Alexander Soytek

Introduction

1typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences de l’information et de la communicationOn peut considérer l’histoire de la cybernétique et de la théorie de l’information comme l’histoire d’un savoir sur la transmission qui se transmet1. Mais si l’appropriation des idées cybernétiques est déjà bien étudiée dans les ouvrages de Roland Barthes, Gilbert Simondon, Jacques Lacan et Claude Lévi-Strauss 2, la question de la réception de la cybernétique et de la théorie de l’information dans les écrits de Michel Foucault n’a été que très rarement posée jusqu’à présent3. Pourtant, l’analyse de cette relation ne permettrait-elle pas de mieux comprendre le champ discursif dans lequel certains travaux de Foucault se développent ? Une étude fine se heurte toutefois chez Foucault au statut parfois obscur de ses références ou à la façon pointilliste avec laquelle ses Dits et écrits enregistrent ces théories.

matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfiche espaces savantslieubibliothèqueOr, les fiches de lecture de Foucault disponibles à la Bibliothèque Nationale de France offrent pour la première fois la possibilité d’une telle analyse. Parmi ces fiches se trouvent plus de deux cents feuillets qui concernent la théorie de l’information et de la cybernétique4. Elles constituent la base d’une première analyse sur la réception de la cybernétique et la théorie de l’information par Foucault ce que cet article développera.

Dans un premier temps, l’article analysera un ensemble de fiches de lecture qui ont été rédigées dans les années 1950 afin d’identifier éventuellement une logique de développement interne de ces fiches de lectures et de reconstruire les premières caractéristiques de sa réception de la théorie de l’information et la cybernétique. Cette première partie s’évertuera à présenter par ailleurs des fragments de notes de Foucault qui se trouvent au sein de ses fiches de lectures des années 1950. Ensuite, nous nous intéresserons au dossier L’Information, qui regroupe certaines fiches de lectures que Foucault a utilisées pendant les années 1960.

Les fiches de lecture sur la cybernétique des années 1950

2espaces savantslieucolloque« Je me souviens du moment où la cybernétique et toutes ces techniques de l’information ont commencé à être connues en Occident, peu après la guerre […]5 », dit Michel Foucault en octobre 1977. La réception de la cybernétique et de la théorie de l’information a été particulièrement intense en France. La maison d’édition parisienne Hermann édite en 1948, en anglais, en même temps que la publication américaine, l’ouvrage Cybernetics de Norbert Wiener, qui bénéficie très rapidement d’une recension publiée dans Le Monde. L’année suivante, le Cercle d’études cybernétiques est fondé. La revue Esprit consacre un numéro spécial à la cybernétique en 1950 sous le titre « Machines à penser ». Au même moment, le Collège de France invite, à l’initiative de Louis Couffignal, Norbert Wiener pour donner une série de conférences tout au long de l’année académique de 1950. Ces conférences furent accompagnées par un colloque international au cours duquel d’éminents représentants de la cybernétique discutèrent des possibilités d’imitations techniques du comportement humain. En parallèle de ce colloque s’est tenue une exposition au cours de laquelle les nouveaux automates cybernétiques étaient présentés au public6.

construction des savoirséducationapprentissage matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionficheÀ la même période, le jeune Michel Foucault se fraye un chemin dans le système éducatif français. On ne sait pas s’il était dans l’auditoire d’un des cours de Wiener ou s’il se promenait dans les salles d’exposition qui mettaient en scène les nouvelles machines cybernétiques. Cependant, la théorie de l’information et la cybernétique a laissé des traces dans les fiches de lecture de Foucault. Au milieu de fiches à propos de Husserl, Binswanger et d’autres s’en trouvent en effet quelques-unes sur la théorie de l’information et la cybernétique. Elles sont compilées dans six dossiers qui portent les titres suivants : Cybernétique, Cybernétique et les machines, EEG et Cybernétique, Cybernétique et neurologie, L’Information et La Perception et l’information. La datation approximative de ces documents nous permet d’établir un intervalle de temps compris entre 1948 et 1963, la majorité des textes que Foucault a relevé ayant été publiés entre les années 1948 et 1953 7. À la lecture de ces fiches apparaît d’emblée un aspect saillant de la réception par Foucault de ces théories. Nous savons qu’il lit ces textes sur la cybernétique peu après leur publication, ce qui confère à sa curiosité un caractère particulièrement actuel, mais Foucault ne saisit pas ce champ dans la dimension de sa constitution historique en relation avec d’autres disciplines mais se contente de noter les dernières nouveautés concernant la théorie de l’information et la cybernétique. On y trouve par exemple des fiches de lecture sur le Maze Solving Machine de Claude E. Shannon, une machine d’apprentissage avec une mémoire et une logique de commande composée de 110 relais. Foucault n’a pas seulement extrait le texte mais en a également dessiné le dispositif expérimental. En 1953, il produit une fiche de lecture de huit pages du texte « The Limiting information capacity of neuronal links8 » par Donald MacKay et Warren McCulloch, publié en 1952. Ce texte propose des conclusions relatives au fonctionnement du système nerveux central sur la base des modèles de théorie de l’information. Les fiches de lecture de Foucault archivent également le texte de Warren McCulloch et Walter Pitts intitulé « How we know universals ; the perception of auditory and visual forms » de 1947 ainsi que leur article « A logical calculus of the ideas immanent in nervous activity9 » paru dans le Bulletin of mathematical biophysics de 1943. Ces recherches sont d’une grande actualité pour l’époque, et elles sont également à l’origine de ce qui est aujourd’hui plus familièrement connu sous les termes de réseaux neuronaux ou de « pattern recognition ».

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologiepsychologie expérimentale typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologie espaces savantslieulaboratoire espaces savantslieuécoleL’intérêt permanent de Foucault pour la recherche scientifique contemporaine n’est pas sans rapport avec son environnement académique car, au moment où la cybernétique commençait son tour du monde à travers les revues scientifiques et les congrès internationaux, Foucault travaillait déjà dans une discipline au sein de laquelle les nouveaux concepts de la cybernétique et de la théorie de l’information étaient vivement discutés10. Au début des années 1950, Foucault témoigne de son grand intérêt pour la psychologie : après avoir obtenu sa licence de psychologie en 1949, il est répétiteur de psychologie à l’École normale supérieure, puis assistant de psychologie à l’université de Lille à partir de 1952. En outre, il commence un stage au laboratoire d’électro-encéphalographie de l’hôpital Sainte-Anne dès 1951 et passera son diplôme de psychopathologie, puis de psychologie expérimentale11. Ici, Foucault a non seulement appris à mesurer les ondes des cerveaux et à interpréter les anomalies dans les diagnostics de liaisons cérébrales, mais il touche aussi de près à la recherche cybernétique et aux théories de l’information qui émergent12. Il baigne donc dans les débats sur les nouveaux modèles cybernétiques particulièrement virulents au sein de la psychologie expérimentale, car les méthodes employées offrent à la cybernétique la possibilité de poursuivre ses jeux d’analogie entre les circuits logiques et le cerveau humain via notamment des données récoltées par la technique de l’électro-encéphalographie13.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologiepsychologie expérimentale Foucault se penche plus particulièrement sur l’œuvre de William Grey Walter, qui fut l’un des pionniers de la recherche sur l’EEG en exposant ses tortues robotisées lors de l’exposition de 1952 à Paris. Ainsi, les fiches de lecture de Foucault rendent compte, entre autres, de la notion de mécanisme de « scanning » ainsi que de la thèse largement répandue à l’époque d’une analogie entre la télévision et le balayage cérébral14. Le « scanning » est une forme du « pattern recognition » qui explique le traitement de l’information dans les machines de Grey Walter. Le livre de Grey Walter, The Living Brain, que Foucault a pu lire, n’explique pas seulement le fonctionnement technique des EEGs mais plus encore, tente de comprendre le fondement de la connaissance, soit de l’humain et de la machine, comme une reconnaissance des « patterns » ou comme « […] any sequence of events in time, or any set of comparable objects in space, distinguishable from or comparable with another sequence or set. »15 On comprend dès lors que Foucault ne s’intéresse pas seulement à la cybernétique et la théorie de l’information d’un point de vue abstrait, avec certains auteurs comme Grey Walter, il se passionne pour une véritable pratique qui cherche à enregistrer différents « pattern » c’est-à-dire des séries d’événements obéissant à un code dans un flux de signaux.The Living Brain est également la seule référence, à part Cybernetics de Norbert Wieners, qui est mentionnée explicitement par Foucault dans son texte La Psychologie de 1850 à 1950 16. Ce texte propose un aperçu de l’histoire de la psychologie. Pour Foucault, la cybernétique, contrairement aux « efforts les plus récents de la psychologie », n’essaie pas « de prouver sa possibilité par son existence » ou même de « justifier ses contradictions17 » :

Sa positivité semble l’éloigner de toute spéculation, et si elle prend pour objet la conduite humaine, c’est pour y retrouver tout ensemble le fait neurologique des circuits en feed-back, les phénomènes physiques de l’autorégulation et la théorie statistique de l’information. Mais en découvrant dans les réactions humaines les processus mêmes des servomécanismes, la cybernétique ne revient pas à un déterminisme classique : sous la structure formelle des estimations statistiques, elle laisse place aux ambiguïtés des phénomènes psychologiques, et justifie, de son point de vue, les formes toujours approchées et toujours équivoques de la connaissance qu’on peut en prendre18.

3typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirshumanismeNotons par ailleurs qu’il ne fait de la cybernétique, ni d’ailleurs de Binswanger, l’« avenir de la psychologie ». Effectivement, aux yeux de Foucault, la cybernétique, tout comme la Daseinanalyse, ne promettent pas de sortir des paradoxes épistémologiques de la psychologie. Dans ce texte assez énigmatique, l’avenir de la psychologie réside pour lui dans l’analyse des conditions de l’existence humaine, et donc dans l’analyse de ce qui serait le plus humain chez l’homme – « son histoire19 ». Ce texte n’indique pas seulement sa connaissance de la cybernétique et de la théorie de l’information, la cybernétique est aussi mise en scène comme un « épistémologiquement Autre » du discours de la psychologie. Ce seront toutefois ses derniers mots sur la cybernétique. Il est vrai, un changement commence à émerger dans les années 1950 qui porte Foucault plus vers la théorie de l’information.

construction des savoirsépistémologiesigne pratiques savantespratique lettréecorrespondance inscription des savoirslivremanuscritDans un manuscrit fragmentaire logé dans le dossier Cyb, on découvre des indications importantes pour caractériser la relation de Foucault avec la cybernétique et la théorie de l’information. On ne sait si ces fragments constituent une part de ses enseignements ou même une part d’une thèse complémentaire à propos de l’« étude sur la psycho-physique du signal et l’interprétation statistique de la perception » que Foucault mentionne dans une lettre à Georges Dumézil 20. Ce fragment en question traite du problème de l’analyse du « champ des événements signalétiques », où se trouve précisément ce « moment intermédiaire » dans lequel le « phénomène énergétique de la physiologie » est relié à un « phénomène psychologique » et acquiert ainsi sa signification21. La théorie de l’information, selon une expression obscure de Foucault, « rend libre le champ des événements signalétiques dans lequel s’accomplit la genèse du signe à la signification »22. Tout au long de ce fragment l’accent est clairement mis sur la théorie de l’information. La cybernétique, selon ces notes, peut fournir des modèles du comportement humain, « [m]ais cela seulement »23. Ce petit texte se demande également comment l’analyse de ce processus pourrait être rendue possible : « le domaine autonome du signal dans lequel s’accomplit la genèse du signe à la signification, comment en faire l’analyse24 ? »

Foucault n’aborde cette question que par rapport à la recherche sur l’EEG, mais il y adjoint déjà ses réflexions philosophiques par des références aux écrits de Descartes, Leibniz et de La Mettrie 25. C’est toutefois par le biais de ses conséquences méthodologiques qu’il appréhende de manière privilégiée la théorie de l’information :

typologie des savoirsobjets d’étudepenséeOr, avec la théorie de l’information, on trouve le moyen de définir d’un coup les processus de la pensée […] et les termes axiomatiques de discontinu et de discernable. […] Ces éléments discontinus et discernables sont justement les signaux […]26.

4Au bout du compte, les thèses soulevées ici par Foucault restent assez sibyllines, les termes techniques utilisés n’étant en outre pas expliqués.

typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l’environnementbiologie pratiques savantespratique artistiquelittératureNéanmoins, ce fragment révèle une autre dimension de la réception de la théorie de l’information par Foucault que la comparaison avec le manuscrit d’une conférence qu’il donne en Tunisie permet de dessiner. Afin de développer l’analyse de la signification du signe dans l’événement signalétique, Foucault propose, en 1953, de considérer, dans un premier temps, le signal indépendamment de son « support énergétique ». Alors que l’événement neurologique est un événement énergétique, selon Foucault, l’événement signalétique est quant à lui un événement informationnel. Il reprend cette idée de différence entre événement énergétique et événement informationnel dans un manuscrit qui a été très probablement écrit pour préparer sa conférence L’Analyse littéraire et le structuralisme prononcée le 4 février 1967, dans le club Tahar Haddad à Tunis 27. Foucault y évoque à nouveau la différence entre les analyses portant sur les phénomènes d’information et celles portant sur les phénomènes d’énergie. Depuis un certain temps, écrit-il, la biologie ne s’intéresse pas seulement aux processus énergétiques mais aussi à un certain nombre de phénomènes à travers le prisme de l’information28. Mais dans le club Tahar Haddad, il va plus loin que dans son fragment écrit. Cette différence entre l’information et l’énergie se manifeste désormais, selon lui, dans le domaine des « sciences humaines ». Celles-ci devraient analyser, par analogie avec la double dimension d’appréhension des objets de la biologie, ses objets à « deux niveaux » : au niveau économique et au niveau du document, à l’aide d’une nouvelle méthode qu’il nomme la « deixologie29 ». C’est l’analyse de ce niveau deixologique, l’analyse de la masse documentaire, que Foucault formule méthodologiquement lors de son séjour en Tunisie.

Cette note fragmentaire montrerait-elle que, dès 1953, Foucault aurait aperçu un véritable potentiel d’ordre méthodologique dans la théorie de l’information ? Rien ne permet de le dire, mais, si tel est le cas, il ne développe cette potentialité que dans les années 1960.

Les fiches de lectures sur l’information des années 1960

5matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfiche typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologieLorsque Foucault revient d’Uppsala à Paris, en 1961, il constitue le dossier qu’il nomme « L’Information ». Les fiches qui composent ce dossier ont probablement déjà été écrites dans les années 195030. Néanmoins cette sélection est assez étonnante, car contrairement à ses fiches de lecture des années 1950, elles font beaucoup plus souvent référence aux aspects techniques généraux de la théorie de l’information. Elles enregistrent, par exemple, l’utilisation du terme « communication » en psychologie sociale ou encore les discussions philosophiques sur la théorie de l’information de Raymond Ruyer 31.

La plupart des fiches de Foucault des années 1960 ont été rédigées d’après divers textes tirés de l’anthologie La Cybernétique. Théorie du signal et de l’information 32 de 1951 publiée sous la direction de Louis de Broglie. Dans ses fiches, Foucault accorde une attention particulière aux articles qui traitent des définitions théoriques du « message », du « code » et du « signal » dans la théorie de l’information. Quatre fiches de lecture du dossier L’Information sont consacrées à la différence entre signal et message. Parmi elles, relevons la fiche Le Message et ses probabilités. Elle a été écrite en se basant sur Cybernetics de Norbert Wiener, que Foucault a lu, rappelons-le, pour la première fois vers 1950. Sur la fiche, il est noté un passage de la préface de Cybernetics, dans lequel Wiener définit la notion de « message » comme « time-series ».

« Le message est une série continue ou discontinue d’événements mesurables distribués dans le temps. » (Ce que les statisticiens appellent une time-series.)33

6pratiques savantespratique discursivediscoursCette définition se retrouve dans les fiches de lecture rédigées par Foucault dès 1953. Elle apparaît aussi à plusieurs reprises dans quelques fiches portant sur la théorie de l’information et de la cybernétique. On peut imaginer que Foucault s’intéresse à ces notions de time-series et patterns en ce sens où elles signifient que l’interprétation d’une pratique discursive ne doit pas chercher à interroger le sens secret du texte ou ses expressions visibles de rationalité, mais uniquement l’aborder en tant qu’une série d’événements dont il faut établir la loi de leur combinaison.

construction des savoirsépistémologiemodèle typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophiethéorie de la connaissance pratiques savantespratique discursiveconférenceMais la fiche la plus longue de L’Information (seize feuillets) est consacrée à l’allocution de Donald MacKay intitulée In Search of Basic Symbols 34 et prononcée lors de la huitième conférence Macy en 1951 à New York. Les fiches relatives à ce texte de MacKay furent écrites en 1953 et enregistrent le glossaire de la conférence au cours de laquelle les termes de la théorie de l’information centrale furent définis. Cette fiche présente les caractéristiques de base de la « théorie de l’information générale » de MacKay. Foucault note que cette théorie part du principe que la connaissance peut être représentée par « ce que nous savons par le moyen d’images, de propositions logiques, de modèles symboliques35 ». Faisant référence au fait que pour MacKay les différences entre deux représentations sont en quelque sorte des différences de connaissance, Foucault écrit :

La théorie générale de l’information pose la probabilité générale de mesurer les changements du savoir. Il se pose sur le fait que nous pouvons « représenter » ce que nous savons par le moyen d’images, de propositions logiques, de modèles symboliques36.

7Ces représentations, à leur tour, sont « ce qui permet logiquement au destinataire de faire ou d’ajouter à une représentation de ce qui est le cas, ou de ce qui est supposé ou affirmé comme étant le cas37 ». Alors que dans les autres textes du dossier, les concepts de la théorie de l’information sont toujours liés à des problèmes techniques concrets, les notions issues de MacKay sont généralisées à d’autres domaines. Pas seulement donc celui des signaux mais aussi à toutes formes de représentations, représentations qui sont traitées comme des informations. Ce que l’on peut voir dans cette lecture de Foucault est un véritable souci du transfert des concepts de la théorie de l’information à l’image de ce que ce théoricien comme d’autres promeuvent. Ceci ne signifie nullement que Foucault entretient une relation mimétique avec des auteurs comme MacKay (ou même W. Grey Walter), mais, néanmoins, la sélection de ces textes par Foucault témoigne de sa préoccupation à ce moment-là d’universalisation des concepts de la théorie de l’information.

Dès 1966, il situe ses propres observations historiographiques dans le contexte d’une « culture non-dialectique » dont les parties essentielles comprennent aux côtés de la logique, du formalisme et de la linguistique, aussi la « théorie de l’information ». En 1969, il plaidera à nouveau explicitement pour une intégration des concepts de la théorie de l’information dans les sciences humaines et sociales. Sur la base des concepts de la théorie de l’information, il défend l’idée que les groupes sociaux ne doivent plus être étudiés en fonction de leur « mentalité » ou de leur Zeitgeist, mais plutôt comme un « collectif » ou comme un ensemble formé par « les codes qui sont effectivement utilisés et la fréquence et la structure des messages qui sont envoyés »38. La théorie de l’information se trouve en opposition à l’histoire des mentalités et à la Geistesgeschichte, et remarquons que L’archéologie du savoir cherche justement à s’affranchir de ces deux thèmes39.

Mais la réception de la théorie de l’information par Foucault apparaît encore plus clairement dans le texte Message ou bruit ?. Ici, la clinique est décrite comme un traitement d’informations. Elle devient le lieu où les étudiants en médecine apprennent un code qui leur permet de filtrer un « message » à partir du « bruit » des organes40. Ce bruit est décrit par Foucault d’une façon très proche de ce qui est défini par Grey Walter comme un « pattern »:

En fait, pour qu’il y ait « message », il faut :
- qu’il y ait d’abord du bruit […]
- que ce bruit soit « constitué par » ou du moins « porteur de » divers éléments qui en constituent le sens
- enfin, que ces éléments se présente liés les uns aux autres selon certaines régularités41.

8typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine inscription des savoirscodage de l’informationcodeÀ partir de cette définition du bruit, Foucault décrit comment l’expérience clinique isole un certain nombre de traits qui permettent de définir les éléments qui pourraient faire partie d’un « message pathologique ». Cette opération est possible grâce à la constitution d’un code créé selon lui vers 1800 au sein de la médecine occidentale « en tant que corpus de connaissances ainsi qu’en tant qu’institution »42.

Toujours dans ce texte, les transformations de ce code sont désormais tenues pour responsables des changements des connaissances médicales.

- quand ce sont les règles de substitution qui changent, on dit que les « connaissances médicales » progressent ;
- quand ce sont les principes d’individualisation des éléments du message, on dit que les « méthodes d’observation » se sont perfectionnées ;
- quand on se met à définir des éléments de message, là où on n’entendait que du bruit, c’est que la médecine s’est adjointe de nouveaux domaines43.

9typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecineLe texte se poursuit en présentant l’histoire de la médecine comme une histoire du traitement de l’information. Freud, par exemple, a traité des énoncés de malades qui n’étaient auparavant que des « bruits » comme des « messages » grâce à un nouveau « code ». Les développements dans l’histoire de la médecine sont ainsi liés à ce nouveau « code » modifiable :

Peut-être aussi fera-t-on un nouveau gain, mais grâce à un nouveau code, etc. Puisque la maladie n’a rien à dire, il n’y a pas de raison qu’un seul code arrive à ‘informer’ tout ce bruit. Cette première opération théorique est faire – et a été faire depuis le début du XIXe siècle – par toute la médecine, prise comme corpus de savoir et comme institution44.

10Les étudiants en médecine apprennent ce code à l’université de même qu’en clinique45. Foucault termine son texte en se demandant « si la théorie de la pratique médicale ne pourrait pas être repensée dans les termes qui ne sont plus ceux du positivisme, mais dans ceux qui élaborent actuellement des pratiques comme l’analyse des langues ou les traitements de l’information » 46.

Déjà, dans ses notes fragmentaires de 1953 il s’interrogeait sur le sens et les signes à travers la théorie de l’information, théorie qui au même moment était considérée comme une nouvelle possibilité méthodologique, un nouveau « moyen pour définir les processus de la pensée » dans le « champ signalétique ». Treize ans après, elle semble n’avoir rien perdu de cette potentialité méthodologique entrevue, mais devient désormais le moyen de décrire les divers traitements d’informations pratiqués par la médecine. Il s’agit pourtant de deux objets complètement différents. Lorsque dans sa note fragmentaire, Foucault parle du « champ signalétique », il fait référence au traitement du signal du cerveau humain rendu visible par l’EEG. Tandis que lorsqu’il parle de l’histoire de la médecine, ce ne sont pas tant les signaux qui sont visés, mais plutôt la masse documentaire dans laquelle les séries du discours doivent être définies. La transmission des termes de la théorie de l’information reste donc abstraite, mais renvoie néanmoins à un événement technologique et scientifique au sein duquel, Foucault en 1966, année de la publication de Les mots et les choses, voit une telle contemporanéité, une telle gravité, qu’il entreprend une révision de l’histoire de la médecine sur sa base.

Conclusion

11typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences de l’information et de la communication construction des savoirsépistémologietechnologie pratiques savantespratique lettréelecture matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionficheCette analyse encore parcellaire montre toutefois la nécessité de prendre en compte les fiches de lecture de Foucault afin de réviser ou d’approfondir les (rares) travaux se penchant sur la réception de la théorie de l’information par Foucault. D’une part, ses lectures sur la cybernétique démontrent un engagement bien plus poussé dans le domaine de la science qu’on ne le soupçonnait auparavant. En tant qu’assistant à l’université de Lille, Foucault était certes un familier de la littérature de recherche scientifique contemporaine. Mais surtout, comme il a pu le mentionner dans une lettre adressée à Dumézil, il envisageait aussi une thèse complémentaire sur la « psycho-physique du signal ». Ses fiches de lecture montrent de plus que cette réception de la cybernétique et de la théorie de l’information qui avait commencé au tout début les années 1950 ne se limitait pas aux travaux de Wiener. La note fragmentaire de Foucault montre une attention continue à la question de la différenciation de l’information et de l’énergie, différenciation que l’on retrouve lors de sa conférence au club Tahar Haddad dans laquelle il établit un lien entre la déixologie et la théorie de l’information lui faisant envisager la déixologie comme une sorte de pendant humano-scientifique de la théorie de l’information. Entre 1950 et 1966, Foucault a vu dans la théorie de l’information un potentiel méthodologique, d’abord pour rendre saisissables les processus de pensée puis, en 1966, pour permettre une révision de l’histoire de la médecine. En outre, les fiches montrent que même dans les années 1960 Foucault avait déjà rassemblé des fiches de lectures sur la théorie de l’information sous la forme de divers dossiers. Il continua à y inclure non seulement des textes sur la technologie d’information, mais aussi des travaux comme ceux de MacKay, qui abordent des questions épistémologiques sur la base de concepts de la théorie de l’information. En même temps, ces fiches des années 1960 montrent une convergence dans les écrits de Foucault entre le concept de « pattern » de Grey Walter, le concept de « time-series »que l’on retrouve dans ses fiches sur Norbert Wiener et sa description des opérations médicales affrontées dans son texte Message ou bruit ? comme un traitement d’information.

12Sûrement faudrait-il se pencher plus précisément sur cette réception de la cybernétique et de la théorie de l’information au sein de l’épistémologie française afin de contextualiser la propre réception de Foucault dans ce champ. Il faudrait également examiner les auteurs qui ont critiqué la cybernétique et la théorie de l’information, et qui ont publié au sein de ce que nous pourrions appeler « l’environnement élargi » de Foucault, comme Lucien Febvre ou Raymond Ruyer. Afin d’approfondir la question, des pistes peuvent être dégagées à travers un certain nombre de questions : est-il possible d’établir des rapprochements entre l’archéologie foucaldienne et la théorie de l’information ? Des rapports de subordination ou de complémentarité ne peuvent-ils pas être établis d’une positivité à l’autre, afin d’identifier « la loi de leurs communications47 ».

Notes
1.

Vogl, 2004.

2.

Geoghegan, 2011; Liu, 2010; Lafontaine, 2004; Hui, 2015.

3.

Dotzler, 2008; Kittler, 2002.

4.

BnF, NAF 28730, boîte n° 36, 38, 42b et 44b.

5.

Foucault, 1994 (1977), p. 338.

6.

Mindell et al., 2003, p. 75 ; Dubarle, 1948 ; Johnson, 2015, p. 62 ; Segal, 2003, p. 293.

7.

BnF, NAF 28730, boîte n° 36, 38, 42b et 44b.

8.

Mcculloch et Mackay, 1952 ; BnF, NAF 28730, boîte n° 44b, p. 573–576 ; http://eman-archives.org/Foucault-fiches/items/show/8362

9.

Mcculloch et Pitts, 1947.

10.

Mindell et al., 2003, p. 75.

11.

Eribon, 1989; Sabot, 2015.

12.

Sabot, 2016.

13.

Pickering, 2010; Schmidgen, 2020.

14.

Pickering, 2010.

15.

Grey Walter, 1953.

16.

Foucault, 1994 (1957).

17.

Ibid., p. 135.

18.

Ibid., p. 136.

19.

Ibid., p. 137.

20.

Eribon, 1994, p. 112.

21.

BnF, NAF 28730, boîte n° 42b, p. 375; https://eman-archives.org/Foucault-fiches/items/show/3054

22.

Ibid.

23.

Ibid., p. 380 suites; https://eman-archives.org/Foucault-fiches/items/show/3059

24.

Ibid., p. 375; https://eman-archives.org/Foucault-fiches/items/show/3054

25.

Ibid., p. 383; https://eman-archives.org/Foucault-fiches/items/show/3061

26.

Ibid., p. 385; https://eman-archives.org/Foucault-fiches/items/show/3064

27.

BnF, NAF 28730, boîte n° 54.

28.

Ibid.

29.

Ibid.

30.

BnF, NAF 28730, boîte n° 36.

31.

Ibid ; Ruyer, 1952.

32.

De Broglie, 1951.

33.

BnF, NAF 28730, boîte n° 36, p. 417; https://eman-archives.org/Foucault-fiches/items/show/7539

34.

Mackay, 1951 (2004).

35.

BnF, NAF 28730, boîte n° 36, p. 421-428.

36.

Ibid.

37.

BnF, NAF 28730, boîte n° 36.

38.

Foucault, 1994 (1969), 821.

39.

Foucault, 1996 (1969), 159.

40.

Foucault, 1994 (1966), p. 558.

41.

Ibid., p. 557.

42.

Ibid., p. 559.

43.

Ibid., p. 558.

44.

Ibid., p. 559.

45.

Ibid.

46.

Ibid., p. 560.

47.

Foucault, 1996 (1969), p. 211.

Appendix A Archives Bibliographie

  1. Bibliothèque nationale de France. Fonds Michel Foucault
  2. BNF, NAF 28730, Boîte n° 36, 38, 42b, 44b, 54.
  3. De Broglie, 1951 : Louis De Broglie (éd.), Cybernétique. Théorie du signal et de l’information, Paris, Éditions de la revue d’optique théorique et instrumentale.
  4. Dotzler, 2008 : Bernhard Dotzler, « Foucault, der Diskurs, die Medien », dans Alexander Roesler et Bernard Stiegler (éd.), Philosophie in der Medientheorie. Von Adorno bis Žižek, München, Fink, p. 101-116.
  5. Dubarle, 1948 : Pierre Dubarle, « Vers la machine à gouverner », Le Monde, 28 décembre 1948, p. 47-49.
  6. Eribon, 1989 : Didier Eribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion.
  7. Eribon, 1994 : Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard.
  8. Foucault, 1994 (1957) : Michel Foucault La psychologie de 1850 à 1950, dans Daniel Defert et François Ewald (éd.), Dits et Écrits I, Paris, Gallimard, p. 120-137.
  9. Foucault, 1994 (1969) : Michel Foucault, Linguistique et sciences sociale, dans Daniel Defert et François Ewald (éd.), Dits et Écrits I, Paris, Gallimard, p. 821-841.
  10. Foucault, 1994 (1966) : Michel Foucault, Message ou bruit ? dans Daniel Defert et François Ewald (éd.), Dits et Écrits I, Paris, Gallimard, p. 557-560.
  11. Foucault, 1994 (1977) : Michel Foucault, Enfermement, psychiatrie, prison, dans Daniel Defert et François Ewald (éd.), Dits et Écrits III, Paris, Gallimard, p. 332-360.
  12. Foucault, 1996 (1969) : Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard.
  13. Grey Walter, 1953 : William Grey Walter, The Living Brain, New York, Norton.
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  15. Kittler, 2002 : Wolf Kittler, « Thermodynamik und Guerilla. Zur Methode von Michel Foucaults Archäologie des Wissens », Trajekte, 4, p. 16-22.
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