Michel Senellart

Abstract

What contribution can the digital tool make to the work of editing texts? This article is based on my experience as editor of several lectures delivered by Michel Foucault at the Collège de France. I take the example of some difficulties which remained unresolved at the time, due to the lack of the research tool offered by the digitisation of the philosopher's reading notes. This instrument not only saves a considerable amount of time in the search for sources. It reveals connections, sometimes unexpected, between different strata of the Foucauldian corpus. It thus leads to the formulation of interpretative hypotheses, which open up new paths within the work and enrich its understanding.

1Au moment où s’achève le projet ANR Foucault Fiches de lecture (FFL), mis en œuvre il y a trois ans, et que vient l’heure d’en établir le bilan, je voudrais partir de mon expérience d’éditeur de cours de Foucault au Collège de France pour en tirer quelques réflexions sur les apports de l’outil numérique au travail de recherche éditorial et à l’exploration des pistes interprétatives qui en découlent.

2pratiques savantespratique lettréeédition savante construction des savoirstraditionsource pratiques savantespratique discursivecoursL’édition des cours de Michel Foucault au Collège de France, dont une nouvelle version est en préparation, sous la responsabilité d’Elisabetta Basso et Arianna Sforzini, pour la publication en « Livre de poche, » a connu plusieurs étapes en ce qui concerne l’usage des sources manuscrites. La position initiale était de s’en tenir strictement au texte prononcé par Foucault et de ne citer le manuscrit que pour remédier à une difficulté grave de transcription ou corriger une erreur manifeste (date ou citation inexacte, par exemple). Les premiers cours publiés, dès lors, comportent très peu de références au manuscrit. Il est apparu, cependant, que celui-ci contenait parfois des développements importants non repris dans le cours, soit pour des raisons de temps, soit parce qu’il s’agissait d’esquisses préparatoires. Frédéric Gros, en 2001, éditant L’Herméneutique du sujet, en avait cité de longs extraits dans sa « Situation du cours ». Fort de ce précédent, j’insérai, en note, de longs passages du manuscrit dans mon édition de Sécurité, territoire, population, en 2004, lorsque de telles citations venaient utilement compléter ou éclairer le texte. Les cours publiés ultérieurement firent une place toujours croissante à l’archive manuscrite, au point, pour deux d’entre eux (La volonté de savoir et Théories et institutions pénales), de reposer entièrement sur elle faute d’enregistrement disponible.

3espaces savantslieuarchivesCette archive, alors, comment y accéder ? Il fallait prendre rendez-vous avec Daniel Defert 1, lui indiquer (sans disposer, bien sûr, d’un quelconque inventaire) quels dossiers on souhaitait lire et se rendre chez lui pour les consulter. Je tiens, une fois de plus, à le remercier très sincèrement, pour l’aide précieuse qu’il m’a généreusement accordée, tant pour l’édition des cours sur la gouvernementalité que pour celle du cours préparatoire aux Aveux de la chair, Du gouvernement des vivants, quelques années plus tard. Ce mode de consultation, toutefois, donnait au travail de recherche un tour un peu aléatoire. Tantôt les dossiers apportés contenaient le seul manuscrit du cours, tantôt y découvrait-on toute une série de textes divers (introductions de Foucault à son séminaire du Collège de France, analyses de concepts, notes plus ou moins élaborées en vue de conférences, etc.) ; dans certains, parfois, des listes bibliographiques, des photocopies, des coupures de presse, etc., dans d’autres, des fiches de lecture. Mais le temps ne permettait pas de tout lire. Il fallait aller à l’essentiel, choisir ou faire des sondages un peu au hasard. Un certain nombre de données, ainsi, échappaient à l’attention ou demeuraient simplement inaccessibles. Je voudrais donner un exemple de ce type de lacune, dans la recherche des sources, et de ses conséquences pour mon travail éditorial.

4pratiques savantespratique lettréecitationDans la leçon du 8 février 1978 de son cours Sécurité, territoire, population, Michel Foucault, exposant le projet d’une généalogie du gouvernement des hommes en Occident, entreprend de tracer une première esquisse du pouvoir pastoral dans l’Orient pré-chrétien. Il y mentionne un grand nombre d’occurrences du thème du roi-pasteur en Égypte, Assyrie et Mésopotamie, et surtout, bien sûr, chez les Hébreux, illustrées par plusieurs citations2. Où les avait-il trouvées ? Je n’avais pas connaissance, alors, de la lettre de Paul Veyne 3, dans laquelle celui-ci lui communique une série de références relatives au roi-berger dans la littérature antique, mais cette lettre, qui m’aurait bien rendu service pour la leçon du 15 février, où Foucault reprend une partie de ces références4, ne m’aurait guère été utile pour identifier la source des citations du 8 février. À l’exception de la référence, d’ailleurs inexacte, à une thèse ancienne de Jules Baillet, De la divinité du pharaon 5, dont il ne semble pas que Foucault ait fait usage, elle ne contient en effet que des titres d’écrivains grecs ou d’ouvrages sur la Rome impériale.

5J’ai alors dépouillé un nombre important de travaux – articles de dictionnaires et d’encyclopédies, thèses, monographies – à la recherche des citations assyrienne, égyptienne et rabbinique (le problème ne se posait évidemment pas pour les citations bibliques, faciles à repérer), mais même l’érudition allemande la plus pointue ne me fut ici d’aucun secours. Aussi près que j’aie eu le sentiment de m’en approcher parfois, elles demeuraient introuvables, selon le critère de littéralité qui permet d’identifier une source certaine. Mes notes de cette leçon6 témoignent à la fois de cet échec et de mon embarras à tenter, malgré tout, d’y remédier par toute sorte de références indirectes. Mais je n’ai pu échapper, à propos de la citation assyrienne « Compagnon éclatant qui participes au pastorat de Dieu, toi qui prends soin du pays et toi qui le nourris, Ô berger d'abondance », à cet aveu le plus mortifiant pour un éditeur : « Source non identifiée »7.

6pratiques savantespratique lettréecitation pratiques savantespratique lettréeédition savante inscription des savoirsgenre éditorialcatalogueCe n’est que bien plus tard, à la faveur d’un nouveau sondage dans des catalogues en ligne, que j’ai découvert, presque fortuitement, cette fameuse source dont Foucault avait tiré ses citations. Il s’agit de la thèse de Philippe de Robert, Le berger d’Israël, essai sur le thème pastoral dans l’Ancien Testament, parue à Neuchâtel, chez Delachaux & Niestlé, dans la série des « Cahiers théologiques », en 1968. Toutes les citations s’y trouvaient, y compris l’assyrienne et la rabbinique, qui m’avaient fait parcourir tant de chemin ! Ayant été chargé ensuite de l’édition, dans la bibliothèque de la Pléiade, de la conférence « Omnes et singulatim : vers une critique de la "raison politique" », dans laquelle Foucault, quelques mois après la fin de son cours, résume ses développements sur le pastorat, j’ai pu enfin, sur les références pré-chrétiennes, offrir un appareil critique exact8.

7Cet exemple de vicissitudes éditoriales, que connaissent bien les éditeurs de textes savants, me conduit à formuler deux remarques.

8La première concerne le caractère nécessairement inachevé du travail éditorial fourni durant les vingt années de l’entreprise d’édition des cours au Collège de France de Foucault. Dans un entretien paru en 2007 (c’est-à-dire alors que cinq cours seulement avaient été publiés), Alessandro Fontana, co-directeur de l’édition avec François Ewald, déclarait :

[…] rien n’interdit de penser qu’un autre type d’édition des cours aurait pu ou pourra être envisagé (dans quelques dizaines d’années et par des chercheurs d’une autre génération plus détachés du moment historique auquel Foucault a appartenu) en tenant compte systématiquement des manuscrits des cours. Je suis convaincu pour ma part que toute édition est provisoire. À cet égard, je pense que ce va-et-vient éventuel entre cours et manuscrits, […] est beaucoup plus important que l’établissement de notes au texte. On peut mieux voir, en effet, ce qui a été ajouté ou retiré au dernier moment, ne serait-ce que pour faciliter une meilleure compréhension des auditeurs du cours pour lesquels certaines analyses auraient eu du mal à « passer »9.

9Fontana soulignait, à juste titre, la nécessité d’une confrontation plus systématique du texte prononcé avec le manuscrit existant, dessinant par là le profil d’un autre type d’édition que celle initialement mise en œuvre (et inaugurée, on s’en souvient, par lui-même et Mauro Bertani, avec la publication, en 1997, de « Il faut défendre la société » 10). Peut-être, toutefois, sous-estimait-il quelque peu l’importance de l’établissement des notes par rapport au « va-et-vient entre cours et manuscrit ». Cette position l’aurait-elle amené à voir dans les fiches de lecture de Foucault une archive de faible intérêt par rapport au manuscrit ? Ou, au contraire, aurait-il saisi, dans leur mise à disposition, la chance d’une véritable ascèse éditoriale, permettant de suivre au plus près le travail de Foucault, à rebours de toute tentation de surenchère bibliographique ? Je ne saurais le dire. Mais il me paraît essentiel de retenir l’idée d’un work in progress indéfini, selon l’état de l’archive manuscrite disponible, son accessibilité et ses modes d’utilisation. De ce point de vue, la nouvelle édition des cours en poche, qui permettra, on l’espère, de corriger, compléter, enrichir l’édition existante grâce à cette archive, ne marquera qu’une étape nouvelle dans ce processus : non qu’il faille envisager, après elle, une troisième édition plus « critique » encore ; mais il appartiendra aux chercheurs à venir d’inventer des formes inédites d’interaction entre le texte publié et les ressources manuscrites, sans doute de plus en plus largement accessibles en version numérisée.

10matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionficheJ’en viens ainsi à ma seconde remarque, qui se rapporte aux fiches de lecture de Foucault et, plus précisément, à leur exploitation numérique. En quoi l’accès à ces fiches, désormais conservées, inventoriées, classées dans le fonds Foucault de la BnF et rendues plus aisément consultables encore au moyen de l’outil numérique, m’aurait-il aidé dans ma recherche de la (ou des) source(s) des citations foucaldiennes sur le pastorat pré-chrétien ? À coup sûr, il ne m’aurait pas évité un certain tâtonnement et ne m’aurait pas dispensé d’explorer plusieurs pistes. Mais il m’aurait fait gagner un temps considérable, avec le bénéfice d’une réponse certaine à mes questions. Si, disposant de l’outil numérique mis au point par Vincent Ventresque et l’équipe FFL, j’avais lancé une recherche plein texte sur le terme « pastorat », je n’aurais certes pas obtenu tout de suite l’information cherchée. Grâce au travail de description effectué par les membres du projet, j’aurais constaté que neuf fiches, toutes situées dans la boîte 20, correspondaient à ma demande. Sept d’entre elles portent sur l’ouvrage de Jean de Labadie, La Réformation de l’Église par le pastorat, paru en 1667, dont Foucault extrait des éléments relatifs à la définition et la nécessité du pastorat chrétien et qui ne m’aurait donc pas intéressé ici ; une autre, en revanche, aurait retenu toute mon attention, décrite comme comportant une « liste bibliographique sur l’anti-médecine et le pastorat11 ». Sans doute le voisinage de ces deux thèmes, anti-médecine et pastorat, ne m’aurait-il pas spontanément orienté vers les sources du thème pastoral pré-chrétien, mais j’aurais trouvé, au verso d’une feuille de carnet arrachée, parmi une quinzaine de titres tous accompagnés de leur cote BnF, entre deux références à des ouvrages anglais sur le clergé et la vie paroissiale aux xviii e et xix e siècles, et à proximité de deux autres références au Pastoral de Grégoire le Grand et à Calvin, théologien de l’Église et du ministère, le titre du livre de Philippe de Robert, barré d’un trait comme pour signaler, après coup, qu’il avait été consulté. J’aurais su, de la sorte, qu’il faisait partie de la bibliographie mobilisée par Foucault dans son travail.

11Encore fallait-il penser à chercher cette source dans la boîte 20, présentée dans l’inventaire de la BnF sous le titre « Notes de lecture pour l’Histoire de la sexualité. Réforme – Contre-réforme12 » et dont le contenu, en apparence, est assez éloigné de la matière du cours de 1978. À cet égard, l’avantage de l’outil numérique par rapport à la patiente investigation manuelle est manifeste : il n’est pas seulement « plus rapide », comme on se contente de le dire parfois ; il offre surtout, pour reprendre une vieille expression lullienne, un ars inveniendi qui permet au chercheur de faire l’économie des hypothèses interprétatives par lesquelles, avec un peu de chance et d’intuition, mais au terme de longs détours, il serait peut-être parvenu au même résultat. Pour aller débusquer le livre de Philippe de Robert dans une boîte relative à l’Histoire de la sexualité, il était nécessaire, en effet, de se rappeler les liens étroits qui unissent, dans la recherche foucaldienne des années 70, les questions du sexe, de la confession et de la pastorale. Mais il fallait aussi faire l’hypothèse que, traitant de la Réforme et de la Contre-réforme, Foucault avait pu vouloir remonter aux sources vétéro-testamentaires du thème pastoral, dont il ne fait pourtant aucune mention dans Les Anormaux 13 et La Volonté de savoir 14. Il fallait, en d’autres termes, avoir l’idée d’aller chercher une référence là où, a priori, on n’avait à peu près aucune raison de penser qu’elle pouvait se trouver. Ce type de pari, on en conviendra, ne s’accorde guère avec la logique d’un travail méthodiquement organisé et revient, en fait, à chercher une aiguille dans une botte de foin. Avec les ressources de la plateforme numérique, en revanche, l’aiguille, où qu’elle se cache, est presque immédiatement située.

12Est-ce à dire, dès lors, que cet outil, qui rend visibles les connexions les plus lointaines, ou les plus imprévues, entre des éléments du corpus foucaldien, dispense le chercheur de toute hypothèse interprétative ? Non, bien entendu. S’il évite de perdre son temps en conjectures fastidieuses et tâtonnements à l’aveugle et facilite la mise en relation de données textuelles, celles-ci, muettes en elles-mêmes, demandent néanmoins à être interrogées.

13Une question passionnante, notamment, serait de savoir pourquoi cette référence se trouve à cette place, parmi ces autres titres, dans une liste mêlant des ouvrages sur le pastorat chrétien du xvi e au xix e et sur les rapports entre médecine et soin des âmes (Seelsorge). On s’amusera, sans doute, de la contiguïté, sur la même fiche, du nom de Pasteur (Alceste, Pasteur, sa rage et sa vivisection, Lyon, 1886) et du thème pastoral, comme si cette coïncidence homonymique attestait, dans la recherche foucaldienne, l’appartenance de la figure du pasteur à la problématique bio-médicale. Plus sérieusement, on sera conduit à examiner les liens tissés par Foucault, au cours des années 70, entre l’axe de l’aveu et l’axe du pastorat dans son projet d’histoire de la sexualité. Dans sa contribution à ce dossier, Philippe Chevallier 15 a bien montré comment La Chair et le corps 16, tout en restant centré sur le problème de la confession (l’axe de l’aveu, donc), s’éloignait du cours Les Anormaux en s’efforçant d’articuler cette question à celle du gouvernement des hommes, apparue dans le cours de 1978, Sécurité, territoire, population, et théorisée, principalement, à travers le pastorat. Une analyse approfondie de la fiche bibliographique, précisant l’usage fait par Foucault des références qu’elle comporte dans telle ou telle étape de la rédaction du manuscrit inachevé, aiderait sans doute à préciser le moment où la thématique pastorale acquiert des contours mieux définis et s’autonomise, en quelque sorte, par rapport au rituel de la pénitence.

Notes
1.

Détenteur des manuscrits de Michel Foucault.

2.

Foucault, 2004, p. 128-130.

3.

Fonds Michel Foucault, boîte 22, feuillets 425 et 426.

4.

Foucault, 2004, p. 140-141.

5.

Le titre de la thèse de Jules Baillet est : Le régime pharaonique dans ses rapports avec l’évolution de la morale en Égypte (Blois, E. Rivière, 2 vol., 1912-1913). L’ouvrage est cité et commenté dans l’introduction de Georges Posener, De la divinité du pharaon, Paris, Imprimerie Nationale, 1960, p. ix-x.

6.

Foucault, 2004, p. 137-138, notes 24-36.

7.

Foucault, 2004, p. 137, note 27.

8.

Foucault, 2015, p. 1637, notes 6-13.

9.

del Vento et Fournel, 2007, p. 188.

10.

Foucault, 1997.

11.

Fonds Michel Foucault, boîte 20, NAF 28730 (20), feuillet 185, verso https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52509573k/f239.item

12.

Fonds Michel Foucault, boîte 20, NAF 28730 (20) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52509573k

13.

Foucault, 1999.

14.

Foucault, 1976.

15.

Philippe Chevallier, « La genèse des Aveux de la chair : les hypothèses de l’archive », article publié dans le même numéro.

16.

Manuscrit inédit du deuxième volume de l’Histoire de la sexualité, selon le plan annoncé par Foucault en 1976.

Appendix A Bibliographie

  1. del Vento et Fournel, 2007 : Christian del Vento et Jean-Louis Fournel, « L’édition des cours et les “pistes” de Michel Foucault. Entretiens avec Mauro Bertani, Alessandro Fontana et Michel Senellart », Laboratoire italien, 7, 2007, https://doi.org/10.4000/laboratoireitalien.144
  2. Foucault, 1976 : Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I :La Volonté de savoir, Paris, Gallimard.
  3. Foucault, 1997 : Michel Foucault, « Il faut défendre la société », édition établie par Mauro Bertani et Alessandro Fontan, Paris, Gallimard-Seuil.
  4. Foucault, 1999 : Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, édition établie par Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Paris, Gallimard-Seuil.
  5. Foucault, 2004 : Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, édition établie par Michel Senellart, Paris, Gallimard-Seuil.
  6. Foucault, 2015 : Michel Foucault, « Omnes et singulatim : vers une critique de la “raison politique” », Œuvres, t 2, Paris, Gallimard, p 1329-1358, notes p. 1634-1641.