Marcel Detienne

Abstract

From the sixties, there is a dialogue between Hellenists and Sinologists. First about the question of the so called mentality. Second, later in the nineties, around the problem of the «cunning intelligence», displayed by the Hellenists. How this Greekmêtis has been confronted with a «practical reason as the key to efficacy» discovered by a philosopher sinologist? The issue at hand is «putting in perspective» Greek thought and Chinese thought. It seems that it is a great opportunity to discuss some issues around «efficacy-efficiency» on the Greece-China axis. By the means of practical reason and efficacy, I intend to put comparative processes face to face. Comparing comparativisms is a crucial part of my current work.

À propos d’un aller-retour : Grèce-Chine

1construction des savoirsvalidationexpérimentation typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologieDans le champ de l’anthropologie comparée, les questions doivent être insolites et improbables, si toutefois cette anthropologie se veut expérimentale et constructive. Des problématiques devenues familières retrouvent une singularité en découvrant leur protohistoire. Ainsi l’« intelligence pratique », telle que je l’entendais naguère elle a d’abord été grecque, marginale et rusée1. Un peu plus tard, elle a rencontré une anthropologie comparée de la parole déployée à l’entour de la Déesse Parole, venue du monde védique où elle semblait commander aussi souverainement les registres de la voix et du chant que l’éventail complet des genres littéraires2.

2construction des savoirstraditionreligionpolythéisme construction des savoirstraditionreligionC’était au temps des réflexions plurielles entre anthropologues et historiens sur les architectures polythéistes, en attente d’expérimentation et de comparables à construire entre les dizaines, les centaines de sociétés qui se plaisent à imaginer des génies, à inventer des entités surnaturelles, à créer chaque jour de minuscules petits riens divins.

3typologie des savoirsobjets d’étudelangage pratiques savantespratique corporelleparoleAucun code de recherches n’interdit de mener une investigation sur l’efficacité et la raison pratique sous le signe d’une anthropologie comparée de la parole. « Parole » permet d’éviter ce que leLogos ou leVerbe, par exemple, aurait suggéré, sinon imposé, de la manière la plus fâcheuse, à des oreilles en Occident. Il est donc recommandable, au départ, de prendre ses distances avec leLogos, la Parole-Raison des Grecs, aussi soigneusement qu’avec le Verbe chrétien, confit en révélation univoque. L’entrée « parole efficace » m’a semblée adéquate pour cerner ce que pourrait signifier la notion d’« efficacité », à travers plusieurs cultures, mises en perspective et interrogées expérimentalement en même temps que les pratiques comparatives des contemporains qui savent combien il est utile de « décadrer » et de « dé-contextualiser » une catégorie, ancienne et moderne, comme l’efficacité.

4pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonSur ce double plan, celui des pratiques du comparatisme et des comparables en expérimentation, l’entreprise menée par François Jullien me paraît offrir une opportunité de choix3.

5acteurs de savoirqualités personnellesintelligenceDans les années soixante-dix et quatre-vingts, en effet, l’« Intelligence rusée », exhibée par deux hellénistes, s’est trouvée confrontée à une « Raison pratique, en clé d’efficacité », découverte par un sinologue philosophe. Chacune de ces enquêtes me semble aujourd’hui indissociable de son histoire singulière. En ce qui concerne les « ruses de l’intelligence », expérimentation menée en collaboration avec Jean-Pierre Vernant, je crois qu’il est nécessaire de démonter la fabrique d’une recherche, conduite à deux et parfois quatre mains. Il s’agit pour moi de faire l’autopsie du modèle, issu de l’enquête sur la mêtis, et d’analyser certains des effets qu’il a produits, singulièrement dans la sinologie mise en œuvre par François Jullien.

6typologie des savoirsobjets d’étudepenséeUn lecteur éveillé de la mêtis des Grecs a certainement noté l’écart, la distance même, entre le dernier chapitre, noué autour du « Cercle et du lien », mais ouvert sur le « renversement » avec ses petits mécanismes4, et l’introduction, rédigée à la fin de l’ouvrage, ainsi qu’il est d’usage. Il allait de soi qu’en toute amitié et selon les deux décennies qui nous unissaient, ce soit le philosophe, Jean-Pierre Vernant, qui dégage les grandes lignes de nos tâtonnements et prennent la responsabilité de poser, comme il aimait à dire, « les questions de fonds ». C’est ainsi qu’a été formulé un partage tranché, dans et pour « la pensée grecque », entre la raison philosophique, de type géométrique, avec son formalisme idéel, d’une part, et, de l’autre, une intelligence pratique, experte en ruses et tournemains conçus pour s’adapter à des situations toujours mouvantes.

7pratiques savantespratique manuellesavoir-faireEn ce temps-là, il semblait bienvenu de faire voir le contraste entre une raison de type géométrique arrimée à l’intelligible de l’Être, et les petits éclats d’intelligence pratique et technique, disséminés entre de multiples savoir-faire et des connaissances souvent discrètes.

8typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieProgressivement, le partage tranché est devenu radical entre deux formes de pensée, deux types de rationalité : l’une aurait exclu l’autre et préparé, vraisemblablement sans le savoir, l’avènement dela pensée scientifique, celle qui allait nous conduire, dira-t-on bientôt, de Platon à Galilée et Newton. Les effets d’un modèle ne peuvent laisser le comparatiste indifférent tout comme les usages publics des Grecs et ce qui est appréhendé en termes de pensée.

9D’un pareil constat, dressé avec l’autorité de qui parlait en chaire, ainsi qu’il est advenu si rapidement, un lecteur-auditeur philosophe pouvait conclure que les Grecs avaient laissé en friche tout un pan de pensée que d’autres avaient peut-être exploité. Je choisis la date de 1996. Vingt ans environ après les « Ruses de l’intelligence », Jean-Pierre Vernant, élu, consacré, « Président de l’Association pour l’encouragement des études grecques » multipliait les déclarations sur les Grecs et la pensée grecque. L’une d’elles, si bien frappée qu’elle semblait définitive, attribuait à la Grèce, à la pensée grecque en soi, l’option décisive de la raison géométrique et formelle, laissant entendre que la raison « philosophique » avait ainsi contribué à marginaliser la raison pratique et à laisser s’atrophier tout ce que représentait l’intelligence rusée5. Au point que le mot et la notion demêtis s’étaient effacés du vocabulaire grec. Les hellénistes du cru en avaient d’ailleurs tiré argument pour dénoncer l’insignifiance d’une enquête vouée à des formes obsolètes d’une figure, exhibée par deux marginaux.

10En 1996 paraît leTraité de l’efficacité, rédigé par un philosophe helléniste et sinologue, lecteur déclaré desRuses de l’intelligence. François Jullien explique, en effet, le rôle que laMêtis a joué dans sa réflexion sur la raison pratique et l’esprit d’efficacité entre la Grèce et la Chine 6. Animé par une volonté de « penser ailleurs », une volonté philosophique, Jullien situe explicitement son entreprise dans l’axe qui va des Grecs à la pensée chinoise. Son projet, parfaitement tracé, vise à montrer aux philosophes « nés en Grèce », et donc de tradition européenne, que la pensée de la Chine permet de « penser autrement », y invite même, c’est-à-dire de penser dans un cadre différent, avec d’autres notions, avec des catégories étrangères à ce qui semble relever du « sens commun ». En terre d’Europe, les intellectuels comme les philosophes parlent et pensent en grec, qu’il s’agisse de l’être en verbe, en forme ou en idée, ou de la démocratie en politique. L’aller-retour entre la Grèce et la Chine devrait ainsi conduire à dé-catégoriser la pensée philosophique, davantage, à déstabiliser le cadre de la pensée occidentale.

11Pourquoi la Chine, et elle seule ? Non pas l’Inde, ni le monde sémitique ? Helléniste et sinologue, Jullien le dit et le répète : parce que la Chine est seule à offrir une « pensée » explicite, travaillée, cultivée dans une tradition sans rupture, une pensée-système, « comparable », analogue à celle de la Grèce. Chemin faisant, le curieux d’efficacité en raison pratique qui ne se sent pas vraiment grec commence à se demander, comme dit la chanson : pourquoi la Grèce ?

12pratiques savantespratique intellectuellecomparaison typologie des savoirsobjets d’étudepenséePour l’heure, comme il s’agit de « mettre en perspective » pensée grecque et pensée chinoise, rien ne semble plus avenant que d’ouvrir notre intelligence « gréco-européenne » à d’autres façons de penser, que ce soit la morale, l’éthique, le temps, l’action, la stratégie ou l’universel. La Chine selon Jullien serait ainsi l’occasion de découvrir l’impensé de la pensée traditionnelle, un impensé parfois qualifié d’infra-philosophique ; non pas de pré-philosophique.Infra, dans le sens que nos choix gréco-occidentaux ont laissé en jachère, comme en attente ou dans un en deçà, des orientations que la pensée en Chine a retenues, cultivées et fait fructifier dans sa culture. En opérant la synthèse de plusieurs de ses enquêtes, l’auteur duTraité de l’efficacité met en regard, place en vis-à-vis, deux conceptions de l’efficacité. La grecque : elle construit une forme, un modèle idéal ; elle conçoit un plan pour agir en visant un but. La chinoise : elle se donne en situation, en savoir tirer profit des circonstances ; elle se laisse porter ; elle cultive lapropension en évaluant les potentiels d’une situation et d’un processus en cours ; elle est discrète ; elle est indirecte. L’approche comparée entre deux systèmes de pensée, menée par un seul, philologue-philosophe, ne se limite pas à mettre en scène des voies parallèles, distinctes, en faisant le décompte de ce que les uns et les autres ont ou n’ont pas, ce qui n’affinerait pas les différences relevées. Entre l’efficacité, dite gréco-européenne et l’efficience, détectée en Chine globalement, le plus intéressant pour le comparatiste, c’est la découverte des écarts et des manières dont l’analyste les fait travailler, à la fois en décadrant à chaque niveau, et en dé-conceptualisant à chaque occasion, autant qu’un seul, à l’œuvre, se montre habile à en saisir.

13À ce point, pour débattre des problèmes posés autour de l’efficacité sur l’axe Grèce-Chine, deux opérations me semblent pertinentes. La première consiste à reprendre en profondeur l’analyse des composants de l’intelligence dite rusée en l’ouvrant sur la diversité des savoir-faire, des faire-créer, des faire-agir, de manière à mettre à l’épreuve leschéma d’une raison pratique « radicalement » opposée à la raison philosophique.

14La seconde, en relation plus étroite avec l’exigence de « penser ailleurs et autrement » conduirait à démonter le savoir philosophique sur quoi repose la dite pensée « philosophique ». Un démontage qui opérerait d’abord dans le champ des présocratiques en dégageant les fines ligatures indigènes entre ce qui se dit « sophie » et ce qui se veut « philosophie ». Parallèlement, l’archéologue-anatomiste, cette fois dans le savoir contemporain, ferait voir les pratiques constitutives d’un savoir-philosopher sous la forme de l’Agrégation comme elle a été façonnée, en 1826, au temps de la Restauration en France 7. Deux parcours dont le premier, en l’abrégeant, me semble le plus adéquat à des réflexions sur l’efficacité. En me retournant sur lamêtis d’autrefois — et le prisme chinois de Jullien y a certainement contribué —, il m’a semblé nécessaire de faire retour sur la complexité d’unemêtis, trop tôt, trop vite figée en « intelligence rusée ».

15construction des savoirstraditionreligionpolythéismeExpérimenter dans le champ du et des polythéismes permettait déjà d’entrevoir la richesse des savoir-faire, analysés à l’aide de réactifs entre puissances divines, qui ne se laissent jamais ranger en divins catégoriels : celles qui ont de lamêtis et celles qui en sont dépourvues. Un seul regard ne permet pas de découvrir les multiples facettes de puissances aussi subtilement entrelacées que le sont, par exemple, Dionysos et Apollon en leurs multiples configurations, toujours plurielles, et dans les pratiques disséminées de leurs savoir-faire. L’expérimentateur et micro analyste a toute la liberté de manipuler pratiques et configurations ainsi qu’il le ferait dans un laboratoire où l’on peut réitérer l’expérience. Manipuler, expérimenter me semblent essentiels dans l’art de construire des comparables, que ce soit dans l’épaisseur d’une culture ou les entrecroisements de plusieurs d’entre elles. Reprendre en profondeur et en extension l’analyse des composantes de la ditemêtis, c’est une manière de l’ouvrir sur la diversité des savoir-faire, des faire-créer, des faire-agir. Autant de pratiques articulées autour du verbepoiein : « faire » et « savoir-faire », un verbe sémantiquement riche, dont le sujet immédiat s’appellePoiêtês 8.

16acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinité pratiques savantespratique manuellesavoir-faire acteurs de savoirprofessionartisanLe « Poiète » d’un âge archaïque, entre le VIII e etV e siècle av. J.-C., représente l’artisan du savoir-faire en ses multiples pratiques. Il incarne l’intelligence qui forge ses propres outils. L’homme du savoir-faire, si présent dans la tradition épique, semble de bon secours pour desserrer l’étreinte du seul verbe « être » sur la Grèce pensante. Rendre à l’intelligence démiurgique la place qui lui revient permet de reconnaître dans quel esprit et selon quelles nervures les hommes et les dieux se la partagent, comme il advient dans un monde où les dieux circulent parmi les mortels sans craindre de devoir produire leurs papiers. Je ne fais qu’expérimenter deux ou trois traits de cette « démiurgie » enpoiétique. Dans le domaine des savoir-faire, les puissances le plus souvent saluées s’appellent, Athéna, Héphaïstos, sœur et frère. À leur côté, s’empresse Apollon. Modalités et pratiques en savoir-faire se disent avec les mots d’Homère et de ses créatures. Latectonique, pour commencer, le savoir, latechnê du charpentier architecte, l’homme expert à « fabriquer », en menant droit le cordeau, l’instrument qui lui appartient et qui sert à tailler la poutre et à agencer la quille. Avec lui, vient l’éloge de la main et des prolongements qu’elle se donne de par son intelligence « manuelle », appelée tantôt « sophia », tantôt intelligence, du nom demêtis, celui-là même dont se pare Athéna, Athéna Métis, née de Métis, engloutie-épousée par un Zeus de la souveraineté qui se veut totalisante. L’apprentissage n’a pas à se défier de l’inspiration ; elle l’habite naturellement. Le savoir du connaître, de l’eidenai, et de son faire, le poiein, s’énonce dans le multiple, dans la multiplicité, des formes engendrées, créées et produites. C’estpoiétiquement que se donne à voir et entendre le savoir-faire d’Héphaïstos : forgeron, il « construit »,poiein, il « fabrique-crée » une demeure indestructible de bronze, semblable au ciel étoilé, de même qu’il crée et façonne (poiein) le bouclier d’Achille avec les deux cités humaines, l’une en paix, l’autre en guerre. Forger (teuchein) s’énonce comme tisser (daidallein) et construire (tektainesthai) : un savoir où excelle le faire-créer, poiein d’Athéna, quand elle se donne à elle-même la tunique et la robe « aux mille broderies », nées de sa main créatrice, laquelle incarne samêtis, sasophie, égale pour le forgeron, le charpentier et le potier.

17Faire-créer-représenter sont inséparables : une même technologie inventive fait naître et croître voiles, tissus, carènes, armes, cuirasses, hautes colonnes et vastes demeures, pour les hommes et pour les dieux. Mortels et Immortels à longue-vie entrelacent des savoir-faire dont les arts et les techniques témoignent de la même puissance créatrice. Les démiurges de ce temps-là se partagent harmonieusement l’intelligence des savoir-faire techniques autant qu’artistiques. Les plus actifs, pour ne pas dire ceux qui sont présentés comme les plus « performants », conçoivent des créations dotées de l’intelligence dont elles sont issues et qui leur confèrent jusqu’à la « capacité » des’agir d’elles-mêmes. Ainsi, la nef parfaitement ajustée sait naviguer seule et sans gouvernail, au plus sûr des mouvements de la mer et des vents. Il n’a pas échappé à l’un ou l’autre herméneute que, parmi les différents démiurges, chantés en hexamètres, le plus qualifié pour « nous » en faire savoir, c’était le poète, plus précisément l’aède-poiète qui se raconte et se chante lui-même. Ulysse, lepolytrope, aux mille tours, habile en tout savoir-faire. À travers le savoir-faire-créer du Poète, l’artisan dupoiein, se découvre tout un plan de pratiques et de pensées bellement grecques et fort indifférentes au petit « être », le verbe d’un seul sage. Plus consistante en catégorie à la fois sociale et politique, la démiurgie s’enrichit conceptuellement dans le commerce des expériences politiques de ses commanditaires, promus Nomothètes, Législateurs, Arbitres ici, Tyrans là-bas. Dans plusieurs parties du monde grec, les magistrats de haut rang sont appelés « Démiurges ». Une analyse moins hâtive de la « démiurgie » conduirait à remettre en question l’opposition si raide entrepoiêsis etpraxis, et le contraste radical entre un producteur assujetti à la « valeur d’usage », et l’action, lapraxis, d’un agir noble et libre pour celui qui possède en lui-même sa « fin propre ». Les savoir-faire des artisans et l’intelligence des poètes-démiurges ne cessent d’interroger, en la traversant, la pensée du philosophe qui devrait incarner en Grèce la raison géométrique et autrementmodélisante. On l’a déjà montré, et sur des problèmes majeurs9.

18J’ajouterais que le monde chinois, celui dit des Royaumes Combattants avec ses maîtres-artisans, ses experts en métallurgie, ses créateurs en de multiples savoir-faire, semble exiger une confrontation avec une Grèce archaïque, moins schématique qu’elle n’est parfois appréhendée. Comment traduire les faire-savoir ou les savoir-faire en chinois ancien ? Ce premier parcours montre déjà qu’une approche comparative ne peut se faire en parlant de « raison pratique » contrastant avec une « raison philosophique ». La seconde opération proposée vise plus directement l’efficacité. Il est temps d’en venir à l’efficacité, l’efficacité entre Grèce et Chine. À comparer donc, les approches comparatives sont multiples, du seul fait que nous ne cessons de comparer, quotidiennement, sans y prêter attention, ou alors nous comparons de manière explicite, voire même en y réfléchissant, dans la mesure où les uns sont anthropologues et les autres philologues-historiens. En général, la philosophie ne s’en soucie guère. François Jullien en témoigne à sa manière. La pensée de la Chine lui semble « comparable » à celle de la Grèce européenne, au sens de « bonne à mettre en regard », pour deux raisons : d’abord, qu’elles sont toutes deux de même ampleur, de même durée, qu’elles offrent à l’interprète des massifs de grands textes homologues, plus ou moins ; ensuite, que la pensée chinoise, celle de l’ailleurs, assure un retour profitable pour le philosophe-philologue, convaincu comme il le dit, de « mieux lire le grec », de son lieu d’envol. À chacun ses pratiques : Jullien y invite, il ne compare pas, il ne veut pas que son projet se confonde avec une approche anthropologique dont il sait combien elle est comparative. Il en connaît les « méfaits » dont le premier serait de mettre sur le même plan la Chine et les Hopi ou les Bororo. Davantage : la Chine, selon lui, serait allergique à toute mise « sur pied d’égalité » entre les cultures. D’ailleurs, la Chine n’a jamais eu le goût de faire de l’anthropologie dans toute sa longue histoire. Ceci n’est pas un détour, je l’ai indiqué en commençant : par le biais de l’efficacité, et de la raison pratique, j’entends mettre en regard des procédures comparatives : comparer les comparatismes fait partie du programme que je me suis donné.

19Expérimenter et construire me semblent exiger le choix d’une « entrée » de nature à esquisser ce que pourraient être de bons comparables. D’évidence, la « raison pratique » n’est pas une catégorie locale ; elle semble d’autant plus large, sinon lâche, que l’écart entre la Grèce et la Chine tend à faire figure de contraste entre deux absolus. Quant à « efficacité », l’autre entrée mise en avant, je ne connais pas encore la culture qui en proposerait l’« incomparable », sous la forme brutale d’une absence de tout ce qui pourrait être dit « efficace, agissant, actif, doté d’une vertu active ». De la simple efficacité, il convient peut-être d’explorer les valeurs sémantiques, en partant du constat qu’aucun mot grec n’est « efficacité », pas davantage qu’un terme « chinois » (la « propension » indigène se délimitant par rapport à la constellation « efficacité »).

20Que mettons-nous donc dans « efficace-efficacité » ?

21En appliquant naguère cette procédure à la catégorie « fonder, fondation », j’avais suggéré que nous faisions implicitement référence à un acte, à des gestes, à un rituel ou à un cérémonial inséparable d’un individu qui était à l’origine d’unlieu, de l’enracinement dans ce lieu-là, vraisemblablement senti comme unique. L’investigation avait alors livré un petit gisement « conceptuel » assez riche pour conduire jusqu’à l’idée opératoire de « faire son trou » avec « du territoire », et mettre alors en perspective des pratiques de l’autochtonie articulées à des représentations du national, de l’étranger et de l’immigré, des représentations collectives continûment travaillées depuis le XIX e siècle, en Europe, principalement10.

22Emprunté au latin impérial, efficacia, dérivé d’efficax, signifie « la vertu active » de quelque chose, non de quelqu’un. Actif, agissant, énergique, ce sont les qualités les plus voisines de ce qui est efficace. Efficacité, en tant que force, action, pouvoir, puissance, est rare jusqu’à la fin du dix-septième siècle, en français. Pour voir apparaître le sens de « capacité à produire le maximum de résultats avec le minimum de dépense, d’effort » suivi de près par « rendement » et « productivité », il suffit d’attendre le début du vingtième siècle, et l’arrivée de l’Amérique, le pays de l’initiative et de l’efficacité, annoncé en Europe par un bon connaisseur de l’« âme des peuples », André Siegfried. Les innombrables sous-produits de l’efficacité énergique ont depuis lors envahi le marché et ses supermarchés, avec les poudres à lessive, les épilateurs et shampoing, tous plus efficaces à chaque « génération ».

23Entre-temps, dans l’Occident très catholique, l’efficacité en parole et en acte avait connu de grandes avancées par la grâce de théologiens et de linguistiques médiévaux. Certes, les apprentis philosophes du début du vingtième siècle peuvent encore se prévaloir duLalande (1902,1960, etc.), enseignant qu’une des figures majeures de la « vertu active » se loge dans la causeefficiente. Celle qui produit effectivement son effet, l’effet auquel elle tend. Tandis que la causeefficace est celle qui produit son effet sans rien perdre, ni dépenser d’elle-même. Distinction heureusement éclairée par le même dictionnaire : l’efficace de Dieu est à l’opposé extrême de l’effort de l’homme. Hommage est ainsi rendu en Sorbonne à la peine et à l’intelligence des philosophes-théologiens des douzième et treizième siècles de notre ère.

24construction des savoirsvalidationcontroverseUn des hauts lieux de la parole efficace surgit, je le crois, au Moyen Age, dans les débats sur le « signe religieux » et sur la « vertu » de ce qui est baptisé « sacrement ». En amont donc de la Grâce efficace et de la Parole divine en action au temps de Luther et de Calvin, en des disputes non moins fécondes pour réfléchir sur le même terrain. C’est entre Oxford et Paris que les pensées autour de laParole efficace s’élaborent, en s’échangeant si activement que seule l’analyse, experte d’Irène Rosier-Catach permet à un profane d’en bénéficier, surtout s’il est comparatiste, friand donc d’anatomie conceptuelle11. Qui, en ce lieu de culture chrétienne, dit « sacrement », évoque, avec la « messe » et l’« Eucharistie » de son mystère, la parole sacramentelle du « Ceci (déictique) est mon corps, ceci (autre déictique) est mon sang ». Afin de saisir les enjeux de l’affaire, il convient de faire savoir aux infidèles et aux mécréants que l’« Eucharistie » (voilà du grec où il y a de la grâce-charis) se situe au cœur de ce que la théologie chrétienne a appelé l’Incarnation. Sommes-nous vraiment dépaysés en débarquant chez des indigènes, occupés à spéculer, à réfléchir sur des rituels-sacrements, si puissants qu’ilseffectuent ce qu’ilsdisent et rendenteffectifs ce qu’ilsfigurent. Quatre termes, quatre notions subtilement mises à l’épreuve et qui s’impatientent certainement d’être confrontées à ce que signifie la forceobligatoire de la parole, dans le droit romain, dans le droit anglo-saxon, et, très bientôt dans le « non-droit » du monde chinois, affairé en pratiques commerciales de tout genre. Laissons en suspens et la dette et l’obligation, et le lien, et la loi qui ne sont point indifférent à quelque chose comme l’efficacité, mais nous feraient dangereusement dériver du cours, du long cours sacramentel en « efficacité ».

25pratiques savantespratique rituelle pratiques savantespratique corporelleparoleDans une culture du verbe, à la fois révélé et incarné, l’Eucharistie permet d’observer comment un acte purement linguistique opère une conversion, dite par certains « transsubstantiation ». Une seule formule accomplit le mystère. Aux théologiens de l’expliquer, de la justifier avec les paroles qui ont été selon les « Évangiles », prononcées par le nommé Jésus, avant le Christ qui le suit, durant la Cène-repas-communion. De graves questions se posent : la formule à la fois « significative » et « opérative » s’énonce dans le temps ; c’est à la fin de la prononciation que se réalise, réellement, la conversion, la transformation du pain en corps et du vin en sang. Il est donc essentiel de déterminer avec précision ce qui se produit au dernier instant de l’énonciation de la formule. D’où une série de problèmes : un énoncé « opératif » doit-il être « vrai » pour être « conversif » (opérer la transformation) ? Dans le sacrement eucharistique, de quelle présence divine s’agit-il ? Quel est le statut des énoncés en actes ? La voix de l’énonciateur, quel est son rôle dans la conversion et dans la « présence réelle » ? Quant au changement ou non d’une substance en une autre, qu’en est-il de la vertu de la formule et de sa relation essentielle avecl’intention de qui la prononce ? La prononciation des paroles ne doit-elle pas être un « acte volontaire », assimilé à un choix de moyens qui engage le locuteur-officiant du rituel eucharistique ? Faut-il qu’il y ait intention du but ultime de l’acte effectué ou, simplement, effectuation matérielle du rite ? Cas exemplaire, en ce qu’il y est capital de déterminer de la façon la plus précise, ce qui explique la « force », lavirtus, l’efficacité des parole sacramentelles. Pendant des décennies, des théologiens philosophes et linguistiques, s’acharnent à définir la valeur relative des paramètres du rituel et de son mystère : l’institution originelle, la norme établie, fixée par l’Église et son magistère, l’intention de signifier du locuteur, la disposition de l’auditeur, l’association des paroles aux actions et aux autres éléments du rite, de lamissa ou, plus généralement du contexte de la prononciation : un autel, un officient ordonné prêtre, etc ?

26construction des savoirsépistémologiecroyanceEn bref, ainsi que Rosier-Catach le condense, les paroles sont-elles efficaces, non parce qu’elles sont dites, mais, parce qu’on y croit, et si, oui, quel équilibre est possible entre l’intention, l’engagement, de celui qui y croit et le respect des normes instituées qui encadrent la prononciation de la formule ?

27typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologieVraisemblablement, il est peu de cultures qui offrent à l’anthropologie de la parole et de son efficacité une expérimentation, conceptuelle aussi profonde et aussi étendue sur le même horizon. Il suffit d’évoquer le monde de la magie, si présent au Moyen Age avec les formules et les pratiques magiques. Les théologiens anciens et modernes, ainsi que les historiens des religions et combien d’ethnologues ne cesseront de s’enferrer dans le magico-religieux, la magie primitive et les dites « efficacités symboliques » pour modernes guérisseurs, sans jamais approcher qui que ce soit la richesse des expériences accomplies par les théologiens dans leur laboratoire du Moyen Age si « moderne » ?

28Pour les hellénistes comparatistes, Lasophie des savoir-faire et le champ de lapoiétique me semblent offrir un important gisement, une masse de matériaux notionnels et sémantiques pour expérimenter sur « l’efficacité », en l’abordant de biais et par décapages intuitifs.

29Deux esquisses depuis le monde grec. D’abord, dans le droit fil des pratiques de l’art, de lapoiétique d’Hermès, Rival obsédé d’Apollon, son aîné, à l’affût du savoir oraculaire, Hermès à peine langé, surgit en démiurge nocturne, bricolant en un tournemain une cithare-jouet. Se faisant fort de retourner à son profit la supériorité d’un dieu en qui se pensent les pensées suprêmes de Zeus, Hermès improvise un récital, il entend frapper de stupeur le Seigneur de Delphes, il affirme s’inspirer directement, etlui seul, de Mnémosyne, de la Mère des Muses. C’est ainsi que Hermès crée-réalise les dieux immortels avec la terre ténébreuse. Le verbe « créer-réaliser » est, cette fois, non paspoieien maiskrainein, « faire du réel », depuis un savoir-faire poétique dont l’instrument musical, la cithare, est né de ses doigts habiles et de samêtis « en paroles et en actes », toujours en mouvement. L’exercice de « réalisation » se poursuit, dans la même joute, avec la prestation d’Apollon en Maître de l’oracle, et le seul vrai citharède, réduisant Hermès à la confusion et ensuite au silence complet. Le dieu de l’oracle, implanté sur l’ombilic du monde, développe depuis Delphes une haute théologie de la parole : une parole si « efficace », siréalisante, qu’elle institue et les savoirs et les fondations, qu’il s’agisse d’autels ou de cités ; une parole à la musicalité absolue qu’invente l’ensemble de la culture, à la fois paideia et jeux,paidia, dans l’ordre des fêtes et des concours.

30En suivant les chemins de la parole apollinienne, apparaissent des formes d’efficacité du verbe de nature à dépayser leLogos de la tradition. Surgissent des paroles d’oracle, ailées parmi les signes et les énigmes proposées à ceux qui, venus interroger Delphes, s’en vont par des voies, plus ou moins sinueuses, « fonder-créer » quelque chose « comme dupolitique ». De quel réel s’agit-il alors, par exemple, dans la fondation de Thèbes avec ses meurtres et ses malédictions d’une « efficacité » effrayante sur tant de générations12 ?

31Il revient aux comparatistes de faire travailler, en des sociétés distinctes, les paroles « efficaces d’elles-mêmes », les paroles qui jaillissent spontanément comme le vin d’un vase ou d’un sarment de Dionysos, tout ce qui est plus ou moins de l’ordre de l’automaton, la diversité des paroles qui disent, qui « font la loi », ou sont reconnues « impérieuses », que ce soit à Rome ou ailleurs, du sacramentel de la Catholicité romaine à l’automaton de Dionysos en passant par les signes efficaces de la divination, autant de constellations qui méritent mieux que la misère d’un « Speech Act » pour Tenure Track aux USA.

32Autre configuration de l’efficacité sur le mode grec duréaliser-krainein : la décision politique. Argos, la cité, les Danaïdes en suppliantes, dans la version d’Eschyle, très détaillée13. Procédure de proxénie et d’asylie : une assemblée des citoyens d’Argos, un orateur à la parole persuasive qui se fait efficace. Elle effectue (krainein) le vote à main levée, scrutin majoritaire. Nombre (plêthos), ledêmos exerce son autorité (kurios), son pouvoir (kratos) : « kratodémie » ou démocratie. Accomplissement de la procédure, letelos, non pas but visé d’un projet ou d’un agent, mais effet d’un procès qui n’a rien d’automatique. À la fin du compte rendu exemplaire, donné par Danaos, l’Étranger, au Chorège, il y a la formule : de ses droites levées, le peuple entier (pandêmos) a fait que ces choses soient ainsi (ekran’hôs einai tade).

33Dans l’agora, que ces choses soient n’a pas la même nervure que dans le krainein d’Hermès ou celui des Femmes-Abeilles de Delphes, et d’autres cas qu’il convient d’analyser le plus finement possible. Peut-être atteignons-nous là une part de cecomparable que l’on cherche à construire en allant jusqu’au bout d’une pensée, d’une pensée autre, « pensée des autres ».

34Construire en démontant-décomposant-reconceptualisant. « Propension », dit Jullien, pour traduire, en regard de l’efficacité, comme de l’efficience, dans ce qu’il appelle un système-pensée où il y a des dizaines, des centaines de petits mécanismes de pensée, avec leurs agencements, avec des nœuds d’enchaînement quasi consul, ou encore « comme une cohérence » avec son orientation. Ces micro-cohérences, le champ de ces orientations singulières, je dirais que ce sont làdes comparables, non par des thèmes, ni des gros mots comme « dette » « lien » « identité », à monnayer toujours de plus en plus menu, oui, au microscope conceptuel, si cela peut éveiller dans l’esprit une série de manipulations et d’expériences, des facettes à explorer en toute liberté.

35Oser comparer, c’est un premier pas, construire le comparable, du point de vue choisi qui est « l’anthropologie comparée », me semble plus riche, plus intéressant intellectuellement que de mettre en vis-à-visdeux grands systèmes-pensées. Penser autrement, penser ailleurs, surtout si l’on se réclame de la « philosophie », devrait aller au-delà d’un « nous avons l’efficacité, ils (chinois) ont l’efficience ».

36Une confrontation globale risque de s’égarer en faisant de la Chine l’autre absolu des Grecs. Elle me semble aussi paradoxalement confirmer à nouveau l’élection de la Grèce dans le sens le plus académique de l’Occident ; laisser dire et redire que « les Grecs ne sont pas comme les autres ». Ce que toute mon entreprise continue de critiquer avec constance.

Notes
1.

Les ruses de l’intelligence. La mêtisdes Grecs, Paris, 1974 (dernière impression Paris, 2009) enquête initiée en 1964-1965 dans une série de séminaires menés avec Jean-Pierre Vernant en collaboration constante, à la VIe section de l’EPHE.

2.

La déesse Parole. Quatre figures de la langue des dieux, Marcel Detienne et Gilbert Harmonic (éd.), Paris, 1995.

3.

François Jullien,Traité de l’efficacité, Paris, 1996 (Livre de poche, 2002). Une version réduite a été publiée aux PUF, en 2005 :Conférence sur l’efficacité, « Centre Marcel Granet ». Sur son entreprise, on lira François Jullien, Thierry Marchaisse,Penser d’un dehors (la Chine). Entretien d’Extrême-Occident, Paris, 2000.

4.

Après la conclusion, une note (p. 307) indique l’auteur ou les auteurs de chacun de chapitres.

5.

Jean-Pierre Vernant, « L’avènement de la pensée rationnelle »,Entre mythe et politique, Paris, 1996, p. 253-264 (262-263).

6.

François Jullien,Traité de l’efficacité,op. cit. (n. 3), p. 17-20 ; Livre de poche, 2002, p. 21-24.

7.

Invité à débattre autour de l’œuvre de F. Jullien à l’occasion de journées d’études, en décembre 2010, j’ai présenté deux réflexions : 1. « Pour une anthropologie comparée de la Parole, entre nous, nos Grecs et d’autres ». 2. « Perturbations en comparables, pour hellénistes, historiens nationaux, anthropologues, voire philosophes » (à paraître).

8.

Sur ce point, une enquête m’a grandement aidé, David Bouvier, « Quand le poète était encore un charpentier… Aux origines du concept de poésie », in Ute Heidmann (éd.),Poétiques comparées des mythes. En hommage à Claude Calame,Études de Lettres 3, Lausanne, 2003, p. 85-105. Je reviendrai sur l’ensemble du dossier à l’occasion d’une réécriture des chapitres deLa Mêtisdes Grecs (Flammarion réservant leurs droits à chacun des complices de naguère). Pour ce qui suit, en l’occurrence, je laisse en blanc les références, souvent connues.

9.

Par exemple, Anne Balansard (éd.), « Le travail et la pensée technique dans l’antiquité classique »,Revue d’anthropologie des connaissances, 2003, p. 143-162.

10.

J’y suis revenu dansLes Grecs et nous, chap. V : « Faire son trou entre l’Œdipe de Thèbes et nos identités nationales », Paris, 2009, p. 112-141.

11.

Irène Rosier-Catach,La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004.

12.

Pour en savoir plus sans attendre, voir Marcel Detienne,Apollon le couteau à la main. Une approche expérimentale du Polythéisme grec (1998), nouvelle édition, Paris, 2009.

13.

Eschyle,Suppliantes, 600-624. Plus succincte en est l’évocation dans Euripide.