Nicolas Meylan

Abstract

Robert Codrington is famous among anthropologists of the second half of the nineteenth century for his discovery of mana, an impersonal, substantial, and supernatural power. This was a discovery that would have important theoretical consequences for anthropology, sociology, and the history of religions. But behind this discovery, hides a complex man, who was at the same time ethnographer, philologist, theorist of religion and missionary. In the present article, I will compare the different descriptions of Melanesian religion and mana that Codrington produced between 1863 and 1916 in order to identify some of the spiritual and material subtexts that govern these. And while generalist theorists of religion – in particular Max Müller and Edward Tylor – play an important role, it appears that religious considerations likewise strongly contributed to the conceptualization of mana.

1acteurs de savoirémotionpeur construction des savoirstraditionreligion construction des savoirsépistémologiecroyancePendant plus de trente ans, entre 1900 et 1930, le mana a dominé les discussions savantes concernant la religion. Psychologues, sociologues, historiens et autres anthropologues ont eu recours à cette notion, d’origine polynésienne et mélanésienne, pour penser l’esprit humain, la société ou encore la royauté dans ce que ceux-ci pouvaient avoir de religieux. La notion est certainement élégante. Il s’agirait d’une force impersonnelle, substantielle et surnaturelle. Mais elle est également plastique. Certains la rapprochent des forces de la physique, de l’électricité notamment. D’autres y apercevront le noyau de l’expérience religieuse, mettant en jeu une intense émotion sui generis, la crainte révérencieuse mieux connue sous son nom anglais d’awe 2. D’autres encore y trouveront des liens avec le totémisme. Or il est frappant que tous ceux qui mobilisèrent le mana, parmi lesquels on notera des savants aussi différents que Max Weber 3, Émile Durkheim 4, Arthur Lovejoy 5, ou encore Carl Gustav Jung 6, ce malgré d’évidents désaccords, citent invariablement la même autorité, Robert Henry Codrington. De même, ils renvoient immanquablement aux quelques mêmes pages de sa somme ethnographique, The Melanesians : Studies in their Anthropology and Folklore, parue chez Clarendon Press en 1891 7.

2construction des savoirsvalidationautorité espaces savantscirculationmission construction des savoirstraditionreligionSi l’on peut proposer plusieurs hypothèses pour expliquer le succès de ce texte, il ne fait guère de doute que l’humilité et la réflexivité affichées par l’auteur notamment dans l’introduction à son chapitre sur la religion8, à quoi s’ajoutait un séjour de plus de vingt années sur le terrain mélanésien, étaient de nature à lui conférer une grande autorité. Et de fait, on observe que les informations que Codrington transmet sur le mana furent largement mobilisées comme autant de données brutes, son mana comme une représentation mélanésienne encore non contaminée par la pensée occidentale et ses catégories9. C’est d’ailleurs bien ce que laissent entendre Hubert et Mauss qui, dans leur essai fondateur sur la magie paru en 1904, relèvent qu’avec cette notion si difficile à traduire en termes occidentaux, on a accès à une « idée composite de force et de milieu [qui] échappe, au contraire, aux catégories rigides et abstraites de notre langage et de notre raison10 ». Dans The Melanesians, ce seraient les Mélanésiens qui parlent.

3construction des savoirséducationchaire universitaire espaces savantslieubureau pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonIl y a toutefois lieu de penser que Codrington était un peu plus qu’un simple passeur, et que la formulation qu’il donne à ce mana n’est pas étrangère à son succès. Pour s’en assurer, il s’agit d’interroger l’homme et son travail. Pour ses contemporains œuvrant dans leur cabinet de métropole, Codrington était avant tout un missionnaire. Le comparatiste Max Müller en brosse le portrait suivant : « un missionnaire expérimenté et un théologien qui pense », un portrait qui devait être fréquemment reproduit dans la mémoire de l’anthropologie11. Effectivement, Robert Henry Codrington était un missionnaire, mais d’un genre nouveau. Loin des aventuriers sans éducation formelle en quête d’ascension sociale de la première moitié du xix e siècle 12, Codrington, né en 1830, provenait d’une vieille famille de prêtres anglicans et était au bénéfice d’une excellente éducation au prestigieux Wadham College de l’Université d’Oxford où il obtient d’abord un Bachelor of Arts (1852) puis un Master of Arts (1856) et dont il devient Fellow en 1855 13. Ses études l’avaient préparé à officier au sein de la Church of England, à partir de 1857, mais elles l’introduisirent également à l’étude comparée des langues alors en plein essor. Des compétences qui allaient s’avérer utiles lorsqu’il prit la décision de quitter l’Angleterre pour l’Océanie en 1860, d’abord en Nouvelle Zélande, puis à partir de 1867 sur l’île Norfolk où il devient le proviseur de l’école de la toute nouvelle Mission mélanésienne.

4construction des savoirslangage et savoirslangue construction des savoirslangage et savoirslangueanglais construction des savoirstraditionreligionchristianismeFondée en 1849, la situation géographique et linguistique de la mission contraint son premier responsable de recourir à une méthode inédite pour évangéliser la Mélanésie. En effet, le très grand nombre d’îles et de langues non apparentées que comptait le diocèse anglican de Mélanésie y rendait impraticable la méthode employée jusque-là pour évangéliser la Polynésie où la situation linguistique était beaucoup plus simple, à savoir l’envoi pour une longue durée de quelques Européens sur une île ou un archipel. La solution choisie fut de réunir en un lieu des jeunes gens provenant de différentes îles de sorte qu’au terme de leur formation ils puissent retourner chez eux et y enseigner à leur tour le christianisme. On les fit d’abord venir en Nouvelle Zélande où ils recevaient une éducation à l’anglaise en anglais, mais le deuxième responsable de la mission, l’évêque John Patteson, vit l’intérêt à enseigner dans les langues vernaculaires. Il se mit à rédiger des grammaires de différentes langues mélanésiennes ainsi qu’à traduire de la littérature religieuse, puis déplaça l’école sur l’île Norfolk en 1867 et fit de la langue de Mota la lingua franca de la mission14. Codrington acquit rapidement une connaissance comparative des langues mélanésiennes parlées par ses élèves provenant d’une multitude d’îles, connaissance qu’il devait systématiser grâce à sa formation de philologue dans son livre The Melanesian Languages 15.

5construction des savoirstraditionreligionchristianismeprotestantisme construction des savoirstraditionreligionLe fait que Codrington ait été un missionnaire d’un genre nouveau, tant du point de vue social qu’intellectuel, tient également à sa confession. Codrington était un anglican de tendance High Church 16. Or, les missionnaires anglicans pensaient la conversion différemment que leurs collègues évangéliques, méthodistes notamment, qui les avaient précédés en Océanie. Si pour ces derniers, la conversion était avant tout un phénomène d’ordre émotionnel et expérientiel, pour les anglicans au contraire la conversion impliquait un processus en premier lieu rationnel. Il s’agissait avant tout pour les candidats au baptême de comprendre les préceptes de leur nouvelle religion17. C’est ainsi que s’explique le souhait exprimé par John Patteson de recruter pour la jeune Mission mélanésienne « quelques hommes, bien formés, qui essayeront véritablement de comprendre ce qu’est le paganisme et travailleront honnêtement et sans préjugé », des hommes comme Robert Codrington 18. Pour comprendre comment Codrington forma sa vision du « paganisme » mélanésien, on peut passer par ses différents travaux sur le mana qui, entre 1863 et 1916, donnent un aperçu des enjeux et questions qui guidèrent son travail ; des enjeux et des questions qui sont scientifiques, mais également religieux.

6typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langage typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnographie Codrington ne découvre pas le terme mana sur le terrain. Il l’avait rencontré avant même de mettre les pieds sur une île mélanésienne. En effet, ce substantif appartient également au lexique des langues polynésiennes dont il avait appris celle parlée en Nouvelle Zélande. Or, comme l’a montré l’ethnologue Thorgeir Kolshus, Codrington acquiert les langues mélanésiennes à travers le Māori, ce qui va influencer sa compréhension des termes communs aux deux groupes de langues19. Et si la question du sens du mana polynésien reste débattue aujourd’hui20, lorsque Codrington entra sur le terrain mélanésien, il avait appris auprès de ses confrères missionnaires, notamment de l’évêque anglican de Waiapu William Williams, que mana signifiait « puissance, influence, autorité21 ».

7Codrington se mit au travail ethnographique dès 1863, à l’occasion d’un tour des différents archipels de la mission. À son retour, il donna une conférence sur différents aspects de la culture mélanésienne, au cours de laquelle il indique que :

acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelDes gens se voient reconnaître un certain pouvoir surnaturel qui leur permet de rendre une chose ou un endroit tapu, d’enchanter un chemin afin de le rendre impraticable, de rendre malade ou tuer un ennemi par magie ou encore de garantir l’issue fatale d’un jet de javelot ou de flèche. Cette superstition joue un rôle très important dans la vie courante22.

8Bien que Codrington n’utilise pas dans ce texte de terme vernaculaire pour désigner ce pouvoir, il n’est guère difficile de reconnaître le mana tel qu’il le décrira trente ans plus tard dans The Melanesians 23. Or, ce qui rétrospectivement frappe dans cette brève discussion est le fait qu’il ne classe pas explicitement le mana sous la rubrique religion. En effet, il ouvre sa discussion de ce pouvoir, qu’il regroupe avec la sorcellerie et les tabous, par la remarque qu’« il est difficile de déterminer précisément quelles coutumes appartiennent à leur religion24 ». Il y a toutefois deux « coutumes » qu’il classe sans hésitation sous la rubrique religion : la croyance en des divinités et celle en la vie après la mort.

9typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des religions typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistiqueDans les années qui suivirent cette première conférence, Codrington non seulement améliora ses compétences linguistiques et ethnographiques mais il devint un informateur de plusieurs figures centrales de la très jeune science des religions. John Patteson, qui appartenait à la haute société anglaise, l’avait mis en contact avec Max Müller, alors l’un des théoriciens de la religion les plus en vue, et lorsque, en 1865, les deux hommes se rencontrèrent, Müller remit à Codrington un ouvrage pour Patteson, le titre de celui-ci : Researches into the Early History of Mankind de l’anthropologue Edward Burnett Tylor 25. Dans les années qui suivirent, Codrington devint également l’informateur de ce dernier ainsi que de savants comme James Frazer ou encore du géographe Georg Gerland. Or, comme sa correspondance privée ainsi que ses publications l’attestent, Codrington lisait les théories de ces savants et se positionnait par rapport à leur vision de la religion26.

10La longue expérience de terrain et ses lectures théoriques devait conduire Codrington à changer sa position. Dans une lettre expédiée en juillet 1877 à Max Müller, Codrington présente le mana sous un jour tout à fait différent27 :

acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinité construction des savoirstraditionreligionLa religion des Mélanésiens consiste, du point de vue de la croyance, en la conviction qu’il existe une puissance surnaturelle invisible ; et du point de vue de la pratique, en l’usage de moyens pour tourner cette puissance à leur avantage. La notion d’un être suprême leur est tout à fait étrangère comme l’est d’ailleurs tout être occupant une place élevée dans leur monde… Il s’agit là du mana28.

11pratiques savantespratique discursiveconférenceLa différence avec le texte de 1863 est frappante. Non seulement il ne fait aucun doute pour Codrington que le mana relève de la religion, mais le mana en est désormais devenu la notion centrale. Mais ce texte prend toute sa signification dans son contexte de publication. Il est cité par Max Müller dans son Origine et développement de la religion 29. Dans ce cycle de conférences, Müller reprend et défend la théorie de la religion qu’il propose depuis déjà plusieurs années30. Pour Müller, le cœur de la religion consiste en la « perception de l’Infini », qui a pour théâtre, à l’origine, la nature. Or, selon Müller, cette perception ne passe ni par les sens ni par la raison, mais par ce qu’il appelle « la faculté de la foi » (faculty for faith 31). Dans son opus magnum anthropologique, Primitive Culture (1871), Tylor propose une théorie intellectualiste et évolutionniste de la religion, l’animisme. Or, celle-ci s’oppose à la théorie de Müller sur deux points centraux. D’une part, la définition de l’animisme, « la croyance en des êtres spirituels32 », implique la personnalité alors que pour Müller le stade initial de la religion n’est pas nécessairement personnel33. D’autre part, Tylor, un athée convaincu, considère que la religion est le produit de la raison humaine dont la fonction – à des stades de développement inférieurs – est d’expliquer le monde, c’est une « philosophie primitive », une « proto-science »34.

12construction des savoirstraditionreligion pratiques savantespratique lettréeannotationDans ses conférences, Müller cherchait à répondre à Tylor en démontrant empiriquement que tant la définition de la religion de son adversaire que son intellectualisme sont inadéquats. En toute logique, Müller insiste sur le caractère impersonnel mais aussi non-rationnel du mana que décrit Codrington. Il annote en ce sens le texte du missionnaire, par exemple en affirmant que ce mana est « une forme vague et brumeuse de l’idée de l’infini » et donc irrationnelle35. Ayant encore affirmé le statut primitif des Mélanésiens, Müller proclame que ce mana confirme sa théorie : la religion est à l’origine impersonnelle et met en jeu la perception non-rationnelle de l’infini36. Mais pour que le mana puisse fonctionner comme preuve à charge contre Tylor et son animisme, il fallait encore qu’il soit catégorisé en tant que religion.

13La lettre tombe ainsi à point nommé pour Müller qui cherche à contrer Tylor et son agenda athée faisant de la religion, dans le contexte de l’Angleterre victorienne, rien de plus qu’une survivance héritée d’une phase antérieure (et donc inférieure) du développement culturel et intellectuel. Pourtant, Codrington allait, très peu de temps après, donner une représentation bien différente de la religion mélanésienne. En 1880 et en 1881, Codrington publie deux textes, le premier dans les Transactions and Proceedings of the Royal Society of Victoria et le deuxième dans le très prestigieux Journal of the Anthropological Institute of Great Britain and Ireland. Le premier, qui décrit les coutumes et croyances de l’île de Mota (Îles Banks, Vanuatu) ne mentionne simplement pas le mana – alors que des textes ultérieurs indiquent que les habitants de cette île le connaissaient37. Si le mana apparaît dans le deuxième article, ce n’est que très discrètement. Sa discussion du terme consiste en quelques dix-neuf lignes pour un article de cinquante-cinq pages. De plus, le mana apparaît dans le contexte d’une analyse plus générale sur les êtres surnaturels. Et si le mana y est défini comme une « puissance surnaturelle » ou « spirituelle38 », Codrington de nouveau se montre hésitant quant à sa catégorisation, puisqu’à plusieurs reprises il le situe dans la sphère sociale et non religieuse39. Comme en 1863, ce qu’il place au cœur de la religion ce sont les êtres surnaturels – les esprits (spirits) – et les croyances en lien avec la vie après la mort, c’est-à-dire la survie de l’âme. Ces deux éléments occupent une place centrale dans sa conclusion :

pratiques savantespratique rituelle construction des savoirsépistémologiecroyanceUne vue d’ensemble des croyances et pratiques religieuses des îles de Mélanésie… montre à coup sûr une grande unanimité… On constate que presque partout… on croit… en l’existence d’êtres spirituels (the existence of spiritual beings is believed in)40.

14construction des savoirsépistémologiedéfinition pratiques savantespratique discursivedescriptionLa différence entre ces publications et la lettre de 1877 est saisissante et suggère la présence d’un agenda qui dépasse la question strictement ethnographique, descriptive. Or, Codrington termine son article de 1881 par l’interrogation suivante : « Est-ce que de telles croyances et pratiques… peuvent être qualifiées de religion ?41 ». La réponse de Codrington est positive. Ce qui bien sûr pose la question de la définition qu’il donne au terme religion. S’il n’est pas explicite, il n’en reste pas moins évident qu’il fait référence à la définition minimale de la religion, ou « animisme », de Tylor, c’est-à-dire : « la croyance en des êtres spirituels42 », esprits mais aussi âmes et autres fantômes longuement décrits dans son article. Mais pourquoi choisir cette définition ? En 1881, Tylor est le grand spécialiste de la religion en Angleterre, sa définition est hégémonique43, Müller quant à lui est dépassé. Pire, ses idées sont attaquées par certains dans l’establishment académique et religieux qui y voient du panthéisme à peine déguisé44.

15Attribuer de la religion par le biais de l’animisme aux Mélanésiens peut dès lors s’expliquer de deux manières qui ne sont pas mutuellement exclusives. La première est scientifique. En se conformant à la théorie de Tylor, Codrington montrait sa capacité à entrer dans le cercle des théoriciens habilités à parler de religion. Maîtrisant les règles de ce discours, il se saisit de l’autorité d’arbitrer entre, voire même de réviser, les théories de ses collègues anthropologues de cabinet. Et en effet, dans le même article, Codrington utilise ses données ethnographiques pour critiquer un aspect de la théorie du même Tylor – à savoir son idée que la notion d’âme naît de l’expérience du rêve45.

16La seconde explication relève, elle, de considérations religieuses. L’article lui-même le confirme puisque Codrington explicite l’intérêt qu’il voit à confirmer la présence de religion chez les Mélanésiens, écrivant que « une population sauvage… qui n’a aucun appétit pour les interactions avec l’invisible, n’offrirait au missionnaire aucun point d’appui permettant de les élever à un degré supérieur46 ». L’établissement d’une commensurabilité entre christianisme et « paganisme » fonctionne comme une justification de son activité de missionnaire, justification d’autant plus nécessaire que la Mission mélanésienne souffrait dans les années 1880 à la fois de graves difficultés financières et de résultats plus que décevants. Alors que la mission méthodiste installée aux îles Fidji enregistrait de beaux résultats, nos Anglicans ne voyaient que peu de conversions, et par-dessus le marché avaient été confrontés à une vague d’apostasies suite à une série de catastrophes naturelles47. Des difficultés qui s’expliquent notamment par l’accent mis sur l’acquisition et l’assimilation de connaissances théologiques dans le cadre de la conversion, un accent qui avait pour corollaire une idée par ailleurs proche de l’unité psychique de l’humanité chère à Tylor et autres évolutionnistes. Dans un tel contexte, il était crucial de montrer à de potentiels bailleurs de fonds la commensurabilité entre christianisme et paganisme mélanésien, condition sine qua non de la conversion. Une exigence qui avait pour conséquence de reléguer le mana, notion exotique et étrange, à un rôle mineur, voire à l’inexistence.

17Y avait-il eu d’importants développements entre 1877 et 1880 expliquant un tel revirement ou doit-on au contraire conclure que Codrington était prêt à infléchir sa présentation de ses données ethnographiques pour satisfaire à des exigences économiques et théologiques ? Pour tenter de répondre à cette question, on peut se tourner vers les textes que Codrington publie après 1881. Le premier de ceux-ci est son magnum opus ethnographique : The Melanesians : Studies in Their Anthropology and Folklore, publié en 1891. La date a son importance. Codrington a quitté la mission quatre ans plus tôt et l’on peut imaginer qu’il se sente moins responsable du succès financier de la Mission mélanésienne. En outre, il a publié en 1885, une étude de grammaire comparée des langues mélanésiennes48, et au même moment l’Université d’Oxford lui décerne un doctorat en divinity. Voilà qui contribue favorablement à sa notoriété scientifique.

18pratiques savantespratique intellectuellecatégorisationDans The Melanesians, le mana est analysé dans le chapitre religion, où il joue le rôle de catégorie centrale. On observe ainsi un retour à la position de la lettre expédiée à Max Müller. Toutefois, Codrington nuance les propos tenus dans cette lettre puisque les êtres personnels sont loin d’être absents de sa discussion de la religion : « [le mana], bien qu’impersonnel, est toujours relié à une personne qui la dirige ; l’ont tous les esprits, les fantômes en général, certains hommes49 ». Il donne en outre de longues descriptions des différents esprits ainsi que des rites qui s’y attachent. Mais invariablement, c’est leur association au mana qui justifie le fait de les inclure dans la discussion.

19acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelIl y a ainsi un nouveau revirement – signalé par une note où il donne le texte qu’avait cité Müller en 1878 50. La croyance en les êtres spirituels et en l’âme n’a certes pas disparu – Codrington n’introduit d’ailleurs pas d’information véritablement nouvelle – mais ils sont subordonnés au mana, ce qui implique une définition de la religion différente de celle de Tylor. Or, c’est avec celle-ci que Codrington ouvre son chapitre sur la religion : « la religion des Mélanésiens est l’expression de leur conception du surnaturel, et comprend une très grande gamme de croyances et de pratiques dont les limites seraient difficiles à déterminer51. » Le revirement est donc aussi définitionnel car évoquer le surnaturel est une façon de s’attaquer à Tylor, pour qui l’animisme est éminemment rationnel, et plus généralement à l’évolutionnisme et son sous-texte colonialiste d’une part mais surtout son athéisme.

20Que Codrington, confronté au choix entre Müller et Tylor, ait finalement penché pour le premier est confirmé par le dernier texte qu’il ait signé, six ans avant sa mort en 1922. Il s’agit de l’entrée « Melanesians » dans la prestigieuse Encyclopædia of Religion and Ethics 52. Ce texte qui s’appuie essentiellement sur The Melanesians, et dont la bibliographie ne contient aucun texte postérieur à 1891, indique cette fois explicitement l’ancrage Müllerien de sa vision de la religion mélanésienne :

construction des savoirsépistémologiecroyanceLes Mélanésiens croient généralement que leurs vies et actions se déroulent en présence et sous l’influence d’une puissance supérieure à celle de l’homme vivant. Cette puissance les entourait, étant liée aux objets extérieurs, à des pierres par exemple, et employée par des personnes, soit des hommes vivants ou morts, ou par des esprits… Ce ‘sentiment de l’infini’, comme Max Müller l’appelle, était la fondation des croyances religieuses des Mélanésiens53.

21De ce trop bref parcours, on voit émerger l’image d’un homme tiraillé. Au niveau le plus superficiel, le tiraillement est paradigmatique, entre le diffusionnisme philologique teinté de dégénérationnisme du luthérien Max Müller et le développementalisme athée d’Edward Tylor. Mais il apparaît également que les hésitations de Codrington n’étaient pas qu’une affaire théorique. Sa foi mais aussi les exigences – spirituelles et matérielles – de la Mission mélanésienne exercèrent une influence non négligeable sur son travail scientifique. Mais ce qu’il y a peut-être de plus frappant dans ses différents traitements du mana, c’est que ceux-ci suggèrent que le véritable tiraillement était moins de l’ordre du conflit entre science et religion qu’un débat interne entre positions religieuses, entre une position personnelle – qui se livre en privé ou lorsque Codrington a définitivement quitté la mission – et une position institutionnelle, une opposition qui se répercute non seulement dans le choix des références théoriques mais également dans celui de la définition de la religion.

Notes
1.

Le présent texte est basé sur une recherche qui a fait l’objet d’une publication en anglais : Meylan, 2017.

2.

Marett, 1900, p. 168.

3.

Weber, 2013, p. 490-491.

4.

Durkheim, 1912.

5.

Lovejoy, 1906.

6.

Jung, 1966, p. 228.

7.

Codrington, 1891, p. 118-120 et p. 191-192.

8.

« Un observateur qui chercherait à enquêter systématiquement, se trouverait d’emblée déconcerté par la multiplicité de langues à laquelle il serait confronté. Supposons qu’il ait pour moyen de communication une langue que lui et ses informateurs peuvent utiliser librement pour leur usage quotidien, il la trouvera inadéquate lorsqu’il s’agira de déterminer le véritable sens des expressions que son informateur donne dans sa propre langue n’en connaissant pas d’équivalent dans la langue commune employée. […] Peu de missionnaires ont le temps de faire des enquêtes systématiques. Si, néanmoins, ils le font, ils ont tendance à les commencer trop tôt, et pour le reste de leur carrière, ils adaptent ce qu’ils ont vu à leurs schémas initiaux sur la religion des indigènes. […] En outre, chacun, missionnaire et visiteur, amène avec lui quelque idée préconçue ; il s’attend à voir des idoles, et il les voit ; on qualifie d’idoles des images dans des musées faites pour s’amuser ; Un insulaire des Salomon sculpte le couvercle de sa boîte à chaux en une figure grotesque, et cette dernière devient le sujet d’une gravure intitulée ‘dieu, île Salomon’. Il est extrêmement difficile pour quiconque de commencer une enquête libre de tout préjugé qui […] influence sa conception du sens des réponses qu’il reçoit. Les questions qu’il pose guident l’indigène vers les réponses qu’il pense qu’il doit donner […]. » Codrington, 1891, p. 117-118.

9.

Il y eut bien quelques voix critiques, par exemple Arthur Hocart, mais celui-ci n’attaque Codrington que sur des points de détails ethnographiques et linguistiques. De plus, ses remarques ne trouvèrent essentiellement pas d’écho parmi les généralistes. Hocart, 1914, p. 100.

10.

Mauss, 1950, p. 101.

11.

Müller, 1879, p. 49 ; par exemple : Lonergan, 1991, p. 116-117 ; Gaillard, 2004, p. 30.

12.

Stocking, 1996, p. 34-44, voir aussi Barbe, 2008.

13.

La biographie de Codrington n’a pas encore été écrite, on trouvera toutefois des informations à son sujet chez Hilliard, 1978 ; Whiteman, 1983 ; Davidson, 2003 ; et Kolshus, 2013. Le site internet suivant compile plusieurs documents de et sur Codrington : http://anglicanhistory.org/oceania/codrington/ (consulté le 31 décembre 2018).

14.

Hilliard, 1978, p. 31.

15.

Codrington, 1885.

16.

Le courant High Church se démarque par sa liturgie solennelle, volontiers proche du catholicisme, le rôle qu’il accorde à la tradition ou encore à la succession apostolique. Il s’oppose ainsi à la Low Church, plus proche du protestantisme. Ce dernier met moins l’accent sur la liturgie et la hiérarchie sacerdotale.

17.

Sohmer, 1994.

18.

Patteson cité par Sohmer, 1994, p. 178.

19.

Kolshus, 2013.

20.

Par exemple : Keesing 1984 ; Blust, 2007 ; Blevins 2008.

21.

Williams, 1852, p. 71.

22.

Codrington, 1863, p. 7.

23.

Cf. Codrington, 1891, p. 118, 120, 192 et 216.

24.

Codrington, 1863, p. 5.

25.

Tylor, 1865. Un texte encore diffusionniste.

26.

Voir par exemple Davidson, 2003, p. 174 ; Codrington, 1880, p. 133 ; Codrington, 1881, p. 313.

27.

Je n’ai malheureusement pas retrouvé la lettre, pas plus que le récent biographe de Max Müller, Lourens van den Bosch (communication personnelle). Nous n’en connaissons que les brefs passages cités par Müller qui laisse entendre que celle-ci comptait au moins quatorze pages. Müller, 1878, p. 53.

28.

Müller, 1879, p. 49.

29.

Müller, 1878 ; Müller, 1879.

30.

Par exemple Müller, 1873.

31.

Müller, 1878, p. 22-25.

32.

Tylor, 1871, p. 1 et 383.

33.

Pour Müller, l’objet premier de la religion – l’infini – est le spectacle des grands phénomènes naturels – et donc impersonnels. Ce n’est que par la suite, lorsque le sens étymologique des noms communs utilisés pour évoquer cet infini dans la nature se perd et que l’on interprète ces mots comme des noms propres, qu’apparaissent des êtres personnels. Müller, 1909, p. 92-94.

34.

Tylor, 1871, p. 1, 387 et 403.

35.

Müller, 1878, p. 55-56.

36.

« Ce Mana, c’est une de ces premières et gauches expressions de l’infini, telles que dut en créer la pensée naissante dans les premiers efforts de son impuissance, quoiqu’il y ait d’ailleurs déjà des traces visibles et de développement et de corruption jusque dans le Mana de ces Mélanésiens ». Müller, 1879, p. 50.

37.

Par exemple Codrington 1891, p. 205.

38.

Codrington, 1881, p. 278 et 303.

39.

Codrington, 1881, p. 278 et 287.

40.

Codrington, 1881, p. 311.

41.

Codrington, 1881, p. 312.

42.

Tylor, 1871, p. 1 et 383.

43.

Il faut peut-être ici ajouter que la définition de Tylor a l’avantage de correspondre aux deux dogmes fondamentaux que cherchent à enseigner les missionnaires – croyance en dieu et croyance en une vie après la mort – dont dépendent des notions telles que péché, jugement, résurrection, etc. Ces deux notions sont également cruciales dans son texte de 1863 (voir ci-dessus), soit huit ans avant la parution du livre de Tylor. Il n’est pas exclu que l’on ait affaire à une convergence plutôt qu’une diffusion.

44.

Van den Bosch, 2002, p. 80-83 et 151.

45.

Codrington, 1881, p. 313.

46.

Codrington, 1881, p. 313.

47.

Hilliard, 1978, p. 44, 60 et 96.

48.

Codrington, 1885.

49.

Codrington, 1891, p. 119.

50.

Codrington, 1891, p. 118, n. 1.

51.

Codrington, 1891, p. 116.

52.

Codrington, 1916.

53.

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