelledocumentation espaces savantscirculationmissionUn missionnaire n’est, par sa vocation, ni un naturaliste ni un savant, avertit le Comité de la SMEP […]. Toutefois la sainteté du but qu’il poursuit ne lui interdit point de s’occuper d’objets qui n’ont qu’un rapport indirect avec sa mission proprement dite […]. C’est ainsi que sans cultiver la science pour la science elle-même, plus d’un missionnaire a enrichi la littérature des voyages de documents et de renseignements précieux, que des savants se fussent tenus pour honorés d’avoir recueilli pour fruits de longues et persévérantes études.
Figure 1 - Tabatière en corne de buffle sculptée par un
            artiste sotho à l’image d’un missionnaire. Lesotho, Maseru,
            19e siècle. H 12.2 cm. Don de Pauline et Marie Micheli au MEG
            en 1905. MEG inv. ETHAF 003527. Photo J. Watts.
Figure 1. Figure 1 - Tabatière en corne de buffle sculptée par un artiste sotho à l’image d’un missionnaire. Lesotho, Maseru, 19e siècle. H 12.2 cm. Don de Pauline et Marie Micheli au MEG en 1905. MEG inv. ETHAF 003527. Photo J. Watts.

5espaces savantscirculationexplorationLes relations de voyage rédigées par les premiers missionnaires au sud de l’Afrique, pour ne citer que Thomas Arbousset et François Daumas 6, ou cinquante ans plus tard François Coillard (illustration 2), parti « sans prendre conseil de la chair et du sang7 », sont lues alors comme des récits exploratoires, truffés de remarques sur les mœurs autochtones. Ils font la fierté de la SMEP qui s’en nourrit pour renforcer sa légitimité civilisatrice au sein du protestantisme français et suisse romand. Soixante-dix ans plus tard, en 1933, la réédition de l’incontournable monographie d’Eugène Casalis parue initialement en 1859, Les Bassoutos, vingt-trois années d’études et d’observation au sud de l’Afrique donnera lieu à une note des éditeurs dans laquelle ils soulignent le caractère déjà scientifique de cette analyse globale et approfondie de la société Sotho et de son histoire politique auprès de son souverain historique, le chef Moshoeshoe 8 :

pratiques savantespratique lettréepublication[…] Cette publication sera accueillie avec reconnaissance, nous le savons, non seulement dans le monde des amis des Missions dans son ensemble, mais très particulièrement parmi ceux, toujours plus nombreux aujourd’hui, que préoccupent et intéressent les questions d’ethnographie et d’histoire des religions.
Figure 2 - Tirage photographique d’un campement de la
            « caravane du missionnaire François Coillard sur la route du
            Zambèze ». Auteur inconnu, 1877, numéroté 689. Don du Musée des
            missions en 1901. Collection du MEG.
Figure 2. Figure 2 - Tirage photographique d’un campement de la « caravane du missionnaire François Coillard sur la route du Zambèze ». Auteur inconnu, 1877, numéroté 689. Don du Musée des missions en 1901. Collection du MEG.

6espaces savantslieumusée matérialité des savoirssupportsupport de communicationcollection scientifiqueLa « collecte » et l’exhibition doivent venir à l’appui de la littérature missionnaire. Ainsi, pour illustrer l’évangélisation autour du monde, entre Tahiti et l’Afrique australe, l’Inde ou le Grand Nord canadien la Société genevoise des missions évangéliques se dote, en 1876, d’un Musée des missions qui est installé dans un petit espace à l’étage de la salle de la Réformation, un bâtiment édifié en 1867 à l’angle du boulevard Helvétique et de la rue du Rhône pour accueillir des manifestations religieuses. L’ambitieux projet de ce Musée des missions, tel qu’il est dévoilé en 1876 dans le Journal des missions évangéliques, vise en effet à l’exhaustivité9 :

pratiques savantespratique lettréetraduction construction des savoirstraditionreligion espaces savantslieumuséeQue renfermera le Musée des missions ? Tout, dans le sens le plus général du terme, ce qui concerne les missions : les produits des pays dans lesquels se sont établis les missionnaires ; les produits de l’industrie des habitants de ces pays […] les souvenirs des religions indigènes ; les signes de l’établissement du christianisme. Dans cette dernière catégorie rentreraient les photographies des païens convertis, des missionnaires […] des ouvrages spéciaux et des travaux (traductions de la Bible en particulier) dans les langues des peuples amenés au christianisme.

7Il prétend à un « intérêt scientifique », au même titre qu’un « intérêt religieux »10 :

[…] les amis de l’ethnographie, de la philologie et des religions comparées viendront chercher au Musée des missions des documents qu’ils ne rencontreraient pas ailleurs. 

8construction des savoirspolitique des savoirscolonialismeLa triste ironie de cette posture paradoxale, généralisée au fait missionnaire et à l’entreprise coloniale, permet de vérifier, comme le précise l’historienne genevoise Danielle Buyssens dans l’une de ses chroniques historiques du Musée d’ethnographie de Genève (MEG) que « la connaissance des cultures autres se construit à l’occasion de leur destruction11 ».

9inscription des savoirsgenre éditorialinventaireLe Musée des missions se dote d’un registre d’inventaire précis, preuve tangible de l’effort ethnographique réalisé sur les « terrains missionnaires ». On devine, entre les lignes des notices descriptives, le soin du pasteur à questionner le propriétaire d’un objet sur son nom vernaculaire et son usage lors de son échange ou de sa confiscation. À titre d’exemple, voici comment le pasteur Théodore Vernet, de retour d’Afrique australe en 1880, décrit une figure de fécondité sotho inventoriée sous le numéro 486 (illustration 3) :

acteurs de savoirsexe et genrefémininBassoutos. Poupée nguana ou molula. Collection donnée par Monsieur Théodore Vernet. Cette poupée est fabriquée par les femmes privées d’enfants ou par les mères séparées des leurs. On la présente dans une grande fête : la femme berce la poupée sur son dos. Les hommes immolent des bœufs. On enduit de graisse ladite poupée et on la soigne durant une année12.
Figure 3 - Figure de fécondité en calebasse recouverte de
            perles de verre, réalisée par une artiste sotho. Lesotho ou
            Afrique du Sud, 19 siècle. H 28 cm.
            Collection du pasteur Théodore Vernet donnée au Musée des missions
            vers 1880. MEG inv. ETHAF 005178. Photo J. Watts.
Figure 3. Figure 3 - Figure de fécondité en calebasse recouverte de perles de verre, réalisée par une artiste sotho. Lesotho ou Afrique du Sud, 19e siècle. H 28 cm. Collection du pasteur Théodore Vernet donnée au Musée des missions vers 1880. MEG inv. ETHAF 005178. Photo J. Watts.

10Le musée ferme ses portes en 1901. Ses nombreuses collections d’objets et de photographies seront absorbées par le Musée d’ethnographie de Genève, alors à ses balbutiements. C’est Eugène Pittard, simple membre de la commission du Musée archéologique qui négocia cet apport considérable13. La même année, le fonds ethnographique de la ville de Genève est déplacé du Musée archéologique à une annexe, la villa du parc Mon-Repos, qui accueille également les tableaux modernes du Musée Rath. Désormais isolés, exposés au rez-de chaussée et au premier étage de la villa, ces objets offrent un tour du monde au public en quête d’exotisme14. Il faudra attendre 1922 pour que « l’annexe » se transforme en Musée d’ethnographie, indépendant des autres collections municipales.

11Désormais, et jusqu’à ce jour, les familles des missionnaires de la SMEP liées à la cité de Calvin vont considérer cette nouvelle institution muséale « laïque » comme le dépositaire idéal des archives et artefacts assemblés par leurs aïeux. Il n’est pas rare de retrouver les mêmes patronymes d’un registre d’inventaire à l’autre. Aucun statut ne distingue les collections en lien avec la propagation du christianisme car, en ce début de vingtième siècle, les missionnaires de la SMEP et de la Mission suisse romande15 occupent, par leurs publications et les artefacts qu’ils amassent, les champs de l’anthropologie et de l’étude des religions en Afrique équatoriale et australe.

L’étude du paganisme, substantielle à la mission évangélisatrice

12construction des savoirsépistémologiecroyance construction des savoirspolitique des savoirscolonialismeDans le contexte des violences coloniales qui amorcent le xx e siècle, protestants et catholiques se livrent une âpre concurrence sur le terrain de l’évangélisation à travers le monde, synonyme à la fois d’émulation intellectuelle mais également de saisies massives des instruments des croyances païennes.

13C’est le terreau fertile d’une « science religieuse » que Mgr Alexandre le Roy théorise en 1906 au sein de la revue catholique Anthropos par « le rôle scientifique des missionnaires16 », ou que le directeur de la SMEP, Daniel Couve, salue encore ainsi en 1929, dans la préface du Paganisme d’Henry Rusillon 17, soit un an après la Conférence universelle des missions de Jérusalem :

acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinité typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des religionsIl fut un temps où le missionnaire évangélique, convaincu du caractère surnaturel, absolu, universel de son Message, avait la tentation de considérer le Paganisme comme un bloc uniformément mauvais qu’il s’agissait de faire disparaître […] pour reconstruire sur ses ruines un culte, des mœurs, une société religieuse et civile intégralement nouveaux. Aujourd’hui, grâce à Dieu, les choses ont bien changé. L’histoire des religions, étudiée, en ces dernières années avec une attention toute nouvelle a forcé le missionnaire […] à reconnaître dans les formes religieuses les plus primitives, dans les cultes les plus sauvages et même les plus repoussants autant de manifestations respectables et souvent émouvantes, d’une recherche instinctive, et commune à tous les représentants de la famille humaine, d’un contact intime et direct avec Dieu. 

14typologie des savoirsobjets d’étudesociété pratiques savantespratique intellectuelleclassement pratiques savantespratique intellectuelleobservationLa nouvelle génération de missionnaires de la SMEP marche, en ce début de siècle, sur les pas du modèle Eugène Casalis et dans l’ombre de leur collègue suisse Henri-Alexandre Junod, dont les travaux savants sur les Ronga établis au Mozambique et en Afrique du Sud seront salués par les grandes figures de l’anthropologie18. Leur érudition, leur formation et leurs aptitudes à observer, interpréter, classifier ou cataloguer leur permet d’expérimenter les méthodes de la linguistique et de l’ethnographie sur le terrain de leur ministère19. Le système religieux reste certes le sujet d’étude principal mais la question de la structure sociale, de la parenté, de l’organisation politique et économique sont rapidement pris en compte dans les observations.

15acteurs de savoirstatutéruditDans les collections du musée d’ethnographie, trois « pasteurs ethnographes » sont tout particulièrement représentatifs de cette production érudite d’un savoir religieux à travers leurs publications, leurs archives et surtout les nombreux artefacts qu’ils ont rassemblés puis déposés. Le premier, Henry Rusillon, consacra toute sa carrière à l’évangélisation de la côte nord-ouest de Madagascar, entre 1897 et 1924. Le second, Fernand Grébert chercha à convertir les populations fang du Moyen-Ogooué, au Gabon, de 1913 à 1931. Enfin, Théophile Burnier qui participa, au Barotseland (royaume lozi), à l’expansion de la mission du Zambèze, à la suite de François Coillard, entre 1898 et 1916.

16Eugène Pittard voua une sincère admiration à ces trois personnalités qui ont enrichi les collections de son musée au fil de leurs « terrains ». Le long éloge funèbre qu’il dédie à son ami Théophile Burnier dans le Journal de Genève révèle en tout cas comment les scientifiques de l’ère coloniale adoubent et respectent l’engagement ethnographique de ces missionnaires20 :

pratiques savantespratique rituellecérémonie Burnier laisse un certain nombre de publications. Toutes ont trait aux buts auxquels il avait destiné ses forces. Mais, dans chacune d’entre elles, l’ethnographie peut glaner des renseignements […]. Il fut témoin aux cérémonies qui suivirent la mort du roi nègre Lewanika et à l’intronisation de son successeur – une chance rarement donnée à une ethnographie pour une étude des rites sacrés. […] Ainsi, Théophile Burnier laisse le double souvenir d’une carrière où la foi religieuse la plus robuste acceptait la compagnie de préoccupations scientifiques. Et, de cette dualité, nous sommes tous reconnaissants.

Collectionner les instruments des croyances « païennes »

17pratiques savantespratique rituelledivination pratiques savantespratique intellectuelledocumentation matérialité des savoirssupportsupport de communicationcollection scientifiqueLes collections d’artefacts à caractère religieux construites par les pasteurs Rusillon et Grébert, respectivement composées d’environ 200 et 300 pièces, sont accompagnées d’une documentation parfois directement versée à l’inventaire du Musée d’ethnographie. Elle a été transmise par courrier sous forme de listes descriptives ou parfois inscrite sur des étiquettes attachées aux objets, voire encore disséminée dans les essais à portée ethnographique publiés par les deux missionnaires. Burnier a, lui, réuni un corpus restreint d’objets à caractère religieux et divinatoire, et c’est plutôt à travers la photographie et l’écriture qu’il va essayer de valoriser ses observations de terrain. Dans son ouvrage dédié aux croyances des « Zambéziens », Âmes primitives. Contribution à l’étude du sentiment religieux chez les païens animistes, publié par la SMEP en 1922, ce dernier annonce en préambule21 : « Il est évident que la Mission ne peut travailler efficacement et introduire l’Évangile que si elle connaît bien ce qu’elle veut remplacer par cet Évangile. »

18typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismemagie pratiques savantespratique rituelledivinationIl semble qu’entre 1912 et 1930, Rusillon ait simplement dicté à Pittard ou à son assistante les descriptions des nombreux talismans ody et instruments de divination malgaches essentiellement « collectés » dans le Boïna, auprès des royaumes sakalava. Le missionnaire décide d’associer assez systématiquement à la dénomination de l’objet magique son appellation en langue vernaculaire, son origine géographique et culturelle ainsi que son usage. À titre d’exemple, voici comment le panier d’un devin guérisseur (illustration 4) est présenté dans le registre d’inventaire du musée en 1930 22:

typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismemagiePanier contenant des ody, appartient à un sorcier, fabriquant et vendeur d’ody (charmes). Il prenait les plantes, suivant le destin des hommes fixé par l’astrologie, aux jours fastes et aux heures fastes, suivant la position des étoiles, de la lune, etc. Il consacrait des idoles, charmes, suivant les indications du Sikidy, divination, avec les incantations, les fumigations rituelles. Toutes ces "malpropretés" avaient une grande valeur, depuis quelques sous jusqu’à des centaines de francs (payés généralement en bœufs, ce qui élevait le prix). On trouve de ces ody payés jusqu’à 250 bœufs et n’ayant d’autre apparence que celle d’une racine, d’un morceau de bois ou d’une brindille quelconque.
Figure 4 - Panier contenant des objets magiques . Madagascar, royaumes sakalava. 19- début du 20 siècle. Fibre
            végétale, bois, graines, fruits, feuilles. H 21 cm. Don du pasteur
            Henry Rusillon au MEG en 1930. MEG inv. ETHAF 012423. Photo J.
            Watts.
Figure 4. Figure 4 - Panier contenant des objets magiques ody. Madagascar, royaumes sakalava. 19e- début du 20e siècle. Fibre végétale, bois, graines, fruits, feuilles. H 21 cm. Don du pasteur Henry Rusillon au MEG en 1930. MEG inv. ETHAF 012423. Photo J. Watts.

19construction des savoirstraditionreligion typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismemagieLe pasteur Grébert, lui, qui est un artiste, use de son talent graphique pour consigner toutes ses observations de terrain par le dessin (illustration 5). Il répertorie et classe les objets magico-religieux qu’il réunit pour le Musée d’ethnographie avec la plus grande rigueur et fait part au conservateur Pittard de ses réserves quant à l’interprétation de leurs usages. Dans un courrier du 23 juillet 1917, le missionaire mentionne les questionnaires qu’il compte distribuer systématiquement aux « sorciers » fang une fois qu’il aura maîtrisé leur langue et contextualise ses recherches23 :

Dans ma dernière lettre, j’ai décrit les usages des fétiches que j’ai groupés par séries : crânes, cornes, bouts de fusils, petits paquets. Vous les retrouverez liés ensemble par séries faciles à reconnaitre. Quant à savoir discerner ce que chaque fétiche signifie, je ne saurais, il est antiscientifique d’affirmer à peu près en vous disant : je crois que les cornes sont pour tel usage, les paquets pour tel autre. Les seuls dont je suis certain, ce sont ces extrémités de fusil que les Pahouins ont aplati pour en faire un récipient contenant la médecine bonne à faire réussir les coups. Je n’ai pas souvenir que ce soit le contenant, corne ou autre qui ait la valeur médicale mais plutôt le contenu […] J’ai recueilli pas mal de notes là-bas sur ces sujets mais je ne m’y fie plus, ce sont des notes de débutant demandant à être révisées.
Figure 5 - Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert
            « Afrique Équatoriale Française – Ogooué »,  81. MEG ETHAF inv. 800035. Photo J.
            Watts.
Figure 5. Figure 5 - Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert « Afrique Équatoriale Française – Ogooué », folio 81. MEG ETHAF inv. 800035. Photo J. Watts.

20pratiques savantespratique rituelleLa façon dont très concrètement Rusillon ou Grébert assemblent les corpus d’objets magico-religieux sur leurs terrains respectifs ne fait cependant l’objet d’aucune explication. Leurs interactions avec les responsables des rituels, les devins thérapeutes et leurs patients ne nous sont pas transmises sauf lorsqu’il s’agit de mettre en exergue la conversion de nouveaux fidèles. Le pasteur Grébert justifie ainsi le processus d’abandon du culte des ancêtres, par les lignages fang, dans un article consacré aux figures de reliquaire byeri de la Revue des musées de Genève 24 :

Les byeri, encore redoutés, mais devenus inutiles, sont apportés librement aux missionnaires, c’est ce qui vaut au Musée d’ethnographie de Genève d’en posséder quelques exemplaires.

21C’est par exemple par la légende du dessin en folio 197 (illustration 6) de son célèbre album Afrique Équatoriale Française – Ogooué, réalisé sur le terrain entre 1913 et 1932 25 que le missionnaire renseigne très précisément les circonstances de son acquisition d’un reliquaire complet nsekh-o-byeri (illustration 7) :

pratiques savantespratique rituellesacrificeSacrifice sanglant sur les crânes des ancêtres (Byeri) sortis de leur boite en écorce ornée ici de la statue de Mba Baña, père de la tribu Esibaña, image des esprits de quatre générations de crânes (donc avant l’arrivée des Blancs vers 1872). Apporté à Talagouga par suite de la conversion du chef de la tribu, à Nengeyñ, 1927.
Figure 6 - Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert
            « Afrique Équatoriale Française – Ogooué »,  197. MEG ETHAF inv. 800035. Photo J.
            Watts.
Figure 6. Figure 6 - Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert « Afrique Équatoriale Française – Ogooué », folio 197. MEG ETHAF inv. 800035. Photo J. Watts.
Figure 7 - Reliquaire fang betsi . Gabon, Moyen-Ogooué, région de
            Ndjolé. 19 siècle. Bois, écorce, fer, fibres
            végétales, ossements humains. H 61 cm. Acquis en 1936 du pasteur
            Fernand Grébert, lequel l’avait lui-même reçu en « gage de
            conversion » des mains du chef du clan Esibaῆa à la station
            missionnaire de Talagouga. MEG inv. ETHAF 015232. Photo J.
            Watts.
Figure 7. Figure 7 - Reliquaire fang betsi nsekh-o-byeri. Gabon, Moyen-Ogooué, région de Ndjolé. 19e siècle. Bois, écorce, fer, fibres végétales, ossements humains. H 61 cm. Acquis en 1936 du pasteur Fernand Grébert, lequel l’avait lui-même reçu en « gage de conversion » des mains du chef du clan Esibaῆa à la station missionnaire de Talagouga. MEG inv. ETHAF 015232. Photo J. Watts.

22Considéré comme l’une des « icônes » du MEG, ce reliquaire est au cœur des débats qui dénoncent l’exhibition de restes humains dans les vitrines muséales26 mais aussi l’impossible réappropriation symbolique, par les sociétés victimes des captures patrimoniales de l’ère coloniale, de leurs objets sacrés, dès lors qu’ils ont été désinvestis de leurs fonctions sociales27.

23Rares sont les mots du pasteur Rusillon qui explicitent ou suggérent l’acquisition, négociée comme forcée, d’objets de dévotion ou de divination auprès de leurs possesseurs. Il exprime surtout assez clairement la ténacité des croyances ancestrales qui survivent au sein des familles récemment converties au christianisme et encore détentrices d’objets magico-religieux. Une étiquette de sa main, presque effacée mais encore attachée à un talisman composé d’un fuseau de verre facetté et d’une pièce de cinq francs français (illustration 8), précise :

Vakana tsy leondoza et ariary (Cinq Francs). Provenance - la conversion d’une femme et de son mari. Marovoay 1915 sept. Gens instruits […] ce que […] que pas plus […] l’instruction que la civilisation […] changer le fonds du cœur.
Figure 8 - Talisman  composé d’un
            fuseau de verre et d’une pièce de cinq francs. Madagascar, Boïna.
            Fin du 19e siècle. Don de Jean-Paul Rusillon en 2014. « Acquis »
            auprès d’un couple sakalava par le pasteur Henry Rusillon en 1915
            à Marovoay MEG inv. ETHAF 066842. Photo J. Watts.
Figure 8. Figure 8 - Talisman ody composé d’un fuseau de verre et d’une pièce de cinq francs. Madagascar, Boïna. Fin du 19e siècle. Don de Jean-Paul Rusillon en 2014. « Acquis » auprès d’un couple sakalava par le pasteur Henry Rusillon en 1915 à Marovoay MEG inv. ETHAF 066842. Photo J. Watts.

24Plus tôt, en 1906, le missionnaire consacra une chronique du Journal des missions évangéliques à l’histoire d’un talisman puissant, le sampy rakelimazala (illustration 9). Elle commence sur un ton narquois par le récit de sa confiscation à son gardien28. Ce dernier l’avait longtemps dissimulé malgré l’ordre royal de détruire les idoles, promulgué en 1881 29:

Il y a quelques semaines, lors d’une réunion de mpitandrina [présidents de petites communautés indigènes du district d’un missionnaire]  […] on m’apporte un panier malgache. […] une vieille loque, quelques morceaux de bois, quelques haricots, un peu de graisse, du gingembre. […] L’évangéliste se découvrant, m’informa solennellement, en de longues circonlocutions, qu’en visitant les membres de l’église d’Ambohijafy, le nouveau mpitandrina avait découvert Rakelimalaza d’Ambohijafy, et qu’on la lui avait donnée […] Ce qu’on ignorait, ou du moins ce qu’ignoraient les profanes, c’est qu’ Ambohijafy était le siège d’une idole, laquelle se trouvait chez un homme qui s’était fait inscrire comme protestant, payait sa part de frais de culte et habitait une vieille maison de bois. Il y est toujours, du reste, et cette maison qui rappelle le « bon vieux temps » était bien digne d’abriter Rakelimalaza
Figure 9 - Talisman sacré . Madagascar. Ambohijafy (Tananarive), Merina.
            19 siècle. Fibre, bois. H du grand panier
            22 cm. Don du pasteur Henry Rusillon en 1930. Confisqué à son
            gardien en 1906. MEG inv. ETHAF 012468. Photo J. Watts.
Figure 9. Figure 9 - Talisman sacré sampy Rakelimazala. Madagascar. Ambohijafy (Tananarive), Merina. 19e siècle. Fibre, bois. H du grand panier 22 cm. Don du pasteur Henry Rusillon en 1930. Confisqué à son gardien en 1906. MEG inv. ETHAF 012468. Photo J. Watts.

Ethnographier les croyances « païennes »

25matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptioncarnetDes carnets de leurs « terrains », malheureusement disparus, les pasteurs Rusillon, Grébert et Burnier ont extrait, à chaque retour d’Afrique, des essais à portée ethnographique en marge de leurs récits apostoliques.

26Ainsi, si la première version d’Un culte dynastique avec évocation des morts chez les Sakalaves : le "Tromba" 30 parait en 1912, son auteur, Rusillon, en rédige un nouveau résumé en 1936, intitulé Le rêve et le Tromba 31, aux Presses universitaires de France dans la collection des Études philosophiques. L’Institut suisse d’anthropologie générale publie dans ses Archives, en 1928, les considérations de Grébert sur L’art musical chez les Fang du Gabon 32 puis les Notes d’ethnographie zambézienne 33 rédigées par Burnier en 1946 .

27pratiques savantespratique artistiquephotographie inscription des savoirsgenre éditorialrevueParallèlement aux revues scientifiques, la Société des missions évangéliques édite aussi les monographies illustrées des trois missionaires. En 1922, Les Âmes primitives 34 de Burnier et Au Gabon (Afrique équatoriale française) 35 de F. Grébert ; puis en 1933, le volumineux Un petit continent : Madagascar 36 , l’œuvre maîtresse de Rusillon. Dans son opuscule, Burnier se focalise sur les pratiques magico-religieuses et divinatoires des « Zambéziens », qu’il a, par ailleurs, abondamment photographiées (illustration 10), tandis que Grébert, comme Rusillon d’ailleurs, développe plusieurs chapitres sur le « pays », les habitants, la langue, l’histoire, la parenté et les structures sociales, les arts, etc., en complément de ceux dédiés aux religions locales et à l’œuvre chrétienne en conclusion. Cette exhaustivité est saluée par Eugène Pittard dans sa préface d’Un petit continent : Madagascar, qu’il qualifie de « Manuel de Madagascar » et « d’ouvrage de probité »37. Évoquant le devenir du peuple malgache, le conservateur du musée d’ethnographie en profite pour dénoncer aussi les violences de la colonisation et défendre à nouveau la dualité des activités d’un pasteur « sur le terrain38 » :

Sans doute, M. Rusillon le considère, cet avenir, du point de vue chrétien. Mais un ethnographe doit se débarrasser de toute raison subjective. En se mettant « au-dessus de la mêlée », on peut discerner dans la vie transformée des indigènes bien des troubles graves dont les causes sont venues d’Europe.
Figure 10 -  Tirage
            photographique de Théophile Burnier. Zambie, entre 1899 et 1916.
            MEG ETHPH 421470.
Figure 10. Figure 10 - La danse du fusil. Tirage photographique de Théophile Burnier. Zambie, entre 1899 et 1916. MEG ETHPH 421470.

28C’est en 1929, avec Paganisme, observations et notes documentaires, qu’Henry Rusillon livre sa contribution synthétique à l’étude des religions en définissant les formes du paganisme à partir de ses travaux malgaches sur les transes du culte tromba, le système divinatoire sikidy, les rites funéraires (illustration 11) et l’usage des talismans ody. Dans son « avertissement », il exprime avec une grande honnêteté les limites de son observation rationnelle de ces pratiques religieuses païennes39 :

 Ici, c’est un missionnaire de Madagascar qui écrit, Il essaie de se mettre à la place de ceux dont il parle, sans se faire grande illusion sur les résultats. Il base généralement ses observations sur les faits dont il a été témoin, mais il ne s’est pas interdit d’ouvrir quelques fenêtres pour voir plus loin et plus haut.
Figure 11 - .
            Tirage photographique d’Henry Rusillon. Madagascar, entre 1904
            et 1924. MEG ETHPH 421426.
Figure 11. Figure 11 - Les pleureuses des morts. Tirage photographique d’Henry Rusillon. Madagascar, entre 1904 et 1924. MEG ETHPH 421426.

29L’édition de Paganisme révèle aussi la complicité des trois « missionnaires-ethnographes ». La thèse de Rusillon, étayée par ses démonstrations malgaches, est aussi nourrie par leurs correspondances cultuelles et divinatoires en territoire fang ou lozi, preuve de la circulation des observations relevées par chacun d’entre eux sur leurs terrains respectifs40. C’est aussi l’artiste Grébert qui signe toutes les illustrations de cet opuscule qui représentent des objets magico-religieux comme des lieux de culte gabonais, zambiens ou malgaches (illustration 12).

Figure 12 - « Composition malgache » dessinée par le pasteur
            Fernand Grébert pour la couverture du  d’Henry Rusillon, publié en 1929 par
            la Société des missions évangéliques.
Figure 12. Figure 12 - « Composition malgache » dessinée par le pasteur Fernand Grébert pour la couverture du Paganisme d’Henry Rusillon, publié en 1929 par la Société des missions évangéliques.

Valoriser l’authenticité et garder trace d’un patrimoine en danger

30construction des savoirstraditionpatrimoine matérielDans ce contexte d’exploitation coloniale, l’ambivalence des activités du « missionnaire-ethnographe » comporte surtout un volet patrimonial, traduit par la « collecte » dont profitent abondamment les institutions muséales mais aussi par la production d’une iconographie « de terrain » comme les dessins croqués en pays fang par Grébert (icono 13) ou les « récits » photographiques de Burnier au Barotseland 41. Tel un reporter, ce dernier a couvert l’arrivée, sur le Zambèze, des pirogues royales lors de la visite de la reine Mokuae à la station missionnaire de Lukona, en mai 1911 (icono 14) ou les obsèques du grand roi Lewanika en février 1916, suivie des cérémonies d’intronisation de son fils Yeta III en 1916 (illustration 15).

Figure 13 - Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert
            « Afrique Équatoriale Française – Ogooué »,  82. MEG ETHAF Inv. 800035. Photo J.
            Watts.
Figure 13. Figure 13 - Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert « Afrique Équatoriale Française – Ogooué », folio 82. MEG ETHAF Inv. 800035. Photo J. Watts.
Figure 14 -  Zambie, mai 1911Tirage photographique extrait du récit
            illustré de Théophile Burnier, , p. 14. 1911. MEG ETHPH 421469.
Figure 14. Figure 14 - La pirogue de la reine Mokuae, en visite à la station de Lukona. Zambie, mai 1911.Tirage photographique extrait du récit illustré de Théophile Burnier, Une visite royale, p. 14. 1911. MEG ETHPH 421469.
Figure 15 - L’intronisation de Yeta III, successeur de
            Lewanika et souverain du royaume lozi (Barotseland). Tirage
            photographique de Théophile Burnier. Zambie, 1915. MEG ETHPH
            421470.
Figure 15. Figure 15 - L’intronisation de Yeta III, successeur de Lewanika et souverain du royaume lozi (Barotseland). Tirage photographique de Théophile Burnier. Zambie, 1915. MEG ETHPH 421470.

31construction des savoirstraditionCette inquiétude devant l’effacement des traditions au profit de la « modernité » coloniale semble aujourd’hui le comble de la posture paradoxale de ces missionnaires savants, profondément conscients de la richesse culturelle de ces « Autres » auxquels ils imposent pourtant sereinement, par l’évangélisation, la déconstruction de leur héritage spirituel. Ce zèle tous azimuts est perceptible dans l’un des nombreux courriers adressés par Rusillon à Eugène Pittard, daté de 1929, et qui accompagne le dépôt d’objets au musée42 :

pratiques savantespratique rituelleIl s’agit surtout d’objets concernant le culte et les pratiques païennes. Tout est authentique, a servi plus ou moins longtemps et pour certains objets (cornes, cannes, idoles fétiches) plusieurs générations. En réunissant tous les objets du Tromba cela fait un tout complet, des cannes à la coupe et une pastille pour le feu du sacrifice. […] Le tout n’a guère de valeur marchande, mais en a une réelle au point de vue des idées et de l’histoire religieuse qui va se transformant avec rapidité. Tout cela, comme me disait un païen « c’est le prix de la vie » pour les indigènes non évolués.

32Les mots « authenticité » et « disparition » soutiennent toute l’œuvre dessinée et aquarellée de Grébert dont le MEG conserve les deux volumes originaux de l’album Afrique Équatoriale Française - Ogooué 43 qu’il a réalisé sur le terrain gabonais, entre 1913 et 1932 (illustration 16). Témoin et acteur lui-même du bouleversement inéluctable de la société fang, cet homme à la triple vocation missionnaire, artistique et ethnographique a créé, en temps réel, une véritable encyclopédie en images. La table des matières qu’il rédige en 1932, est sans équivoque :

matérialité des savoirssupportsupport de communicationexposition inscription des savoirsvisualisationimagedessin 1913-1932. TABLE DES MATIERES des 1500 dessins dont 931 gravures de matériaux sur 10 sujets représentant 46 espèces de documents sur une civilisation autochtone, en disparition, des Fangs ou Pahouins, et dont l’authenticité ne peut plus être reconnue après 1925 (après l’invasion de nombreux commerçants et coupeurs remplaçant les produits d’art indigène par la pacotille ménagère et vestimentaire européenne ; et des objets sont fabriqués sur demande en vue de l’exposition coloniale de Vincennes. 1931.)
Figure 16 - Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert en
            deux volumes, « Afrique Équatoriale Française – Ogooué De 1913 –
            (1917) à 1932». MEG ETHAF inv. 800035.
            Photo J. Watts.
Figure 16. Figure 16 - Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert en deux volumes, « Afrique Équatoriale Française – Ogooué De 1913 – (1917) à 1932 ». MEG ETHAF inv. 800035. Photo J. Watts.

33Répartis en deux grandes sections, « Ethnographie » et « Le pays et les habitants », tous les sujets sont classés typologiquement. Chaque croquis fait l’objet d’une légende succincte. Les dessins, crayonnés ou aquarellés sont d’une rare précision mais leur auteur laisse parfois transparaître sa nostalgie et sa fantaisie (illustration 17) au fil des planches savamment composées.

Figure 17 - « Esprit se préparant à manger des
            mille-pattes ». Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert
            « Afrique Équatoriale Française – Ogooué »,  93. MEG ETHAF inv. 800035. Photo J.
            Watts.
Figure 17. Figure 17 - « Esprit se préparant à manger des mille-pattes ». Album d’aquarelles du pasteur Fernand Grébert « Afrique Équatoriale Française – Ogooué », folio 93. MEG ETHAF inv. 800035. Photo J. Watts.

34Très sensible à la culture matérielle qu’il a collectionnée pour le compte des musées d’ethnographie de Genève et de Neuchâtel, Grébert s’attellera, après son retour prématuré en Suisse, à sa Monographie ethnographique des tribus Fang. Bantous de la forêt du Gabon 44. Ce manuscrit, qu’il copie en six exemplaires en 1940, présente, tel un catalogue, trente-six planches coloriées d’artefacts ou de sujets répertoriés en séries (illustration 18). Quelques années plus tôt, en 1934, alors qu’il vient de quitter la station de Talagouga et le Gabon pour toujours, Grébert rédige, sous sa casquette d’expert de la culture fang, un pamphlet contre l’économie coloniale dans la revue Africa. Journal de l’Institut international de langues et civilisations africaines publiée à Londres. Son texte, « Arts en voie de disparition au Gabon », martèle les causes et les conséquences de l’abandon des savoir-faire autochtones et témoigne d’un constat alarmant45 :

Puisant dans une collection personnelle de croquis de plusieurs centaines d’objets divers, réunis depuis 1913, et comparant avec ce qui a été vu dans les dernières tournées de village de 1931, nous pouvons établir assez nettement la liste des arts disparus et en voie de disparition.
Figure 18 - « Fétichisme », folio 33 de la Monographie
            ethnographique des tribus Fang, Bantous de la forêt du Gabon
            (Afrique équatoriale française) de Fernand Grébert (1940).
Figure 18. Figure 18 - « Fétichisme », folio 33 de la Monographie ethnographique des tribus Fang, Bantous de la forêt du Gabon (Afrique équatoriale française) de Fernand Grébert (1940).

35construction des savoirspolitique des savoirscolonialismeIl s’achève sur une conclusion accusatrice qui, en cette ère coloniale, se singularisait par sa violence46 :

Les descendants des Fan [Fang] mangeurs d’hommes devront, pour connaître leurs arts passés, venir en Europe contempler dans nos musées l’habileté ancestrale, et si les barbares modernes ne détruisent pas toutes nos bibliothèques, ils pourront lire leur passé et se demanderont si, dans certains domaines, « moderne » signifie toujours progrès.

36Ces propos résonnent désormais tels d’amers présages de la dénonciation, brûlante aujourd’hui, du colonialisme responsable du désastre non seulement patrimonial mais civilisationnel qu’a irrémédiablement causé la translocation des biens culturels de populations asservies dans les institutions muséales des nations impérialistes.

Conclusion

37espaces savantscirculationmission typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnographie espaces savantslieumuséeAu sein du Musée d’ethnographie de Genève, l’historiographie des « terrains » missionnaires est sans cesse nourrie de nouvelles archives, photographies et artefacts qu’offrent à l’institution les descendants suisses romands des premiers « pasteurs ethnographes ».

38construction des savoirstraditiontransmissionCes « collections témoins » sont autant de clefs de compréhension des corrélations forcées entre science et religion qui résument toute l’ambivalence de la posture missionnaire dans l’étude des « Autres » non chrétiens. Dans la perspective d’une transmission transparente de ce savoir aux publics, une lecture critique du matériel noté, dessiné et photographié par ces missionnaires devient cruciale, associée à l’analyse la plus rigoureuse des corpus d’objets captés dans un contexte contraignant pour leurs créateurs et leurs propriétaires.

39L’existence même, au sein des musées, de ces « panoramas culturels et religieux » de sociétés soumises à l’évangélisation pose silencieusement la question des absences. Combien d’artefacts « rassemblés » par les missionnaires pratiquant une ethnographie parallèle à leur devoir apostolique, pour combien d’objets cultuels simplement confisqués et détruits ? Dans les archives du MEG, une lettre de l’ethnologue allemand Hans Himmelheber (1908-2003), adressée à Eugène Pittard en mai 1938 depuis le Congo, illustre ces pratiques déprédatrices47 :

Au Gabon, j’ai fait un voyage de cinq mois sans résultats. Quoique économiquement pas pénétré, le Gabon est christianisé jusqu’aux coins les plus cachés et cela depuis longtemps. Les pères m’ont souvent raconté avec fierté comment ils ont ramassé les fétiches et les masques, les ont jeté dans un kanu [pirogue] et mis à mort au milieu du fleuve ou bien ils les ont brûlés ou jetés dans des trous. C’était bien dégoûtant de marcher, marcher jours après jours pendant cinq mois sans rien trouver, sauf quelques pièces très mauvaises.
Notes
1.

Buyssens, 2011, p. 18-19.

2.

Émanant du mouvement du Réveil, la Société des missions évangéliques de Paris (SMEP) est l’ancêtre du Service protestant de missions, DÉFAP dont le siège et le centre de documentation se situent au 102 boulevard Arago à Paris (https://www.defap.fr).

3.

L’anthropologue Eugène Pittard (1867-1962) est nommé conservateur du Musée d’ethnographie en 1910. Il n’en devient le directeur qu’en 1935. Il s’investit pourtant dès les balbutiements de cette nouvelle institution en tant que membre de la commission du « Musée Mon-Repos », annexe du Musée archéologique en publiant, en 1901, une brochure intitulée À propos du futur musée. Les collections ethnographiques.

4.

Zorn, 2007, p. 31-50.

5.

Journal des missions évangéliques (JME), 1842, p. 426-427.

6.

Arbousset, 1842.

7.

Coillard, 1899.

8.

Casalis, 1959 (réédition de 1933).

9.

JME, 1896, p. 356.

10.

JME, 1896, p. 357.

11.

Buyssens, 2011, p. 19.

12.

Inventaire manuscrit original du Musée des missions. Archives du MEG.

13.

Eugène Pittard devient conservateur de la collection ethnographique en 1910.

14.

Buyssens, 2012, p. 10.

15.

« Après une première expédition au nord du Transvaal en 1873 de deux missionnaires suisses du Lesotho, Adolphe Mabille et Ernest Creux, et de trois catéchistes originaires du Transvaal venus étudier au Lesotho, le synode de l’Église évangélique libre du canton de Vaud décide de prendre en charge une nouvelle mission dans cette région. Cette décision est le résultat d’un conflit entre cette Église et la direction de la SMEP, conflit soldé par la création, en 1883, de la Mission suisse romande ». Cf. Zorn 2000, p. 29-40.

16.

Le Roy, 1906, p. 3-10.

17.

Couve dans Rusillon, 1929, p. 5-7.

18.

Henri Alexandre Junod (1863-1934) publie le fameux The Life of a South African Tribe, une somme ethnographique consacrée aux Ronga, en 1911-1912, et devient membre d’honneur du Royal Anthropological Institute de Londres. Voir Reubi, 2004, p. 197-214.

19.

Harries, 2007.

20.

L’éloge funèbre de Théophile Burnier sous la plume d’Eugène Pittard a paru au Journal de Genève le 14 janvier 1948.

21.

Burnier, 1922, p. 3.

22.

Notice d’inventaire 012423, registre manuscrit original du MEG pour l’année 1930. Archives du MEG.

23.

Courrier de Fernand Grébert adressé à Eugène Pittard le 23 juillet 1917. Archives du MEG, CH-AVG 350.A. 1.1.1.4/12.

24.

Grébert, 1945, p 3.

25.

Le fac-similé des deux albums manuscrits, Le Gabon de Fernand Grébert 1913-1932, a été publié en 2003 par le Musée d’ethnographie de Genève et les Éditions D.

26.

En 2014, à l’ouverture de son exposition de référence, Les archives de la diversité humaine, le MEG a publié en ligne une déclaration sur la présence de restes humains au sein du parcours muséal : http://www.ville-ge.ch/meg/emeg/doc/restes_humains.php

27.

Sarr, Savoy, 2018, p. 53.

28.

Rusillon, 1906, p. 213-220.

29.

Le Code des 305 Articles, promulgué par la Reine Ranavzlona II, le 29 Mars 1881, stipulait la condamnation à la prison et à la destruction de sa maison tout individu convaincu d’avoir possédé une idole et d’avoir usé des charmes ody.

30.

Rusillon, 1912.

31.

Rusillon, 1936, p. 18-22.

32.

Grébert, 1928, p. 75-86.

33.

Burnier, 1946, p. 92-107.

34.

Burnier, 1922.

35.

Grébert, 1922.

36.

Rusillon, 1933.

37.

Pittard dans Rusillon, 1933, p. 3-8.

38.

Ibid.

39.

Rusillon, 1929, p. 9-11.

40.

On trouve ainsi en page 78 de Paganisme (Rusillon, 1929), l’illustration de F. Grébert représentant une scène de consultation divinatoire encadrée par tous les éléments composant le panier d’un devin lozi, dont la pratique a été étudiée par T. Burnier en Zambie, légendée ainsi : « Contenu du panier d’osselets appartenant à M. le Missionnaire Th. Burnier. Jeu de 82 pièces permettant d’obtenir des indications pour toutes les circonstances de la vie. Les paniers contiennent quelquefois un nombre de pièces plus ou moins grand. »

41.

En 2015, le MEG a reçu 330 plaques de verre constituant la collection de photographies zambiennes de Théophile Burnier, entre 1899 et 1916.

42.

Courrier d’Henry Rusillon adressé à Eugène Pittard le 9 décembre 1929. Archives du MEG, CH-AVG 350.A. 1.1.2.1/5.

43.

L’album d’aquarelles du pasteur Grébert en deux volumes, intitulé «Afrique Équatoriale Française- Ogooué », a été déposé au MEG par sa famille en 1995. Il est inscrit dans les collections sous le numéro MEG ETHAF 800035.  

44.

Grébert, 1940.

45.

Grébert, 1934, p. 86.

46.

I bid., p. 88.

47.

Courrier d’Hans Himmelheber adressé à Eugène Pittard le 23 mai 1938. Archives du MEG, CH-AVG 350.A.1.1.2.3.

Appendix A Bibliographie

  1. Arbousset, 1842 : Thomas Arbousset, Relation d’un voyage d’exploration au nord-est de la colonie du Cap de Bonne-Espérance : entrepris dans les mois de mars, avril et mai 1836 par mm. T. Arbousset et F. Daumas, Paris, A. Bertrand.
  2. Burnier, 1922 : Théophile Burnier, « Âmes primitives. Contribution à l’étude du sentiment religieux chez les païens animistes », Récités missionnaires illustrés, 15, Paris, Société des missions évangéliques.
  3. Burnier, 1946 : Théophile Burnier, « Notes d’ethnographie zambézienne », Archives suisses d’anthropologie générale, 12, p. 92-107.
  4. Buyssens, 2011 : Danielle Buyssens, « Le Musée des missions de la Salle de la réformation », Totem. Le magazine du MEG, 59, p. 18-19.
  5. Buyssens, 2012 : Danielle Buyssens, « Qui a créé le Musée d’ethnographie de Genève ? », Totem. Le magazine du MEG, 63, p. 10-11.
  6. Casalis, 1933 : Eugène Casalis, Les Bassoutos ou vingt-trois années d’études et d’observations au Sud de l’Afrique, Paris, Ch. Meyrueis (1859).
  7. Coillard, 1899 : François Coillard, Sur le Haut-Zambèze : voyages et travaux de mission, Paris, Berger-Levrault & C.
  8. Grébert, 1922 : Fernand Grébert, Au Gabon (Afrique équatoriale française), Paris, Société des missions évangéliques.
  9. Grébert, 1928 : Fernand Grébert, « L’art musical chez les Fang du Gabon », Archives suisses d’Anthropologie générale, 5-1, p. 75-86.
  10. Grébert, 1934 : Fernand Grébert, « Arts en voie de disparition au Gabon », Africa. Journal de l’Institut international de langues et civilisations africaines, 7-1, p. 82-88.
  11. Grébert, 1940 : Fernand Grébert, Monographie ethnographique des tribus Fang, Bantous de la forêt du Gabon (Afrique équatoriale française), Genève (manuscrit en six exemplaires, dactylographié avec des dessins originaux de l’auteur).
  12. Grébert, 1945 : Fernand Grébert, « Ethnographie du Gabon : le fétiche "byéri" », Musées de Genève, 2-5, p. 3.
  13. Grébert, 2003 : Le Gabon de Fernand Grébert 1913-1932, reproduction en fac-similé des deux albums manuscrits de F. Grébert, Genève, Musée d’ethnographie de Genève, Éditions D, Cinq Continents.
  14. Harries, 2007 : Patrick Harries, Butterflies & barbarians : Swiss missionaries & systems of knowledge dans South-East Africa, Oxford, James Currey.
  15. JME, 1842 : « Variétés », Journal des missions évangéliques, 17e année, p. 426-427.
  16. JME, 1896 : « Nouvelles et Variétés, Un Musée des missions à Genève », Journal des missions évangéliques, 51e année, p. 356-357.
  17. Le Roy, 1906 : Alexandre Le Roy, « Le rôle scientifique des missionnaires », Anthropos, p. 3-10.
  18. Pittard, 1901 : Eugène Pittard, À propos du futur musée. Les collections ethnographiques, Genève.
  19. Reubi, 2004 : Serge Reubi, « Aider l’Afrique et servir la science : Henri Alexandre Junod, missionnaire et ethnographe (1863-1934) », Revue historique neuchâteloise, p. 197-214.
  20. Rusillon, 1906 : Henry Rusillon, « Rakelimazala : l’histoire d’une divinité malgache », Journal des missions évangéliques, 61e année, p. 213-220.
  21. Rusillon, 1912 : Henry Rusillon, Un culte dynastique avec évocation des morts chez les Sakalaves de Madagascar : le " Tromba", Paris, Bibliothèque d’histoire religieuse.
  22. Rusillon, 1929 : Henry Rusillon, Paganisme : observations et notes documentaires, Paris, Société des missions évangéliques.
  23. Rusillon, 1933 : Henry Rusillon, Un petit continent : Madagascar, Paris, Société des missions évangéliques.
  24. Sarr, Savoy, 2018 : Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, Philippe Rey-Seuil.
  25. Thébault, 1960 : Eugène Pierre Thébault (éd.), Code des 305 articles : promulgué par la Reine Ranavalona II, le 29 mars 1881 : texte malgache intégral, avec traduction française et notes bibliographiques, Tananarive, Imprimerie officielle.
  26. Zorn 2007 : Jean-François Zorn, « Entre mémoire et histoire : l’historiographie missionnaire protestante francophone relue d’un point de vue géographique », Histoire et missions chrétiennes, 1, p. 31-50.
  27. Zorn 2000 : Jean-François Zorn, « 125 ans de Mission romande : quel enseignement pour nous aujourd’hui ? », dans « Musée ou laboratoire ? Mise en perspective de 125 ans de Mission suisse en Afrique australe », Le Fait Missionnaire, 9, p. 29-40.