Pierre Destrée

Abstract

Contrary to the traditional view of a Heracleitus who doesn't laugh or make laugh, Heracleitus must be considered, I claim, as a satirist philosopher. Several of his fragments are to be read from the background of iambic poetry. Heracleitus makes a philosophical usage of laughter: these fragments are meant to provoke people - his potential audience -, and make them think.

1Le rire occupe une place pour le moins ambiguë en philosophie grecque. Pour m’en tenir à Platon, il est singulier de constater qu’alors même qu’il le condamne fermement à plusieurs reprises, on trouve dans ses dialogues de très nombreux personnages qui rient, à commencer par Socrate qui, s’il ne rit peut-être jamais très franchement, semble fréquemment sourire de manière ironique.

2pratiques savantespratique intellectuellecritiqueDans la République, Platon insiste sur le fait que le rire fait, pour ainsi dire, perdre la raison. Le rieur est « dominé par le rire » (III, 389a), au lieu d’être maître de soi et de sa raison. Platon condamne ainsi la représentation homérique des dieux Olympiens dont le rire est « inextinguible » (III, 389a ; cf. Iliade, I, 599-600), mais aussi le plaisir d’assister à des comédies qui « si on y prend un immense plaisir au lieu de les réprouver comme étant immorales » risquent d’avoir pour effet de faire du rieur quelqu’un qui veut faire rire à son tour, et de le transformer petit à petit en un véritable « bouffon » (X, 606c). Et il condamne aussi, peut-être plus fortement encore, la cause de ce rire : essentiellement, la mimesis de gens « qui s’injurient, se moquent les uns des autres et font des blagues obscènes » (III, 395e), ce qui est la description assez complète des manières de faire rire un auditoire en poésie satirique et dans la comédie d’Aristophane 2. Et cependant, Platon n’hésite pas à écrire lui-même de véritables satires pour se moquer assez violemment d’un personnage : que l’on songe seulement au personnage d’Aristophane dans le Banquet que Platon affuble, de manière toute aristophanesque, d’un hoquet au moment où il doit présenter son éloge d’erôs !

3pratiques savantespratique artistiquepoésieCette ambiguïté de la part de Platon, néanmoins, se comprend parfaitement si l’on songe à la fameuse suggestion qui est faite à la fin de sa seconde critique de la poésie, en République X : la poésie pourra – et même devra, est-on invité à penser – réintégrer la cité à la condition de se montrer non seulement agréable, mais aussi utile. Si Platon ne le dit jamais explicitement, il est cependant difficile de ne pas lire les divers usages qu’il fait du rire à la lumière de cette exigence : contrairement à ce que font les blagues et les moqueries dans le monde réel ou celles de la comédie au théâtre (du moins selon Platon), rire d’Ion ou d’Aristophane semble devoir éveiller le lecteur à la réflexion critique, à lui faire prendre distance par rapport à ce que ces deux personnages représentent à leurs yeux.

4Après Platon, d’autres ont fait un usage philosophique du rire, le plus fameux exemple étant sans doute celui des Silles du philosophe et poète sceptique Timon de Phlionte 3. Mais cet usage philosophique du rire n’est pas neuf en philosophie grecque, et c’est ce que je voudrais essayer de montrer en analysant le cas d’Héraclite.

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6typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieÀ première vue, rien n’indique qu’Héraclite était un philosophe qui prenait plaisir à rire, ou qui aimait à faire rire. La tradition, relayée notamment par Lucien, le présente comme le philosophe qui pleure : Héraclite aurait passé sa vie en se lamentant sur la bêtise et la folie des hommes4. Une légende dont on ne connaît pas les origines, mais qui remonte au moins à Théophraste qui, d’après le témoignage de Diogène Laërce, évoque la mélancolie d’Héraclite pour expliquer que son livre soit resté inachevé5. Enfin, de manière moins dramatique, l’Anthologie qualifie Héraclite d’ἀγέλαστος : quelqu’un qui ne riait jamais (Anthologia Graec a, VII, 79).

7Il est difficile de spéculer sur l’origine de ces légendes. Sont-elles l’expression d’une vieille opposition de la philosophie au rire, du moins au rire agressif6 ? Ou peut-être, comme on le voit chez Théophraste, s’est-on autorisé de quelque trait biographique, réel ou imaginaire, où l’absence du rire aurait été comprise, ou rajoutée, comme une conséquence de celui-là ? Mais ici on est face à un problème méthodologique : comment ces traits biographiques sont-ils apparus ? Ont-ils pour lointaine origine quelque fait réel à partir duquel, moyennant exagération ou distorsion, l’on a pu extrapoler un trait de caractère plus général ? Ou ne seraient-ils pas, plus vraisemblablement, le fruit d’une reconstruction imaginaire à partir de ce qu’on a crû lire dans certains de ses textes ?

8Quoiqu’il en soit de cette question, il est intéressant de constater que la présentation de Diogène Laërce est loin d’être innocente. S’il ne dit pas explicitement qu’Héraclite était un ἀγέλαστος, Diogène insiste très lourdement sur le sérieux extrême du personnage. Lorsqu’il le présente comme un μεγαλόφρων παρ’ ὁντιναοῦν, un « esprit hautain plus que personne », et comme un ὑπερόπτης, quelqu’un de méprisant et qui toise le monde (IX, 1), le lecteur ne peut qu’imaginer un personnage peu enclin au rire. Et c’est une impression générale de mépris et de sérieux qui se confirme avec la manière dont, selon Diogène – qui ne précise pas ici qu’il s’agit d’une opinion rapportée – il finit sa vie, apparemment loin de ses compatriotes d’Éphèse dont il a décliné l’offre d’en être le législateur : « Pour finir, il prit les hommes en haine (μισανθρωπήσας) et vécut à l’écart dans les montagnes, se nourrissant d’herbes et de plantes » (IX, 3).

9construction des savoirséconomie des savoirsinnovationCe n’est visiblement pas à partir de sa propre lecture des fragments que Diogène en conclut au caractère misanthrope et sombre d’Héraclite. Ici comme ailleurs, Diogène n’est pas un innovateur, et, comme on le voit avec sa citation de Théophraste quelques paragraphes plus loin, il est évident qu’il reprend de manière non critique une légende fermement établie. Mais il serait naïf de croire qu’il n’est qu’un simple transmetteur. Ce qu’il fait, très intentionnellement me semble-t-il, c’est offrir au lecteur de cette Vie une série de citations dans le but de prouver que ce mépris qui débouchera sur la haine des hommes se vérifie à même les textes du philosophe. C’est particulièrement évident pour le début de sa présentation (IX, 1) : « Héraclite […] était d’esprit hautain, plus que personne, et méprisant, comme il apparaît clairement d’après son livre, dans lequel il dit : “La multitude des savoirs n’enseigne pas l’intelligence ; autrement, elle l’aurait enseignée à Hésiode et à Pythagore, et encore à Xénophane et à Hécatée” [= DK 22 B 40]. En effet, il n’y a qu’“une chose sage, qui est de connaître quelle pensée a gouverné partout toutes choses” [= B 41]. Il répétait aussi qu’“Homère méritait d’être chassé des jeux publics et d’être battu de verges, et Archiloque pareillement” [= B 42]7 ».

10En rapportant ces textes, Diogène indique clairement le ton selon lequel il faut les comprendre : fruits du mépris dans lequel Héraclite tient les poètes et philosophes qui l’ont précédé (comme d’ailleurs l’ensemble des hommes), ces phrases doivent être lues comme les témoignages les plus évidents d’un esprit de sérieux à outrance. On notera d’ailleurs la manière dont Diogène présente, ou plus exactement explique l’obscurité proverbiale d’Héraclite : « Il le déposa [son livre] dans le temple d’Artémis, après s’être appliqué, selon certains, à l’écrire en un style particulièrement peu clair (ἀσαφέστερον), pour que n’y eussent accès que ceux qui en avaient la capacité, et de peur qu’un style commun n’en fît un objet de mépris facile (εὐκαταφρόνητον) » (IX, 6). À y regarder de près, cette présentation est en fait un peu étrange. Car, contrairement à d’autres présentations célèbres du philosophe incompris dont la foule se moque – que l’on songe au Théétète où la servante thrace « raille » le pauvre Thalès tombé dans un puits (avec le verbe ἀποσκώπτειν qui implique à la fois le mépris et la plaisanterie appuyée)8 – l’adjectif εὐκαταφρόνητον ici semble ne véhiculer aucune connotation de moquerie. Tout se passe donc comme si c’était Héraclite lui-même, homme sérieux, méprisant et hautain, qui avait peur, s’il écrivait un ouvrage accessible pour tous, d’être traité comme il semble traiter les autres hommes ! Bref, l’obscurité fameuse d’Héraclite aurait été l’arme pour éviter le mépris et la superbe de la foule, tout en fournissant aussi, inversement, une preuve supplémentaire de sa misanthropie, et de son esprit de sérieux.

11Si aujourd’hui plus personne ne semble prêter la moindre attention à ces présentations légendaires, il n’en reste pas moins que, à de rares exceptions près, c’est peut-être encore de telles présentations que dépendent la plupart des lectures d’Héraclite ; si plus aucune édition commentée récente des fragments n’évoque encore ces soi-disant traits de caractère qui sont inlassablement répétés tout au long de l’antiquité et au-delà, aucune non plus ne semble remettre en question cette tonalité avec laquelle il faudrait lire ces fragments. Or, si l’on prend en compte le style d’énonciation et le contexte dans lequel ces fragments cités par Diogène, et d’autres encore, doivent sans doute être compris, il semble que le rire occupe en réalité une place tout à fait cruciale dans la démarche d’Héraclite. Comme certains interprètes l’ont récemment suggéré9, Héraclite doit bien plutôt être considéré comme un philosophe satiriste, et nombre de ses fragments gagneraient à être compris comme des attaques similaires à celles que l’on trouve en poésie iambique. Et plus précisément, vais-je aussi tenter de montrer, Héraclite use du rire comme d’une arme philosophique destinée à réveiller les hommes qu’il dépeint précisément comme des « endormis » (B 1 ; B 89), des « sourds » (B 1 ; B 19 ; B 34), ou des « absents » (B 34).

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13Certes, aucun des fragments d’Héraclite ne semble évoquer directement la parodie ou le rire – et le seul qui contient un terme évoquant expressément le rire est l’un des plus obscurs10. Mais assez paradoxalement, c’est le même Diogène Laërce qui nous livre les clés d’une lecture « satiriste » de certains fragments que je défendrai plus loin.

14Comme on le voit dans deux des trois premières citations que Diogène nous donne pour exemplifier le mépris d’Héraclite envers ses congénères11, celui-ci s’en est pris violemment aux poètes et aux philosophes qui le précèdent. Mais Héraclite n’est pas le premier à le faire. Malgré son mépris pour Xénophane qui est l’une des victimes de la première citation (« la multitude des savoirs n’a pas enseigné l’intelligence » – B 40), il est un fait assez évident, et souvent répété dans la littérature, qu’Héraclite a dû trouver, pour sa critique des poètes et des philosophes, son inspiration première chez Xénophane lui-même. Or les critiques que ce dernier a formulées à l’encontre d’Homère et d’Hésiode, voici comment Diogène les présente : « Il écrivit des poèmes en vers épique, élégiaques et iambiques contre Hésiode et Homère, en dénonçant ce qu’ils disent sur les dieux. Et il récitait aussi lui-même ses propres poèmes » (IX, 18). Même si nous n’avons pratiquement plus de vers iambiques de Xénophane, il semble certain que les poèmes qui correspondent sans doute à ce qu’on appelle généralement ses « Silles », devaient en effet vilipender et ridiculiser méchamment Homère et Hésiode à la manière de la poésie satirique (appelée, dans l’antiquité, « iambique »)12. Mais comment a lieu cette moquerie ?

15Reprenons le fameux distique B 16 :

Αἰθίοπές τε <θεοὺς σφετέρους> σιμοὺς μέλανάς τε
Θρῆικές τε γλαυκοὺς καὶ πυρρούς <φασι πέλεσθαι.

16À le lire comme un simple énoncé (par exemple, dans la traduction de J.-P. Dumont : « Peau noire et nez camus : ainsi les Éthiopiens représentent leurs dieux, cependant que les Thraces leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu »), on comprend très immédiatement le sens de ces comparaisons : se représenter un dieu comme Homère ou Hésiode l’ont fait est aussi stupide que de se les représenter de peau noire et au nez épaté, ou aux yeux bleus et aux cheveux roux. Il semble donc ne s’agir ni plus ni moins que d’une manière, peut-être imagée et vaguement poétique, de dénoncer l’anthropomorphisme dans la représentation des dieux que nous proposent les poètes. Cependant, lus de cette manière, en quoi ces deux vers seraient-il drôles comme la poésie iambique est censée l’être13 ?

17Si le témoignage de Diogène doit être pris au sérieux – et je ne vois aucune raison d’en douter ici – il faudrait en réalité lire le fragment tout autrement, en tenant compte de son contexte d’énonciation. Imaginez-vous au début du vi e siècle avant J.-C., au milieu d’une foule épaisse qui, lors d’un festival religieux, se presse pour écouter un aède fameux qui vient de monter sur une estrade afin chanter ses poèmes. Et vous êtes, bien entendu, au milieu de nombreux temples, et d’innombrables statues peintes de héros et de dieux grecs, et vous l’entendez chanter ceci – je traduis en respectant l’ordre des mots :

Africains ! Leurs dieux ont le nez épaté et la peau noire
Gens du nord ! Les leurs, disent-ils, ont les yeux bleus et les cheveux roux.

18acteurs de savoirqualités personnelles acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinitéCampé face à ses propres dieux qui ont le nez fin et droit, et des cheveux bouclés peints en noir, n’importe quel auditeur grec ne peut que rire, peut-être même bruyamment, de l’incongruité du propos. Incongruité de tels dieux étrangers, à première vue. Mais ce que le rire provoqué par Xénophane tend certainement à faire voir à ses auditeurs, c’est évidemment l’incongruité de leurs propres représentations des dieux, tout aussi anthropomorphiques et fausses que celles des Africains ou des peuples habitant au nord de la Grèce (ce qui correspond pour nous à peu près aux pays dits de l’Est) – d’autant qu’en qualifiant les dieux de ceux-ci, de γλαυκοὺς « aux yeux bleus », Xénophane veut certainement faire songer ses auditeurs à l’épithète γλαυκῶπις qui est le qualificatif homérique d’Athéna 14. Il s’agit de se moquer de peuples non-grecs, et de rire de leurs manières de se représenter les dieux, en un premier temps ; mais il s’agit surtout, en un second temps, de rire de nos propres représentations des dieux qu’Homère et Hésiode véhiculent, et de nous en moquer dans le but de nous en débarrasser – pour finalement, bien entendu, embrasser la conception du divin, philosophique et non-anthropomorphique, que Xénophane défend par ailleurs.

19pratiques savantespratique artistiquelittératureD’un point de vue littéraire, il s’agit d’une pratique qui reprend mutatis mutandis les traits de la satire iambique, où il s’agit de ridiculiser des individus (réels ou imaginaires), et de faire ainsi rire son auditoire. Mais il s’agit, dans le chef de Xénophane, de reprendre certains traits de ce type de poésie dans un but philosophique : la moquerie doit avoir pour but de nous faire comprendre la fausseté de telle ou telle opinion défendue par tel ou tel philosophe ou poète que nous avons, ou aurions, pu faire nôtre.

20Il est apparemment certain qu’Héraclite ne fut pas un rhapsode et qu’il n’écrivit pas de vers satiriques à la manière des « iambes » de Xénophane. Mais dans la mesure où il a visiblement suivi Xénophane dans sa critique des poètes, et aussi comme on va le voir, dans sa critique des hommes en général, il faut au moins se demander si une approche semblable ne pourrait pas nous donner une meilleure compréhension de certains de ses fragments.

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22Le second fait intéressant pour mon propos est la manière dont le philosophe sceptique Timon, dans le texte de Diogène Laërce, nous présente Xénophane et Héraclite. Voici ce qu’écrit Diogène (IX, 18) :

Ξενοφάνης [...] ἐπαινεῖται πρὸς τοῦ Τίμωνος· φησὶ γοῦν :
Ξεινοφάνη θ’ ὑπάτυφον, Ὁμηραπάτην ἐπικόπτην.
Xénophane [...] fait l’objet d’un éloge de Timon : celui-ci parle en tout cas de « Xénophane, presque exempt de vanité, dénonciateur des tromperies d’Homère ».

23Il me semble que ce vers de Timon est particulièrement drôle et caustique. Car s’il nous dit clairement que Xénophane est lui-même un satiriste qui dénonce en s’en moquant violemment (ce que signifie le mot ἐπικόπτης) les représentations anthropomorphiques des dieux que Homère véhicule, il n’en est pas moins lui-même un homme « presque exempt de vanité » – ce qui est bien entendu une moquerie appuyée, d’autant que le mot est sans aucun doute créé par Timon qui, à son tour, joue à l’ἐπικόπτης envers Xénophane. Mais à quoi Timon se réfère-t-il ? Heureusement pour nous, Sextus Empiricus cite le même vers, plus les deux suivants du même poème, et explique le premier (Esquisses pyrrhoniennes I, 224 = DK A 35) :

Ξεινοφάνης ὑπάτυφος, ὁμηραπάτης ἐπισκώπτης,
εἰ τὸν ἀπ’ ἀνθρώπων θεὸν ἐπλάσατ’ ἶσον ἁπάντῃ,
<ἀτρεμῆ> ἀσκηθῆ νοερώτερον ἠὲ νόημα.
ὑπάτυφον μὲν γὰρ εἶπε τὸν κατά τι ἄτυφον, ὁμηραπάτης δὲ ἐπισκώπτην, ἐπεὶ τὴν παρ’ Ὁμήρῳ ἀπάτην διέσυρεν.

24Il le dit « presque exempt de vanité » parce que non vaniteux d’une certaine manière, « censeur des tromperies homériques » parce qu’il détruit la tromperie chez Homère.

Xénophane presque exempt de vanité, dénonciateur des tromperies d’Homère
Qui a forgé un dieu séparé des hommes : en tout point égal à lui-même
Immobile, impassible, plus intelligent que l’intelligence.

25Cet hapax ὑπάτυφος est en effet approprié pour Xénophane qui, malgré ses airs de modestie, va jusqu’à proposer une nouvelle conception du divin. Un bien immodeste philosophe donc, qui, tout comme les Éthiopiens, les Thraces et Homère dont il se moquait lui-même si méchamment, va jusqu’à forger ou inventer (le verbe utilisé par Timon est πλάττειν) un dieu qui, lui, serait totalement « distinct des hommes », et ressemblerait à une sphère immobile. Pour Sextus, cela signifie que Xénophane « dogmatise » comme il le dit un peu plus loin, en inventant une conception loin des « notions communes aux hommes » (Esquisses pyrrhoniennes, I, 225). Mais pour Timon, il s’agit peut-être d’abord et avant tout de se moquer d’un penseur qui invente un dieu sphérique qui, tout différent des hommes, cependant pense comme eux – un dieu, ajoute-t-il encore en parodiant un vers de Xénophane, qui est « plus intelligent que l’intelligence15 » ! Timon admire sans doute Xénophane, dont il reprend l’usage philosophique qu’il est le premier à faire de la poésie iambique, mais Xénophane lui sert aussi de première cible pour retourner contre lui ses propres armes.

26Or c’est avec une même verve, et avec une semblable technique de réponse du berger à la bergère, si l’on peut dire, que Timon, selon Diogène (IX, 6), se moque aussi d’Héraclite :

Il le déposa [le livre] dans le temple d’Artémis, après s’être appliqué, selon certains, à l’écrire en un style particulièrement peu clair, pour que n’y eussent accès que ceux qui en avaient la capacité, et de peur qu’un style commun n’en fît un objet de mépris facile.

27C’est bien là celui que décrit Timon lorsqu’il dit :

τοῖς δ’ ἔνι κοκκυστής, ὀχλολοίδορος Ἡράκλειτος,
αἰνικτὴς ἀνόρουσε.

28Penchons-nous sur cette citation de Timon :

Parmi eux le voici, coq criard, gourmandeur des foules, Héraclite, spécialiste des énigmes, le voici qui se dresse.

29Comme d’autres l’ont bien noté16, ceci est très certainement une parodie d’un passage de l’Iliade (I, 247-248) où, tandis que les héros tentent de réfléchir sur ce qu’il convient de faire après la décision d’Achille de se retirer du combat, l’on voit le sage Nestor se lever et prendre la parole, ce que Homère décrit en ces termes :

τοῖσι δὲ Νέστωρ
ἡδυεπὴς ἀνόρουσε λιγὺς Πυλίων ἀγορητής
τοῦ καὶ ἀπὸ γλώσσης μέλιτος γλυκίων ῥέεν αὐδή·
Mais voici que Nestor se lève, Nestor au doux langage, l’orateur sonore de Pylos. De sa bouche ses accents coulent plus doux que le miel.

30Prenant la place du sage orateur qui délivre des paroles douces comme le miel, Timon nous montre un Héraclite qui se lève au milieu d’une assemblée pour fustiger son monde. Le terme est ὀχλολοίδορος qui se réfère certainement à la pratique iambique consistant à fustiger en se moquant d’une personne (λοιδορεῖν). Quant à l’oiseau auquel Timon le compare, il peut s’agir d’un coucou (comme on le traduit habituellement), mais aussi, et plus vraisemblablement ici, d’un coq, ce qui est une métaphore parfaite pour le satiriste – le coq de combat étant à la fois criard et très agressif17. L’on voit donc un Héraclite qui, tel un coq de combat, se dresse sur ses ergots pour vilipender la foule en lieu et place d’un Nestor qui se lève dignement pour adresser à la foule un discours rassurant et posé. Timon ne se moque pas tant de ceci, bien entendu, que de la manière dont Héraclite joue à l’énigmatique : vous avez ici, dit-il à son lecteur, un philosophe qui, à la manière des poètes iambiques, se moque et fustige le monde entier, et Homère en tout premier lieu qui n’aurait aucun savoir à délivrer – mais en réalité, ses énigmes ne nous apportent aucun savoir non plus !

31construction des savoirslangage et savoirsgenreénigmeLorsqu’il cite ce texte de Timon, Diogène veut visiblement expliquer ce qu’il en est du style « particulièrement peu clair » du livre d’Héraclite : il s’agit, comme la citation de Timon lui permet de le dire, d’un style propre aux énigmes. Mais si pour Diogène le mot important est αἰνικτὴς, il est frappant que l’ensemble de la citation qu’il donne de Timon pousse indubitablement à une vision assez différente de la figure d’Héraclite qu’il nous donne par ailleurs où l’esprit de sérieux, la recherche de l’expression énigmatique et le fait de se retirer totalement du monde vont de pair.

32La filiation entre Héraclite et le satirique Xénophane d’une part, et la présentation d’Héraclite que fait Timon d’autre part sont deux raisons fortes, me semble-t-il, qui doivent inciter à remettre en question la manière dont nous lisons habituellement les fragments d’Héraclite, ou du moins certains d’entre eux.

33Reprenons donc, tout d’abord, l’un des fragments que nous rapporte Diogène, le B 42. Peut-être d’ailleurs est-il non seulement l’un des plus méchants de tous ceux que nous avons de lui – ce qui est peut-être la raison pour laquelle Diogène l’a choisi pour nous convaincre du côté méprisant et hautain de son Héraclite – mais aussi – ce que Diogène n’a apparemment pas vu – l’un des plus drôles et des plus caustiques :

τόν τε Ὅμηρον ἄξιον ἐκ τῶν ἀγώνων ἐκβάλλεσθαι καὶ ῥαπίζεσθαι καὶ Ἀρχίλοχον ὁμοίως
Homère mérite d’être chassé des jeux publics et d’être battu de verges, et Archiloque pareillement

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35Qu’une telle assertion soit méchante, soit ; mais qu’a-t-elle de drôle ? Ici encore, pour comprendre l’enjeu de cette phrase, je suggère que l’interprète se mette dans la peau d’un auditeur ou d’un lecteur grec ancien. Et pour ce faire, qu’il se pose la question suivante : quels pourraient bien être les faits contextuels qu’il faut avoir à l’esprit afin qu’il puisse rire de cette phrase ?

36- Tout d’abord, il faut tenir pour une évidence qu’Homère et Archiloque sont chacun le meilleur poète dans leur genre18. Ils sont présentés ici comme des rhapsodes, mais c’est la manière habituelle de parler d’un poète (chez Homère d’ailleurs, le seul mot pour poète c’est ἀοιδός, celui qui chante sa poésie). Et donc, puisque ce sont les meilleurs poètes dans leur genre et qu’ils sont rhapsodes, ils sont censés gagner tous les concours où on pourrait leur opposer d’autres poètes.

37matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionbâton- Deuxièmement, comme de nombreux interprètes l’ont relevé19, si le verbe ῥαπίζεσθαι signifie bien frapper d’un bâton, il y a aussi, presque sûrement, un jeu de mot avec le substantif ράβδος qui désigne le bâton qui est l’attribut du rhapsode (dans les représentations picturales – comme celles que nous avons sur les vases – c’est ce bâton qui, avec la harpe, le désigne comme un rhapsode).

38pratiques savantespratique artistiquethéâtre- Troisièmement, comme on le voit dans la Poétique d’Aristote notamment (1450b18), le mot ἀγών peut aussi vouloir dire, par métonymie, la scène sur laquelle ont lieu les représentations théâtrales, ou ici, l’estrade sur laquelle ont lieu les récitals de poésie.

39- Quatrièmement, même si on n’en a qu’une attestation bien plus tardive, il n’est pas impossible qu’à l’époque d’Héraclite déjà, on ait pu frapper des acteurs qui jouaient mal une pièce ; en tout cas, lorsque Démosthène rapporte un tel fait, il semble évoquer cela comme quelque chose de grave, mais pas d’exceptionnel20. Mais il est aussi possible qu’Héraclite fasse une référence à une pratique attestée par Hérodote (VIII, 59), qui avait lieu lors de compétitions athlétiques où l’arbitre pouvait frapper un athlète qui commettait une faute, par exemple, s’il démarrait avant les autres. En tout état de cause, il s’agit de chasser quelqu’un hors d’un théâtre ou d’une compétition comme étant particulièrement mauvais, ou ne respectant pas les règles de son art, ou celles de la compétition dans laquelle il est engagé.

40Je suggère donc, avec ces éléments en tête, de s’entendre dire à peu près par Héraclite, ou du moins par celui qui vous en ferait la lecture à voix haute (comme on « lisait » au vi e siècle) :

Hé, vous, Homère et Archiloque ! On devrait vous chasser de la scène en vous frappant de votre bâton de rhapsode pour prix de votre victoire !

41Il me semble qu’on aurait à peu près l’équivalent d’une invective drôle et méchante à la Archiloque : cet Homère et cet Archiloque que nous tenons pour les deux meilleurs poètes de leur genre respectif, voilà qu’Héraclite nous enjoint de nous en moquer comme s’ils n’étaient que médiocres poètes ou rhapsodes !

42Mais ceci n’est qu’un premier niveau de compréhension. Comme la structure de la phrase le suggère assez fortement, il semble y avoir une insistance sur Archiloque 21. En fait le texte doit plutôt se lire :

Hé, toi, Homère ! On devrait te chasser de la scène en te frappant de ton bâton de rhapsode pour prix de ta victoire ! – Et toi aussi d’ailleurs, Archiloque, de la même manière !

43Mais pourquoi une telle insistance sur Archiloque ? Je pense que nous avons affaire à un autre cas de réponse du berger à la bergère : Héraclite utilise contre Archiloque la manière dont lui-même se moque de ses victimes. Ce qui est donc drôle ici, c’est que le lecteur ou l’auditeur d’Héraclite assiste au spectacle d’un auteur d’iambes qui se fait ridiculiser au moyen des armes qu’il a lui-même inventées. En ajoutant : « et toi aussi Archiloque, de la même manière » qui suit directement l’évocation de la bastonade (ῥαπίζεσθαι καὶ Ἀρχίλοχον ὁμοίως), Héraclite veut sans doute rappeler à son auditeur la fameuse scène du chant II de l’Iliade (246-277), où le premier λοίδορος de la littérature grecque, l’archétype du moqueur, Thersite, est battu par Ulysse qui le frappe du bâton le désignant comme roi d’Ithaque, le sceptre. Dans le cas de Thersite, vous assistez au moqueur moqué, à l’arroseur arrosé, puisque le but d’Ulysse est de ridiculiser en public celui qui a l’habitude de ridiculiser les rois, et la réaction des soldats est en effet de rire du pauvre bougre qui se tord de douleur. C’est donc le moqueur Archiloque qui finit de la même façon que son illustre prédécesseur en λοιδορία : si la figure du roi est vengée par le sceptre royal dans le cas de Thersite, c’est la foule de ses victimes qui devrait se venger au moyen du bâton qui le désigne comme poète et rhapsode dans le cas d’Archiloque. Et ce qui vaut pour Archiloque s’applique aussi bien à Homère lui-même qui se fait traiter de la même façon que son personnage Thersite, comme si le personnage se retournait contre son auteur. Nul doute, à mon avis, qu’un auditeur ou un lecteur ancien cultivé qui fait ces liens (pour lui évidents) n’ait trouvé une telle phrase extrêmement drôle.

44Maintenant, en tant qu’interprètes d’Héraclite, il faut se demander ce que veut dire le fragment. Que reproche donc Héraclite aux deux poètes ? Pas la polymathie qui est dénoncée au fragment que cite Diogène juste avant (B 40), Archiloque ne prétendant à aucune sophia, contrairement à Homère ou Hésiode (ou du moins à la manière dont on se les représente habituellement en Grèce ancienne)22. On a souvent défendu l’idée qu’Homère et Archiloque auraient eu, aux yeux d’Héraclite, une vision pessimiste de la guerre, du πόλεμος qu’Héraclite présente, lui, comme πάντων πατήρ (B 53)23. Mais il y a peut-être une autre interprétation possible, qui tiendrait davantage compte de l’insistance sur la figure d’Archiloque. Il est assez étonnant de lire dans la présentation de Diogène, juste à la suite de notre phrase, les deux autres fragments suivants :

Ἔλεγε δὲ καὶ “ὕβριν χρὴ σβεννύναι μᾶλλον ἢ πυρκαϊήν” [B 43], καὶ “μάχεσθαι χρὴ τὸν δῆμον ὑπὲρ τοῦ νόμου [ὑπὲρ τοῦ γινομένου] ὅκως ὑπὲρ τείχεος” [B 44]
Et il dit aussi : « Il faut éteindre l’hubris plus que le feu », et « il faut que le peuple se batte pour la loi comme pour le rempart ».

45construction des savoirstraditionOn a l’habitude de penser qu’il y a peu de lien entre les citations que donne Diogène. Mais c’est une mauvaise habitude. Diogène, ai-je indiqué, nous donne ses trois premières citations pour expliquer une manière d’être d’Héraclite ; il construit donc d’une manière ou d’une autre son texte. Et c’est une constatation à laquelle il est difficile de résister ici encore, si l’on songe qu’au moment où il achève sa troisième citation avec le mot « Archiloque », Diogène passe à la question de l’hubris, un terme souvent utilisé pour décrire le genre de la satire. Lorsqu’Aristote dit dans la Rhétorique que l’εὐτραπελία, c’est-à-dire l’humour de bonne compagnie, est une πεπαιδευμένη ὕβρις, une « violence éduquée » (II, 12, 1389b11-12), on comprend que l’humour qui ne l’est pas, c’est de l’humour violent, injurieux, agressif comme c’est précisément le cas de la satire iambique ou de l’Ancienne Comédie. Aristote n’invente rien sur ce point : il ne fait que forger une expression mémorable pour ce qu’on trouve fréquemment en littérature ancienne. Et en effet, nous avons plusieurs occurrences de termes désignant ou connotant la violence ou l’outrage commis envers des personnes pour décrire la poésie d’Archiloque. Selon un extrait de l’Anthologie, peut-être un texte de Méléagre (Anthologie Pal atine VII, 352 = Archiloque, Testimonia 21), l’on dit d’Archiloque qu’il a fait la guerre aux femmes (γυναικεῖον δ’ ἔτραπεν ἐς πόλεμον) au moyen de ses iambes violents (ὑβριστῆρας ἰάμβους). Ou c’est Ovide, dans son Ibis, qui présente Archiloque comme l’« inventeur du combatif iambe » : repertor pugnacis iambi (Ibis 521 = Archiloque, Testimonia 30). Une scholie de ces vers explique qu’« Archiloque était mû par la colère à composer ses invectives au moyen du mètre iambique » (commotus ad iram composuit invectiones iambico metro scriptas) (Testimonia 31). Ces deux derniers témoignages datent bien sûr du premier siècle av. J.-C., mais ils reflètent une tradition ancienne qui voit dans Archiloque un poète plein de colère et de ressentiment. Déjà Pindare se moque de lui, de manière d’ailleurs conforme au genre iambique lui-même, en écrivant que « le vilipendeur Archiloque s’engraisse au moyen de ses paroles haineuses » (ψογερὸν Ἀρχίλοχον βαρυλόγοις ἔχθεσιν πιαινόμενον) (Pyth iques II, 55-56 = Testimonia 34)24.

46Une autre lecture de notre fragment pourrait donc tenir compte de ce contexte, qui est suggéré par le fragment cité à sa suite par Diogène. La raison pour laquelle Homère et Archiloque sont critiqués par Héraclite ne serait pas qu’ils aient méprisé ou critiqué la guerre, mais bien plutôt qu’ils l’aient mésinterprétée. La seule violence qui vaille, ajoute le fr. 44 qui suit encore, est celle qui s’exerce en faveur de la loi, tandis que la violence envers les personnes doit être « éteinte ». Dans le cas d’Homère, il pourrait s’agir de la manière dont il décrit la colère d’Achille, telle qu’elle trouve son point d’orgue dans la manière dont il se venge d’Hector ; et dans celui d’Archiloque, il faudrait alors entendre la manière dont il s’en prend par la moquerie à certaines personnes (même, éventuellement, fictionnelles). Cependant, n’est-ce pas là une difficulté pour ma lecture d’Héraclite qui, en critiquant violemment ses prédécesseurs, ne fait en réalité que rivaliser de causticité avec la poésie satiriste d’un Archiloque ?

47Je proposerais donc de voir aussi notre fr. 42 comme une incitation à réfléchir sur ce que doit effectuer une satire philosophique. Comme Héraclite ne dit rien du rire, tâchons d’y voir plus clair grâce à Platon et Aristote. J’ai déjà dit que l’invitation faite à la poésie de réintégrer la cité, à la fin du livre X de la République, pouvait aisément s’appliquer à la poésie comique aussi, et que Platon lui-même ne se prive pas de faire usage de la moquerie à de très nombreuses reprises dans ses dialogues.

48Comme le Philèbe le soutient (48a-50b), le rire de la comédie a pour cause le φθόνος : jalousie, malice, ou mépris (le sens exact du mot est sujet à controverse) à l’égard de quelqu’un qui nous est proche d’une manière ou d’une autre, il s’agit donc d’une émotion fortement négative que Platon condamne fermement, ce qui lui donne une raison supplémentaire de condamner la comédie, et, même si ce n’est pas dit explicitement dans le Philèbe, la poésie iambique aussi. Mais le rire qu’il veut susciter chez son lecteur dans certains passages de ses dialogues n’est pas fondamentalement différent – et d’ailleurs plusieurs passages semblent indiquer que paradoxalement aussi, il admirait la poésie d’Archiloque 25. C’est évidemment le cas, je le répète, quand le lecteur est invité à partager le rire malicieux, même s’il reste évidemment implicite, de Platon lui-même mettant en scène le hoquet d’Aristophane dans le Banquet. Mais c’est aussi le cas, entre autres exemples, lorsqu’il assiste, dans l’Ion, au spectacle – ce n’est pas pour rien que le dialogue est souvent appelé une « comédie » – du pauvre rhapsode se ridiculisant devant un Socrate qui, de manière très ironique (même si le mot n’apparaît pas dans ce dialogue), le supplie de lui enseigner la science qu’il prétend avoir. Au reste, de cette fameuse « ironie » de Socrate, il est assez frappant de constater qu’Aristote dit expressément qu’il s’agit d’une « attitude de mépris » (καταφρονητικόν, Rhétorique, II, 2, 1379b32).

49Ce ne saurait donc être le mépris et la malice comme tels que Platon condamne, mais bien un certain usage de ce mépris et de cette malice. S’ils n’ont pour but que la négation de la valeur d’un citoyen, ils ne sauraient être acceptables ; ils entraîneraient la stasis au sein de la cité, et du point de vue de la victime, cela s’opposerait à son propre désir de reconnaissance (requise par son thumos), condition de son propre bonheur. Et de même, si le rire que procure ce mépris et cette malice, ou cette hubris dont parle Héraclite, n’a pour but que le plaisir irrationnel que cela entraîne (en art, le plaisir esthétique que procure la poésie satirique ou la comédie), il faut le condamner (et interdire ces deux arts dans la cité). Mais ce rire peut aussi être bénéfique philosophiquement : dans l’Ion, l’ironie de Socrate est visiblement adressée au lecteur (et non à Ion lui-même qui ne s’en rend pas compte) qui est ainsi amené à rire du rhapsode qui, lui, se croit savant tout en s’empêtrant dans les contradictions de ses réponses à Socrate ; et plus généralement, ce spectacle comique à l’adresse du lecteur a pour but de l’aider à mettre en question ses propres conceptions de la poésie, et du rôle de l’art26.

50Qu’en est-il donc chez Héraclite ? Nous avons vu qu’Héraclite condamne Archiloque d’une part et l’hubris d’autre part (que Diogène en tout cas semble avoir compris comme étant liée au rire agressif)27, tout en maniant lui-même l’agressivité et le rire à la manière d’Archiloque. Y aurait-il contradiction ? Il me semble que si on veut éviter la contradiction, la seule solution est de voir dans ce rire que veut provoquer Héraclite un but semblable à celui que Platon montrera de manière plus évidente : le rire qu’il veut communiquer à son lecteur doit avoir un certain bénéfice philosophique. Mais quel est exactement ce bénéfice ? Et comment Héraclite conçoit-il ce rire ?

51J’imagine que l’on pourrait facilement reconnaître qu’il s’agit bel et bien, dans le chef d’Héraclite lui-même, de se moquer tant de ses prédécesseurs, poètes ou philosophes, que de ses contemporains en général. Mais on pourrait imaginer un misanthrope d’un genre un peu particulier qui, contrairement à l’image que l’on se fait généralement du misanthrope, rirait violemment de l’ensemble des hommes, philosophes et poètes compris ; il s’agirait d’un rire presque désespéré quant à la condition humaine, irrémédiablement vouée à l’ignorance. Et en effet, n’est-ce pas ce qu’il faut comprendre quand Héraclite commence son livre en disant (c’est la première ligne de notre fragment B 1 que donnent Sextus Empiricus et Aristote en précisant qu’il s’agit du début de son livre) – je traduis mot à mot : « Face à ce logos qui est toujours sans intelligence les hommes restent et avant de l’écouter et après l’avoir écouté » (τοῦ λόγου τοῦδ’ ἐόντος ἀεὶ ἀξύνετοι γίγνονται ἄνθρωποι καὶ πρόσθεν ἢ ἀκοῦσαι καὶ ἀκούσαντες τὸ πρῶτον) ? Que l’adverbe ἀεί porte sur le participe ἐόντος ou sur l’adjectif ἀξύνετοι (une ambiguïté grammaticale dont Aristote se plaint déjà) ne change pas grand’chose à ce qui est en jeu ici : les hommes semblent être définitivement condamnés par Héraclite, et ce dès l’ouverture de son livre ! Si rire il y a, au moins dans d’autres fragments, il est sans bénéfice, si ce n’est peut-être pour Héraclite lui-même – ou pour ses disciples ? Mais l’antiquité n’a pas retenu de nom pour ce philosophe en-dehors de toute école, qui prétend n’avoir ni maître, ni élève...

52Cependant, ce genre de lecture qu’on pourrait faire n’est pas conforme, me semble-t-il, à ce qui se dégage d’autres fragments. Comme certains interprètes l’ont récemment montré28, plusieurs fragments semblent au contraire plaider pour un certain optimisme gnoséologique. Il est vrai qu’habituellement les hommes font les sourds ou les absents, mais le logos, répète Héraclite, est chose commune, où il faut comprendre qu’en théorie du moins, ou idéalement, il doit pouvoir être commun, c’est-à-dire accessible, à tous (cf. B 2 : « Le logos est commun mais les gens font comme s’ils avaient une intelligence qui leur était propre »). Par ailleurs, il n’hésite pas à écrire que « les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes lorsqu’ils ont des âmes barbares » (B 107), ce qui veut dire, a contrario, que lorsqu’ils n’ont pas ce type d’âme – une âme « barbare », c’est-à-dire qui ne sait pas parler et n’a pas accès au logos – ils ont non seulement accès au logos, mais, grâce à lui, leurs sens de la vue et de l’ouïe leur permet d’accéder à la vérité. Quant à sa critique des prédécesseurs, on peut, et il faut à mon avis, aussi la voir dans cette perspective : comme le dit le fragment B 55 qu’il faut sans doute associer au B 10729, « ce dont il y a vue, ouïe, perception, c’est cela que je tiens pour ayant de la valeur plus qu’autre chose » – entendons : valorisez votre accès direct à la vérité au lieu de vous la faire dire par mes devanciers30 !

53On pourrait alors se demander pourquoi Héraclite a jugé bon d’insister, au début de son livre, sur l’apparente impossibilité d’accéder au logos. Mais ses phrases étant écrites avec un soin extrême, il faudrait peut-être se demander pourquoi il a visiblement décidé de jouer sur l’ambiguïté du mot ἀεί qui peut porter soit sur l’existence du logos soit sur le fait de rester dans l’incompréhension. Ici encore, la meilleure façon de répondre à cette question, me semble-t-il, est de tenir compte du contexte de réception : en s’entendant dire qu’il est un ἀξύνετος – car évidemment tout auditeur ou lecteur d’Héraclite est aussi, par définition, l’un des ἄνθρωποι dont Héraclite parle – tout en se posant la question de savoir sur quoi porte cet ἀεί, ne devra-t-il pas se poser aussi la question de savoir pourquoi lui demeure encore incapable de compréhension ?

54Si l’on accepte une telle recontextualisation de la lecture des fragments (que l’on pourrait généraliser à beaucoup d’autres), on voit assez aisément la fonction que le rire peut exercer de manière privilégiée : si le but d’Héraclite est d’amener les hommes – ses auditeurs – à s’éveiller au logos, eux qui jouent aux « sourds » ou aux « endormis », le rire n’est-il pas la manière la plus directe et efficace de le faire ? D’abord en riant des poètes et des philosophes antérieurs qui, selon Héraclite, les ont empêchés de s’éveiller au logos. Puis, en riant d’eux-mêmes, pour ainsi dire, qui « présents, font les absents » (B 34).

55Pour m’en tenir à un échantillon représentatif, voici tout d’abord deux fragments qui, me semble-t-il, illustrent parfaitement l’utilisation du rire qu’Héraclite veut faire en s’adressant à son auditeur ou lecteur :

ὄνους σύρματ’ ἂν ἑλέσθαι μᾶλλον ἢ χρυσόν (B 9)
ὕες βορβόρωι ἥδονται μᾶλλον ἢ καθαρῶι ὕδατι (B 13).

56*

57Ces fragments ont toujours été compris par les modernes comme s’il s’agissait de phrases descriptives. Selon la traduction de M. Conche (mais qui est tout à fait similaire à n’importe quelle autre traduction moderne), il faudrait lire : « Les ânes choisiraient la paille plutôt que l’or » ; « Les porcs se complaisent dans la fange plutôt que dans l’eau pure ». Avec deux interprétations possibles : il peut s’agir soit de l’assertion, faite par Héraclite bien avant Protagoras, de la relativité des plaisirs, comme Aristote, le citateur du B 9, l’a compris31 ; soit d’une des expressions de la coincidentia oppositorum 32. Mais ces deux types d’interprétation ne tiennent compte ni de la structure de ces phrases ni évidemment de leur contexte d’énonciation.

58Or la structure de ces deux fragments est assez singulière en grec : pourquoi donc Héraclite commence-t-il par énoncer le sujet au nominatif (ce que le sujet à l’accusatif indirect B 9 devait sans aucun doute être aussi sous la plume d’Héraclite), avec un mot apparemment aussi incongru ? N’y a-t-il pas mise en exergue du sujet, d’une part, et insistance sur le mot utilisé, d’autre part ? L’âne est bien entendu, en grec comme en français, l’animal qui représente la bêtise et l’obstination, et l’on trouvera plus tard (à moins qu’il s’agisse de la reprise d’une expression plus ancienne ?) l’expression magnifique chez Aristophane de ἀπ᾽ ὄνου καταπεσεῖν (« tomber d’un âne ») qui joue, semble-t-il, sur les mots ἀπὸ νοῦ πεσεῖν, c’est-à-dire par manque d’intelligence (Nuées 1273)33. Mais l’âne est aussi, en Grèce ancienne, l’animal que l’on méprise, qui sans rechigner accomplit tout le jour des travaux pires que ceux que l’on confie aux esclaves ; entre autres preuves, on a l’expression « pour l’ombre d’un âne » qui signifie littéralement « pour rien »34. Quant au cochon, il est aussi, contrairement au français, symbole de bêtise, qui va de pair avec, selon les expressions ou les contextes, soit la saleté, et donc le manque de civilité ou de culture, soit la force brutale ou la rage35. C’est donc tout naturellement, pour ainsi dire, que la poésie iambique a utilisé ces noms d’animaux pour se moquer violemment de ses cibles36. Il me semble donc difficile de ne pas y voir autant de métaphores des hommes qu’Héraclite critique et attaque si virulemment ailleurs37. Et cela d’autant plus que l’or, métal représentant la valeur s’il en est, fonctionne comme l’une des métaphores de la compréhension ou du logos38, et que l’eau pure fait référence évidemment, pour des auditeurs grecs, à ce qui purifie, ou au « salut de l’âme »39. S’il est vrai qu’Héraclite fait implicitement ces comparaisons, sur le modèle de l’analogie mathématique, entre l’homme et l’animal, il me semble donc beaucoup plus probable qu’il ait eu en vue la dénonciation de la bêtise de ceux qui ne voient pas, ou ne veulent pas voir, ce qui leur est propre en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire la compréhension du logos. Et en mettant en exergue ces deux noms d’animaux connotant la bêtise, il a sans doute voulu les adresser à son lecteur, comme des injures dans le but de les faire rire. Sans doute ne s’agit-il pas de s’adresser directement au lecteur en l’injuriant, mais de se moquer de manière injurieuse des hommes en général – provoquant, Héraclite l’espère, peut-on supposer, une réflexion du lecteur sur sa propre existence. Je suggèrerais donc de les entendre à peu près comme ceci :

Hé vous, bande d’ânes ! Préférez-vous donc la paille à l’or ?
Hé vous, bande de porcs ! Préférez-vous donc vous vautrer dans la fange plutôt que dans l’eau pure ?

59Il me semble qu’un troisième fragment doit être lu de manière similaire :

κύνες καὶ βαΰζουσιν ὃν ἂν μὴ γινώσκωσι (B 97)
Ce sont les chiens qui aboient contre celui qu’ils ne connaissent pas !

60acteurs de savoiracteur non humainanimalLe chien aussi sert de comparaison peu flatteuse en poésie iambique, notamment chez Sémonide qui écrit à propos de la femme que le dieu a créé à partir d’une chienne, et qui est donc semblable à celle-ci, qu’« elle veut entendre tout ce qui se dit, et tout savoir/elle qui, ça et là traînant toujours à l’affût/glapit même quand il n’y a personne en vue » (fr. 7 West, 13-15). L’expression d’Héraclite reprend sans aucun doute une idée commune40, mais il est très tentant d’y voir peut-être aussi une sorte d’écho à ce dernier vers. En tout cas, comme chez Sémonide, Héraclite associe lui aussi aux chiens la bêtise : c’est par manque d’intelligence qu’ils aboient sur celui qu’ils ne connaissent ou ne reconnaissent pas. Et l’utilisation, un peu inattendue, du pronom relatif au singulier41 fait indubitablement songer soit à Héraclite lui-même face à ses concitoyens, soit au logos qu’il révèle. Comme d’autres interprètes l’ont bien vu42, il est donc difficile de ne pas comprendre cette phrase comme une invective adressée aux hommes qui ne veulent pas reconnaître le logos révélé par Héraclite. Et comme le καί emphatique l’indique, il faut comprendre que ce sont les chiens, et seulement eux, qui aboient43 : par là, Héraclite ne veut-il pas se moquer des hommes, et dès lors aussi entraîner son lecteur à rire de lui-même ? Et donc, si ce lecteur ne veut pas se voir comparer à des chiens stupides et arrogants, à réfléchir sur sa propension à refuser de se mettre à l’écoute du logos ?

61En guise de conclusion, un autre célèbre fragment, réputé l’un des plus obscurs, devient beaucoup plus parlant si on le lit aussi comme une invective :

αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεσσεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη (B 52)

62On a proposé de nombreuses interprétations de type cosmologique de cette phrase44. Mais S. Halliwell (2008, p. 349) a proposé d’y voir tout au contraire, « a deflationary gesture towards the pretensions of unreflective human existence ». Et en effet comme Marcovitch (2001, p. 493-495) l’avait déjà très bien résumé, il y a plusieurs indicateurs forts qui pointent vers une interprétation éthique, ou satiriste, plutôt que cosmologique. Tout d’abord, le mot αἰὼν ne signifie pas encore « éternité » en grec archaïque, mais bien la vie ou l’existence humaine, ou sa durée45. D’autre part, παῖς est systématiquement utilisé négativement chez Héraclite (comme d’ailleurs aussi, le plus souvent, en philosophie grecque)46. Quant au jeu auquel l’enfant joue, il est plus que probable – surtout vu le terme négatif de παῖς – qu’il devait au moins impliquer une part de hasard, où l’intelligence ne peut pas être le moteur principal ; en tout cas, le dictionnaire d’Hésychius le comprend comme un jeu de dés47. Si on interprète ce fragment dans un contexte de réception, il faut donc comprendre que l’αἰών dont il est question ne saurait, ici encore, que concerner directement l’auditeur ou le lecteur d’Héraclite. On peut donc supposer que cette phrase adressée à lui, il a dû l’entendre à peu près de la manière suivante :

Ton existence ! Est-elle comme un enfant qui joue à un jeu de dés ? Un royaume que dirige un enfant ?
Notes
1.

J’ai présenté une première version de ce texte tout d’abord à la Third International Association for Pre-Socratic Studies (IAPS) Conference, qui s’est tenue à Merida (Mexique) en janvier 2012 ; puis au colloque de Paris dont ce volume publie les actes. Je remercie les participants à ces deux événements pour leurs questions et remarques, en particulier Patricia Curd, Daniel Graham, Enrique Hülz, André Laks et Nancy Worman. Merci aussi à Catherine Collobert, Laura Gianvittorio, Malcolm Heath, Laetitia Reibaud, Ralph Rosen et Andrea Rotstein pour leurs suggestions qui m’ont permis, je l’espère, d’améliorer mon texte.

2.

Dans les Lois (VII, 816d-e), il confirme cette interdiction, en ajoutant cependant que si elle ne fait pas l’objet d’une attention sérieuse, et si on la prend comme quelque chose de non familier, elle pourrait peut-être être acceptable.

3.

Sur Timon le satiriste, voir l’article classique de Long (1978) 2006. Pour les liens entre Timon et la poésie satirique, voir les études récentes de Delattre 2008 et de Clayman 2009.

4.

Dans ses Vies à vendre, voici ce qu’Héraclite répond à l’acheteur qui lui demande pourquoi il pleure : « Je considère que les affaires humaines sont pitoyables, lamentables, et qu’il n’est rien en elles qui ne soit soumis à un destin funeste. Oui, j’ai pitié des hommes et je les plains » (Vies, 14).

5.

Diogène Laërce, IX 6. Lucien reprend aussi ce thème de la mélancolie (Vies, 14) ; c’est même la conclusion de l’acheteur qui décide donc de ne pas acheter la vie malade d’Héraclite.

6.

C’est ainsi, semble-t-il, qu’une même légende a été accolée à Pythagore également : condamnant tout attrait excessif envers la nourriture, le vin ou le sexe (les trois piliers de la dénonciation des désirs irrationnels), Pythagore aurait, de la même manière, rejeté à la fois la tentation de rire et faire rire, le rire étant compris comme l’effet « des moqueries et des blagues salaces » (Diogène Laërce, VIII, 19-20).

7.

Ἡράκλειτος [...] μεγαλόφρων δὲ γέγονε παρ’ ὁντιναοῦν καὶ ὑπερόπτης, ὡς καὶ ἐκ τοῦ συγγράμματος αὐτοῦ δῆλον ἐν ᾧ φησι, “πολυμαθίη νόον οὐ διδάσκει· Ἡσίοδον γὰρ ἂν ἐδίδαξε καὶ Πυθαγόρην, αὖτίς τε Ξενοφάνεά τε καὶ Ἑκαταῖον.” εἶναι γὰρ “ἓν τὸ σοφόν, ἐπίστασθαι γνώμην, ὁτέη ἐκυβέρνησε πάντα διὰ πάντων.” τόν τε Ὅμηρον ἔφασκεν ἄξιον ἐκ τῶν ἀγώνων ἐκβάλλεσθαι καὶ ῥαπίζεσθαι, καὶ Ἀρχίλοχον ὁμοίως. Pour les citations de Diogène, j’utilise la traduction de J. Brunschwig (parfois légèrement modifiée), dans Goulet-Cazé 1999.

8.

Théétète, 174a, où Platon présente, de manière en fait assez paradoxale (et drôle ?), cette esclave thrace comme une « accorte et plaisante soubrette » (comme le traduit très justement A. Diès : ἐμμελὴς καὶ χαρίεσσα θεραπαινίς) qui « raille » (ἀποσκῶψαι) sans doute assez méchamment et sûrement avec mépris le philosophe dont l’esprit haut dans les astres (Θαλῆν ἀστρονομοῦντα) le fait choir au plus profond d’un puits.

9.

Voir surtout Halliwell 2008, p. 344-351. Voir aussi Granger 2009, p. 172 qui note la « predilection [of Heraclitus] for abuse », mais ne semble pas en tirer la conclusion, pourtant évidente si l’on considère ce genre littéraire tel qu’il fut pratiqué en Grèce depuis au moins Archiloque, qu’il a pour but de faire rire.

10.

Il s’agit du B 92, cité par Plutarque (qui y a sans doute ajouté les mots que je mets entre crochets) : Σίβυλλα δὲ μαινομένωι στόματι ἀγέλαστα [καὶ ἀκαλλώπιστα καὶ ἀμύριστα] φθεγγομένη [χιλίων ἐτῶν ἐξικνεῖται τῆι φωνῆι διὰ τὸν θεόν]. Que l’adjectif ἀγέλαστα se rapporte à la Sybille « qui ne rit pas », ou aux mots qu’elle prononce (« des mots terribles »), on ne voit pas comment en tirer quelque conclusion que ce soit quant à la valeur du rire ou du sérieux pour Héraclite. Quant au fragment latin B 130 (« Il ne convient pas de faire rire au point de faire rire de soi »), il n’évoque aucun autre fragment d’Héraclite, et est ainsi presque unanimement rejeté comme inauthentique ; en réalité, il se peut que cette maxime (citée dans le Gnomologium Vaticanum) ait été attribuée à Héraclite à cause précisément de l’image du philosophe qui ne rit pas.

11.

La citation du milieu, le B 41, est très certainement choisie par Diogène pour expliquer la première citation (le B 40), en opposant l’Un-sage qui gouverne toutes choses à la polumathia.

12.

Si Timon a bien écrit des Silloi, l’attribution de ce titre dans le cas de Xénophane (qu’on trouve notamment chez Strabon 14, 643/1, 28 = DK A 20) n’est pas totalement assurée.

13.

Je crois que ce fragment doit être lu comme étant comique à la suite notamment de H. Fränkel (1962, p. 377). Voir contra Lesher 1992, p. 91, qui estime que ce fragment n’a rien de drôle ; il accepte cependant le titre traditionnel de Silloi – mais n’est-ce pas là contradictoire ?

14.

Il est vrai que, selon plusieurs commentateurs, γλαυκῶπις semble devoir plutôt signifier « au regard étincelant », ou « terrible », sans dénoter une couleur particulière (de par son étymologie, le mot devrait signifier « au regard de chouette », le substantif γλαῦξ n’étant d’ailleurs pas lié à l’adjectif γλαυκός). Mais si c’est le cas, alors le propos de Xénophane est encore plus drôle ! Quant à l’adjectif πυρρός, il n’est pas sûr non plus qu’il signifie « aux cheveux roux » ; il pourrait désigner la peau, ou seulement le visage, et signifier « au teint rougeaud ». (Sur ces deux termes, voir l’analyse détaillée de Grand-Clément 2011, p. 255-262).

15.

Comme l’a bien vu Dee Clayman 2009, p. 84, il s’agit sûrement d’une reprise burlesque du fragment B 25 où Xénophane dit que le dieu « met tout en mouvement par la pensée de son esprit (νόου φρενί) ».

16.

Voir récemment Clayman 2009, p. 97-98.

17.

Di Marco 1989, p. 208 le comprend comme un coq se pavanant au milieu de ses poules, en l’interprétant comme le signe de la superbe d’Héraclite. Mais cette interprétation, qui n’a aucun appui dans le texte, n’est-elle pas le parfait témoin de la persistance de la vision traditionnelle d’un Héraclite méprisant et sérieux à l’extrême ?

18.

Archiloque a (peut-être) aussi écrit des élégies non satiriques, mais dans l’antiquité, il est surtout tenu pour le poète satiriste par excellence, que l’on oppose à Homère, le poète épique “sérieux” (voir par ex. Platon, Ion 531a). Voir aussi en ce sens Rotstein 2010, p. 258.

19.

Cf. déjà Fränkel 1962, p. 449, n. 57. D’autres ont mis en doute ce lien, mais sans donner de justification (par ex. Halliwell 2008, p. 347, n. 31) ; ou alors, en donnant une raison à mon avis anachronique : selon Conche 1986, p. 116, Héraclite en voudrait seulement au contenu de la poésie d’Archiloque et pas au fait qu’il était aussi rhapsode.

20.

Voir Démosthène, Sur l’ambassade, 337 : Démosthène rappelle à ses concitoyens qu’ils ont chassé Eschine hors du théâtre à coup de sifflets et en lui lançant des pierres, et cela par deux fois au moins, à tel point qu’il a fini par renoncer au métier d’acteur.

21.

Comme le fait remarquer notamment Marcovitch 2001, p. 151.

22.

Voir contra Babut 1976, p. 477 qui défend une telle lecture, comme si la critique d’Héraclite visait Homère et Archiloque en tant qu’éducateurs. Comme cela semble peu plausible dans le cas d’Archiloque, l’auteur se défend en précisant qu’il s’agit d’éducation en un sens très large, au sens de l’influence supposée néfaste que ces poètes auraient eue sur leur auditoire étant donné leur prestige, et il ajoute d’ailleurs qu’Archiloque est associé à Homère « accessoirement » – ce qui rend, à mon avis, cette mention si particulière et inattendue d’Archiloque (et unique dans les fragments) parfaitement banale, et sans intention précise. Plus récemment, Granger 2000, p. 181-190) défend aussi l’accusation de polymathie inutile avec un argument intéressant, mais peu vérifiable : Homère (du moins certains des hymnes qui lui étaient attribués dans l’Antiquité) et Archiloque auraient été les défenseurs de cultes voués à Déméter et à Dionysos qu’Héraclite condamne par ailleurs.

23.

Par exemple, Conche 1986, p. 117-119, qui semble lire un fragment d’Archiloque comme s’il s’agissait d’une maxime à suivre (W 133 = LB 117) ; mais comme la lecture de ce fragment le fait facilement voir (« Sitôt qu’un homme est mort, il n’est plus respecté de ses concitoyens, la gloire l’oublie. Vivants, nous préférons chercher la faveur des vivants, et pour le mort nous n’avons plus qu’injures », trad. P. Bonnard), Archiloque est un moqueur précisément !

24.

Sur ce passage assez étonnant de Pindare, voir l’excellente analyse de Rotstein 2010, p. 285-288.

25.

Voir Ion, 531a et 532a ; Rép ublique, 365c. Voir aussi sur ce point Rosen 2007, p. 255 sq.

26.

C’est ainsi du moins que je comprends le sens général de ce dialogue ; pour une défense plus détaillée de ceci, je me permets de renvoyer à mon étude : « Platon et l’ironie dramatique » (Destrée 2013).

27.

Voir aussi B 85 : « il est difficile de combattre la colère ».

28.

Voir en particulier les travaux de Granger 2000 et 2004.

29.

Comme le font, par exemple, les éditions de Conche et de Kahn.

30.

Ce que B 101 semble impliquer également : « Je me suis cherché moi-même », où le « moi-même » s’oppose à la tradition, notamment à celle des poètes et celle de ses prédécesseurs philosophes.

31.

Voir Éthique à Nicomaque,X, 5, 1176a5-10.

32.

Voir notamment Kahn 1979, p. 186 sq. pour une défense particulièrement subtile de cette lecture.

33.

C’est la Souda qui explique l’expression par ce calembour ; Platon la cite comme proverbiale (Lois, III, 701d).

34.

Voir par ex. Aristophane, Guêpes, 191 ; fr. 238. Chez Aristophane, l’âne fonctionne à la fois comme un symbole de bêtise et de subordination : voir entre autres la posture de l’esclave Xanthias dans les Grenouilles.

35.

Le philosophe songera immédiatement à la fameuse « cité des porcs » dans la République, qui symbolise la cité sans banquet ni art (II, 371b-373d - l’expression est en 372d ; on remarquera qu’elle est dite par Glaucon sur un ton de moquerie assez méprisante très proche de celui d’un auteur d’iambes). Par ailleurs, on retrouve l’idée de la bêtise associée aux porcs jusqu’à Galien au moins, qui compare les athlètes auxquels il ne faut surtout jamais demander le moindre conseil à des cochons (Thrasybule 46). Sur Galien satiriste, voir Rosen 2010.

36.

Voir entre autres Archiloque, fr. 21 West ; Sémonide, fr. 7 West, vers 2 et 43.

37.

Voir aussi en ce sens Fränkel 1960, p. 266.

38.

Voir le B 90, où l’or est équivalent au feu, lui-même métaphore du logos.

39.

Voir aussi le B 61 : « La mer, eau la plus pure et la plus impure (μιαρός) : pour les poissons, bonne à boire et source de leur salut, pour les hommes, imbuvable et cause de mort ». Ici, il me semble qu’il faut comprendre que l’eau étant l’opposé du feu, elle est donc, pour les hommes, cause de leur « mort », c’est-à-dire de leur non accomplissement en tant qu’hommes. Ici encore, on pourrait aussi y voir un jeu de devinette sur le même mode satirique.

40.

On la trouve déjà chez Homère, Odyssée, XX, 14-15 ; voir aussi le fameux épisode du porcher en XVI, 4-10. Voir aussi Platon, République, 376a.

41.

Un singulier unanimement attesté, mais qui est souvent – mais sans aucune bonne raison philologique – corrigé en pluriel par les éditeurs modernes (notamment dans l'édition Diels-Kranz).

42.

Voir déjà Zeller dans sa célèbre Philosophie der Griechen (1920), p. 794.

43.

Pour cette utilisation du καί, voir Denniston 1950, p. 316 ; et Marcovitch 2001, p. 86.

44.

Voir par exemple celle de Kahn 1979, p. 227-229.

45.

C’est le sens que le mot a chez Homère et Pindare notamment. Le mot acquiert le sens d’éternité à partir de Platon (voir surtout Timée, 37d).

46.

Voir entre autres le B 79 : « L’homme s’entend appeler un marmot par la divinité, comme l’enfant par l’homme ».

47.

Il convient d’ajouter aussi un texte de Diogène Laërce qui semble lui faire écho : « Il jouait aux osselets avec des enfants. Les Éphésiens se tenaient tout autour ; il leur dit : “Pourquoi vous étonnez-vous, bande de moins que rien ? N’est-il donc pas mieux de faire ceci que de gouverner la ville avec vous ?” » (IX, 3).

Appendix A Bibliographie

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  2. Clayman Dee L. (2009), Timon of Phlius : Pyrrhonism into poetry, Berlin-New York.
  3. Conche M. (1986), Héraclite. Fragments, Paris.
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  6. Destrée, P. (2013), « Platon et l’ironie dramatique », RMM 4, p. 543-556.
  7. Di Marco M. (1989), Timone di Fliunte. Silli, Rome.
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  23. Zeller E. (1920), Philosophie der Griechen (tome I, 2), Leipzig (4e éd.).