Alessandro Buccheri

Abstract

When, in Sophocles’ Philoctetes, Neoptolemus returns Philoctetes’ bow, which he had previously stolen, to him, Philoctetes testifies to the sameness of Neoptolemus’ and Achilles’ moral standards: “I agree, son: you showed (edeixas) the phusis from which you sprang” (1310-11). The character of Neoptolemus is in fact built upon a cultural model widespread in ancient Greek texts (a son is expected to resemble his father to the utmost degree); the way in which Philoctetes confirms the resemblance between Neoptolemus and Achilles fits into a schema shared by other narratives: they center on the necessity for a hero to prove his filial identity, which usually requires the validation of an external judge in a precise setting. The semantic analysis of the expression ten phusin d’ edeixas suggests that we should not differentiate, in this case, between the idea of “showing” and that of “demonstrating”: phusis refers, at once, to a moral character, a genealogical tie and a visible aspect.

1construction des savoirsépistémologiemodèle acteurs de savoirqualités personnelles construction des savoirsvalidationdémonstrationLe rapport de Néoptolème au modèle de vertu héroïque incarné par son père Achille est problématisé tout au long du Philoctète de Sophocle, jusqu’au moment où Philoctète affirme, une fois pour toutes : τὴν φύσιν δ' ἔδειξας, que l’on peut traduire provisoirement par « tu as montré ton hérédité morale » – celle d’Achille, bien entendu1. Il s’agira ici d’explorer cet acte de validation de l’identité filiale de Néoptolème accompli par Philoctète, notamment à travers l’étude des modèles culturels qu’il implique. D’abord, nous situerons la séquence qui nous intéresse dans le développement du drame et par rapport aux thèmes qui en modèlent la structure, en particulier le thème du lien entre mots et actes, et celui de la relation de Néoptolème au modèle achiléen. Ensuite, nous analyserons la manière dont le mot φύσις est employé dans la construction de l’opposition entre l’héritage paternel de Néoptolème et les enseignements qu’il reçoit d’Ulysse, opposition qui s’inscrit dans la lignée d’un modèle culturel – dont nous retrouvons les traces dans plusieurs textes anciens – qui présuppose et valorise la ressemblance entre pères et fils. À cette fin, nous étudierons trois scènes centrées autour du débat sur la φύσις de Néoptolème et du vol/restitution de l’arc, qui constituent un parcours culminant dans les vers 1308-1313. En outre, nous analyserons les unités qui composent l’acte de validation – situation, agents, critères – et mettrons en lumière d’un côté le lien qu’il entretient avec le thème récurrent problématisant le rapport entre mots et actes et, de l’autre, le fait qu’il est bâti à partir d’un modèle culturel d’« épreuves de filiation juste » également répandu en Grèce ancienne. Enfin, nous proposerons une analyse sémantique de l’expression τὴν φύσιν δ' ἔδειξας, en argumentant qu’il est nécessaire d’en garder la polysémie, sans imposer au texte une partition entre monstration et démonstration, en d’autres mots, sans réduire le verbe δείκνυμι à la seule expression métaphorique d’un procédé d’ordre intellectuel.

En guise d’introduction : au cœur du drame

2espaces savantscirculationexpédition construction des savoirspolitique des savoirsguerre acteurs de savoirstatutdevinLe Philoctète de Sophocle met en scène un épisode lié à la fin de la guerre de Troie 2. L’action se déroule sur l’île de Lemnos, imaginée comme un lieu désert. Le héros grec Philoctète y a été abandonné lors de l’expédition achéenne qui avait ouvert le conflit, dix ans auparavant. Mordu par un serpent sur l’île de Chrysé, Philoctète est blessé. Depuis, sa plaie ne se referme pas, il en émane une odeur terrible. Les Achéens donc, et notamment Ulysse, l’abandonnent, seul et malade, à Lemnos. Dix ans plus tard, la situation a changé. Le devin Hélénos apprend à l’armée grecque que jamais les Grecs ne pourront conquérir Troie sans Philoctète et son arc, l’arme que le héros a reçue des mains d’Héraclès. Il est nécessaire aussi que Néoptolème, le fils d’Achille (qui est mort entre-temps), participe à la guerre. Ulysse et Néoptolème se rendent donc à Lemnos, pour récupérer Philoctète et son arme. Plus précisément, Ulysse charge Néoptolème de gagner la confiance de Philoctète et de lui soustraire l’arc3. Le jeune homme est d’abord réticent : il ne veut pas accomplir des actions qu’il juge déjà douloureuses à entendre. S’il préférerait agir, se battre avec Philoctète, plutôt que le séduire par des discours, il accomplit pourtant le plan d’Ulysse. Cependant, la turpitude de cet acte, qui ne correspond pas au modèle de vertu incarné par son père Achille, le pousse finalement à affronter directement Ulysse et à rendre l’objet volé à son propriétaire. Après la sortie définitive d’Ulysse de la scène, Achille et Néoptolème échangent les vers suivants (1308-1313) :

Εἶἑν· τὰ μὲν δὴ τόξ' ἔχεις, κοὐκ ἔσθ' ὅτου
ὀργὴν ἔχοις ἂν οὐδὲ μέμψιν εἰς ἐμέ.
Ξύμφημι, τὴν φύσιν δ' ἔδειξας, ὦ τέκνον,
ἐξ ἧς ἔβλαστες, οὐχὶ Σισύφου πατρός,
ἀλλ' ἐξ Ἀχιλλέως, ὃς μετὰ ζώντων ὅτ' ἦν
ἤκου' ἄριστα, νῦν δὲ τῶν τεθνηκότων.
Bien ! Tu as ton arc, et il n’y a pas de raisons pour que tu sois en colère ou aies blâme envers moi.
J’en conviens, fils, tu nous a montré la phusis à partir de laquelle tu as bourgeonné, qui n’est pas celle d’un père comme Sisyphe, mais celle d’Achille, qui avait la meilleure renommée quand il était parmi les vivants, et qui l’a maintenant qu’il est parmi les morts.

3acteurs de savoirémotionconfiance acteurs de savoirmodes d’interactionalliance Néoptolème affirme que la réparation de ses fautes est accomplie, et donc que Philoctète n’a plus de raison de lui en vouloir, ni de le blâmer, ce à quoi acquiesce Philoctète. C’est un moment crucial : la reconnaissance de la valeur de Néoptolème permet la création d’un nouveau lien entre les deux personnages, cette fois sous une forme authentique, et non plus au sein d’une imposture, comme il l’avait été auparavant. L’arc, objet que Philoctète avait reçu des mains d’Héraclès et qui témoigne du lien noué autrefois entre ces deux figures héroïques, se fait le symbole de l’association définitive de Néoptolème au monde des valeurs héroïques qui est celui de Philoctète 4. Ainsi, bannies la ruse et la violence, par lesquelles Ulysse avait cherché à avoir le dessus sur Philoctète, un rapport de confiance s’instaure, ce qui constitue un point de départ pour que le héros abandonné puisse enfin réintégrer la société, aux marges de laquelle il avait été longtemps rejeté5. Fidèle à son nouvel engagement envers Philoctète, Néoptolème met en œuvre une dernière tentative pour persuader celui-ci de réintégrer la guerre, mais, face à son refus, s’apprête à renoncer à sa gloire future pour raccompagner Philoctète en Malide, sa terre natale. C’est Héraclès, ex machina, qui peut, grâce à son autorité, persuader Philoctète de rejoindre l’armée grecque à Troie, où il sera guéri et acquerra la renommée héroïque qui lui revient6. Les vers 1308-1313 qui scellent l’alliance de Philoctète et Néoptolème se placent donc au croisement de plusieurs thématiques structurant le drame : le rapport entre les paroles et les actes, l’éloignement initial puis l’adhésion du jeune Néoptolème au modèle paternel, le rôle de la confiance et de la persuasion comme éléments fondant la sociabilité humaine7. Pour analyser le moment marquant la réconciliation de Philoctète et Néoptolème, il est donc nécessaire de prendre en compte, tour à tour, le rôle de ces thématiques, à partir du rapport entre la figure de Néoptolème et celle d’Achille.

Ne pas être le fils de Sisyphe : l’héritage paternel de Néoptolème

4construction des savoirstraditionComme il l’a déjà été mentionné, dans les mots de Philoctète, la reconnaissance de la vertu de Néoptolème, et donc du nouveau lien qui s’établit entre les deux, se fait en référence à son identité de fils d’Achille. Néoptolème s’est montré noble tout comme son père l’était. Il a montré aussi qu’il n’était pas « le fils de Sisyphe ». Cette remarque renvoie à une tradition qui fait de Sisyphe, « le plus rusé parmi les mortels », le vrai père d’Ulysse 8. Il a donc montré qu’il n’appartient pas à la dimension morale de la ruse, celle d’Ulysse, mais au monde de l’aristeia, auquel bien sûr appartient le même Philoctète, et dans laquelle l’ascendance généalogique joue un rôle fondamental.

5acteurs de savoircommunautéfamille construction des savoirsvalidationlégitimationÀ l’arrière plan de la construction de la figure de Néoptolème – personnage qui ne figurait pas parmi les héros chargés de récupérer Philoctète et son arc dans les récits antérieurs à Sophocle dont nous avons connaissance9 – se trouve donc un modèle culturel très répandu en Grèce ancienne, qui fait du fils la réplique du père. Le fils est censé reproduire en tout son père : physiquement, témoignant par ce moyen aussi en être le fils légitime, aussi bien que moralement. Il s’agit d’un modèle ubiquitaire, que nous pouvons reconstruire à partir d’un grand nombre de textes grecs, dans les nombreuses déclinaisons qu’il connaît10. Chez Homère, par exemple, la ressemblance entre père et fils emprunte la forme du code héroïque : ressembler au père (que l’on souligne ou non le côté physique de la ressemblance) veut dire avant tout être à la hauteur de la renommée du parent11. Dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode la ressemblance devient l’un des bienfaits dont peuvent se réjouir les habitants de la cité administrée de manière juste12. Chez Hérodote, elle est la base de la reconnaissance des liens de filiation chez la population libyenne des Auses13. Elle occupait une place de choix dans des théories sur la génération des pré-platoniciens – pour autant qu’on puisse les reconstruire – et dans les théories biologiques hippocratiques et aristotélicienne14. Elle trouve sa place dans la tragédie, comme l’exprime d’une manière directe un fragment de l’Antigone d’Euripide : « l’opinion est en effet que les fils ressemblent aux pères15 » et elle comptait parmi les modèles humains que les auteurs grecs avaient projetés sur le monde animal16. En somme, sans multiplier les exemples, la ressemblance entre fils et père – que l’on peut souvent constater et qui fait l’objet d’une expérience commune – était culturellement mise en valeur en Grèce ancienne. Elle ressort comme un trait saillant dans les manières de concevoir ce qu’un fils était – ou devait être.

6construction des savoirstraditionhéritageLa notion clé autour de laquelle se joue l’affaire de la ressemblance dans le texte du Philoctète est la notion de φύσις. Dès le début de la tragédie, une opposition apparaît entre Ulysse et la figure d’Achille, entre le stratagème qu’Ulysse finit par imposer et cet « héritage paternel » de Néoptolème, c’est-à-dire tout ce que son père Achille, « le meilleur des Achéens », lui a légué en termes de comportement17. C’est Ulysse lui-même qui le reconnaît, aux vers 79-82, sur le mode de la captatio benevolentiae : « Je sais, fils, que par ta φύσις tu n’est pas né pour dire de pareilles choses, ni pour tendre des pièges, mais la victoire est douce à obtenir. Sois patient, nous apparaîtrons justes par la suite » (v. 79-82). Bien qu’il n’ait jamais connu son père, Néoptolème connaît bien sa renommée. En tant qu’homme vaillant, Achille n’aurait jamais accepté de remporter une victoire par la ruse. Il aurait choisi de convaincre honnêtement Philoctète, ou bien de l’affronter et de le vaincre au combat (v. 86-91 ; v. 102)18. Le thème de l’héritage paternel de Néoptolème en contraste avec la ruse d’Ulysse est longuement développé dans le drame et la mention de la φύσις marque les moments principaux de l’évolution de ce contraste. Les vers 1308-1313, dont nous sommes partis, constituent en fait le point culminant d’un parcours qui se condense dans deux scènes précédentes19. Nous devons donc nous intéresser au rapport entre les vers 1308-1313, le passage final du prologue que nous avons déjà évoqué et la scène qui suit l’obtention de l’arc par Néoptolème (v. 875-1004, et, en particulier, v. 901-905).

7acteurs de savoirémotionconfiance Néoptolème a gagné la confiance de Philoctète, au point de se voir confier son arc, pendant un accès de sa maladie. Il aurait donc accompli le plan d’Ulysse. Cependant, en reconnaissant la valeur de Philoctète et l’infâmie de son propre comportement, Néoptolème se résout à révéler à Philoctète la tromperie dont il a été la victime. Il commence par remarquer, en termes généraux, l’éloignement de ses actions par rapport à sa φύσις : « Tout est difficile, quand quelqu’un, en s’éloignant de sa φύσις, fait ce qui ne lui convient pas » (v. 902-903). La φύσις de Néoptolème est encore une fois ce qu’il a reçu de son père, comme on peut le déduire de la réponse de Philoctète. En effet ce dernier, qui ne voit pas où Néoptolème veut en venir et qui ne soupçonne pas être la victime de la ruse d’Ulysse, le rassure. Son comportement – sa (fausse) promesse d’aider Philoctète à regagner la Malide – est bien dans le sillon du modèle paternel : « Mais tu ne fais ni ne dis rien qui s’éloigne de celui qui t’a engendré (φυτεύσαντος, litt. « planté »), lorsque tu aides un homme noble » (v. 903-904)20. Mais Néoptolème sait bien qu’il va « apparaître infâme » (v. 905), lorsqu’il aura révélé le plan d’Ulysse dont il s’est fait le complice.

8typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langageétymologieCes vers sont très proches, au niveau thématique, de la deuxième moitié du prologue. Dans les deux cas, la φύσις est mise en avant comme ce qui devrait éviter à Néoptolème une action honteuse. Ce rappel est renforcé par un jeu étymologique (φύσει... πεφυκότα, v. 79 prolongé par ἔφυν... οὑκφύσας, v. 88-89 ; φύσιν... φυτεύσαντος, v. 902-905). Dans les deux cas, la discussion du comportement de Néoptolème est construite en termes de rapport entre parole et action (v. 79-80 et v. 86-87 ; v. 903-904). Se pose également la question de la reconnaissance postérieure dont bénéficieront ses actes (« nous apparaîtrons justes par la suite », v. 82 ; « j’apparaîtrai infâme », v. 905). Nous reviendrons par la suite, sur ces thématiques (mots/actes, reconnaissance publique). Il convient de remarquer, pour l’instant, que les deux scènes débouchent sur des décisions de Néoptolème concernant l’arc de Philoctète. À la fin du prologue Ulysse parvenait à convaincre Néoptolème de réaliser la tromperie aux dépens de Philoctète. Dans la suite des vers 901, Néoptolème cède à Philoctète, qui le supplie de faire amende de son comportement : il est sur le point de restituer l’arc volé, si ce n’est que l’intervention d’Ulysse l’en empêche et le persuade facilement de persévérer dans leur plan.

9Cette scène apparaît donc comme une charnière entre la première mention de la φύσις de Néoptolème dans le prologue du drame et sa validation définitive par Philoctète aux vers 1308-1313. Elle reprend les thèmes autant du prologue que des vers 1308-131321, dont elle est aussi le parallèle d’un point de vue dramaturgique. Dans les deux cas, Néoptolème est sur le point de restituer l’arc, Ulysse rentre pour l’en empêcher. Cependant, dans la première scène il a facilement le dessus sur Néoptolème ; dans la deuxième le jeune homme lui résiste, et l’arc revient vraiment entre les mains de Philoctète 22.

10Les vers qui sont au centre de notre analyse se posent donc comme troisième étape d’un parcours : dans un premier temps Néoptolème est facilement dérouté par les enseignements d’Ulysse, ensuite il échoue dans une première tentative d’agir en accord avec l’hérédité morale d’Achille, enfin il montre une fois pour toutes qu’il appartient au monde de l’aristeia, tout comme Achille et Philoctète. La reconnaissance de cette communauté de valeurs, symbolisée par l’objet même que Néoptolème restitue23, permet donc la réconciliation entre Philoctète et Néoptolème. C’est par le biais de cette aristeia pensée en termes d’héritage paternel que la réconciliation entre les deux personnages prend la forme de la reconnaissance de la ressemblance entre Néoptolème et Achille.

Valider l’identité filiale : critères et modalités

11construction des savoirsvalidationLes pages précédentes nous ont permis d’éclairer les raisons qui donnent aux vers 1308-1313 la forme de la validation d’une « filiation juste » ; il est temps de se tourner vers la manière dont s’opère cet acte de validation. Ou, pour le dire autrement, sur les raisons qui permettent à Philoctète d’affirmer que Néoptolème a montré (le verbe employé est δείκνυμι) la φύσις de son père, qui est aussi la sienne. Cela nous permet aussi de préciser pourquoi nous inscrivons ce cas dans la catégorie de « validation », à la fois d’un acte et d’un statut.

12Comme il le rappelle plusieurs fois dans le texte, Philoctète connaissait bien Achille, il le considérait φίλτατος (v. 242), il admirait sa valeur. Il a le sentiment de partager avec lui et avec un cercle de personnages tels que Ajax, Nestor ou Patrocle (v. 410-452) une moralité intacte, qui l’oppose à Ulysse et aux Atrides24. Il était donc en mesure de comparer Achille et Néoptolème et, par là, de juger de la valeur de ce dernier, contre les influences d’Ulysse. Sur quels paramètres se fondait ce jugement ?

13Si l’on considère le passage qui précède les vers 1308-1313, il apparaît clairement que le jugement de Philoctète porte sur des actions. Lorsque Néoptolème déclare avoir l’intention de restituer l’arc à Philoctète, il n’arrive pas à le convaincre par des mots. Le serment que prête Néoptolème n’est guère plus efficace. Face au scepticisme inébranlable – et compréhensible – de Philoctète, Néoptolème affirme, enfin (v. 1291-1292) :

Τοὔργον παρέσται φανερόν· ἀλλὰ δεξιὰν
πρότεινε χεῖρα, καὶ κράτει τῶν σῶν ὅπλων.
L’acte le rendra clair (φανερόν) ; étends donc ta main droite et prends possession de tes armes.

14pratiques savantespratique corporelleparole construction des savoirsvalidation construction des savoirsvalidationpreuveC’est le fait de restituer l’arc et de ne pas céder aux menaces d’Ulysse, comme il l’avait fait lors de sa première et hésitante tentative de restituer l’arc, qui peut enfin convaincre Philoctète. Nous avons déjà souligné la portée symbolique de cette action. Cependant, du point de vue de la construction de l’acte de validation que nous adoptons dans ce paragraphe, une autre thématique, que nous avons rapidement évoquée, est à prendre en compte. Dans la tragédie, un jeu d’oppositions et de correspondances entre « mots » et « faits » est présent à partir des premiers vers et il est amplement développé par la suite. Deux mondes opposés se dessinent dès le prologue : le monde d’une parole qui prévaut sur les actions, qui est le monde d’Ulysse et de la ruse (v. 50-55 ; 65-68 ; 96-99) ; et le monde où actes et mots se correspondent, où les mots sont, pour ainsi dire, transparents, qui est le monde de la vertu, ou tout au moins de la façon dont elle est perçue par Néoptolème (v. 85-86)25 et, par la suite, par Philoctète. C’est par la parole que Néoptolème captive Philoctète – si grande était son envie d’entendre la langue grecque à nouveau ! (v. 223-225 ; 234) – c’est par la parole qu’il le dupe : le thème du λόγος revient avec une fréquence « presque embarrassante » avant le vers 130826. Philoctète ne peut donc se servir que des actes accomplis par Néoptolème pour juger de son identité de « fils d’Achille »27.

15acteurs de savoirqualités personnelleshonnêteté construction des savoirsvalidationautoritéPortons maintenant notre attention sur le juge. On a vu que Philoctète possède des critères lui permettant d’émettre son jugement grâce à sa connaissance d’Achille et à sa communauté de valeur avec lui et les autres héros grecs… Mais on peut se demander pourquoi c’est à lui de juger de la « filiation juste », pour ainsi dire, de Néoptolème. Une première réponse est simple : Néoptolème s’adresse à Philoctète et lui demande de reconnaître qu’il a réparé ses fautes. C’est donc à Philoctète d’en convenir.

16Toutefois, on peut avancer une deuxième raison, moins banale, la même qui nous a conduit à utiliser les catégories de « juge » et de « validation ». Il est nécessaire de reprendre, à ce sujet, le modèle culturel qui fait du fils une réplique fidèle de son père. Or, la reconnaissance de la ressemblance entre fils et père, que nous évoquions plus tôt, n’est pas un fait personnel – ce n’est pas au fils de se reconnaître comme le vrai descendant de son père : la ressemblance est soumise au regard d’autrui.

17construction des savoirsvalidationtest construction des savoirsvalidationpreuve acteurs de savoircommunauté Mario Lentano (2007), qui a longuement travaillé sur la parenté à Rome – et en particulier sur la filiation – a dégagé une structure commune aux narrations qui mettent en scène ce modèle. Comme il l’explique, dans les récits latins les fils sont normalement mis à l’épreuve par rapport à une caractéristique typique de l’identité du parent (ou de la lignée), qui vaut presque définition. L’épreuve est encore plus contraignante, et sa validité encore plus forte, si elle se déroule dans un contexte « marqué » : un contexte similaire, voire identique, à celui où le père a acquis ou bien mis en évidence une de ses caractéristiques. Et, surtout, elle se déroule dans un espace public : c’est le père lui-même, sous les yeux de la communauté, ou la communauté à défaut du père, qui signale la réussite (ou l’échec) de l’épreuve (2007, p. 119-125).

18construction des savoirsvalidationtestLe modèle élaboré par Lentano pour le monde romain semble s’appliquer aussi à la Grèce ancienne. En effet, nous retrouvons les mêmes thèmes dans les textes grecs. Ainsi, par exemple, dans l’Odyssée, Télémaque est reconnu par Nestor « fils d’Ulysse » à sa manière de parler, surprenante chez un jeune de son âge ; dans l’Iliade Diomède devrait montrer la même ardeur guerrière qui caractérisait son père Tydée 28. L’Ajax de Sophocle nous donne un cas exemplaire de contexte « marqué » et du caractère publique de l’épreuve de légitimité : tout comme son père Télamon, Ajax est arrivé à Troie, où il a accompli des gestes d’égal héroïsme. Cependant, non seulement il s’est vu privé des armes d’Achille à la faveur d’Ulysse, mais, à cause du massacre des troupeaux qu’il a accompli, il s’est couvert de honte. De cet échec – la communauté des Argiens ne pourra pas certifier qu’il a égalé la valeur de son père – vient sa résolution funeste du suicide29.

19Ces aspects des épreuves de légitimité sont bien présents aussi dans le Philoctète. Le jeune Néoptolème, dont l’identité filiale doit encore être mise à l’épreuve – est-il ou non le digne fils d’Achille ? – est appelé à Troie immédiatement après la mort de son père, il prend part à la guerre à laquelle le nom d’Achille est lié à tout jamais ; il est même destiné à porter les Grecs à la victoire, ce qui n’avait pas été permis à son père30.

20L’aspect public est aussi présent, et ce dès le prologue. La rhesis par laquelle Ulysse tente de convaincre Néoptolème d’accomplir son plan, se termine par des vers que l’on a déjà eu l’occasion d’évoquer (v. 79-82) :

Ἔξοιδα, παῖ31, φύσει σε μὴ πεφυκότα
τοιαῦτα φωνεῖν μηδὲ τεχνᾶσθαι κακά·
ἀλλ' ἡδὺ γάρ τοι κτῆμα τῆς νίκης λαβεῖν,
τόλμα· δίκαιοι δ' αὖθις ἐκφανούμεθα·
Je sais, fils, que par ta φύσις tu n’es pas né pour dire des pareilles choses, ni pour tendre des pièges, mais la victoire est douce à obtenir. Sois patient, nous apparaîtrons justes par la suite.

21Ici la référence à l’hérédité paternelle, qui en principe devrait empêcher Néoptolème de céder aux propositions d’Ulysse, se double de la référence à une reconnaissance publique. Certes, le verbe ἐκφανούμεθα est ambigu et polysémique, il peut être interprété comme le signe du cynisme d’Ulysse, de son relativisme moral, ou encore en référence à une nécessité d’ordre supérieur (un plan divin qui se dévoilerait au cours du drame)32. Quoi qu’il en soit – toute tentative de trancher par rapport aux connotations de ce verbe impliquerait une évaluation générale de la figure d’Ulysse et du rôle de la prophétie33, et donc de la structure et du sens de la tragédie, ce qui dépasse largement le but de cette démonstration – une idée peut être soulignée : les actions, pensées en rapport avec le modèle paternel, sont soumises à l’évaluation d’un regard extérieur34. Ce fait est présent aussi aux vers 901-905, dont nous avons déjà souligné la parenté avec les vers 79-82 : « j’apparaîtrai infâme » (v. 905).

22On peut mesurer la portée de ce thème si l’on considère la manière dont Néoptolème met en œuvre un détail du plan d’Ulysse, à savoir, sa présentation trompeuse comme un guerrier outragé par Ulysse et les Atrides, à l’instar de Philoctète, une ruse destinée à conquérir la sympathie de ce dernier (v. 319-390). Ainsi raconte-t-il que, appelé à Troie en tant que fils d’Achille, une fois arrivé sur le lieu les Atrides l’auraient privé des armes du père en faveur d’Ulysse, le dépossédant ainsi, et publiquement, de la part qui lui revenait de droit. Cela, en dépit du fait que l’armée entière l’avait salué, encore une fois publiquement, comme le vrai fils d’Achille : « C’était déjà le deuxième jour de ma navigation, et moi j’arrivais à l’âpre Sigée grâce au vent favorable et à l’aviron ; de suite l’armée en cercle autour de moi qui débarquais me fêtait, et ils juraient de voir à nouveau Achille, qui n’était plus » (v. 354-358). Ce détail, emphatique, dans le récit de Néoptolème souligne l’injustice de l’attribution des armes à Ulysse 35. Dans l’espace public, sur les champs de Troie, Néoptolème est reconnu comme le fils d’Achille, comme Achille lui-même36 : son statut est reconnu par le regard de la communauté, ses droits devraient être respectés.

23À la lumière de ce détour, l’acte de Philoctète – « j’en conviens, tu as montré la φύσις dont tu as bourgeonné » – n’apparaît plus comme une simple réconciliation entre deux personnes. Philoctète, en tant qu’homme qui partage les mêmes valeurs morales d’Achille, est le plus adapté finalement à reconnaître, publiquement et de l’extérieur la φύσις, la ressemblance de Néoptolème à son père : non seulement en termes physiques, comme l’avait déjà fait autrefois l’armée achéenne, mais à part entière37. C’est un acte de reconnaissance publique – peut-on rappeler à cet égard que le chœur, formé par les marins qui ont accompagné Néoptolème, est encore sur scène ? – de l’identité filiale de Néoptolème, qui fait référence à un thème culturel plus large et qui est partie prenante dans le tissu du drame sophocléen, au même titre que les autres thématiques telle que l’opposition entre les paroles et les actes qui interviennent dans la structuration de ce passage du drame. C’est pour cela que nous avons proposé cet exemple comme « un cas de validation de l’identité filiale ».

24construction des savoirsvalidationdémonstration pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionOn a vu donc comment se construit cet acte : qui en sont les acteurs, quels sont les critères de jugement, quel contexte est requis. Qu’en est-il de l’expression τὴν φύσιν δ’ἔδειξας, sur laquelle le jugement s’appuie ? On pourrait conclure que, dans ce contexte, le verbe δείκνυμι serait à comprendre sur le mode de la métaphore, tout comme le verbe ἐκφαίνω. Dans la langue grecque – ainsi qu’en français – plusieurs opérations intellectuelles se disent à partir du lexique de la vision. « Savoir, connaître » peut se dire « avoir vu », « faire savoir, faire connaître » c’est « montrer »38. Δείκνυμι serait donc une modalité de ce « montrer »/« faire savoir », une démonstration particulièrement évidente, qui, métaphoriquement « met sous les yeux »39. La métaphore se chargerait d’exprimer autant l’opération intellectuelle que sa dimension publique. Quant à la φύσις, même si le terme indique très souvent l’aspect visible d’une personne, ici il ne serait pas question de retenir ce sens du mot40. Sorte d’hérédité morale, elle ne serait « visible » que par le jeu de la métaphore de la connaissance comme vision.

La φύσις : une instance visible de la personne ?

25Cependant, on peut se demander si cet effort de répartir les sens des mots – vision métaphorique versus vision réelle, φύσις « comportement » versus une φύσις « aspect visible » – ne revient pas à imposer aux textes des catégories qui ne lui appartiennent pas.

26Comme le remarque Benveniste dans le Vocabulaire des Institutions Indo-Européennes, dans un passage qui reprend son article sur les mots latins Liber/liberi paru en 1936 dans la Revue des Études Latines, plusieurs mots qu’on peut faire remonter à des racines indo-européennes indiquant la croissance d’une plante, finissent par signifier, par la suite, la « figure », notamment l’apparence d’un être humain, aussi bien qu'« une notion collective plus large telle que celle de souche » (1966, p. 322-323). Il en est ainsi du mot φύσις, qui, dans la tragédie, se charge de ces différents sens – et qui est issu d’une racine liée à la croissance des êtres végétaux41. Il peut indiquer tout simplement l’aspect d’un personnage, les traits par lesquels on peut le reconnaître. Il indique aussi la naissance ou le lignage, un personnage peut dire d’un autre qu’il est « de φύσις royale »42. Φύσις est aussi un caractère moral. Très souvent, φύσις se charge de plusieurs valeurs en même temps. Dans les vers que nous venons de commenter, le sens de caractère moral et de lien généalogique sont tout à fait évidents, et impossibles à séparer. Qu’en est-il du troisième aspect, de la visibilité directe, dans nos vers ? Un détour par un passage homérique qui réunit le mot φύσις et le verbe δείκνυμι nous fournit des indices.

27Au chant X de l’Odyssée, Hermès explique à Ulysse la manière de se protéger des pouvoirs de Circée. Ainsi qu’Ulysse le raconte :

Ayant parlé ainsi, Hermès tueur d’Argos me donna un φάρμακον, après l’avoir arraché de la terre, et il me montra (ἔδειξε) sa φύσις. Elle avait une racine noire, la fleur ressemblait au lait : les dieux l’appellent μῶλυ, il est difficile à arracher pour les hommes ; les dieux, au contraire, peuvent tout.

28Qu’a donc montré Hermès à Ulysse, quand il lui montra la φύσις du μῶλυ ? Les commentateurs de ce texte se partagent en général entre deux interprétations. Certains entendent le passage comme « il m’a expliqué ses propriétés »43 ; d’autres l’entendent comme « il m’en montra l’apparence » – décrite au vers suivant, « elle avait une racine noire et une fleur semblable au lait »44. Comme dans les vers du Philoctète, on hésite entre deux sens différents : expliquer des propriétés versus montrer une apparence. Dans les vers de l’Odyssée, cependant, on a de bonnes raisons de penser que l’antithèse est mal placée. En effet, les notations de couleur sont très rares chez Homère, elles interviennent, normalement, pour signaler un aspect particulièrement important ou saillant par rapport à la scène décrite45. D’autre part, dans la tradition médicale grecque la couleur joue un rôle fondamental. Non seulement elle permet d’identifier correctement un remède aussi bien qu’une maladie, mais même dans certains cas les propriétés d’un φάρμακον et sa couleur semblent coïncider46. C’est ainsi que l’auteur hippocratique du traité Sur le régime peut conseiller des boissons blanches pour le printemps et l’été, noires pour l’automne et l’hiver (III, 68, 10, Joly). Ou encore l’auteur du Mochlique peut formuler une liste d’attributs des φάρμακα où propriétés et couleur se mêlent : « secs, humides, rouges, noirs, blancs, astringents » (IV, 380, Littré)47. Ici donc la φύσις du μῶλυ est un aspect visible qui est en rapport avec des propriétés essentielles, ou, plus précisément, un aspect visible qui est aussi des propriétés essentielles que nous dirions d’ordre différent48.

29acteurs de savoircommunauté pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionCe passage homérique nous amène à revenir sur le verbe δείκνυμι. Quoiqu’il ait une utilisation plus large dans les sept tragédies de Sophocle qui nous sont parvenues entières, le verbe δείκνυμι apparaît dans le texte du Philoctète dans des circonstances très précises, trois fois, en plus des vers qui sont au centre de notre enquête. Il est utilisé par Philoctète pour indiquer son souhait d’être enfin rapatrié par Néoptolème et de voir son père, ou plus précisément, d’« être montré à son père » (v. 492). Plus tard, le verbe est employé par le faux marchand – un des marins d’Ulysse – qui raconte dans quelles circonstances les Grecs ont appris la prophétie concernant l’arc de Philoctète : Ulysse avait fait prisonnier le devin Hélénos, en l’exposant au milieu des Achéens comme une belle proie (ἔδειξ' Ἀχαιοῖς ἐς μέσον, θήραν καλήν ; v. 609). Hélénos avait alors prophétisé. C’est enfin Philoctète qui reprend peu après le verbe δείκνυμι, pour exprimer la crainte de se voir pris lui aussi par Ulysse et « exposé... au milieu des Grecs » (δεῖξαι... ἐν Ἀργείοις μέσοις).

30Dans les trois cas il s’agit d’un acte de monstration directe et publique. C’est un être humain qui est exposé au regard d’autrui. Dans les trois cas, l’enjeu est, au moins partiellement, l’attribution d’un statut social : être réintégré à sa place dans la maison familiale, être montré en tant que « belle proie », être humilié au milieu des Grecs.

31Pourrait-on voir, dans le vers 1310, un acte du même ordre, c’est-à-dire une « vision directe » de la φύσις de Néoptolème ? Si la variété d’emplois du verbe δείκνυμι en dehors du Philoctète ne permet pas d’étayer une telle conclusion, son emploi dans la tragédie, l’occurrence homérique et les particularités du mot φύσις suggèrent tout de même de ne pas réduire, ou résoudre, la polysémie de l’expression ἔιδειξας τὴν φύσιν. Tout comme cela nous conduisait à saisir une articulation de la visibilité propre au φάρμακον, différente de celle qu’on lui aurait attribuée du premier abord, ne pas réduire la polysémie de l’expression τὴν φύσιν δ’ἔδειξας pourrait conduire à cerner une différente visibilité de la φύσις de Néoptolème, cette caractéristique qui semble le définir. On en revient ainsi à ce que Jean-Pierre Vernant a écrit au sujet de l’individu en Grèce. Dans l’essai intitulé « L’individu dans la cité », qui clôt le recueil L’individu, la mort, l’amour, Vernant rappelle que l’expérience de l’individu grec, de son « moi », est autrement appréhendée que la nôtre. « Surtout, cette expérience est orientée vers le dehors, non vers le dedans. L’individu se cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs reflétant son image que sont pour lui chaque alter ego.... Le sujet est extraverti »49.

32Cela ne remet pas en cause la structure de l’acte de validation que Sophocle construit dans son Philoctète, tel que nous l’avons analysé dans les pages précédentes, en mettant en relief la manière dont il se construit par rapport aux nœuds thématiques de la tragédie et au modèle de validation de l’identité filiale. En ne réduisant pas l’expression τὴν φύσιν δ’ἔδειξας à la simple indication métaphorique d’une opération intellectuelle et du contenu public de la validation de l’identité filiale – sans pour autant nier que cela en soit un aspect fondamental – notre compréhension de l’acte de validation accomplie par Philoctète s’enrichit d’un autre détail. Elle prend en compte aussi les caractéristiques propres de ce qui est à valider, c’est-à-dire des idées grecques sur ce que veut dire être un être humain.

Notes
1.

Nous ne traduirons pas le mot φύσις dans la suite de ce texte. Un tel choix nous évitera d’estomper les contours de la riche polysémie de ce mot par la superposition forcée d’un équivalent moderne.

2.

Pour les mises en discours plus anciennes, épiques et tragiques, des faits concernant l’abandon de Philoctète à Lemnos et sa réintégration au sein de l’armée grecque, voir maintenant Brillante 2009, p. 60-67 (avec références). L’ouvrage d’Andreas Schnebele (1988) est consacré à cette question. Néoptolème ne figurait pas parmi les héros chargés de récupérer Philoctète dans les récits antérieurs à Sophocle que nous connaissons.

3.

Ulysse, au début du drame, ne fait pas de référence directe à la prophétie ; elle n’est citée explicitement pour la première fois qu’aux vers 603-619, par le personnage du « faux marchand », dans des circonstances qui jettent une ombre de soupçon sur sa précision et véridicité (Pucci 2003, p. 232-234 avec références). Jusqu’à la conclusion du drame, l’auditoire ne peut pas savoir avec précision si Hélénos avait enjoint de reconduire à Troie Philoctète et son arc – ce qui devait aussi être volontaire de la part du héros ! (voir, par ex. : v. 610-613, 839-842, 1329-1335) – ou tout simplement de récupérer l’arc (qui pourra par la suite être manœuvré par un autre guerrier, voir par ex. les vers 68-69, 77-78, 113-115, 1054-1060). L’ambiguïté est voulue (Easterling 1978, p. 27-30) : des morceaux d’information sont dévoilés à différents moments, de telle sorte que les spectateurs doivent toujours supposer ce que chaque personnage connaît et ce qui donc, motive ses actions. Le vol de l’arc était en tout cas rendu indispensable. Il n’aurait pas été possible de convaincre Philoctète, ni de le vaincre au combat : le priver de son seul moyen de survie et de combat aurait obligé le héros à réintégrer l’armée achéenne (Kamerbeek 1980). La question de la prophétie, qui est le ressort de l’action dramatique, est centrale et a été longuement discutée par tous les interprètes : par souci de brièveté, nous renvoyons au travail de Tamara Visser (1998), entièrement dédié à ce problème, et à la bibliographie qui s’y trouve ; voir aussi, plus récemment, les considérations de Carlo Brillante (2009, p. 69-74).

4.

L’arc, l’objet dont la restitution motive la reconnaissance de Néoptolème comme fils d’Achille, est fortement connoté au niveau symbolique. Cet objet, en fait, a un rôle crucial dans le drame (Segal 1986, p. 121-125 ; Taplin 1978, p. 89-93). Il est au centre de l’intrigue (c’est pour récupérer l’arc qu'Ulysse et Néoptolème se rendent à Lemnos), c’est l’arme qui rend Philoctète invincible (ce qui motive la ruse d’Ulysse, cf. note précédente), il est le seul moyen de survie de Philoctète (Taplin 1978, p. 90). Surtout, l’arc est un puissant symbole du rapport qui lie Philoctète à Héraclès, paradigme de confiance entre personnages aux vertus et à la stature héroïques. Philoctète tient l’arme d’Héraclès, qui la lui octroya comme récompense pour avoir allumé le feu à son bûcher funéraire (v. 669-670 ; v. 799-803). La certitude (qui se révélera erronée) d’avoir noué un lien du même genre avec le fils d’Achille motive la disponibilité de Philoctète à confier l’arc à Néoptolème dans un premier temps (v. 667-670). Ce passage se fait peu après, quand Philoctète, succombant temporairement à un accès de sa maladie, confie l’arc à Néoptolème (v. 764-778) et le prie d’être pour lui ce que lui-même, Philoctète, avait été pour Héraclès (v. 796-805). La restitution de l’arc va donc de pair avec la réalisation effective de ce lien que Philoctète avait envisagé, non complètement à tort, dans un premier temps.

5.

A.F. Garvie (1972, p. 213-226) met en lumière la manière dont tromperie, violence et persuasion organisent la structure de la tragédie. Son analyse est à intégrer avec les remarques de P.E. Easterling (1978, p. 31) sur le rôle du final. Pour une analyse générale de ces modalités d’action dans le Philoctète, voir Buxton 1982, p. 113-132.

6.

Voir Segal 1982, p. 315.

7.

Plusieurs commentateurs considèrent le Philoctète comme une exploration de la nécessité de la confiance comme base de la sociabilité humaine. Voir en ce sens Easterling 1978, p. 38 ; Segal 1981, p. 316 ; dans une optique légèrement différente Rose 1976, p. 95-103.

8.

Homère, Iliade, VI, 153. Voir aussi Sophocle, Philoctète, 417, où Philoctète se réfère à Ulysse de manière injurieuse comme suit : « le fils de Sisyphe acheté par Laërte » ; et v. 624-625 : « comme cela, mort, serai-je convaincu aussi à revenir d’Hadès à lumière, comme son (scil. d’Ulysse) père » (c’est le sarcasme, dont le sens n’est pas entièrement clair, par lequel Philoctète commente l’éventualité qu’Ulysse puisse le convaincre à réintégrer l’armée achéenne à Troie, cf. v. 448-449). Cf. aussi Euripide, Cyclope,104 : « Je connais cet homme, le bavard rusé, le fils de Sisyphe » (c’est le commentaire du Cyclope face à Ulysse). Les scholies nous informent plus diffusément sur cette tradition : Anticlée, la mère d’Ulysse, aurait été mariée à Laërte quand elle était déjà enceinte d’Ulysse par œuvre de Sisyphe (voir les Scholies anciennes à l’Ajax de Sophocle, ad 190, avec deux versions, l’une très synthétique l’autre plus développée ; voir aussi les Scholies au Philoctète, ad 417 et TrGF 3.175, 4.567 Radt).

9.

Voir supra note 2.

10.

Pour ce même modèle dans le monde romain, voir Bettini 1992, p. 211-239 et Lentano 2007.

11.

Dans les premiers chants de l’Odyssée, la ressemblance entre Télémaque et Ulysse est mise en avant en plusieurs occasions. La ressemblance est pensée aussi bien dans son côté physique (I, 206-212) qu’au niveau des capacités de Télémaque. Comme le souligne la déesse Athéna si « peu de fils sont les égaux de leurs pères, la plupart valent moins », ce n’est pas le cas de Télémaque, qui se montrera à la hauteur d’Ulysse, dont il tient la metis (II, 276-280). À l’intérieur de ce même paradigme, où la ressemblance se décline comme égalité de la valeur du fils par rapport au père, apparaît aussi la figure de Néoptolème. Dans la nekyia, Achille défunt s’empresse de demander à Ulysse si Néoptolème a bien pris sa place au premier rang parmi les guerriers grecs à Troie. La réponse affirmative d’Ulysse, qui souligne chez Néoptolème une série de traits typiquement achilléens, réjouit Achille : le héros défunt semble alors oublier toutes les peines qu’il avait avouées auparavant (XI, 488-537). Sur ces figures, voir Arrighetti 1991. Le même modèle apparaît dans la problématisation du rapport entre Diomède et le modèle guerrier représentée par son père Tydée au chant V de l’Iliade (V, 113-126 ; 793-824). On peut aussi rappeler que le rapport entre bonne naissance et vertu était au centre du modèle aristocratique chanté par Théognis et avait fait l’objet d’un dialogue d’Aristote, le περὶ εὐγενείας, dont nous n’avons que quelques fragments (fr. 91-94 Rose).

12.

Dans la cité administrée selon la justice, les femmes « enfantent des fils ressemblant aux parents » (Hésiode, Les Travaux et les Jours, 235). Cf. les vers 180-185 de la Théogonie, où il est question de la destruction de la race de fer de la part de Zeus. Toute une série de renversements l’accompagnera : les enfants naîtront avec les cheveux gris, les fils déshonoreront leurs parents et ainsi de suite. Dans le cadre de ces inversions de l’ordre des choses, nous lisons au vers 182 : οὐδὲ πατὴρ παίδεσσιν ὁμοίιος οὐδέτι παῖδες. Son interprétation est discutée. D’un côté le vers est compris comme « ni le père ressemblera aux enfants, ni les enfants (au père) » (trad. de P. Mazon, CUF) ; cependant, comme le remarque M. L. West (1978), il est plus probable que ὁμοίιος soit à entendre ὁμόφρων ; le vers sonnerait donc « le père ne sera pas d’accord avec les enfants, ni les enfants avec le père » (voir aussi en ce sens la trad. de G. Most, Loeb 2006). Cette deuxième interprétation est la plus adaptée à la suite du texte, qui porte justement sur le désaccord qui régnera entre hôtes, amis, frères (v. 183-190) ; elle évite aussi la difficulté d’une phrase où « le père ressemble aux fils », ce qui serait exprimé de manière peut-être plus adaptée par « les fils ressemblent au père » (en somme, avec la même syntaxe qu’au v. 235 ; West 1978).

13.

Les Auses, ne connaissant pas de mariage et ayant les femmes en commun, attribuent les enfants à l’homme auxquels ils ressemblent le plus (Histoires, IV, 180). Voir aussi la critique au modèle platonicien d’éducation communautaire contenu dans la Politique d’Aristote, qui reprend l’anecdote d’Hérodote : « À vrai dire, il n’est même pas possible d’éviter que certains ne soupçonnent quels sont leurs frères, leurs enfants, leur père ou leur mère ; car les ressemblances qui existent entre les enfants et leur parents fourniront inévitablement aux uns et aux autres des indices ; c’est d’ailleurs ce qui arrive au dire d’auteurs de tours du monde : certains habitants de Haute-Libye ont en commun leur femmes ; les enfants qui naissent sont cependant répartis d’après les ressemblances » (1262a 14-21, trad. Aubonnet, CUF).

14.

Bonnard 2006a. Plus diffusément, sur la question de la ressemblance et la surévaluation de l’apport paternel dans la procréation, autant dans les traités scientifiques, que dans les récits fictionnels concernant dieux (naissances monoparentales de divinités) et héros, voir la riche documentation recueillie et commentée par Jean-Baptiste Bonnard (2004 ; plus brièvement 2006b).

15.

Fr. 167 Kannicht, d’où l’article de J.-B. Bonnard (2006a) tire son titre. Je tiens à remercier le relecteur anonyme de ce texte aux Cahiers « Mondes Anciens » pour cette suggestion et pour d’autres remarques précieuses.

16.

Aristote cite à deux reprises une jument de Pharsale appelée « la Juste » car elle mettait bas des petits ressemblant à leur père (Politique, 1262a, 21-24 et Historia animalium, 586a, 12-14) ; Élien attribue à l’aigle, modèle de masculinité, l’habitude d’imposer à ses petits des épreuves destinées à en prouver la ressemblance au père (Sur la nature des animaux, II, 26).

17.

Une dualité s’installe donc entre deux figures qui, dans l’Athènes du v e siècle, étaient devenues paradigmatiques. Achille et Ulysse étaient « des prototypes mythiques et littéraires de deux manières de penser et de sentir, de deux mondes entièrement différents. Achille, le guerrier invincible, était la figure idéale de la tradition aristocratique grecque […]. Ulysse était au contraire un homme dont l’intelligence régissait toutes les actions, un homme pour qui une tromperie menée à bien était un point d’honneur. » (Knox 1964, p. 121, notre traduction).

18.

Cf. un passage homérique signalé par Knox (1964, p. 121) : « Achille aux pieds rapides alors ainsi répond : “Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, je dois vous signifier brutalement la chose, comme j’entends la faire, comme elle se fera. De la sorte, vous n’aurez pas à roucouler l’un après l’autre, assis là, à mes côtés. Celui-là m’est en horreur à l’égal des portes d’Hadès, qui dans son cœur cache une chose et sur les lèvres en a une autre” » (Iliade, IX, 307-313, trad. Mazon, CUF).

19.

O. Taplin (1978, p. 131-133) identifie le parallélisme entre la première tentative de restitution de l’arc (974 sq.) et son effective restitution (1292 sq.). En effet, les deux scènes ont la même structure d’un point de vue dramaturgique, comme nous le verrons. Cependant, d’un point de vue thématique, il est possible de construire une série cohérente de trois scènes, qui inclut aussi la fin du prologue.

20.

Philoctète avait déjà eu l’occasion de noter peu de vers auparavant la ressemblance entre la φύσις de Néoptolème et celle d’Achille : « fils, ta φύσις est noble et vient de gens nobles » (v. 874-875).

21.

Dans les deux cas il est question du rapport étroit entre la φύσις de Néoptolème et celle de son père. La métaphore végétale renforce cette idée de ressemblance entre père et fils. Néoptolème est dit bourgeonner de son père (v. 1310) : comme un bourgeon reproduit à l’identique la plante dont il naît, Néoptolème ne peut que reproduire les qualités de son père. De même, le père est dit φυτεύσας au v. 904 : il est celui qui « a planté » le fils. Par ailleurs, la métaphore est filée tout au long de la tragédie (voir, v. 346 ; 582 ; 1066). Nous pouvons donc affirmer que cette métaphore de la filiation, orientée à souligner la persistance d’un trait à travers les différentes générations d’une famille, très richement analysée par Marine Bretin-Chabrol (2012) en latin, est présente aussi en grec. Nos remarques enrichissent donc la brève parenthèse que Bretin-Chabrol dédie au monde grec (p. 235-243), en rajoutant un aspect qui n’y était pas valorisé.

22.

Si le deux scènes sont parallèles, la deuxième inverse pourtant l’ordre des éléments qui figuraient dans la première. Dans l’une, à la reconnaissance de l’héritage paternel de Néoptolème, opérée par un Philoctète ignare de la ruse, suit l’échec de Néoptolème de s’en tenir à des critères moraux achilléens en resituant l’arc ; dans l’autre, la restitution effective de l’arc précède et motive la reconnaissance, définitive, de Néoptolème comme le fils d’Achille.

23.

Voir note 4supra.

24.

Blundell 1989, p. 194.

25.

Néoptolème : « Fils de Laërte, les choses qu’il me fait mal d’entendre, ces mêmes choses je trouve répugnant les accomplir » (v. 85-86) ; Ulysse : « Fils d’un noble père, moi aussi, une fois, quand j’étais jeune, j’avais une langue paresseuse, et la main prête à agir : mais, en en ayant fait l’épreuve, je vois que la langue, et non pas les actes, est la guide dans tout pour les hommes » (v. 95-99). Voir aussi les vers 903-904, dans lesquels le « dire » et le « faire » de Néoptolème apparaissent en consonance à Philoctète, au moment où, encore ignare de la ruse d’Ulysse (voir supra p. 4), il croît reconnaître chez le jeune un comportement digne d’Achille.

26.

Podlecki 1966, p. 242. Et noter aussi le changement de statut de la parole, à la fin du drame : les mots d’Héraclès sont des μῦθοι – non plus des λόγοι – ils sont donc une parole « particulièrement efficace » (voir Bettini 2008).

27.

En fait, c’est à partir de ce moment que la parole, auparavant dévalorisée par son utilisation trompeuse, peut reprendre ses droits (Winnington-Ingram 1980, p. 294-295). Contra Podlecki (1966, p. 244), qui soutient que la possibilité de communiquer a été compromise à jamais par la ruse et que donc la situation ne serait pas entièrement rétablie. La réaction de Philoctète aux mots de Néoptolème nous semble contredire son interprétation : « comment ne pas être convaincu par les mots de celui qui me conseille en ayant à l’esprit mon bien ? » (v. 1350-1351) ; et les raisons de Philoctète pour ne pas réintégrer l’armée tiennent à son refus d’être associé à ses anciens ennemis, voire de les aider (v. 1352-1366) ; voir aussi Blundell 1989, p. 215-216.

28.

Homère, Odyssée, III, 121-125. La ressemblance entre Télémaque et Ulysse avait déjà été remarquée par Athéna (I, 206-212 ; II, 276-280) mais elle restait encore, en quelque sorte, à prouver : la déesse, en fait, rappelle à Télémaque sa ressemblance avec Ulysse (dont il ne peut pas être conscient) pour l’inciter à entreprendre le voyage qui occupe les premiers chants. Pour Diomède, voir Iliade V, 811, 793-824. Voir aussi supra note 11.

29.

« De cette terre de l’Ida mon père est revenu ayant conquis par sa bravoure le premier rang dans l’armée et rapportant dans sa maison une gloire sans aucune ombre. Et moi, son fils, j’ai abordé au même pays de Troade, doué d’une vigueur égale, et mon bras y a fourni des exploits qui valent les siens – et me voilà qui meurs ici méprisé par les Argiens ! […] Quel spectacle offrirai-je ainsi, le jour où je paraîtrai devant mon père Télamon ? Supportera-t-il ma vue, si je me montre à lui, sans que rien me distingue, sans ce prix de la vaillance dont il eut, lui, jadis la noble et glorieuse couronne ? […] Il me faut bien plutôt trouver une preuve telle que je puisse montrer à mon vieux père que je ne suis pas né de lui sans courage, quant à ma phusis » (Sophocle, Ajax, 434-440, 462-465 et 470-472 trad. Mazon CUF adaptée). Voir encore le cas du même Néoptolème dans l’Odyssée (supra note 11).

30.

Comme le remarque B.M.W. Knox (1964, p. 123) même dans sa présentation trompeuse comme guerrier outragé par les Atrides, ruse destinée à gagner la confiance de Philoctète (v. infra), Néoptolème dit avoir parcouru la même trajectoire qu’Achille. Il se serait vu soustraire quelque chose qui lui revenait de droit (les armes d’Achille défunt, tout comme Achille s’était vu soustraire Briseïs), ce qui l’aurait poussé à se tenir à l’écart du combat et à nourrir une colère véhémente contre Agamemnon et Ménélas.

31.

La conjecture παῖ avancée par Erfurt est préférée à καὶ des mss. par de nombreux éditeurs. Comme le signale Pucci, « la condescendance et le désir d’Ulysse d’acquérir Néoptolème à son propre monde moral justifieraient la correction » (Pucci2003,ad loc.) ; voir aussi Kamerbeek 1980, Jebb 1898. La lectio καὶ est retenue par Campbell 1969 et Dain-Mazon 1960.

32.

La première interprétation nous inviterait à gloser : « nous apparaîtrons justes dans une autre occasion, il ne faut pas se soucier de la justice maintenant » (Pucci 2003, ad loc.). Dans le deuxième cas, Ulysse formulerait une théorie morale relativiste, qui ferait de la justice non pas un absolu, mais un principe flexible, adaptable aux circonstances : en l’occurrence, la prise de Troie justifierait bien un acte qui ne serait pas juste en soi ou dans d’autres circonstances (Schein 2013, ad loc.). Dans la lecture de Pucci, la position relativiste d’Ulysse s’appuierait sur la nécessité d’accomplir le dessin de Zeus : il est nécessaire que les Grecs conquièrent Troie car Zeus en a établi ainsi, donc il est tout aussi nécessaire de s’emparer de l’arc de Philoctète, par quelque moyen que ce soit. La justice de l’action apparaîtra par la suite (Pucci 2003, ad loc.).

33.

Voir supra note 3.

34.

Donc, on n’est pas simplement face à une référence à des termes rappelant une shame culture héroïque – quoique profondément complexe (sur la profonde re-sémantisation des mots liés au code héroïque voir Blundell 1989, p. 199-200 ; Rose 1976, p. 76, p. 95-103).

35.

Pour le caractère emphatique de la tournure voir Schein 2013, ad loc..

36.

Un fragment non attribué : « tu n’es pas le fils d’Achille, tu es Achille lui-même » (fr. 363 Kannicht).

37.

Comme le souligne Vidal-Naquet, au cours de la tragédie, Néoptolème change de statut, de παῖς – comme il est appelé un grand nombre de fois – à ἀνήρ, terme qui le désigne deux fois : une quand « il commence à avouer la ruse au moyen de laquelle il avait piégé Philoctète, une seconde et dernière fois par Hèraclès, à l’extrême fin de la pièce » (1972, p. 172).

38.

Naturellement on peut imaginer des situations où la connaissance dérive d’une vision effective et des cas où le sens est entièrement métaphorique, avec toute sorte de situation intermédiaire : normalement, en fait, les expressions tendent à se disposer à différents point du continuum entre sens métaphorique et littéral, plutôt que à se ranger nettement de l’un ou de l’autre côté. Certains cas sont tout simplement ambigus, à cause de leur contexte : quand le chœur de l’Œdipe Roi se déclare incapable d’indiquer (δεῖξαι, v. 278) à Œdipe le coupable du meurtre de Laïos, par exemple, on ne peut pas savoir si le verbe se réfèrerait à une argumentation ou à une monstration directe, mais on peut soupçonner que les deux options auraient été également viables.

39.

Les 29 occurrences du verbe δείκνυμι chez Sophocle (dans les 7 tragédies qui nous sont parvenues dans leur intégralité) montrent différentes sortes d’options. Là où le verbe indique la source de connaissance qui permet d’étayer une affirmation ou de valider un raisonnement, il fait référence à la monstration d’un objet, d’un lieu ou d’une personne, ou bien à l’observation d’un acte – qui est censé donner une évidence plus solide à une démonstration conduite verbalement. Bien rarement le verbe est utilisé en référence à une activité de type principalement ou exclusivement verbale et ce n’est que dans de circonstances particulières (cf. Œdipe Roi, v. 748 où le discours est le seul moyen disponible de savoir ce qu’Œdipe demande ; Électre, v. 1366 où le discours est suffisamment fiable pour valoir démonstration ; dans les deux cas le verbe δείκνυμι insiste sur le dévoilement d’une vérité longuement ignorée par un personnage, ou difficile à comprendre). Par ailleurs, la monstration d’une personne ou d’un objet peut avoir lieu en dehors de la validation d’un raisonnement (voir Sophocle, Ajax, v. 565-571 où Ajax, ayant l'intention de mettre un terme à sa vie, demande que Teucros prenne soin de son fils après sa mort et qu’il le montre (δείξει) aussi à Télamon et Éribée, c’est-à-dire aux grands-parents du petit).

40.

Par exemple : Sophocle, Trachiniennes,v. 375-379.

41.

Le sens originaire de la racine indo-européenne *bhū, dont la racine grecque φυ- dérive, fait l’objet de discussions. Les mots issus de cette même racine et attestés dans les langues indo-européennes appartiennent aux champs sémantiques du devenir et du développement de la végétation, sans que l’on arrive à établir la primauté de l’un sur l’autre (Burger 1925, p. 1 et Chantraine, s.v. soutiennent la primauté du sens végétal ; Holwerda 1955, p. 108, est d’avis contraire). La racine φυ- du grec nous met face à une situation du même ordre. Plusieurs termes relatifs au monde de la végétation en dérivent (φυτόν, φύλλη); en même temps, φύομαι semble se superposer à εἰμὶ et γίγνομαι, avec le sens de « être » ou « devenir ». Cependant, l’études des termes chez Homère permet de soutenir que la racine φυ-, quel qu’ait été le sens de la racine indo-européenne dont elle dérivait, était originairement liée au monde de la croissance végétale.

42.

Voir par exemple Sophocle, Œdipe Roi, v. 740-743 (aspect) ; Ajax, v. 1299-1300 (naissance/lignage).

43.

C’est, par exemple, la position de Benvéniste, qui glose « il me révéla la nature de cette plante » (1948, p. 78-79) ; de la même opinion Heubeck 1989 qui comprend δείκνυμι au sens de « expliquer », et φύσις comme « le pouvoir caché dans la plante ».

44.

W.B. Stanford (1984) assimile φύσις à φυή (qu’Homère utilise, cependant, seulement en référence à des êtres humains) ; D. Holwerda (1955, p. 68) traduit par le latin species. Déjà Merry et al. (1886-1901) interprétaient la présence du verbe δείκνυμι come preuve de l’aspect visible de la φύσις du μῶλυ. M. Carastro (2006, p. 145) suggère de considérer que la φύσις du μῶλυ est constituée par tous les éléments cités, à savoir « sa racine, sa fleur et son nom ». Voir, dans le même sens, M. Brouillet (2013) sur les rapports entre notation de la couleur et emploi du nom que les dieux attribuent à la plante.

45.

Capponi 2009 ; cf. Vivante 1982, avec la recension d’Austin 1985.

46.

Le terme φάρμακον peut être employé directement pour indiquer des couleurs, comme chez Hérodote, Histoires, I, 98. Voir sur ce point Carastro 2006, p. 154-156 et Grand-Clément 2011, p. 43-44.

47.

Sur la couleur chez les médecins hippocratiques, voir Barra 2009, p. 160-161.

48.

« Le soin dans la description de l’apparence chromatique de la plante suggère qu’elle participe du pouvoir que la plante recèle » : Grand-Clément 2011, p. 43.

49.

Vernant 1989, p. 224 ; 2007, p. 1465.

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