Nicolas Adell

Abstract

Based on the confrontation of two intellectual projects (that of W. Marx in Vie du lettré and that of the author himself about his notion of "learned life"), the article suggests we need to elaborate the notion of erudition as a problem of general anthropology. After distinguishing between ways of being erudite and erudite ways of doing, the author identifies two models of erudition - the erudition of depths and the erudition of crossings - which he shows on the one hand that they refract two general types of relationship to knowledge, and on the other hand that their historicity fits that of Western modernity.

1acteurs de savoirstatutlettré Vie du lettré, de l’historien de la littérature William Marx 1, est un livre dont il se dégage une profonde mélancolie à laquelle on ne peut rester insensible. C’est la mélancolie d’un lettré – l’auteur lui-même – qui enregistre la disparition d’un monde qui ne forme pas vraiment une communauté mais dont les membres sont unis, par-delà l’espace et le temps, par un réseau de petites résonnances – entre des attitudes, des gestes, des rythmes, des émotions – qui constituent autant de motifs d’identification qui se répètent et se complètent les uns les autres, du point de vue de W. Marx, jusqu’à former une figure pleine de lettré, c’est-à-dire d’une personne qui a, vis-à-vis des lettres et du savoir en général, « un engagement existentiel2 ».

2À la manière d’un ethnologue qui reformerait le portrait d’un type social – ou d’un écrivain qui en décrirait la physiologie en l’associant à une étude de mœurs – à partir de plusieurs individus qui en actualisent diversement les caractéristiques et incluant l’auteur lui-même (car il y a une auto-ethnographie sous-jacente dans cette enquête), W. Marx s’attache à rendre compte d’un lettré fait de tous les lettrés, donc d’un lettré imaginaire du fait même des multiples réalités qu’il combine et qui ne communiquent que partiellement les unes avec les autres.

3Cela pose naturellement au lecteur une question classique de méthode, celle de la valeur d’un modèle ou d’un idéal-type. On ne fera pas ici le procès d’irréalité, car un modèle n’a pas à faire pléonasme avec le réel. Au contraire, il doit procurer une grille d’intelligibilité qui révèle des logiques, des possibilités, des processus, des faits sociaux et culturels qui, pour ne pas être observables ou appréhendables comme une chaise, une hausse de température, un son ou un geste de la main, n’en ont pas moins un mode d’existence qui les rend aptes à exercer sur le réel une série de contraintes plus ou moins fortes qu’on repère dans des pratiques individuelles que l’on gagne toujours à penser davantage comme des « réactions » (à des pressions invisibles) que comme des actions mues par la seule volonté.

4Le problème n’est donc pas le modèle ou l’idéal-type du lettré en soi, mais la façon dont on le mobilise et l’élabore. Et il peut l’être à mon sens de deux façons profondément opposées. D’un côté, le modèle peut être construit de façon cumulative, dans l’addition de traits effectivement repérés dans des situations et chez des acteurs qui forment par association le super-acteur devenant ainsi le type idéal (plutôt que l’idéal-type d’ailleurs). De cette manière, le modèle est de même nature que la réalité qu’il décrit, tout en étant la finalité même de la démarche qui consiste à l’élaborer par absorption et enregistrement des variations qui viennent en dilater mécaniquement la surface. W. Marx propose un tel modèle pour dessiner un portait du lettré, où chaque individu convoqué apporte un trait, une touche, une couleur qui le précise, le détaille, l’augmente. Et ainsi le modèle finit par être plus réaliste que le réel lui-même.

5D’un autre côté, le modèle peut être façonné comme une problématisation du réel générée à partir de quelques cas ; c’est la logique exacte de l’idéal-type wébérien3. Il n’a, de ce fait, pas vocation à intégrer comme des ingrédients supplémentaires, selon la version extensive décrite ci-dessus, les nouveaux cas qu’on repérerait par la suite. Tout au contraire, il les conserve dans leur singularité, ne les absorbe pas et préfère les renvoyer dans un « inventaire des différences4 » qu’il suggère de construire à partir du problème qu’il pose et des multiples « complications5 » que la réalité des variations individuelles lui impose. Et ainsi, loin d’être le résultat de l’entreprise, il n’en est que le moyen, toujours prêt à montrer ses faiblesses à mesure que les « différences » et les « complications » lui portent des coups de plus en plus nombreux.

6C’est un modèle de ce type que je m’étais efforcé d’élaborer pour construire la « vie savante » comme problème anthropologique, et non comme simple recueil d’anecdotes édifiantes. Reformulant l’ancienne perspective de « la vie et l’œuvre », il m’avait semblé que celle-ci rendait compte d’une fausse symétrie entre les termes. L’œuvre restait le résultat passif d’une activité, d’une volonté, de circonstances qui forment la « vie ». Or, l’on pouvait prendre au sérieux la symétrie et ne plus considérer simplement l’œuvre comme un résultat ou un produit, mais comme un moteur et un début pour une autre action, celle qui façonne le créateur. Pour rendre compte de ce phénomène, la notion de « vie savante » a été élaborée, qui a aussi à charge de traduire cet effet « rebond » de l’œuvre sur son producteur et de décrire les manières dont ce retour contribue à unifier la personne et sa biographie6.

7Dès lors, l’ouvrage de William Marx pouvait occuper la fonction d’un utile contre-point pour l’élaboration d’une autre démarche qui ne composerait pas un répertoire de motifs transhistoriques et transculturels du lettré – le modèle cumulatif : un lettré fait de tous les lettrés –, mais insisterait sur les surgissements singuliers de telle ou telle configuration et ferait l’inventaire des différences qui viendraient sans cesse compliquer le repérage de régularités. Car il en existe sans aucun doute, créant entre les vies de lettrés des solidarités et des échos qui façonnent un type de collectif particulier, un collectif non communautaire fondé sur des identifications interindividuelles qui franchissent le temps et l’espace au gré d’affinités électives par le biais desquelles on se reconnaît dans un autre. Ce sont elles qui guident les généalogies buissonnières et personnelles – l’ouvrage de William Marx est dédié « à [s]es maîtres » (mes italiques) –, où les cartes sont rebattues à chaque génération et où les bifurcations sont infinies et ne forment à aucun moment des lignées. Il ne saurait donc y avoir de monographie des lettrés, mais une ethnographie des moments et des formes de ces reconnaissances interindividuelles qui disent, par fragments, le commun des lettrés. Ce type d’attention contraint l’analyste à déplier la figure du lettré pour en révéler les multiples facettes et rendre compte, au risque de la dissolution, de l’inventaire maximal des différences – ne pas présupposer au départ des différences majeures et mineures et leur accorder à toutes la même dignité et le même pouvoir de distinction – avant d’en oublier certaines (et en précisant les motivations de l’oubli) pour produire un minimum d’intelligibilité.

8acteurs de savoirstatutéruditDistinguer entre manières d’être avec le savoir et façons de faire avec le savoir me semble ainsi une première façon de compliquer le modèle et de le mettre en tension. Il est certain que dans un monde – celui des lettrés, des érudits, des savants – où ces deux aspects se recouvrent à tout moment cette différence tend au degré zéro. Peut-être est-ce justement parce qu’elle est infime qu’elle constitue un espace où se nichent des logiques qui passent généralement inaperçues. L’hypothèse est que l’on doit gagner un peu en perspectives analytiques à faire la différence, au démarrage d’une enquête sur ces figures de savoir, entre ce qui relève d’une éthique identifiée de lettrés/érudits/savants (le fait d’être catégorisé, jugé, évalué en tant que tel, y compris par soi-même mais pas nécessairement) et ce qui relève d’un répertoire d’actions et de gestes qui sont motivés par la réalisation d’une œuvre. L’enquête pourrait alors s’appliquer à repérer comment ces façons de faire deviennent des manières d’être, c’est-à-dire sont à la fois des dispositifs qui mettent en œuvre un projet, mais également (pour les autres et/ou pour soi) le signe de dispositions qui forment des ingrédients distinctifs et de plus en plus intérieurs de la personne. Mais à quel prix se fait cette transformation ? sous quelles conditions ? dans quel contexte ? Et l’on peut bien supposer, à l’instar de William Marx, que cela puisse se réaliser sous toutes les latitudes et à toutes les époques – c’est sans aucun doute le cas –, sans que pour autant cela nous dispense de rendre à chaque contexte les modalités exactes du processus qui conduit du faire à l’être érudit. L’objet de ce texte n’est évidemment pas de procéder à l’inventaire mais de mettre l’accent sur quelques nuances à mon sens structurantes, qui offrent de repenser un système des différences entre lettrés, érudits et savants, et de les offrir à d’autres rapprochements de manière à compliquer les frontières d’un monde tissé au milieu de mille autres.

Manières d’être : érudition des profondeurs et érudition des traversées

9Ainsi, l’on peut repérer, au sein de toute la gamme des possibles, au moins deux manières très différentes d’être érudit : d’un côté, le repli intensif sur un registre de savoir, sur un objet, et donc le fait de vivre dans un compartiment de la connaissance en apparence étroit et pourtant rendu infini ; de l’autre, le débordement excessif, le passage entre de multiples sphères de la connaissance qui ne sont pas ordinairement considérées comme mitoyennes.

10Je propose de qualifier la première manière d’érudition fusionnelle des profondeurs, et la seconde d’érudition aventureuse des traversées. Ces deux manières ne sont pas du tout exclusives et restent assez fragiles dans leur élaboration car elles dépendent beaucoup de la façon, toujours soumise à discussion, de faire les compartiments. Selon le point de vue, un historien du xvii e siècle qui écrit sur la sexualité, les techniques, la fiscalité et la stratégie militaire peut être un érudit des profondeurs (il reste dans le compartiment de l’histoire de l’âge classique) ou un érudit des traversés puisque les champs thématiques dont il se saisit sont d’une grande diversité. Mais il ne s’agit pas de désigner ici, une fois pour toutes, ce qu’est vraiment ou en fin de compte tel ou tel érudit. Peu importe, car il n’est pas question, une fois encore, de construire un modèle de même nature que la réalité, mais un modèle-problème qui est mis à l’épreuve du réel. Les deux formes d’érudition signalées peuvent ainsi donner lieu à des figures d’érudits assez différentes, c’est-à-dire à des modes distincts de rapport au savoir et qui dépassent de beaucoup le monde des lettrés ou des érudits.

11Dans la manière du repli intensif – l’érudition fusionnelle des profondeurs –, l’on retrouve naturellement la figure de celui qui se fond dans l’objet qu’il cherche à connaître. Celle-ci est aujourd’hui particulièrement actualisée par deux personnages des sciences humaines, celui de l’ethnologue qui se fait initier, qui épouse son terrain, qui s’embarque et finit par se dissoudre dans son objet, et celui du psychanalyste avalé dans le contre-transfert. Il s’agit d’une figure particulièrement active dans les sciences de l’altérité. Dans d’autres configurations – les sciences du texte par exemple –, ce repli intensif peut prendre l’allure de l’érudition éditoriale. Parmi de très nombreux cas, un exemple récent est fourni par l’une des dernières éditions des Formes élémentaires de la vie religieuse par un intellectuel grec, Myron Achimastos 7, dont le travail a été commenté par Matthieu Béra 8. L’effort d’Achimastos a été celui d’une plongée dans le texte – il s’agit bien d’érudition des profondeurs – qui allait jusqu’à débusquer les erreurs de citation de Durkheim, l’identification des livres consultés directement et ceux lus indirectement et dont il s’est alors agi de reconstituer le chemin de lecture (quels intermédiaires, quels modes de lecture, etc.). C’est retrouver le raisonnement et les procédures techniques et intellectuelles de Durkheim, en décrypter les usages, reparcourir son cheminement ; donner à voir, en somme, le travail de Durkheim en le rejouant (notamment lire les livres qu’il a lus).

12Il y a en apparence loin de l’ethnologue qui subit un rite d’initiation à l’éditeur consciencieux à l’excès d’un classique des sciences sociales. Mais ils incarnent l’un et l’autre une façon fusionnelle de pratiquer la connaissance et qui exprime une seule et même idée : pour connaître une chose, il faut la vivre (ou la re-vivre).

13inscription des savoirsgenre éditorialdictionnaire typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirsencyclopédismeD’autres figures, très différentes des précédentes, peuplent la manière de l’érudition par débordement excessif – érudition aventureuse des traversées –, au premier rang desquelles se trouvent les entrepreneurs de dictionnaires, d’histoire ou de biographies universelles. Vastes entreprises encyclopédiques qui nécessitent l’usage d’un regard surplombant à même d’embrasser la plus grande diversité et de trouver dans ces assemblages une forme de satisfaction intellectuelle d’un type bien différent de celle qui consiste à épuiser un objet et à se fondre en lui. Le xix e siècle a fourni une large palette de ce type d’entrepreneurs érudits, dont Émile Littré est sans doute celui qui a conservé de nos jours la plus grande notoriété. Mais je pense également, pour la période plus contemporaine, à l’historien Michel Mourre (1928-1977) et à son Dictionnaire encyclopédique d’histoire 9. Dans le cadre d’une réédition actualisée de son entreprise, l’éditeur en brosse un portrait édifiant : « [c’était] un autodidacte solitaire [qui] se murait, à l’écart du monde, dans le silence de sa bibliothèque. […] La vie de cet homme, d’une rare érudition mais d’une grande modestie, se confondit désormais avec son œuvre et rien ne peut être dit de l’une qui ne soit un commentaire de l’autre. » Finalement, le modèle fusionnel n’est pas si éloigné. Mais c’est bien ici la traversée, dans l’histoire, qui l’emporte puisqu’il ne s’agit pas d’approfondir, encore moins de revivre, mais d’« embrasser ». M. Mourre le dit lui-même dans sa préface : « embrasser l’histoire mondiale, de l’origine de l’homme à nos jours, dans tous ses éléments » (mes italiques).

14typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistiqueMais, de tous les entrepreneurs de dictionnaires, ce sont probablement ceux des dictionnaires étymologiques qui présentent les caractères de l’érudit débordant les plus saillants et les plus extrêmes, où ils rejoignent les érudits fusionnels. Car ce sont des vies de linguistes dévotement consacrées à la langue, la culture, la vie sociale et la vie de l’esprit d’une famille linguistique particulière. Dans le foisonnement des biographies de savants qui sont aujourd’hui à notre disposition, il faudrait faire une place à part pour celles des linguistes et les considérer différemment des vies de philosophes, de physiciens ou de géographes. Ce sont des vies savantes qui, depuis Humboldt, combinent des propriétés de fusion (pénétrer la logique d’une langue, c’est devenir l’Autre qui la parle) et de traversée (saisir une langue nécessite d’embrasser l’ensemble de la réalité qu’elle sert à exprimer pour un groupe). Cela donne lieu à des œuvres incomparables, telles que ce monumental Dictionnaire étymologique de la langue tatar de Rifkat G. Akhmetyanov, un modèle de traversée mourrienne, et dont l’entreprise mériterait à elle seul une étude à part entière10. Le fondateur de la linguistique moderne lui-même, Ferdinand de Saussure, n’échappe pas à ce registre de l’érudition des traversées que, probablement, la passion des origines mobilise singulièrement. Linguistes, préhistoriens et archéologues sont ainsi des figures fortes de ce type d’érudition. Toute sa vie, Ferdinand de Saussure a été porté par la quête des origines qui lui faisait désirer « tout savoir » et dans tous les domaines, ainsi que l’a bien souligné sa biographe Claudia Mejía Quijano : « Toute son œuvre tourne en effet autour du début des choses11. » Cela se manifestait par le goût maintenu pendant plusieurs années pour l’écriture de petites notes étymologiques qui portent aussi bien sur des dérivations de sens que sur des transformations de prononciation dont il traque les bifurcations en mobilisant aussi bien les compétences de philologue que celles de l’observateur du quotidien ou du naturaliste12.

15typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirsencyclopédisme acteurs de savoirémotioncuriositéMais l’on trouve aussi, dans le registre du débordement excessif, ces savants polygraphes (qui écrivent, avec une connaissance assurée, sur les domaines les plus variés ou en mobilisant des outils très différents : écriture scientifique et poétique, projet de machines, notes techniques sur la fusion des roches et essai sur l’origine des langues, etc.). La curiosité insatiable de Ferdinand de Saussure contient par exemple des traces de cette érudition polygraphique qui, au tournant des xix e et xx e siècles, était devenue disqualifiante ; ce n’était pas la disposition d’un spécialiste compétent. En revanche, elle s’incarnait parfaitement dans celui qui fut son modèle absolu durant toute sa jeunesse, l’« excellent savant » Adolphe Pictet (1799-1875) selon les termes de Saussure lui-même13, et pour lequel il garda toujours une véritable admiration. Et celle-ci tenait spécialement dans la capacité exceptionnelle d’A. Pictet à rédiger tout à la fois un traité du Beau, une théorie sur les affinités des langues celtiques avec le sanskrit (deux ans avant que le grand linguiste Franz Bopp en fasse la démonstration), un « essai de paléontologie linguistique » concernant les « origines indo-européennes », ou encore un manuel sur les fusées de guerre. « Pictet s’est arrêté devant tous les sphinx et a médité toutes les énigmes », résume F. de Saussure 14.

16typologie des savoirsdisciplinesMais pour exceptionnelle que soit cette figure, elle rejoint bien d’autres de ces curieux non frivoles qui, par leurs étonnantes traversées, ont beaucoup contribué à repousser les limites du savoir et les modes de connaître à un moment où les forces contraires de la spécialisation et de la disciplinarisation l’emportaient pour que s’instituent les champs de la connaissance scientifique.

17C’est un diagnostic auquel était parvenu au moment même où ces enjeux se mettaient en place un autre polygraphe célèbre, Camille Flammarion. Aux côtés de ses activités au bureau des longitudes et en tant qu’astronome théorisant la pluralité des mondes habités, il s’employait à écrire des récits de la fin du monde, se passionnait pour la vie après la mort et mesurait les énergies spirituelles présentes dans certains lieux ou habitations. Dans l’éloge funèbre qu’il a prononcé du fondateur du spiritisme Allan Kardec, il a donné l’essentiel des raisons qui lui faisaient considérer ce dernier comme l’un des pionniers de la connaissance et un infatigable chercheur de causes car « nous vivons au milieu d’un monde invisible pour nous ». C’est ce à quoi son travail sur les corps célestes l’avait rendu particulièrement sensible et en quoi les recherches d’Allan Kardec lui semblaient de nature à élargir et complexifier le monde de la nature car « le surnaturel n’existe pas15 ».

18Mais, des entrepreneurs de dictionnaires aux polygraphes, il y a également la solidarité qui existe entre ceux qui font le travail de plusieurs et qui sont des hommes pluriels en un sens très élémentaire. Ils sont seuls quand plusieurs devraient être nécessaires pour la même entreprise. C’est ce que disent tous ceux qui poursuivent l’œuvre de ces hommes. Ainsi, concernant le dictionnaire de Michel Mourre, on n’a pas omis de mentionner dans l’avant-propos à la réédition de 1996 qu’une « équipe de 40 personnes a été nécessaire pour prolonger cette œuvre immense ». De même pour le polygraphe retenu que fut F. de Saussure, sa biographe note qu’il faut « à l’heure actuelle une équipe de spécialistes pour pouvoir simplement lire et comprendre correctement ce que Saussure a dit16 ».

19Ces deux principes – celui de l’érudition des profondeurs et celui de l’érudition des traversées – font tous deux déborder les érudits dans le monde, les sortent de l’isolement de la « vie de lettré » et les rendent confrontables à des expériences plus communes ou mieux partagées.

20L’érudition des profondeurs, qui représente l’idée que pour connaître une chose il faut la vivre, n’est ainsi pas sans rapport avec le succès des formes de connaissance par expérience directe dont le terrain de l’ethnologue, dans le domaine des sciences humaines, est l’un des motifs les plus connus. Ce mode de savoir rencontre aujourd’hui un élargissement et une publicité tels qu’il a fini par devenir le mode préféré de connaissance, devant le savoir critique et distancié. La connaissance du passé par immersion (re-vivre des événements par des dispositifs tels que les spectacles historiques vivants par exemple) rencontre un grand succès et transforme, dans des proportions non encore considérées véritablement, le rapport de chacun à l’histoire. Dans un tout autre domaine, la recherche actuelle de la « pleine conscience » par un nombre croissant d’individus par de multiples voies que l’on peut rattacher à la nébuleuse New Age est également une façon de manifester la nécessité d’éprouver pour connaître et de ressentir intérieurement ce que l’on cherche à appréhender intellectuellement. Et c’est attachée à cet ensemble en apparence hétéroclite de réalités que l’érudition des profondeurs peut donner aux savants qui en relèvent le niveau de complication à même de les mettre en écho avec d’autres mondes.

21construction des savoirsépistémologieinterdisciplinaritéL’érudition des traversées, ainsi que je l’ai souligné plus haut, nous dit quelque chose d’une façon particulière, peut-être propre à la modernité, d’être dans le monde. Ce sont des vies d’hommes pluralisés, augmentés avant l’heure en quelque sorte. Dans un mouvement strictement inverse à celui de « l’homme pluriel » décrit par Bernard Lahire 17 – qui est un homme divisé entre plusieurs domaines ou registres et qui présente la schizophrénie ordinaire de ceux qui appartiennent à plusieurs mondes sociaux –, les érudits pluralisés sont des hommes multipliés. Ils sont plusieurs, font le travail de plusieurs. C’est un motif ancien que l’on trouvait dans les contes populaires mettant en scène un héros auquel on confiait des tâches impossibles pour un seul homme et parvenait tout de même à les réaliser dans le temps imparti. Puis, à la faveur d’un changement d’économie morale de la modernité occidentale aux xviii e et xix e siècles, ce motif s’est converti en un idéal, avant de devenir un objectif rendu accessible du fait de progrès techniques qui offrent d’augmenter et de multiplier les individus de façon assez littérale.

Façons de faire et intermittences de l’érudition

22acteurs de savoirqualités personnellesCes manières d’être sont arrimées à des façons de faire qui, pour certaines d’entre elles, constituent des gestes techniques d’érudition. Pour autant, la mise en œuvre de ces gestes ne fait pas automatiquement entrer la personne dans le cercle des érudits. On peut faire de l’érudition sans être catalogué « érudit ». Et, sans doute, ces intermittences pratiques de l’érudition forment aujourd’hui le mode le plus généralisé de la pratique érudite. On la trouve en effet contenue dans certains contextes d’interaction ou d’exposition. Elle surgit au sein de ces petits théâtres plus ou moins improvisés qui la confinent assez pour n’être pas lue comme une manière d’être. Des pratiques érudites qui ne font pas des vies érudites, qu’elles soient des profondeurs ou des traversées.

23matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptioncarnet inscription des savoirslivrenote inscription des savoirslivrepageLa scène la plus ordinaire et la plus conventionnelle de ce théâtre de l’érudition dans le monde de l’écrit est probablement celle des notes de bas de page, une scène qui occupe aujourd’hui une place plus modeste que dans la première moitié du xx e siècle où, littéralement et matériellement, les notes pouvaient dédoubler le texte comme dans certains livres ou articles d’E. Durkheim, M. Mauss ou M. Bloch. Ces théâtres infrapaginaux sont aujourd’hui assez effacés. En réalité, ils s’exposent ailleurs que dans les notes des textes scientifiques publiés : ils se tiennent dans les performances orales qui les précèdent et les préparent (les séminaires), mais aussi dans les journaux de travail, les carnets préparatoires qui ne sont pas toujours pensés comme « préparatoires » et sont des astreintes quotidiennes d’écriture : un journal de route ou de recherche, le plus souvent non publié. Ce sont eux qui soutiennent désormais (entre autres choses) ces petits théâtres d’érudition joués pour soi-même, première étape dans la domestication du flux des faits et des idées. On gagnerait en compréhension des mécanismes de leur pensée à interroger sous cet angle les trois volumes des Fragments de journal de Mircea Eliade (et son Journal portugais)18, ou encore le journal 2008-2011 de Peter Sloterdijk intitulé Les lignes et les jours qui révèle la gigantesque érudition, de type « débordement excessif », du philosophe19.

24pratiques savantespratique lettréeMais la mise en scène peut être beaucoup plus élaborée, et à destination immédiate d’un lecteur pour qui l’on joue l’érudition et, ce faisant, on la commente, on la critique et on la détourne. Ce sont dès lors des façons de faire qui disent une manière singulière d’être érudit et relèvent en quelque sorte d’une méta-érudition, qui se fait en ironisant d’elle-même, s’inscrivant ainsi dans une veine de critique de l’érudition telle qu’elle existe depuis les Lumières20. Je situerais à ce niveau les entreprises pataphysiciennes depuis Alfred Jarry, une large partie de l’œuvre de Raymond Queneau et singulièrement le moment qui le faisait diriger la série des « Encyclopédies de la Pléiade » pour Gallimard tandis qu’il élaborait un projet d’Encyclopédie des sciences inexactes 21, ou encore celle de Jorge Luis Borges, Georges Perec, Pierre Michon ou Pascal Quignard 22. Dans ces façons de faire et de penser l’érudition d’un même mouvement, la réflexivité occupe une part essentielle. C’est elle – et non plus un théâtre délimité comme celui d’un journal de recherche ou d’une note de bas de page – qui règle l’expression de l’érudition et la maintient dans des façons de faire qui n’ont pas forcément à être élevées au rang de manières d’être ou de traits forts d’identification. Une fois de plus, de l’érudition non portée par des « érudits ».

25Dès lors, la réflexivité me semble un bon outil pour problématiser et encadrer la figure de l’érudit que l’on pourra désormais distinguer de celle du savant ou du lettré.

26acteurs de savoirstatutsavantLe savant – et la « vie savante » est marquée de cette empreinte – doit au type de savoir qu’il met en forme de la réflexivité, soit une réflexion sur sa posture, sur sa démarche, sur la nature des faits observés et le type d’implication du sujet sur son objet de recherche. Si celle-ci possède des degrés très différents de réalisation – entre celle haut régime de l’ethnologue car elle fait partie intégrante de la construction de son objet et celle d’un physicien, il existe un écart important –, elle appartient aux façons de faire du savant (qui peuvent par ailleurs être érudites) et en assure le contrôle et la maîtrise par des moyens très ordinairement sérieux (un journal, des notes, un principe de sélection, d’ordre et de tri) ou très singulièrement joyeux, sous la forme de l’ironie par exemple, telle qu’on peut la trouver chez R. Queneau. Mais quel qu’il soit, l’appareillage réflexif, ce retour sur soi et sur sa pratique, révèle une distance à soi-même – on ne revient sur soi que parce que cette distance existe –, une sorte de division intérieure dont le savant peut chercher à triompher de façon plus ou moins attentive, angoissée ou prétentieuse. À la solidarité de quel fleuve les deux rives de la vie et de l’œuvre seront-elles soumises ? Obéiront-elles à des écosystèmes et des régimes différents comme si le cours d’eau qu’elles partagent séparaient deux continents ? Ou, au contraire, seront-elles si proches qu’on peinera à distinguer le ru asséché qui a pu les dissocier à un moment donné ? Quels ponts ? Quels gués ? Quels regards échangés et quels appels lancés ? Quels silences et quelles opacités réciproques ? L’économie de ces échanges – en partie réglés par la main invisible de la réflexivité – forme la texture de la vie savante.

27construction des savoirsépistémologieréflexivitéL’érudit, inversement, n’aurait pas ses façons de faire entièrement contrôlées et contenues par une dose conséquente de réflexivité. Établissons-en l’idéal-type tout en gardant à l’esprit que, sans doute, la réalité ne présente que des semi-érudits (ainsi que des « demi-savants23 »). Ses façons de faire transpirent immédiatement comme manières d’être, sans filtre. Il n’y a pas de fleuve entre la vie et l’œuvre, et c’est justement cette absence qui donne le vertige. La soudaineté avec laquelle l’érudition, trait intellectuel, se convertit en trait de caractère gouverne le comportement et se lit jusque dans l’allure et le corps, est saisissante. La manière dont l’érudition tourne dans tous les sens et entremêle les registres donne un vertige qui lui est caractéristique, très différent de celui qui peut s’emparer du savant entre la vie et l’œuvre duquel peut s’immiscer un gouffre anxiogène.

28Enfin, je situerais entre ces deux modèles la figure du lettré, en resserrant un peu le terme qu’utilise W. Marx. Le lettré a de l’érudit la disposition à vivre la continuité des façons de faire et des manières d’être, mais une continuité dont il a conscience et qu’il travaille car il mesure qu’elle le singularise et que cette continuité ne va pas de soi pour tous. Il sait qu’il y a un écart, et c’est son côté savant. Mais ce n’est pas un grand écart. On passe très aisément sur l’autre rive en empruntant les multiples ponts qu’il aura pris soin de bâtir. Les ponts font ainsi partie intégrante de l’œuvre. Ils correspondent en somme aux motifs qui guident l’ouvrage de W. Marx : l’emploi du temps, l’organisation de la maison, de la sexualité, des attitudes face à la mort, etc., qui forment autant d’enjambements ou de sauts esthétiques qui permettent de passer d’une rive à l’autre. Le lettré est un dandy du savoir.

Vie, mort et re-vie de l’érudit

29inscription des savoirsgenre éditorialbiographie typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologieComment et à quel moment cette configuration érudit-savant-lettré s’est-elle stabilisée ? De quelles façons l’érudit et le savant se sont-ils contrastés ? Il s’agit là de questions qui nécessiteraient l’ouverture d’une très vaste enquête d’anthropologie historique dont les principaux jalons donneraient les grands contours de la vie de l’érudit jusqu’au xviii e siècle, les circonstances de sa mort à ce moment et, enfin, les formes et raisons du retour et de la re-vie de cette figure au xx e siècle. La « vie » constituant l’objet de plusieurs des chapitres ici réunis, je me permettrais de formuler quelques propositions quant à la « mort » de l’érudition et l’apparition de quelques spectres auxquels elle a pu donner lieu.

30De la mort de l’érudit, l’on sait ce qu’elle doit aux Lumières24 et à l’élévation d’une critique de plus en plus régulière, de plus en plus clairement formulée à partir du milieu du xviii e siècle, à l’encontre de l’érudition. Celle-ci était alors devenue le type de savoir associé à la mémoire, tandis que les autres facultés de l’esprit – la raison et l’imagination – revenaient respectivement à la science et à la littérature. Le triptyque des facultés mentales, tel qu’il avait été installé lors de la Renaissance, a probablement nourri l’imaginaire commun de figures de connaissance qui ont formé les modèles de l’érudit (pour la mémoire), du savant (pour la raison) et du lettré (pour l’imagination), au détriment progressif de la figure de l’érudit, ou plus exactement d’une certaine forme d’érudition.

31La distinction suggérée plus haut entre le repli intensif (érudition des profondeurs) et le débordement excessif (érudition des traversées) prend ici un relief supplémentaire. Car c’est en effet d’abord l’érudition du débordement et des traversées qui est visée par les critiques. L’une des formulations les plus claires et les plus littérales de ce jugement a été exprimée dans des vers du poète et chansonnier Charles-François Panard parus dans le Mercure de France de janvier 1749 :

« Avant se rendre érudit, se mettre au fait de sa patrie
Savoir Paris avant Madrid
Savoir l’Europe avant l’Asie, voilà le bon esprit25. »

32typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirsLa distinction entre l’érudition échevelée que l’on dénonce (les « coupables excès de l’érudition » lit-on à plusieurs reprises, car « n’est pas Leibniz qui veut », celui-ci constituant la figure de l’érudit polymathe la plus convoquée de l’exception qui confirme la règle) et l’érudition repliée et besogneuse, celle qui atteste la maîtrise d’un certain nombre de gestes techniques et de sciences auxiliaires de l’histoire (numismatique, archivistique, paléographie, héraldique, etc.), se met en place probablement au moment même où le terme « érudition » occupe, avec la science et la littérature, le devant de la scène de la connaissance. Séparer la mauvaise de la bonne érudition, et conserver pour cette dernière le monopole du terme dans le voisinage des savants, tandis que l’autre s’évanouira dans des comportements non qualifiés de polygraphes ou de « fous littéraires », seront les conséquences immédiates de ce premier geste.

33Cette configuration se consolide tout au long du xix e siècle 26 pour finir par se cristalliser dans l’opposition célèbre que l’un des pères de la physique nucléaire, Ernest Rutherford, avait faite en affirmant dans les années 1920 qu’il n’y avait en fait que deux types de savants, le physicien et le collectionneur de timbres, inconciliables.

34Cette critique, qui avait donc pris naissance au milieu du xviii e siècle, trouve l’une de ses plus belles tournures dans une confession épistolaire publiée en 1815 que fait une comtesse restée anonyme à un officier des dragons de Napoléon 27. Elle croque en quelques pages le portrait d’un érudit, Georges Robert, qui combine toutes les tares érudites du débordement et des traversées excessives de frontières : de l’espace, du temps, des comportements, des façons de faire et des manières d’être, dans une continuité sans contrôle, que la comtesse rassemble : « Car il croit tout faire comme les Grecs. À table, ne voulait-il pas nous contraindre de boire des fleurs, parce que les amoureux et les convives d’Athènes finissaient par boire leurs couronnes28 ? ». Et plus loin, elle affirme qu’il est « chargé de sciences qui roulent pêle-mêle dans sa tête29 ». Et ces traits se traduisent dans ses « manières » : « c’est sa personne qui est curieuse : il se balance sur le bout du pied, en pinçant le bec ou en déclamant quelques vers orientaux. […] Il s’obstine à porter des habits sans collet pour que rien ne le gêne dans ses mouvements de tête, et des manches trop courtes d’une palme, afin d’avoir les poignets libres comme les Grecs et les Romains, dont il regrette beaucoup le vêtement. […] Il va tête nue, parce que, chez les Athéniens, les malades seuls avaient une coiffure30. »

35acteurs de savoirstatutgénieCes attitudes sont dénoncées comme des « folies », tandis que l’austérité érudite des profondeurs conserve une certaine légitimité quoiqu’on finisse par la considérer avec la sympathie amusée et condescendante que l’on peut accorder aux collectionneurs de timbres. Ces dénonciations de manies intellectuelles se généralisent et s’aggravent tout au long du xix e sous l’effet des diagnostics de la psychopathologie du génie31, pour devenir le discours commun au début du xx e siècle quand l’érudition des traversées fait une sorte de retour dans un domaine inattendu, celui de l’art. Raymond Roussel, Raymond Queneau, puis Georges Perec font franchir à l’érudition un seuil auquel on la pensait définitivement arrêtée : celui de la création. L’érudit, c’était l’envers du créateur. Et, désormais, pour quelques écrivains, l’érudition sera une partie intégrante de la création, voire son ressort principal32.

36Mais je recueille surtout le signe supérieur de cette conversion, de cette re-vie de l’érudition dans un monde nouveau, dans des œuvres érudites pensées comme scientifiques par leurs auteurs mais ignorées par la science, qui seront reconnues par l’art, et l’art brut singulièrement. Ce sont des cas assez peu étudiés à ma connaissance tant ils échappent à tout tentative d’analyse systématique et résistent beaucoup à la description du fait de la densité et de l’incohérence apparente de leur production. Parmi ceux-ci, Jean Perdrizet (1907-1975) n’est ni moins ni plus exceptionnel qu’un autre, sans être « représentatif » tant le mot se prête mal pour évoquer une collection de cas aussi singuliers dont la réunion tient à des principes très arbitraires.

37acteurs de savoirqualités personnellescréativité pratiques savantespratique manuellegeste Jean Perdrizet était un inventeur bourguignon qui puisait dans de nombreux domaines pour créer des machines surprenantes dont il nous reste les noms et les plans tels celui du « Robot Adam sélénite » (qui devait avoir une fonction d’ambassadeur de l’humanité dans l’espace), celui d’une « machine à communiquer avec les fantômes », d’une « tour logarithmique » dont la fonction nous échappe, d’une « machine à lire et à voir pour robots cosmonautes auto-reproducteurs », d’un « avion ponctiforme aiguille » fait pour « piloter l’âme », ou d’une « machine à écrire avec l’au-delà ». Cette dernière avait par ailleurs nécessité l’invention d’une langue, la langue T ou l’espéranto sidéral dont J. Perdrizet a livré les grands principes de construction33. Plusieurs de ses projets avaient fait l’objet d’envois à la NASA, au CNRS, au Comité Nobel. Là seulement, peut-être, réside un premier trait d’exceptionnalité d’un personnage qui invite à brouiller les frontières entre geste technique érudit et geste artistique, entre érudition et création.

38Le second tient au fait que, dans le cas Perdrizet, il est possible de dresser la généalogie de ce retour artistique de l’érudition des traversées. Jean Perdrizet possédait en effet dans sa bibliothèque les livres de Raymond Roussel et Camille Flammarion. De Roussel, il semble avoir gardé à l’esprit, et actualisé, l’image du savant-poète, héros de Locus Solus, l’inventeur Martial Canterel. De Flammarion, ce serait le goût spirite, la passion pour les maisons hantées pour lesquelles J. Perdrizet élaborait des machines à détecter les fantômes. Et, pour finir, je vois comme un intersigne éclairant le fait que Raymond Roussel, en relatant à Georges Bataille une visite faite à l’observatoire de Juvisy, lui dise toute l’admiration « frénétique » qu’il a pour Camille Flammarion et rapporte du déjeuner pris ensemble un petit gâteau en forme d’astre pour pouvoir « manger une étoile du ciel34 », en attendant que les machines de Jean Perdrizet ne les décrochent pour de bon à la faveur d’une science non bornée par la raison, d’une érudition tournée vers l’avenir et non simple virtuosité de la mémoire, d’une poésie soutenue par une imagination irisée par un projet : se saisir de l’invisible.

Notes
1.

Marx, 2009.

2.

Ibid., p. 14.

3.

Cf. notamment l’édition critique de La domination établie par Yves Sintomer ; Weber, 2013.

4.

Veyne, 1976.

5.

Weber, 2013 ; Dobry, 2003.

6.

Pour une présentation de quelques usages de cet outil, cf. Adell et Lamy, 2016. Et pour un exposé synthétique de la notion, lire Adell, 2017.

7.

Durkheim, 2015. Et pour une réflexion de l’éditeur sur son travail, lire Achimastos, 2014.

8.

Béra, 2016.

9.

Mourre, 1996.

10.

Akhmetyanov, 2015.

11.

Mej í a Quijano, 2006, p. 128.

12.

Mej í a Quijano, 2012, p. 272-277.

13.

Le personnage est évoqué dans ses « Souvenirs » d’enfance et d’études, édité par les soins de Robert Godel, 1960.

14.

Cité par Mej í a Quijano, 2006, p. 138.

15.

Flammarion, 1869, p. 80.

16.

Mej í a Quijano, 2006, p. 126.

17.

Lahire, 1998.

18.

Eliade, 1973-1991, 2010.

19.

Sloterdijk, 2014.

20.

Cf. sur ce point Piégay, 2015.

21.

Cette mise en parallèle a été soulignée par Shiotsuka, 2001.

22.

Pour une analyse de ces éruditions littéraires, cf. à nouveau Piégay, 2015.

23.

Sans donner à cette expression le sens très péjoratif que lui confère A. van Gennep dans un vif essai de réflexivité critique ; van Gennep, 1911.

24.

On pourra se reporter à Starobinski, 1976 qui présente notamment le diagnostic qu’en fait un contemporain exceptionnel, l’historien Edward Gibbon.

25.

Panard, 1749, p. 201.

26.

Pour le côté « savant », je me permets de renvoyer à Adell, 2016. L’évolution parallèle du côté « érudit » mériterait une analyse à part entière.

27.

L’amour et l’érudition [1815], Paris, Beaupré. J’utilise dans les lignes qui suivent tout particulièrement la lettre 105.

28.

Ibid., p. 262.

29.

Ibid., p. 263.

30.

Ibid., p. 263-264.

31.

Les travaux, trop méconnus, de Théodore Wechniakoff dans les années 1860-1880 sont hautement révélateurs de cette disqualification qui vise à cerner la « nature » du génie. Cf. notamment ses articles inédits réunis par Raphaël Petrucci en un volume posthume, Wechniakoff, 1899.

32.

Cf. les utiles réflexions de Marcel Bénabou, 1990.

33.

Anceau, 2012.

34.

L’anecdote est rapportée dans Charuty, 2004.

Appendix A Bibliographie

  1. Achimastos, 2014 : Myron Achimastos, « Remarques sur l’édition critique des Formes élémentaires », Cahiers de recherche sociologique, 56, p. 33-52.
  2. Adell, 2016 : Nicolas Adell, « La vie savante. Perspectives morphologiques », dans Nicolas Adell et Jérôme Lamy (éds.), Ce que la science fait à la vie, Paris, Éditions du CTHS, p. 21-75.
  3. Adell, 2017 : Nicolas Adell, « Des vies conduites par les œuvres », Hybrid. Revue des arts et médiations humaines [En ligne], 4. URL : http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=753
  4. Adell et Lamy, 2016 : Nicolas Adell et Jérôme Lamy (éds.), Ce que la science fait à la vie, Paris, Éditions du CTHS.
  5. Akhmetyanov, 2015: Rifkat G. Akhmetyanov, Etymological Dictionary of Tatar Language, Kazan, Magarif-Vakyt.
  6. Anceau, 2012 : Manuel Anceau et al., Jean Perdrizet, Deus ex machina, Paris, Christian Berst Éditions.
  7. Bénabou, 1990 : Marcel Bénabou, « Vraie et fausse érudition chez Perec », dans Mireille Ribière (éd.), Parcours Perec, Lyon, PUL, p. 41-47.
  8. Béra, 2016 : Matthieu Béra, « Index, notes et bibliographie(s). Le travail d’édition scientifique en acte », Archives de sciences sociales des religions, 176, p. 155-167.
  9. Charuty, 2004 : Giordana Charuty, « Se tenir debout devant le ciel. Les métamorphoses du christianisme coutumier », Diogène, 205, p. 76-94.
  10. Dobry, 2003 : Michel Dobry, « Légitimité et calcul rationnel. Remarques sur quelques “complications” de la sociologie de Max Weber », dans Pierre Favre, Jack Hayward et Yves Schemeil (éds.), Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de SciencesPo, p. 127-147.
  11. Durkheim, 2015 : Émile Durkheim, Œuvres. Tome 1 : Les formes élémentaires de la vie religieuse, édité par Myron Achimastos, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèques des sciences sociales ».
  12. Eliade, 1973-1991 : Mircea Eliade, Fragments d’un journal, Paris, Gallimard, 3 vol.
  13. Eliade, 2010 : Mircea Eliade, The Portugal Journal, New York, SUNY Press.
  14. Flammarion, 1869 : Camille Flammarion, « Le spiritisme et la science. Discours prononcé sur la tombe d’Allan Kardec », La Revue Spirite [En ligne], 12. URL : https://www.cslak.fr/images/cslak/bibliotheque/livres/Allan_Kardec/revuespirite69.pdf
  15. Godel, 1960 : Robert Godel, « Souvenirs de F. de Saussure concernant sa jeunesse et ses études », Cahiers Ferdinand de Saussure, 17, p. 12-25.
  16. Lahire, 1998 : Bernard Lahire, L’Homme pluriel, Paris, Nathan.
  17. Marx, 2009 : William Marx, Vie de lettré, Paris, Éditions de Minuit.
  18. Mejía Quijano, 2006 : Claudia Mejía Quijano, Le cours d’une vie. Portrait diachronique de Ferdinand de Saussure. Volume 1, Paris, Éditions Cécile Defaut.
  19. Mejía Quijano, 2012 : Claudia Mejía Quijano, Le cours d’une vie. Portrait diachronique de Ferdinand de Saussure. Volume 2, Paris, Éditions Cécile Defaut.
  20. Mourre, 1996 : Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’histoire, Paris, Bordas, 5 vol.
  21. Panard, 1749 : Charles-François Panard, « Vaudeville », Mercure de France (janvier 1749), p. 199-202.
  22. Piégay, 2015 : Nathalie Piégay, « L’érudition imaginaire », Arts et Savoirs [En ligne], 5 : https://journals.openedition.org/aes/306
  23. Shiotsuka, 2001 : Shuichiro Shiotsuka, « Raymond Queneau et deux encyclopédies : l’idée de "savoir" chez Queneau », Cahiers de l’AIEF, 53, p. 391-420.
  24. Sloterdijk, 2014 : Peter Sloterdijk, Les lignes et les jours, Paris, Libella-Maren Sell.
  25. Starobinski, 1976 : Jean Starobinski, « From the Decline of Erudition to the Decline of Nations: Gibbon’s Response to French Thought », Daedalus, 105-3, p. 189-207.
  26. Van Gennep, 1911 : Arnold van Gennep, Les demi-savants, Paris, Mercure de France.
  27. Veyne, 1976 : Paul Veyne, L’inventaire des différences, Paris, Éditions du Seuil.
  28. Weber, 2013 : Max Weber, La domination, édité par Yves Sintomer, traduit par Isabelle Kalinowski, Paris, La Découverte.
  29. Wechniakoff, 1899 : Théodore Wechniakoff, Savants, penseurs, artistes. Biologie et pathologie comparées, édité et présenté par Raphaël Petrucci, Paris, Alcan.