Jesper Svenbro

1. La « question de la technique » et la Grèce ancienne

1construction des savoirsépistémologietechniqueDans une série de séminaires consacrés aux tekhnai, tels qu’on a pu les suivre au Centre Louis Gernet pendant deux années successives, il semblait inévitable de consacrer une séance à la célèbre conférence de Martin Heidegger, « La question de la technique » (1953)1. Non pas, dans un premier temps, pour nous associer, ou nous opposer, aux positions du philosophe mais pour rendre compte, aussi simplement que possible, du contenu d’un texte réputé difficile qui, vu son ancrage dans le monde grec, pourrait nous concerner dans nos propres questionnements d’hellénistes.

2Chemin faisant, nous avons découvert que nous n’étions pas seuls à nous interroger sur les « Grecs de Heidegger », pour reprendre le titre que nous avions très précisément envisagé, au printemps de 2003, pour nos séminaires : un article de Glenn Most est paru, avec un titre similaire, en 2004, nous évitant d’une certaine manière de réaliser notre projet premier2. Deux conférences de Jean Bollack à l’Université européenne de la recherche au printemps 2005 3, prolongeant un article sur Heidegger que Bollack a écrit avec Heinz Wismann dans les années 70 4, venaient également indiquer que nous nous trouvions au milieu d’un renouveau d’intérêt critique pour le rapport entre Heidegger et les Grecs.

3Une fois présentées, les pages de la conférence plus spécifiquement consacrées à la Grèce ancienne ne nous sont pas parues utiles, s’inscrivant en fait dans une perspective semblable à celle de la « Prière sur l’Acropole » d’Ernest Renan (1865)5. Car voici ce qu’on lit dans un passage crucial pour l’argumentation de Heidegger et qui va lui suggérer un moyen d’échapper au danger que constitue l’essence de la technique moderne : « Au début des destinées de l’Occident, écrit-il, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des destinées divine et humaine. Et l’art ne s’appelait pas autrement que tekhnê. Il était un dévoilement unique et multiple. Il était pieux (fromm), c’est-à-dire “en pointe”,promos : docile à la puissance et à la conservation de la vérité. »6 Autrement dit, Heidegger se place ici dans une perspective qui n’est autre que celle du « miracle grec », projetant en outre une conception moderne de l’« art » sur latekhnê des anciens Grecs7.

4typologie des savoirsobjets d’étudenatureDe notre point de vue, rien à retenir de cette conférence, si ce n’est le concept de « pro-vocation » (Heraus-fordern) et de son prolongement « ar-raisonnement » (Ge-stell), qui selon Heidegger caractérisent la technique dans nos sociétés modernes. La chose est sans doute plus banale que la terminologie ne laisse supposer : la thèse centrale de la conférence, écrit Pierre Bourdieu, est que la « technique met la nature à la raison, exige de toute chose qu’elle rende raison ; impérieuse et conquérante, elle “raisonne” et “ar-raisonne”8. » Quelle est en effet la logique de l’arraisonnement, voire de la confiscation, des ressources naturelles dont nous sommes aujourd’hui les témoins plus encore que Heidegger en 1953 (et Bourdieu en 1975) ? Quelle est la force qui nous fait assister comme impuissants à un réquisitionnement total non seulement des ressources de la nature mais des données de toutes sortes, qui nous sont réclamées au nom de la loi ou de la science ?

5acteurs de savoircatégorie socialeesclaveLa question, banale ou pas, mérite en tout cas d’être posée. Et, à notre tour, nous nous la sommes posée dans le contexte de la civilisation antique, en nous demandant si l’exploitation du travail servile à grande échelle ne serait pas, elle aussi, un Herausfordern au sens quasi étymologique que Heidegger donne à ce terme. Disponible à grande échelle, la force musculaire des esclaves ne fait-elle vraiment pas, dans le monde antique, l’objet d’un réquisitionnement total ? Serait-elle vraiment moins disponible que telle source d’énergie moderne ? Et, dans ce cas, pour quelle raison ?

6D’autre part, le philosophe qui s’inquiète et s’indigne devant l’extraction du charbon et devant la volonté de la science moderne de tout savoir, qu’aurait-il fait des carrières de Syracuse, des mines d’argent de Laurion 9, des forêts abattues pour les chantiers navals10 ? Qu’aurait-il fait des animaux tués non pas par le boucher pour être mangés mais par le savant aristotélicien pour être étudiés en grand nombre11 ? Et, finalement, qu’aurait-il fait de l’Hellespont fouetté, enchaîné et marqué au fer, par les soins de Xerxès, désirant s’en rendre maître ?

7On ne s’attardera pas, pour le moment, sur ces exemples d’un arraisonnement de la nature sans doute négligés par Heidegger. En revanche, on voudrait attirer l’attention sur le passage célèbre et parfois critiqué de Heidegger sur la centrale hydro-électrique du Rhin : « La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale12. »

8Et Heidegger d’ajouter : « Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l’élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous sur l’opposition qui apparaît entre les deux intitulés : “Le Rhin”, muré dans l’usine d’énergie, et “Le Rhin”, titre de cette œuvre d’art qu’est un hymne de Hölderlin 13. »

2. Le moulin à eau dans une épigramme d’Antipater de Thessalonique

9Selon les estimations modernes, il fallait, dans l’Antiquité, une personne travaillant à plein temps pour moudre la farine nécessaire à 8 à 10 personnes et, par conséquent, cette activité a été l’une des plus exigeantes en énergie musculaire dans le cadre de l’économie domestique ; même dans une société basée sur le travail des esclaves, écrit Örjan Wikander, il n’est pas surprenant que des innovations techniques dans ce domaine, commençant par la meule rotative – qui rend l’énergie animale et finalement l’énergie hydraulique utilisable pour la production de la farine – ait connu un succès considérable14. En réalité, les moulins à eau ont été beaucoup plus nombreux que l’on a admis, et Wikander émet l’hypothèse que la fin du II e siècle de notre ère est le moment d’un véritable tournant pour l’emploi du moulin à eau dans l’Empire romain15.

10Tout en reconnaissant les limites techniques et le caractère limité du phénomène antique, on peut donc se demander si, oui ou non, l’énergie fournie par des moulins à eau représente un « arraisonnement » de la nature au même titre que l’énergie provenant de la centrale hydro-électrique du Rhin. Dans son étude importante sur les moulins dans l’Antiquité, L. A. Moritz cite une épigramme d’Antipater de Thessalonique 16, susceptible de nous fournir un élément de comparaison plus adéquat que le « vieux pont sur le Rhin » invoqué par Heidegger (et qui, lui, n’est pas une source d’énergie). Il s’agit d’un poème sur l’installation d’un moulin à eau au début de notre ère, si l’on accepte l’attribution à Antipater :

Ἴσχετε χεῖρα μυλαῖον, ἀλετρίδες, εὕδετε μακρά
κἢν ὄρθρον προλέγῃ γῆρυς ἀλεκτρυόνων.
Δηὼ γὰρ Νύμφαισι χερῶν ἐπετείλατο μόχθους·
αἱ δὲ κατ᾽ ἀκροτάτην ἁλλόμεναι τροχιὴν
ἄξονα δινεύουσιν, ὁ δ᾽ ἀκτίνεσσιν ἑλικταῖς
στρωφᾷ Νισυρίων κοῖλα βάρη μυλάκων.
Γευόμεθ᾽ ἀρχαίου βιότου πάλιν, εἰ δίχα μόχθου
δαίνυσθαι Δηοῦς ἔργα διδασκόμεθα.
Retenez votre main qui moud, travailleuses de la meule, dormez longtemps, même si la voix des coqs vous annonce l’aurore. Car Dêo (= Déméter) a chargé les Nymphes du travail de vos mains. Et elles, jaillissant jusqu’au sommet de la roue, font tourner l’essieu qui, grâce aux rayons recourbés, met en mouvement les lourdes et creuses meulières de l’île de Nisyros. Nous goûtons à nouveau la vie du premier âge, puisque nous apprenons à consommer sans travail les présents de Dêo17.

11Que nous enseigne ce petit poème ? Formellement, il s’adresse auxaletrides, aux « travailleuses de la meule » pour leur annoncer leur joyeuse émancipation des contraintes du travail. On se rappelle que c’est avec le même termealetris qu’Homère désigne l’une des servantes qui s’occupent à moudre le blé dans la maison du roi d’Ithaque : « Car le pasteur du peuple avait en son moulin douze femmes peinant à moudre orges et blés qui font le nerf des hommes : les onze autres dormaient, ayant broyé leur grain ; une seule n’avait pas achevé sa tâche ; elle était la plus faible18. » Or, dans le poème d’Antipater, lesaletrides n’ont plus à se consacrer à leur tâche pénible, car Déméter, la déesse des céréales, a chargé les Nymphes, divinités du fleuve, de ce qui fut le travail quotidien des travailleuses désormais émancipées. En effet, on vient d’installer un moulin actionné par l’énergie hydraulique, libérant ainsi les « bras » des travailleuses. Avec une allusion au mythe des cinq races dans lesTravaux et les Jours d’Hésiode 19, le poète conclut en disant que l’époque où les hommes mangeaient sans avoir à travailler, c’est-à-dire l’âge d’or, est désormais revenue. Et l’on peut ajouter qu’en libérant les mains desaletrides par l’utilisation de l’énergie hydraulique, le maître du moulin n’est pas loin d’accomplir ce qu’Aristote envisage dans le premier livre de laPolitique : si les navettes pouvaient tisser toutes seules, dit le Stagirite, les maîtres n’auraient pas besoin d’esclaves20. Si le moulin tournait tout seul, pas besoin d’aletrides, aurait-on pu dire, en le travestissant. Seulement, ce sont les Nymphes du fleuve qui actionnent la pierre. Le moulin à eau n’est pas un automate.

12Sans doute, un lecteur moderne de ce poème aurait-il tendance à voir dans la mention de Dêo, ou Déméter, et des Nymphes une façon figurée – élégante, savante – de parler du « blé à moudre » et de l’« énergie hydraulique », signifiant l’installation du moulin près du fleuve fournisseur d’énergie. C’est sans doute de cette manière qu’un poète du xviii e siècle, imitateur des anciens, aurait choisi de décrire une réalité jugée trop banale sans l’embellissement mythologique.

13acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinité construction des savoirstraditionmythologieAu contraire, dans le cas du poème antique, la référence à Déméter et aux Nymphes ne saurait être une façon seulement « élégante » ou « savante » d’encadrer le moulin à eau. On n’aura rien compris à ce poème, si l’on considère son apparat mythologique comme un élément décoratif ou astucieux, permettant à ceux qui maîtrisent son code savant d’échanger des clins d’œil de complicité. La référence aux divinités n’a ici rien de figuré, mais constitue la trace de l’opération qui, inévitablement, a dû précéder la construction du moulin. Car une intervention de ce genre sur le fleuve, dans un régime polythéiste comme celui des Romains ou des Grecs, ne peut être que le fruit d’une « négociation » avec le divin, négociation dont un aspect est sûrement sacrificiel21.

14Il faut donc prendre la mention de Déméter et des Nymphes au pied de la lettre : la déesse des céréales a « chargé » les Nymphes du travail autrefois accompli par lesaletrides. Prières interposées, faut-il imaginer. Et Déméter a donc répondu favorablement à la nouvelle situation où ce ne sont plus les bras humains qui actionnent la meule mais les Nymphes du fleuve, travaillant pour le maître du moulin. Ce n’est donc pas celui-ci qui a chargé les Nymphes de ce « travail », de ce mokhthos, c’est Déméter. Cette distinction ne saurait être sans importance, car elle fait de lafarine – et pas seulement de l’épi de blé – le don gracieux de la grande Olympienne elle-même.

15L’exploitation de l’énergie hydraulique par les anciens, telle que celle-ci est envisagée dans l’épigramme d’Antipater, apparaît ainsi, dans sa spécificité, comme une exploitation négociée avec la divinité olympienne et, indirectement, avec les divinités fluviales locales. Le maître du moulin doit tenir compte de sa propre place dans le monde et ne pas se prendre, lui, pour le maître du fleuve. D’où sa prudence et ce que je vois comme sa volonté de négocier, dont le poème porte la trace. Pour mesurer l’importance de cette négociation, préalable à l’installation du moulin dans le domaine des Nymphes, retournons au passage d’Hérodote auquel j’ai déjà fait allusion ci-dessus, passage qui, d’une certaine manière, met en scène le pendant monstrueux du « vieux pont sur le Rhin » heideggerien, – pendant aussimonstrueux par rapport à celui-ci que la centrale hydroélectrique par rapport au petit moulin à eau d’Antipater.

3. Le pont monstrueux sur l’Hellespont

16Il s’agit de l’exploit technique, raconté par Hérodote au livre VII de sesHistoires et qui a permis à Xerxès de faire traverser son immense armée à la conquête de la Grèce en 480 avant J.-C. Un premier pont est construit sur l’Hellespont : « Déjà le passage était établi, quand survint une violente tempête qui mit en pièces et disloqua tout ce qui était fait22. » Sur quoi Hérodote poursuit : « Lorsque Xerxès en fut informé, il ordonna, furieux, de frapper l’Hellespont de trois cents coups de fouet (triêkosiasmastigi plêgas) et de jeter dans la mer une paire d’entraves (es to pelagos pedeôn zeugos). Même, j’ai entendu dire qu’avec les exécuteurs de ces ordres, il aurait envoyé encore des gens pour marquer au fer (stigeasstixontas) l’Hellespont. Ce qui est sûr, c’est qu’il enjoignit qu’en le flagellant (rhapizontas) on prononçât ces paroles barbares et insensées : “Onde amère, le maître (despotês) t’inflige cette punition (dikêntênde) parce que tu l’as offensé sans avoir souffert de lui aucune offense. Et le Roi Xerxès te franchira, que tu le veuilles ou non. Certes, il est bien juste que personne ne t’offre de sacrifices (thuei), à toi qui n’es qu’un fleuve (potamos) bourbeux et saumâtre. ” Voilà comment il fit châtier la mer (thalassanzêmioun) ; et, à ceux qui avaient présidé à la construction des ponts sur l’Hellespont, il fit trancher la tête23. »

17La construction d’un deuxième pont est aussitôt ordonnée, et Hérodote en donne une description très détaillée.

18Le moment du passage de l’armée de Xerxès arrive : « Ce même jour, les Perses se préparèrent à passer. Le lendemain, ils guettèrent l’apparition du soleil, qu’ils voulaient voir se lever, en brûlant sur les ponts toutes sortes de parfums et jonchant le chemin de rameaux de myrte. Dès que l’astre parut au-dessus de l’horizon, Xerxès, avec une coupe d’or, fit des libations dans la mer, et, s’adressant au soleil, le pria d’écarter de lui tout accident qui pût l’arrêter dans la conquête de l’Europe avant qu’il eût atteint les extrémités de ce pays. Après cette prière, il jeta la coupe dans l’Hellespont, avec un cratère d’or et un glaive à la mode des Perses qu’ils appellentakinakês. Je ne puis dire sûrement si ces objets qu’il jetait dans la mer étaient une offrande au soleil ou si, se repentant d’avoir fait fustiger l’Hellespont (ei metemelêse hoi ton Hellêsponton mastigôsanti), c’étaient des dons qu’il faisait à la mer en réparation de cet outrage (anti toutôn tên thalassan edôreeto)24. » Il faudra à l’armée perse « sept jours et sept nuits sans un instant d’arrêt » pour traverser le pont.

19La suite de l’histoire est connue. Les Perses sont repoussés. Retenons un passage dans le discours que Thémistocle, non sans arrière-pensées, prononce au moment où les Perses sont en train de fuir la Grèce et où les Grecs se demandent s’ils doivent les poursuivre : « Pour nous, qui, par un succès inattendu, nous sommes sauvés, nous-mêmes et la Grèce, en repoussant une si grande nuée d’hommes, ne poursuivons pas des gens qui sont en fuite. Ce n’est pas nous qui avons accompli cet exploit (tade gar ouk hêmeis katergasametha), ce sont les dieux et les héros dont la jalousie n’a pas voulu qu’un seul homme régnât (ephthonêsan andra henabasileusai) sur l’Asie et l’Europe, un homme impie (anhosion) et criminel (atasthalon), qui a traité de même sanctuaires et édifices privés, incendiant et renversant les statues des dieux, un homme qui même a fait fustiger la mer et y a jeté des entraves (tên thalassan apemastigôse pedas te katêke)25. »

20De la traversée de l’Hellespont par Xerxès, telle qu’elle est racontée par Hérodote, nous pouvons ainsi retenir un certain nombre d’éléments pertinents pour nos propos.

21Après le désastre du premier pont construit, Xerxès veut « arraisonner » l’Hellespont, qui est puni de trois façons précises : on le fouette, on lui met des entraves, on le marque au fer, en précisant qu’il n’est pas digne de sacrifices, pour s’être opposé à la construction du pont. Autrement dit, l’Hellespont, dont le statut divin est ainsi reconnu dans la formule accompagnant la punition, est symboliquement traité d’esclave26, – d’esclave qui aurait dû se soumettre au maître, au roi Xerxès.

22En apparence « arraisonné » par le roi, l’Hellespont n’offre pas de résistance à la construction du deuxième pont. Lorsque tout est prêt pour le passage de l’armée, Xerxès, au lever du soleil, fait des libations et des prières au soleil, sur quoi il jette la coupe dans la mer, accompagnée d’un trépied d’or et d’un glaive perse. Hérodote ne sait pas si Xerxès, par là, veut se réconcilier avec l’Hellespont ou si le destinataire des objets est le dieu Hélios. En revanche, il sait déjà qu’un éventuel regret de la part du roi ne sera pas suffisant. Le mal est déjà fait.

23Le discours de Thémistocle, prononcé lorsque la défaite perse s’accomplit, vient préciser la façon dont il faut comprendre la tentative d’asservissement de l’Hellespont par Xerxès : tandis que les Grecs attribuent sagement leur victoire aux dieux offensés par le projet de Xerxès, celui-ci, dans sa démesure, fait figure de criminel et d’impie. Piété du côté grec, démesure du côté perse. De cette façon, l’échec de l’expédition perse s’explique : la raison n’en est autre que l’offense impardonnable que Xerxès a commise en essayant d’arraisonner l’Hellespont.

4. La « limite religieuse » de l’exploitation de la nature

24Le récit d’Hérodote vient ainsi compléter l’analyse de l’épigramme d’Antipater. Le propriétaire du moulin à eau ne s’est pas imposé en tant que maître d’un fleuve-à-asservir, dans la conviction, sans doute, que les Nymphes ne sont pas des esclaves mais des divinités qu’il vaut mieux ne pas indisposer. Au contraire, il a réussi à obtenir leur collaboration en négociant avec la déesse du blé elle-même, négociation qu’il faut se représenter comme cultuelle, autrement dit comme prenant la forme de prières, de libations et de sacrifices (prenant sans doute la forme de dîmes annuelles pour les Nymphes). Par cette attitude religieuse, le meunier s’est assuré de l’énergie hydraulique nécessaire à l’actionnement de son moulin.

25Tout autre est l’attitude du roi perse, qui constitue l’exemple même de ce que l’homme ne doit pas faire lorsqu’il se voit obligé d’intervenir dans un domaine où les dieux sont les maîtres incontestables. Chercher à asservir la divinité au lieu d’obtenir son accord devient ici se prendre pour un dieu. C’est d’ailleurs ce qui est suggéré par la réflexion d’un Hellespontin lorsque l’armée perse a accompli son passage en Europe : si Zeus veut détruire l’Europe, dit celui-ci, pourquoi a-t-il pris la forme du roi perse27 ? En réalité, il n’en est rien, car Xerxès n’est pas un dieu déguisé et son outrage contre l’Hellespont va être puni par l’échec de toute son expédition.

26En Grèce ancienne, ainsi qu’à Rome, la pensée technique rencontre ainsi ce qu’on pourrait appeler la « limite religieuse » de l’exploitation de la nature. Impossible, pour des raisons religieuses, de se rendremaître de la nature. Impossible d’installer un moulin à eau sans l’accord des divinités concernées. Et s’il est possible de construire un pont sur l’Hellespont sans l’accord du divin Hellespont lui-même, l’opération s’annulera en provoquant la vengeance des dieux.

Notes
1.

M. Heidegger, « La question de la technique », dans Essais et conférences, tr. fr. A. Préau, Paris, 1958, réimpr. 1980 etc.

2.

G. Most, « Les Grecs de Heidegger », Philosophie antique, 4, 2004.

3.

J. Bollack, Université européenne de la recherche (Paris) : le 17 mars (« Heidegger et les Grecs : l’ontologie et le reste ») et le 13 avril 2005 (« La question de l’hellénisme heideggerien »).

4.

J. Bollack et H. Wismann, « Heidegger l’incontournable », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 5-6, novembre 1975, pp. 157-161.

5.

E. Renan, Prière sur l’Acropole, Paris (Pelletan), 1899. On le sait, le titre d’un ouvrage posthume de Louis Gernet, Les Grecs sans miracle (R. Di Donato éd., Paris, 1983), prend le contre-pied de la formule du « miracle grec » mise en orbite par le texte de Renan.

6.

Heidegger, op. cit., p. 46. Le curieux jeu de mots dans la traduction, cherchant à établir un lien entrepieux etpromos, peut être explicité de la façon suivante : par son homophone pieu, le terme pieux suggère « en pointe », tout en traduisant allem. fromm, lié, lui, à isl. frum-et à goth. fruma, « premier », et ainsi à gr. promos (cf. lat. primus).

7.

Cf. par exemple, F. Coarelli éd., Artisti e artigiani in Grecia. Guida storica e critica, Rome-Bari, 1980.

8.

P. Bourdieu, « L’ontologie politique de Heidegger », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 5-6, novembre 1975, p. 154.

9.

Xénophon, Revenus, IV, 1, 18.Cf. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIII, 1-3, qui condamne l’activité minière comme une violence faite à la terre.

10.

Platon, Critias, 111b-d.

11.

Voir M. Vegetti, Il coltello e lo stile, Milan, 1979.

12.

Heidegger,op. cit., pp. 21-22.

13.

Ibid., p. 22.

14.

Ö. Wikander,Exploitation of Water-Power or Technological Stagnation ? A Reappraisal of the Productive Forces in the Roman Empire (Scripta Minora Regiae Societatis Humaniorum Litterarum Lundensis, 1983-1984, 3), Lund, 1984, p. 24.

15.

Op. cit., pp. 24-32.

16.

L. A. Moritz,Grain-Mills and Flour in Classical Antiquity, Oxford, 1958, p. 131 :Anthologie palatine, IX, 418.Cf. R. J. Forbes,Studies in Ancient Technology, vol. II, Leyde, 1955, pp. 86 et 102 ; J. G. Landels,Engineering in the Ancient World, Oxford, 1978, pp. 16-26 ; J. W. Humphrey, J. P. Oleson et A. N. Sherwood,Greek and Roman Technology : A Sourcebook, Londres-New York, 1998, pp. 29-33.

17.

Tr. fr. P. Waltz et G. Soury, très légèrement modifiée.

18.

Odyssée, 20, 106-110.

19.

Hésiode,Travaux, 117-118.

20.

Aristote,Politique, I, 2, 5 1254a.

21.

Le fait que nous ne possédons pas de document attestant, pour un moulin à eau, des rites particuliers – de consécration ou autres – n’est guère étonnant : l’épigramme d’Antipater est déjà assez exceptionnelle. À Rome, nombreuses sont les divinités, notamment dans le domaine de l’agriculture, avec lesquelles il faut entretenir de bons rapports ; on se rappelle les sarcasmes d’Augustin contre l’extrême élaboration du système polythéiste romain (La Cité de Dieu, IV, 8), indissociable de la prière et du rituel (voir M. Perfigli,Indigitamenta, préf. J. Scheid, Pise, 2004). Du côté grec, on pourrait citer Pausanias, X, 11, 2, qui raconte les conséquences, pour les Siphniens, d’une négligence envers Apollon, à qui ils devaient payer la dîme du profit de leurs mines d’or : une inondation mit fin à leur exploitation. Les opérations techniques de l’artisan ne peuvent pas non plus faire l’économie du divin : voir J. Svenbro, « Les démons de l’atelier. Savoir-faire et pensée religieuse dans un poème d’“Homère” »,Cahiers d’anthropologie sociale, 1, 2006, pp. 25-36.

22.

Hérodote, VII, 34.

23.

Ibid., VII, 35-36.

24.

Ibid., VII, 54.

25.

Ibid., VIII, 109.

26.

Cf. U. Fantasia, « Ἄστικτον χωρίον »,Annali della Scuola Normale di Pisa. Classe di lettere e filosofia, 6, 1976, p. 1169 n. 11.

27.

Hérodote, VII, 56.