Victor Toubert

Abstract

The relations between literature and the sacred hold an important place in Pierre Michon’s work, where the reference towards Borges is decisive. Basing our intervention upon two short stories from The Aleph and upon the link between the writing process and erudition, we would like to focus on the image of the theologians, which allows to construct a representation of writing as a collective and anonymous enterprise, in which repetition, rewriting and commentary, as activities of erudition, play important roles. We would thus like to participate to the study of the category of imaginary erudition that Nathalie Piégay propounds to understand a large part of contemporary literature.

1construction des savoirstraditionreligion pratiques savantespratique artistiquelittératureDe nombreux travaux sur l’œuvre de Pierre Michon ont souligné le rôle particulier qu’y occupe la question du sacré1. Dans une large mesure, le sacré chez Michon est un autre nom de l’art, dans la continuation de certains propos de Georges Bataille, qui marquait la parenté entre la littérature et le sacré en désignant par ce terme ce qui est séparé, opposé à l’utilitaire et au domaine du travail2. Pour continuer et compléter ces travaux, nous voudrions ici introduire l’idée de l’importance d’un imaginaire théologique chez Michon, et d’un jeu particulier qui se construit entre cet imaginaire et certaines postures et techniques de l’écriture littéraire, que l’on pourrait rassembler autour du terme d’érudition.

2acteurs de savoirstatutérudit construction des savoirstraditionintertextualitéComme de nombreux autres écrivains contemporains, Michon construit ses textes à partir de multiples lectures, en mettant en scène, par le jeu des intertextes et des citations ou par la construction de certaines figures du narrateur, une image de l’écrivain comme un érudit particulier, s’appropriant de manière libre, sauvage, inquiète et énigmatique des savoirs divers empruntés à plusieurs disciplines. Dans le panthéon personnel de Michon, à côté de Hugo, Rimbaud ou Faulkner, et également de Flaubert dont le rôle de jalon décisif dans l’histoire des rapports entre littérature et savoirs a déjà été amplement souligné à la suite des travaux inauguraux de Michel Foucault 3, un autre « père du texte4 » occupe une place importante lorsque l’on s’interroge sur les rapports entre savoirs et littérature : Jorge Luis Borges.

3construction des savoirsépistémologiefiction typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religionsDans la continuité de l’approche pragmatique des savoirs développée par Christian Jacob 5, ce propos sera centré sur les rapports de ces deux écrivains avec certaines manières de produire et de diffuser des savoirs, ou, tout du moins, avec une certaine image de ces procédures érudites, que l’on retrouve aussi bien dans la pratique du commentaire que dans celle de la citation, comme dans une certaine image de la communauté littéraire et savante. Étudier les liens entretenus par l’œuvre de Michon et Borges, qui dans une formule célèbre comprenait la théologie comme une forme particulièrement inventive de littérature fantastique, nous permet de revenir sur la catégorie d’érudition imaginaire avancée par Nathalie Piégay à la suite de l’article fondateur de Dominique Jullien sur Borges 6 : l’érudition des écrivains semble non seulement imaginaire dans ses contenus, mais aussi dans ses procédures, et attribue à un imaginaire théologique un rôle particulier dans l’établissement de ses démarches d’écriture. Au moment de reconfiguration des champs entre savoirs et littérature auquel nous assistons, cette question du rôle d’un imaginaire théologique des savoirs dans les recompositions actuelles peut être posée à l’aide de l’exemple précis de la lecture de Borges par Michon. Précisons toutefois que les textes de Michon se refusent à une théorisation définitive, et sont construits sur des figures ambivalentes sinon contradictoires, qui provoquent une mise en mouvement des savoirs davantage qu’ils n’exposent de véritables thèses sur les rapports entre littérature et savoir : nous devrons toujours garder en tête que les figures que nous identifierons sont prises dans le jeu de l’ironie qui caractérise l’énonciation des divers narrateurs de Michon.

Borges et le « portail invisible » des Vies minuscules

4Pour étudier les rapports entre Borges et Michon, et la place de l’imaginaire théologique dans ces écritures, on peut commencer par se pencher sur les textes qui forment ce qu’Agnès Castiglione a proposé d’appeler le « portail invisible des Vies minuscules 7 », c’est-à-dire les textes composés par Pierre Michon avant la publication des Vies minuscules, en 1984, qui l’ont établi comme une des voix les plus importantes de la littérature contemporaine française.

5matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptioncarnet pratiques savantespratique lettréebrouillon inscription des savoirslivrenoteEn s’appuyant sur les carnets de l’écrivain, conservés depuis 1966, Agnès Castiglione retrace les étapes de la genèse particulièrement longue et lente des Vies minuscules, publiées à 39 ans. Le plus important des projets qui se sont succédés dans ces carnets s’intitule « Les Grands Dieux », titre qui trouvera son renversement dans celui des Vies minuscules. Il a servi de base, pour l’instant, à deux publications, l’une dans la revue Oracl’ en 1983 8 – c’est donc la toute première publication de Pierre Michon qu’il faut regarder avec une attention particulière –, et l’autre dans la participation de Michon à un texte collectif initié par Olivier Rolin, publié en 2006 sous le nom de Rooms 9  : Michon garde ses notes, ses brouillons des années 1960 et 1970, les utilise dans divers contextes, ce qui nous amène à les étudier de près, en remarquant la continuité de préoccupations dont ils témoignent.

6Je voudrais commencer par rapidement souligner le rôle joué par Borges dans ces projets de textes hybrides, fragmentaires et inachevés, en me concentrant sur ce qui en a été publié.

7typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnologie construction des savoirstraditionreligionLe texte de 1983, « Un voyage en Égypte » se rattache au projet des « Grands Dieux ». Dans le panthéon imaginaire inventé par Michon, parmi ceux qu’il nomme les « Phallaons10 », contraction carnavalesque de phallus et de pharaons, on trouve différents dieux, qui ont divers surnoms, qui sont tous issus de lectures anthropologiques, ethnologiques, ou littéraires : « Miroir Fumant », le Tezcatlipoca des Aztèques, qui vient des recherches d’Artaud sur les mythologies amérindiennes et la religion sacrificielle des Aztèques, qu’on retrouvera dans le texte de Rooms ; toujours venant d’Antonin Artaud, « Volcan Mûr » et « Pierre-de-Transe11 » ; « Pau-Amma », qui vient de Kipling et des Histoires comme ça. L’histoire et la généalogie d’autres dieux restent à faire, et ils conservent leur énigme : « Lilas Blanc », « Le Porc Noir ». Ces dieux prennent place dans un panthéon structuré par Michon avec une rigueur parodique, selon différents systèmes de classification qui empruntent à Dumézil, Freud ou Nietzsche, dans un bricolage mythologique qui reformule différents mythes en insistant sur la question de la création littéraire et de la nomination.

8« Un voyage en Égypte » se concentre sur le dieu nommé « Le Grand Tuba ». Le texte se présente comme une remontée dans le temps, et comme un parcours dans les textes, sur les traces du Grand Tuba ; y sont cités Héraclite, Diodore de Sicile, Plutarque, les ermites de la Thébaïde, saint Antoine, Averroès. Dans une signification légèrement différente de celle que Dominique Jullien donne à cette notion, ce texte constitue un morceau d’érudition imaginaire. Alors que Dominique Jullien utilise cette notion pour décrire une érudition « non pas fausse, mais éclectique, élaborée au hasard des lectures ; le contraire d’une érudition de critique, ordonnée en fonction d’une fin scientifique12 », chez Michon, le texte se délivre de toute référentialité, de tout souci d’exactitude, et prend même le contre-pied des savoirs établis : selon son narrateur, c’est l’interprétation erronée de la Pierre de Rosette et les multiples erreurs commises lors de sa traduction qui expliquent que les hommes soient plongés dans l’ignorance de l’existence du Grand Tuba. Dans un geste parodique et carnavalesque de renversement des savoirs établis, comme un pied de nez qui affirme la radicale liberté de la création littéraire, le texte de Pierre Michon est délibérément faux.

9construction des savoirséducationapprentissageDans sa forme cependant, ce texte n’en demeure pas moins très proche de certains textes de Borges. Le témoignage d’un ami de jeunesse de Pierre Michon vient renforcer cette impression de proximité. Alain Paire, aujourd’hui galleriste à Aix-en-Provence, se souvient que lors de leurs années à la faculté de lettres de Clermont-Ferrand, Michon lui a passé L’Aleph de Borges, qui venait d’être traduit – la scène se passe en 1967. Il dit que Michon connaissait par cœur, à cette époque, des passages entiers du recueil, en particulier de la première nouvelle du recueil, « L’immortel13 ». Quand on connaît l’importance pour Michon de l’apprentissage par cœur des textes littéraires, qui lui servent d’appui lors de la rédaction mais aussi plus largement dans chaque moment de son existence, on sait que cette anecdote revêt une importance particulière14. Et si l’on regarde de près cette nouvelle et ce recueil, on y trouve de nombreuses résonnances avec le projet des Grands Dieux et avec « Un voyage en Égypte ».

10Premier texte de L’Aleph, « L’immortel » se présente comme un récit trouvé dans une édition de l’Iliade de Pope, fait par un narrateur qui apparaît comme un tribun dans une légion romaine, recherchant une rivière qui donnerait l’immortalité ; après avoir traversé un désert, il prend place dans la secte des Troglodytes qui vivent en surplomb d’un ruisseau boueux, en face d’une grande cité qu’il pense être la cité des Immortels. Le narrateur se rend au pied de la cité et, après avoir passé une série de labyrinthes, atteint une ville vide, où il constate que les dieux sont morts. Il ressort de la ville et comprend qu’il est immortel, comme un troglodyte qui l’a suivi, qui ne parle pas, qu’il surnomme Argos pour sa fidélité. Le fidèle compagnon s’avèrera savoir parler, savoir qui est Argos, et dira même être celui qui a écrit l’Odyssée : les troglodytes sont les immortels, et ce sont eux qui ont construit la cité vide.

11La ville est vide et les dieux sont creux : c’est un même constat qui sous-tend les deux textes de Borges et Michon. Dans un entretien, Michon revient sur ce premier texte publié, et insiste explicitement sur le vide et le creux comme moteurs de l’écriture :

acteurs de savoirmodes d’interactionhumourJ’ai publié un texte qui s’appelait Le Grand Tuba […]. J’avais comme projet de faire un panthéon imaginaire, et parmi ces dieux il y avait le grand Tuba, une histoire de dieu creux, sinistre, comme les citernes et les vaisseaux creux de Saint-John Perse. Un dieu vide, la résonnance du vide… C’était rigolo15.

12Comme « L’immortel », « Les Grands Dieux » repose sur l’idée que les dieux sont vides et que c’est dans ce vide, ce creux, cette absence, que peut se développer le texte littéraire. Poursuivant cette idée dans un autre entretien, Michon dit que le mot dieu, comme le sens, la grâce, la vierge, l’absolu, sont de « ces mots creux comme des tambours ont fait rebondir la littérature occidentale depuis qu’elle existe », qu’ils sont comme « des mantras tibétains » :

acteurs de savoirémotionCe n’est pas le sens de ces concepts qui est important, c’est le fait que par leur profération, par leur aspiration vide, ils relancent les mots-force, en amplifient la résonnance, décuplent leur puissance émotionnelle16.

13typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinitéSelon une expression que Michon reprend à Barthes dans la suite de cet entretien, Dieu est le « mot-gouffre » par lequel tout le dictionnaire fuit, qui met le langage en mouvement. Comme on le remarque avec ces séries de surnoms dans le panthéon imaginaire de Michon, c’est le nom et ses sonorités qui provoque l’écriture ; l’intérêt de Michon pour les théologies et les mythologies semble avant tout musical, rythmique et sonore : le mot Dieu l’intéresse moins pour son contenu que pour les sonorités qu’on peut lui associer :

L’Ineffable, le Sens, l’Absolu, voire, plus près du langage religieux, le Salut, la Grâce, ou Dieu… Je n’emploie pas ces mots pour leurs contenus : ils n’en n’ont pas17.

14Le passage qui présente le Grand Tuba, au début de « Un voyage en Égypte », illustre cet intérêt pour les sonorités et les rythmes permis par ce tambour creux qu’est la théologie pour Michon :

Le Grand Tuba est la somme de ce Pays Qui Fut et des siècles qui l’ont effacé.
Il est ce lieu de chicots, Notre-Seigneur l’Ébréché, Notre-Seigneur aux Dents Pochées. Sa mandibule sinaïtique pend ; altéré, matamore et inoffensif, il tire sa longue langue nilotique et en noircit de boue babines et delta, Grandgousier sénile qu’éternellement le désert assoiffe. Ce divin mufle, j’en ai senti le souffle en levant la tête vers le quadruple colosse ramesside d’Abou-Simbel ; la falaise lybique respirait par la petite porte du spéos : son haleine de cave sifflait doucement entre les pierres, ridait le Nil, me glaçait. Je songeai à l’obscur poumon dont les alvéoles sont des chambres mortuaires ; je ne franchis pas la porte18.

15typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétoriqueCet intérêt esthétique envers la théologie n’est pas que rythmique et sonore, musical ; il relève aussi d’une rhétorique qui porte avec elle une certaine idée de la littérature, qui, s’appuyant sur une certaine idée de la répétition et de l’énumération, aboutit à une conception particulière de la littérature que partagent, il me semble, Borges et Michon.

« Les théologiens » et la voix impersonnelle de la littérature

16typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religionsÀ la lecture de l’extrait précédent, on perçoit ce que l’écriture de Michon peut avoir de « baroque », pour reprendre un terme souvent employé à propos de l’écriture de Borges. Les juxtapositions chaotiques de « vocables splendides » et de termes bas ou l’énumération jouent un rôle central dans la constitution de cette esthétique baroque. Une autre nouvelle de L’Aleph me semble particulièrement importante pour comprendre l’imaginaire théologique de Borges, et la manière dont il est repris par Pierre Michon : « Les Théologiens ». L’énumération des arguments théologiques, des textes et des auteurs tout au long de la nouvelle y permet de rassembler les débris d’une érudition désuète qui correspond au monde de la fin de l’Antiquité romaine décrit par la nouvelle, que Michon retrouvera dans L’Empereur d’Occident.

17construction des savoirsvalidationcontroverse« Les Théologiens » reprend la structure du duel que l’on trouve souvent chez Borges. Par leurs thèses interposées s’affrontent deux théologiens qui combattent diverses hérésies. Jean de Pannonie défait de la manière la plus remarquée l’hérésie des monotones ou des annulaires ; son adversaire secret Aurélien retrouve, des années plus tard, dans la doctrine d’une autre hérésie, celle des histrions, une formulation que Jean avait utilisée pour combattre les monotones. Perfidement, il indique cette correspondance dans sa réfutation des histrions et provoque ainsi la condamnation de Jean de Pannonie. Les querelles théologiques qui les opposaient aux hérétiques tournaient autour des questions de la répétition, de la circularité du temps ; elles trouvent un écho dans la correspondance finale entre les deux adversaires, dans la révélation paradoxale de leur identité. Ce texte propose donc une certaine image de la communauté des théologiens fondée sur l’identité, sur l’équivalence, sur la répétition, et rejoint l’idée d’une littérature intemporelle, impersonnelle, reproduisant les mêmes métaphores tout au long de son histoire, que Borges a présentée dans de nombreux textes célèbres, en particulier « La Fleur de Coleridge » et « La sphère de Pascal », repris dans Enquêtes.

18construction des savoirslangage et savoirsstyleconcision pratiques savantespratique lettréecommentaire pratiques savantespratique lettréecitationCe qui nous intéresse dans ce « conte fantastique », qui s’accorde très bien au « fantastique de la bibliothèque » décrit par Foucault à propos de Flaubert, c’est qu’on peut y lire une certaine image réflexive de l’écrivain, reprise et développée par Michon dans l’ensemble de son œuvre : ces théologiens apparaissent comme des images de l’écrivain, des figures du lettré, qui prennent place dans un imaginaire qu’on peut tenter de caractériser. Quelles sont alors les pratiques érudites sur lesquelles repose leur portrait ? Selon Mercedes Blanco, qui a écrit un article de référence sur le texte de Borges, « les productions des théologiens exhibent une pensée dominée par les autorités, un discours qui s’appuie sur des strates de commentaire, sur des citations de citations, une argumentation lourde et redondante, un style embarrassé et négligeant19 » ; on pourrait toutefois insister sur le fait qu’il y a bien un intérêt stylistique ou formel des théologiens, qui constitue même le ressort narratif principal du texte : Aurélien pense inventer une phrase « de vingt mots » qui résume parfaitement l’hérésie des histrions ; c’est ensuite qu’il se rend compte que cette phrase a déjà été écrite par Jean de Pannonie. Si le discours des théologiens est fondé sur la citation et le commentaire, il comporte une attention importante au style, et ne diffère donc pas fondamentalement du texte littéraire produit par Borges qui s’appuie lui aussi sur ces mêmes procédés de la seconde main, sur divers commentaires. On a ici, à travers ces nombreuses citations, une marque du souci de la concision et de l’économie dont fait souvent part Borges, qui préconise, plutôt que d’écrire un roman, d’écrire le commentaire fictif d’un roman qui n’a pas été écrit, de présenter un texte comme le compte-rendu d’un autre texte.

19Cette idée particulière de la littérature, fondée sur l’impersonnalité et la répétition, se retrouve dans les nombreuses « fictions critiques20 » que Michon publie après les Vies minuscules, qui présentent souvent des écrivains en train d’écrire, au seuil de l’écriture, ou juste après avoir écrit. Michon revient, dans un entretien, sur cette démarche qui lui permet de rendre compte de la naissance et de la relance de la littérature, et précise les liens de cette démarche avec Borges :

C’est toujours la même vieille histoire, l’homme de peau, le saccus merdae des théologiens, traversé par le verbe, la grâce, les muses, la gonflette littéraire, le souffle, tout le vieux bataclan mythologique que nous avons bricolé pour essayer d’éclairer un peu ce précipité de vérité foudroyante, de non-pensée ou plutôt de pensée se constituant dans l’instant même où elle s’énonce, de bluff et d’apparence lisse, que nous appelons les grands textes21.

20pratiques savantespratique manuellebricolageLe vocabulaire de cette phrase relève là encore d’un bricolage, s’appuyant largement sur des termes théologiens ainsi sur la théorie des deux corps du roi exposée par Kantorowicz 22. Quelques lignes plus tard, Michon identifie la littérature à une grande voix anonyme dont l’écrivain est le médiateur, « ce fantasme dont Borges a si bien parlé23 ». C’est le même dispositif de compréhension de la littérature comme une voix impersonnelle qui conduit, dans l’étude de certains auteurs que Michon admire (Beckett, Flaubert, Faulkner), la distinction entre le corps biologique, mortel et fonctionnel et le corps dynastique, éternel, sacré par le texte. À l’occasion d’un autre entretien, en 2002, Michon fait à nouveau explicitement référence à cette idée développée par Borges, dont Borges d’ailleurs fait remonter l’origine bien avant lui : « Borges disait “tous les livres sont écrits par le même homme”, ce n’est pas la peine de se bouffer le nez entre nous, nous sommes tous les tâcherons de la même chose24. »

21Michon a donc repris de Borges cette idée « panthéiste » de la littérature, exprimée par cette nouvelle où les théologiens fournissent une certaine image de la communauté des écrivains.

Gestes littéraires et gestes érudits : l’imaginaire érudit de Pierre Michon

22À partir de Borges, Michon construit donc un imaginaire érudit qui est également un imaginaire théologique. Le vocabulaire religieux et théologique est extrêmement présent dans les textes de Michon. Certains commentateurs ont tenté de proposer une sorte d’explication des liens de Michon avec la théologie, de reconstruire une sorte de théologie implicite de Pierre Michon. De manière particulièrement précise, Alain Boureau propose ainsi de lire Michon à travers les diverses querelles autour du filioque, de comprendre à partir de cette querelle théologique le motif de l’absence du père dans les Vies minuscules 25. Agnès Castiglione a d’ailleurs montré, en retraçant la génétique des premières phrases de la « Vie d’Eugène et de Clara », comment ce passage où en des termes théologiques Michon parle de l’absence de son père a pu servir de levier entre le projet des Grands Dieux et les Vies minuscules :

À mon père, inaccessible et caché comme un dieu, je ne saurais directement penser. Comme à un fidèle – mais qui, peut-être, serait sans foi –, il me faut le secours de ses truchements, anges ou clergé ; et me vient d’abord à l’esprit la visite annuelle (peut-être, plus avant, fut-elle semestrielle, et même mensuelle au tout début) que me rendaient, enfant, mes grands-parents paternels, visite qui sans doute ne manquait pas de constituer une perpétuelle relance de la disparition du père26.

23À côté du mot « père », de nombreux autres mots chargés de théologie sont investis par Michon dans ses œuvres : Alain Boureau parle d’un « arsenal médiéval » de Michon, qui emploie par exemple de manière particulièrement récurrente l’adjectif « inerrant » pour parler de certains textes littéraires qu’il connaît par cœur, en particuliers ceux de la première écoute, à l’école, de cette voix étrange qu’est la littérature (« Booz endormi » de Hugo, le début de Salammbô…).

24pratiques savantespratique rituellesacrifice typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religionsSans vouloir à notre tour partir à la recherche d’une théologie particulière de Pierre Michon, qui reprend et actualise certains éléments de la théologie médiévale en les mettant en mouvement sans les fixer, et que l’on pourrait successivement identifier comme une théologie de la grâce comme du sacrifice, de la violence, de la mère, du père ou du fils, il me semble que l’on peut en étudier les gestes et les procédures, en soulignant que les figures qu’on y trouve sont contradictoires et n’expriment pas une théorie fixe, mais mettent en mouvement une masse considérable de savoirs hétéroclites. De même, chez Borges, l’abondance de citations, de la seconde main n’a pas pour fonction de montrer l’étendue de la culture de l’auteur ou de former une théorie religieuse particulière, mais plutôt de « mettre en évidence l’instabilité radicale qui affecte toute relation de propriété à l’égard du savoir et de la culture27 ». Plutôt que d’étudier le contenu de cette théologie, et pour en comprendre le mouvement, il me semble plus productif d’en étudier pragmatiquement les procédures, les représentations de la création littéraire qu’elles proposent.

25Après les Vies minuscules, où l’énonciation est assurée par un narrateur autobiographe, la situation d’énonciation dans les textes de Michon change : dans plusieurs textes comme dans Mythologies d’hiver 28 ou dans Abbés 29, le narrateur des récits médiévaux de Michon apparaît comme un narrateur secondaire, qui s’appuie sur des textes mineurs, des chroniques. Par ce geste, il s’autorise à tenir un propos qui prend la forme du commentaire, dans un geste très proche de celui des chroniqueurs médiévaux eux-mêmes : l’enchâssement narratif permet, dans ce geste paradoxal d’une démonstration d’humilité, dans une réactualisation de l’érudition ecclésiaste classique, de fonder son autorité sur celle d’un autre. Ce geste de l’appui, de l’enchâssement d’un récit second dans un premier est également à rattacher à la conception panthéiste de l’écriture dont nous avons parlé plus haut, selon laquelle il n’existe pas de création ex nihilo. Dans le deuxième texte d’Abbés, l’homonymie soulignée par le narrateur principal nous montre que Michon continue de voir dans ces narrateurs secondaires des représentations obliques de l’écrivain comme dans les Vies minuscules, où chacun des personnages abordés était une représentation oblique du narrateur ; là encore, ce sont les sonorités, la musique, qui produisent le texte, dans une instabilité généralisée qui est celle de l’écriture, qui explique en particulier la multiplication des tournures négatives :

Je tiens de Pierre de Maillezais – qui sûrement ne s’appelait pas Pierre mais avait choisi ce prénom monastique en renonçant au monde, et qui n’était pas davantage de Maillezais, ni par sa naissance ni par son nom, mais moine de l’abbaye Saint-Pierre de Maillezais – et qui écrivit sa Chronique de Maillezais dans les années où Guillaume, petit-fils de Guillaume Longue-épée, depuis le chenil d’Hastings déchaînait ses meutes sur l’Angleterre, de cet hybride donc, ou de cette forgerie, de ce pur nom, je tiens le récit que je vais dire.

26La théologie fournissant « toute sorte de répondants allégoriques aux questions que Michon voulait poser à la littérature30 », le travail sur l’histoire, les archives et la religion médiévale devient une manière de questionner obliquement l’opération de nomination, dans une continuité remarquable des préoccupations et des problématiques littéraires.

27 

28Laurent Demanze a récemment proposé le terme « d’anthropologie du peu31 » pour parler de la manière dont Michon se concentre sur des faits minuscules et minimes, et met à jour des permanences, des constantes élémentaires, poursuivant l’idée que « l’homme n’est pas si varié », selon une formule qu’on trouve dans les Vies minuscules 32. Dans un entretien, Michon tient ainsi des propos qui résonnent avec la phrase de Georges Duby 33 qui établit un rapport entre son travail d’historien et celui des bénédictins :

Je ne vois pas la moindre discontinuité entre mes moines d’Abbés, l’archéologue du xixe siècle que j’évoque dans Mythologies d’hiver, et le libraire de la librairie Vent d’Ouest, sur lequel je n’ai encore rien écrit : ils ont les mêmes passions, les mêmes misères et les mêmes grandeurs, inhérentes à notre état. Ils diffèrent seulement en ceci : leur passion, leur croyance, ce qui les tient sur deux pieds, s’appelle Dieu pour mes abbés, le Savoir positif pour l’archéologue à barbiche, et le fétichisme de la littérature pour le libraire. Cela, qui est ma propre croyance en quelque sorte, j’aime qu’on puisse le lire en filigrane dans ce que j’écris34

29Je ne vois pas la moindre discontinuité entre mes moines d’Abbés, l’archéologue du xix e siècle que j’évoque dans Mythologies d’hiver, et le libraire de la librairie Vent d’Ouest, sur lequel je n’ai encore rien écrit : ils ont les mêmes passions, les mêmes misères et les mêmes grandeurs, inhérentes à notre état. Ils diffèrent seulement en ceci : leur passion, leur croyance, ce qui les tient sur deux pieds, s’appelle Dieu pour mes abbés, le Savoir positif pour l’archéologue à barbiche, et le fétichisme de la littérature pour le libraire. Cela, qui est ma propre croyance en quelque sorte, j’aime qu’on puisse le lire en filigrane dans ce que j’écris.

30construction des savoirstraditionChez Michon, la théologie, comme la science positiviste sont prises dans des dynamiques essentielles qui permettent de comprendre les rapports à la tradition, la question de la relance de la littérature. Nous avons essayé de montrer que, pour Borges comme pour Michon, un rapport particulier à la théologie et à l’érudition des théologiens permet la compréhension de la littérature comme une activité collective et impersonnelle, décisive dans sa relance.

Notes
1.

Cette question a en particulier récemment été abordée lors du colloque « Pierre Michon, l’écriture du sacré », organisé à Paris 3 – Sorbonne Nouvelle par Marie-Ève Benoteau-Alexandre et Carole Auroy le 9 mai 2017, dont les actes ont été récemment publiés : B ENOTEAU-ALEXANDRE, 2019.

2.

La formule de Bataille dans La littérature et le mal, « tout ce qui est sacré est poétique, tout ce qui est poétique est sacré » apparaît comme le contrepoint du « tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel » de Hegel, qui défendait la thèse selon laquelle les rapports entre l’art et le sacré étaient pliés dans le cadre de la fin de l’histoire. Sur les rapports entre Pierre Michon et Georges Bataille, voir Vignes, 2015.

3.

Foucault, 1994 ; Piegay, 2009 et Demanze 2015.

4.

Selon l’expression de Pierre Michon, qui revient fréquemment dans Michon, 1997a et Michon, 2010.

5.

Müller, 2009 : « Les savoirs sont définis par leur pragmatique : ce sont des énoncés, des concepts, des manières de faire auxquels on reconnaît, dans un groupe situé dans l’espace et dans le temps, une efficacité et une autorité particulières pour donner sens au monde visible ou invisible, pour organiser la perception du temps et de l’espace, pour agir sur le vivant ou sur l’inerte. »

6.

Jullien, 1987.

7.

Castiglione, 2007.

8.

Michon, 2007.

9.

Rolin, 2006.

10.

« Que les Phallaons soient autre chose que cosmogonie morte, otiosi bibliques : qu’ils vivent et apparaissent, que mille récits en soient par l’ethnologue donnés, théophaniques et picaresques » (Carnet 79). Castiglione, 2007, p. 33.

11.

Artaud, 1947, p. 48 et 79.

12.

« Les citations si nombreuses dans Borges sont, elles aussi, une manière fragmentaire de dessiner l’infini de la littérature. L’utilisation de textes étrangers – ou donnés pour tels – instaure un jeu de l’érudition imaginaire. Non pas fausse cependant, mais éclectique, élaborée au hasard des lectures ; le contraire même d’une érudition de critique, ordonnée en fonction d’une fin scientifique. De même que les systèmes philosophiques ont dans son esprit une valeur avant tout esthétique, la seule qu'on leur reconnaisse à Tlön, l’érudition vaut avant tout par les jeux créateurs qu’elle permet. Érudition imaginaire : à la fois parce que l’écrivain échafaude sur des terrains lacunaires et joue aux quatre coins avec son savoir, et parce que de l’érudition naît un monde qui réconcilie sur le mode de l’énigme le passé et l’avenir, le rêve et la réalité, l’essai et la fiction, le moi et l’autre. ». Jullien, 1987, p. 386.

14.

Sur l’apprentissage par cœur chez Michon voir Samoyault, 2017.

15.

Michon, 2010, p. 81.

16.

Ibid., p. 182.

17.

Ibid., p. 181.

18.

Michon, 2007, p. 23.

19.

Blanco, 1997, p. 22-23.

20.

Viart, 2005, p. 10-11.

21.

Michon, 2010, p. 148.

22.

Kantorowicz, 1989.

23.

Michon, 2010, p. 148.

24.

Harang, 2002.

25.

Boureau, 2005, p. 171 : « Ce qui se joue dans le problématique filioque des scolastiques et de Pierre Michon, c’est l’impensable coopération du Père et du Fils dans la production de l’Esprit. En libérant le Fils de la monarchie orientale du Père, on le rapproche de l’Esprit et on lui retire un peu de sa filiation, alors que la lettre du filioque exige une sage interaction avec le Père. »

26.

Michon, 1996, p. 71.

27.

Pauls, 2006, p. 108-109.

28.

Michon, 1997b.

29.

Michon, 2002.

30.

Sheringham, 2011, p. 115.

31.

Demanze, 2007.

32.

Michon, 1996, p. 141.

33.

Duby, 1991, p. 68

34.

Michon, 2010, p. 235-236..

Appendix A Bibliographie

  1. Artaud, 1947 : Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société, Paris, Gallimard.
  2. Benoteau-Alexandre, 2019 : Marie-Ève Benoteau-Alexandre, Pierre Michon, la littérature et le sacré, Paris, éditions Le Manuscrit, 2019.
  3. Blanco, 1997 : Mercedes Blanco, « Fiction historique et conte fantastique. Une lecture de Los teólogos  », Variaciones Borges, 4, p. 5-50.
  4. Borges, 2003 : Jorge Luis Borges, L’Aleph, Paris, Gallimard.
  5. Boureau, 2005 : Alain Boureau, « Pierre Michon et le filioque », Critique, 694, p. 164-173.
  6. Castiglione, 2007 : Agnès Castiglione, « Le portail invisible des Vies minuscules », dans Florian Préclaire et Agnès Castiglione (dir.), Pierre Michon, naissance et renaissances, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, p. 29-42.
  7. Demanze, 2007 : Laurent Demanze, « Les illustres et les minuscules : Pierre Michon lecteur de Plutarque », dans Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha (dir.), Fictions biographiques, XIX e -XXI e siècles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 244-245.
  8. Demanze, 2015 : Laurent Demanze, Les fictions encyclopédiques, Paris, José Corti.
  9. Duby, 1991 : Georges Duby, L’histoire continue, Paris, Odile Jacob.
  10. Foucault, 1994 : Michel Foucault, « Un fantastique de bibliothèque » [1964], Dits et écrits, t. 1, Paris, Gallimard.
  11. Harang, 2002 : Jean-Baptiste Harang, « Michon accompli », Libération, 10 octobre.
  12. Jullien, 1987 : Dominique Jullien, « L’érudition imaginaire de J.-L. Borges », Romanic Review, LXVIII, 3, janvier.
  13. Kantorowicz, 1989 : Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard.
  14. Michon, 1996 : Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard.
  15. Michon, 1997a : Pierre Michon, Trois auteurs, Lagrasse, Verdier.
  16. MICHON, 1997b : Pierre Michon, Mythologies d’hiver, Lagrasse, Verdier.
  17. MICHON, 2002 : Pierre Michon, Abbés, Lagrasse, Verdier.
  18. Michon, 2007 : Pierre Michon, « Un voyage en Égypte », dans Florian Préclaire et Agnès Castiglione (dir.), Pierre Michon : naissance et renaissances, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne.
  19. Michon, 2010 : Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel.
  20. Müller, 2009 : Bertrand Müller, « Les lieux de savoir : un entretien avec Christian Jacob », Genèses, 3-76.
  21. Pauls, 2006 : Alan Pauls, Le facteur Borges, Paris, Christian Bourgois.
  22. Piegay, 2009 : Nathalie Piégay, L’érudition imaginaire, Genève, Droz.
  23. Rolin, 2006 : Olivier Rolin, Rooms, Paris, Le Seuil.
  24. Samoyault, 2017 : Tiphaine Samoyault, « L’aigle du casque », dans Agnès Castiglione et Dominique Viart (dir.), Pierre Michon, Cahiers de l’Herne 120, Paris, Éditions de l’Herne, p. 221-225.
  25. Sheringham, 2011 : Michael Sheringham, « Un romanesque de l’archive : Foucault et Michon », Wolfgang Asholt et Marc Dambre (dir.), Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.
  26. Viart, 2005 : Dominque Viart, « Les “fictions critiques” de la littérature contemporaine », Spirale. Arts, lettres, sciences humaines, 201, p. 10-11.
  27. Vignes, 2015 : Sylvie Vignes, « Pierre Michon et le désir de prodige », Revue d’histoire littéraire de la France, 2, p. 409-419.