Alexandre Koebel

Figure 1 – Kha du Laos. Extrait de Cupet, . Paris :
          Ernest Leroux, 1900, p. 337 (coll. BNU)
Figure 1. Figure 1 – Kha du Laos. Extrait de Cupet, Mission Pavie : Indo-Chine 1879-1895. Paris : Ernest Leroux, 1900, p. 337 (coll. BNU)

1espaces savantscirculationexploration construction des savoirspolitique des savoirscolonialismeL’Indochine française est composée de cinq pays : le Laos, le Cambodge et les trois régions vietnamiennes, le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine. Occupée par la France dès 1859 avec la prise de Saigon, la colonie s’agrandit grâce à l’instauration des protectorats sur le Cambodge dès 1863, puis sur l’ensemble du Vietnam en 1884, et enfin par l’incorporation du Laos en 1893. L’Indochine se caractérise donc comme un territoire disparate, constitué par un conglomérat d’États présentant peu de liens entre eux. Mais ce qui frappe surtout les visiteurs, les colons, les explorateurs et les missionnaires, c’est la forte disparité du territoire indochinois, tant sur le plan physique qu’humain. Ainsi l’Indochine se présente comme une terre de contrastes : contraste géographique tout d’abord avec une étroite plaine côtière intensément mise en valeur, les hauts plateaux centraux et le Truong-Son (Cordillère annamitique) – dernier contrefort himalayen qui s’adoucit vers la cuvette du Cambodge et plonge de façon abrupte sur l’étroite bande côtière vietnamienne –, qui se définissent comme insalubres, domaines de la forêt tropicale ; contraste de peuplement, avec les territoires historiques du Vietnam densément peuplés, notamment les deltas du Fleuve Rouge et du Mékong, face aux hautes terres centrales presque vides d’habitants ; contraste ethnique : aux plaines, peuplées de populations homogènes tels les Vietnamiens ou les Khmers dans la cuvette du Mékong, s’opposent les hauts plateaux et les massifs montagneux qui comprennent une multitude d’ethnies, dont certaines ne sont constituées que de quelques centaines d’individus, parlant différentes langues souvent éloignées les unes des autres. Ces peuples se rattachent à deux grandes familles linguistiques : la famille austro-asiatique ou môn-khmère à l’instar des Bahnars, cohabitant avec la famille austronésienne d’origine indonésienne comme les Jarais1.

2pratiques savantespratique discursiveoralité inscription des savoirsécriture espaces savantsterritoireempireRelevons en outre le contraste politique : les Vietnamiens, profondément sinisés, ont organisé un empire sur le modèle chinois, alors que les Cambodgiens ont développé un vieux royaume d’influence indienne, tandis que les Laotiens, de leur côté, conservent deux royautés tributaires du Siam. Ces vieux États s’opposent encore une fois aux populations des hauts plateaux ou hautes terres, appelées Montagnards, qui n’ont développé aucune structure étatique et vivent selon le mode tribal. Enfin, et c’est le plus important pour nous, il y a un contraste au niveau de la connaissance de l’écriture : si les Vietnamiens, les Khmers et les Laotiens maîtrisent l’écrit, ce qui signifie qu’ils conservent des annales et des archives, en revanche les peuples du centre de l’Indochine ignorent totalement son usage. Ils ont donc développé, par compensation, une riche tradition orale. Cette culture orale est recueillie dès l’époque coloniale par les missionnaires catholiques et les explorateurs français. C’est à partir de textes et de témoignages de l’époque que nous allons présenter la « bibliothèque » des Montagnards. Pour simplifier la démonstration, nous ne travaillerons que sur quelques ethnies : les Bahnars, les Jarais et les Rhadés.

3espaces savantsterritoiremontagne acteurs de savoirmodes d’interactionretraitMais tout d’abord, il faut préciser que ces populations des hauts plateaux indochinois ne vivent pas isolées de leurs voisins. Elles sont entrées très tôt en rapport avec leurs voisins vietnamiens et khmers. Ceux-ci, plus évolués, ont considéré ces habitants comme des primitifs. Ainsi les Vietnamiens les désignent sous le terme péjoratif de Moi qui se traduit par « sauvage », mot qui sera très souvent repris par les auteurs français de l’époque coloniale. Les Khmers les nomment Phnong et les Laos Kha, vocables signifiant la même chose. En revanche, nous opterons pour l’expression de « Montagnards » plutôt que pour celle de « minorités ethniques », terminologie trop connotée politiquement car utilisée par les États vietnamiens et cambodgiens. Mais c’est surtout la crainte qu’inspiraient ces peuples aux Viets des plaines qui se méfiaient de leur magie supposée, de leur mode de vie souvent nomade à l’ombre des forêts et de leur supposée violence2, qu’il faut retenir. La cohabitation entre villageois vietnamiens des marges de l’empire et les Montagnards était souvent difficile. Parfois, des marchands vietnamiens sans scrupules brutalisaient ces populations. En contrepartie, certains groupes de Moi se vengeaient en razziant les villages vietnamiens proches de leur territoire et en emmenant de nombreux captifs avec eux pour les réduire en esclavage. En un mot, pour les Vietnamiens, ce sont des barbares. De plus, le côté « repoussoir » de ces populations est accentué par la peur qu’inspire la montagne aux Vietnamiens. Peuple des plaines et des deltas, il leur répugne de vivre en altitude. D’après les traditions orales du Vietnam, le massif montagneux est le refuge des mauvais esprits, ces derniers se manifestant par les maladies telles que la fièvre des bois. En outre, ces zones d’altitude ne sont-elles pas le domaine du tigre, à la fois redouté et vénéré, que les Vietnamiens nomment par respect ông cop (« Monsieur Tigre ») ?

4espaces savantscirculationmission matérialité des savoirssupportsupport de communicationcollection scientifiqueSi les Vietnamiens ne s’aventuraient guère au coeur des hauts plateaux, ce ne fut pas le cas des Français. Les premiers d’entre eux à entrer en contact avec les Montagnards sont les missionnaires catholiques de la Société des missions étrangères de Paris. Fuyant les persécutions antichrétiennes orchestrées par les empereurs vietnamiens Thieu Tri et Tu Duc, le père Pierre Dourisboure fonde en 1852, dans les hauts plateaux centraux, Kontum ou la Mission des Bahnars, dans le but d’évangéliser le peuple bahnar. Ces ecclésiastiques doivent faire preuve de respect pour les croyances populaires tout en manifestant une forte capacité d’adaptation à leur nouvel environnement culturel. Ils vont donc s’acculturer en partie à l’élément bahnar, en adoptant leur langue et en s’ouvrant aux subtilités des coutumes des Montagnards dans le but de gagner les coeurs à l’Évangile. C’est pourquoi, en véritables ethnologues, les missionnaires vont collecter des informations sur les traditions orales, notamment les légendes, de ces populations afin de mieux les comprendre et de cerner leurs croyances3.

5pratiques savantespratique intellectuellemémorisation construction des savoirslangage et savoirsgenreproverbeLes Bahnars et leurs voisins possèdent une panoplie variée de proverbes et de sentences qui règlementent la vie quotidienne, que les missionnaires comparent, non sans malice, aux Proverbes de la Bible. Leurs thématiques sont toujours les mêmes : des éléments naturels, des animaux, la référence à la récolte. Mais la culture orale des Montagnards leur demande un effort considérable de mémorisation car la transmission de ces adages se fait d’une génération à l’autre. Le père Jacques Dournes note avec raison que pour ces « peuples analphabètes, la Tradition entendue et la parole qui la reproduit ont une valeur d’argument correspondant à celle des imprimés chez ceux qui lisent »4. Citons deux maximes bien emblématiques : « Ne forge pas la faucille avant l’époque de la moisson » (À chaque jour suffit sa peine) ; « L’éléphant s’esquive par la droite, le rhinocéros par la gauche » (il faut reconnaître les manières d’un chacun pour savoir le prendre).

6pratiques savantespratique rituellecérémonieCe qui frappe le plus l’esprit des pères est l’importance que les Bahnars accordent aux serments oraux et, surtout, au respect de la parole qui s’ensuit. Le père Émile Kemlin décrit parfaitement le fonctionnement du contrat d’alliance. Il s’agit d’un contrat oral contracté entre deux individus dans le but de sceller une amitié, d’éviter tout conflit. Le voyageur de passage, qui, en général, bute sur la méfiance exacerbée, voire l’hostilité, des villageois contre tout ce qui vient de l’extérieur, a intérêt à engager ce genre d’alliance. En devenant ami avec un villageois, il entre dans sa famille et obtient des avantages tels qu’une portion de riz et une natte pour se coucher. Ces contrats d’alliance, véritables piliers de la tradition orale des Montagnards, sont accompagnés lors de la cérémonie par un poulet et une jarre de vin. Cette célébration confirme l’acte auquel les deux contractants doivent se soumettre. Puis les deux nouveaux amis récitent la formule ancestrale suivante, transmise de génération en génération :

7« Acceptez que tous deux offrions du vin et une poule pour nous appeler . Que les esprits des monts nous conservent ! Que les esprits des fleuves nous gardent en bonne santé ! Que nous atteignions la longévité ! […] Venez, esprits, buvez et mangez les premiers ce vin et ce foie de poule ; nous boirons après »5.

8construction des savoirstraditionreligionchristianismecatholicisme construction des savoirstraditionreligionCes serments mi-religieux sont suivis par une beuverie qui scelle officiellement l’alliance. Ces usages répétés de l’alcool choquent les missionnaires qui, au nom de la morale chrétienne, tentent d’en interdire l’usage aux Bahnars convertis au catholicisme. À un niveau supérieur, on trouve l’alliance avec le sang, contrat plus fort, qui se met en place uniquement si on suspecte le futur ami ou allié d’une probable trahison. On vide un poulet de son sang que l’on recueille dans un bol. Celui qui préside la cérémonie s’entaille alors l’index et laisse couler son sang dans ledit bol. Après avoir ajouté d’autres élixirs et procédé à plusieurs formules, on donne à boire au futur allié son contenu. L’alliance du sang suppose que l’amitié nouée est indéfectible et qu’elle impose une entraide sans faille si l’un des alliés doit être attaqué par un quelconque ennemi. Afin de faire cesser leurs incursions belliqueuses à Kontum, le père Jean-Baptiste Guerlach contracta le serment du sang avec les Sedangs, population voisine des Bahnars en 1887 6. Dès lors, les Sedangs, respectant la parole liée au contrat, s’allièrent avec les Bahnars et les missionnaires formèrent une Confédération des Bahnars-Sedangs, prémices d’un État dans la région. Mais malheur à celui qui briserait ce serment ou se singulariserait par un comportement irrespectueux lors de la cérémonie. Les explorateurs Prosper Odend’hal et Henri Maître le payèrent très cher : le premier fut assassiné en 1904 par des Jarais – dont la réputation de farouches guerriers dépassait largement la région des hauts plateaux –, qui n’auraient pas apprécié les gestes déplacés et l’attitude de l’explorateur. Quant au second, il fut tragiquement tué en 1914 par un groupe rebelle de Montagnards qui refusaient le dialogue.

9construction des savoirstraditionmythologieCes serments importants se retrouvent en fait dans le « Code des Bahnars », sorte de code pénal oral où les légendes se mêlent à un droit coutumier rigoureux. La justice est symbolisée par l’oiseau, animal vierge de tout mensonge et d’une honnêteté irréprochable. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un animal s’anthropomorphise : les Montagnards ne distinguent pas l’âme humaine de celle des animaux. Elle est mise sur un même pied d’égalité, au grand dam des missionnaires qui luttèrent violemment contre cette croyance. Pourtant, l’oiseau dans la mythologie des peuples du Sud indochinois représente le conseiller, l’aide providentielle dans une situation malheureuse ou celle qui informe et guide ceux qui se sont égarés dans leur vie. De multiples chants glorifient cet animal et le rendent populaire auprès des jeunes générations. Le plus connu et le plus respecté des oiseaux, celui que les légendes louent pour ses qualités de justicier, est le börling ou l’oiseau-juge. De nombreux récits accompagnent ses exploits :

10« Autrefois Loe était un grand endetté ; le matin il payait une dette, le soir il en remboursait une autre ; il n’avait jamais fini d’avoir des dettes. Alors qu’il allait justement s’acquitter envers un créancier, il rencontra l’oiseau börling qui lui tint ce langage : « Ô mon pauvre Loe, tu es bien fatigué de rembourser sans cesse ce que tu dois ; les hommes ne savent donc pas rendre la justice que les dettes retombent toujours sur toi ! Que celui qui a tué paie les buffles ; que l’empoisonneur donne six buffles […]. Ainsi le börling enseigna au début »7.

11À la fin du conte, l’oiseau-juge devient silencieux, suite au Déluge que nous étudierons plus loin, et transmet son savoir à des hommes qui rendent la justice selon ses préceptes. Le börling n’est en fait qu’un transmetteur de progrès, un initiateur à la justice.

12inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationlégendeUne autre légende, où un animal bienfaiteur guide l’Homme vers le progrès, est celle du lapin de garenne. Vivant parmi les herbacés, le lapin a transmis aux Montagnards les remèdes médicaux des plantes. Là aussi, une fois sa science inculquée aux hommes, le lapin de garenne perd la parole et se mure dans le silence, laissant le soin aux humains de se transmettre de génération en génération cette découverte.

13pratiques savantespratique rituellesacrifice acteurs de savoiracteur non humainanimalLe buffle, animal de compagnie et surtout outil de travail pour les rizières, est vénéré comme un dieu par les populations des hauts plateaux. Bête utilisée pour les sacrifices religieux, le buffle est surtout regardé comme un homme dans les légendes et les récits de ces peuples. Il est le personnage familier des villageois, mais également le héros de nombreuses histoires. Lors de son sacrifice, on partage sa viande et on la consomme en communion. Son sang symbolise l’alliance sacrée des hommes avec les esprits.

14Cette perception du sacré dans toute chose, dans tout élément naturel et espèce vivante, nous fait dire que les Montagnards sont extrêmement religieux ; ne voient-ils pas des esprits, les Yang, partout dans la nature autour d’eux ? Contrairement à ce qu’affirmaient les premiers missionnaires dans les années 1850, disant que les Bahnars, païens, vivraient sous l’emprise de « terreurs superstitieuses »8, leurs confrères de la première moitié du 20e siècle modérèrent leur discours en reconnaissant la croyance en un Être suprême, appelé Ndu.Dans le panthéon montagnard, Ndu est un esprit immatériel. C’est lui qui a donné aux hommes la nourriture. Ainsi, selon la légende, c’est lui qui surveille la pousse du riz. Mais la fourberie des hommes l’a rendu colérique et, selon la tradition orale des Montagnards, il a provoqué un déluge. Cette inondation catastrophique serait responsable de la fin de l’harmonie qui régnait entre les hommes, les Yang et les animaux qui parlaient et vivaient de la même manière que les autres espèces vivantes. Alors, nous dit la légende, « l’océan grossit, envahit les terres et ce fut une inondation qui couvrit tout et détruisit tout »9. Les Yang se réfugièrent dans la terre et dans les éléments naturels et les animaux cessèrent de parler. Quant aux hommes, ils disparurent tous sauf un couple. Suite à cette calamité, les Montagnards vénèrent et craignent particulièrement la nature, les astres, le tonnerre, la foudre où s’abritent les esprits. Le père Émile Kemlin affirme qu’une légende bahnare considère que le soleil et la nuit sont des soeurs rivales10. À la nuit de la pleine lune, les hommes se rassemblent pour réciter et chanter les légendes des traditions orales ; c’est une soirée religieuse et propice à la prospérité. Quant au Ciel et à la Terre, ils forment un couple harmonieux. Néanmoins, selon les récits religieux, la Terre est l’essence de la vie, c’est la Mère nourricière qui engendre tout, plantes, animaux, hommes. On lui voue un culte particulier. Enfin, signalons encore les arbres sacrés à l’instar du banian, qui, d’après les contes, est symbole de longévité. Mais plus généralement, la tradition orale enseigne que tout arbre, toute pierre est susceptible d’abriter un génie. C’est alors que le Montagnard, voyant une pierre à forme étrange ou un tronc d’arbre, se tiendra respectueusement à l’écart, sachant que ces éléments abritent un génie. N’y a-t-il pas une similitude flagrante avec les neakta cambodgiens et la multitude de génies qui peuple et hante la campagne vietnamienne ?

15typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnologie espaces savantscirculationexplorationLe deuxième groupe de Français qui entre en contact avec les Montagnards des hauts plateaux du Sud indochinois est constitué d’explorateurs, et ce dès les années 1860. Ces explorations lancées en remontant le Mékong devaient assurer aux Français un débouché commercial éventuel vers le sud de la Chine, soustraire le Laos à l’influence siamoise, leur permettre d’effectuer des fouilles archéologiques dans la forêt cambodgienne et d’intégrer dans l’administration de l’Indochine coloniale la « tache blanche » que formaient encore les hauts plateaux centraux, et ce même au début du 20e siècle. En outre, il était urgent de trouver des zones climatiques plus salubres afin d’y encourager la colonisation et de permettre aux colons et aux fonctionnaires de fuir la touffeur saïgonnaise. Ces missions d’exploration étaient composées d’hommes au profil hétérogène : militaires, médecins, archéologues ou administrateurs coloniaux. À l’instar des missionnaires catholiques, ces explorateurs vont se muer en ethnologues, philologues ou linguistes lors de leur rencontre avec les Montagnards. Mais la comparaison s’arrête là ; si les pères s’intéressent davantage à la spiritualité de ces peuplades et au salut de leurs âmes, les explorateurs en revanche préfèrent axer leurs études sur l’origine ethnique et la sociologie des populations des hauts plateaux. D’où viennent ces Moi ? Cette question taraude les scientifiques qui ne sont, du reste, pas d’accord. Pour les uns, les Montagnards sont des autochtones de l’Indochine d’avant la déferlante mongoloïde en provenance de Chine et l’arrivée des Khmers. Organisés en îlots isolés, ces autochtones auraient des liens très étroits avec les Mélanésiens et les Negritos des Philippines. D’autres estiment qu’ils sont un sous-groupe indonésien, donc également originaires du Pacifique, alors que plusieurs linguistes leur donnent une filiation provenant du sud de la Chine. Pour remédier à ce problème, nombre d’explorateurs vont étudier les langues des ethnies rencontrées sur leur chemin et noter sur un calepin des mots de vocabulaire. On tentera alors d’établir des similitudes avec les groupes voisins. D’aucuns recueilleront les légendes orales ayant trait à l’origine de ces peuples. Mais cette entreprise se révélera décevante car les Montagnards ne connaissent pas l’écriture et sont incapables de situer chronologiquement des événements historiques, à l’instar des Vietnamiens qui consignent leur longue histoire dans des annales, corroborées par les témoignages des voyageurs chinois qui se rendent dans les États indochinois au fil des siècles.

16construction des savoirsépistémologiecroyance acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelLa première mission d’exploration est celle de Doudart de Lagrée qui remonte le Mékong en 1866 11. Elle se révèle décevante, le fleuve n’étant pas navigable au-delà du Cambodge, et ses membres ne collectent aucune information sur les traditions orales des populations du centre de l’Indochine. En revanche, le médecin et explorateur Jules Harmand a plus de chance. En 1877, il devient en effet le premier Européen à franchir le Truong-Son (Cordillère annamitique) qui sépare le Laos du Vietnam. Mais plus préoccupé de mesurer les individus rencontrés et d’analyser la longueur de leur crâne grâce aux instruments anthropométriques, il néglige la culture orale et les traditions ancestrales des habitants du centre du Laos. Il remarque néanmoins que les habitants d’un village sont terrifiés à l’idée de couper un arbre. Leur croyance ancestrale explique qu’il est habité par le génie des eaux qui ne doit en aucun cas être dérangé, sous peine de cataclysme12. Cette tradition orale se manifeste par des prières d’imploration à genoux, mêlées de formules. Plus tard, installé dans le village khâ de Kon-Khèn, Harmand ne comprend pas la signification religieuse du comportement de son hôte : ce dernier prie devant un autel, sans doute celui de ses ancêtres, en récitant une prière que lui dicte un autre villageois. Dans la tradition orale de ce village, l’intrusion à domicile d’un étranger peut en effet susciter la colère des esprits…13

Figure 2 – Guerriers jarais. Extrait de Cupet,
          . Paris :
          Ernest Leroux, 1900, p. 307 (coll. BNU)
Figure 2. Figure 2 – Guerriers jarais. Extrait de Cupet, Mission Pavie : Indo-Chine 1879-1895. Paris : Ernest Leroux, 1900, p. 307 (coll. BNU)
Figure 3 – Marche dans les « Raïs » ou
          défrichements. Extrait de Malglaive et Rivière, . Paris :
          Ernest Leroux, 1900, p. 196 (coll. BNU)
Figure 3. Figure 3 – Marche dans les « Raïs » ou défrichements. Extrait de Malglaive et Rivière, Mission Pavie : Indo-Chine 1879-1895. Paris : Ernest Leroux, 1900, p. 196 (coll. BNU)

17acteurs de savoirstatutmaître pratiques savantespratique rituelleIl faut attendre la mission Pavie, qui se déroule de 1879 à 1895, pour que les Français s’intéressent réellement à l’étude des populations du centre de l’Indochine. Dirigée par Auguste Pavie, consul et explorateur, cette mission est composée d’un équipage scientifique de qualité, encadré par des militaires. Le Laos est exploré, les plateaux du centre du Vietnam sont visités et le capitaine Cupet se rend à la « Mission des Bahnars » à Kontum. Il a l’intention de rencontrer le Sadète 14, sorcier des Jarais, dont l’influence spirituelle est immense sur les hauts plateaux. En réalité, il y a deux Sadètes : celui du Feu, le plus terrible, et celui de l’Eau. Des légendes déformées sont colportées à leur sujet, qui accentuent le mystère de leur personne. De plus, les Montagnards dissuadent les voyageurs de passage de les rencontrer, afin de conserver intacte leur aura mystérieuse. Mais ce qui est intéressant, c’est leur similitude frappante avec le dieu hindou Indra. En effet, le Sadète du Feu possède comme la divinité de l’hindouisme une épée enfermée dans une gaine. La légende affirme que s’il tire la lame de quelques centimètres, le soleil se cache et les hommes, ainsi que les animaux, tombent dans un profond sommeil. Enfin, s’il sort l’épée du fourreau, c’est la fin du monde15. Quant au Sadète de l’Eau, la légende qui l’entoure clame qu’il peut provoquer un déluge qui noierait le monde, grâce à ses fétiches. Ces deux légendes semblent indiquer une origine lointaine des Jarais : ils ont été très certainement à une époque en contact (et fortement influencés par eux) avec des peuples de culture indienne tels les Cambodgiens et les Chams, anciennes peuplades du centre de l’actuel Vietnam. Cependant le capitaine Cupet, à l’instar de l’ensemble des explorateurs, se trompe sur la signification du mot Sadète. Selon le missionnaire Jacques Dournes, les Sadètes désignent le système des pötao qui sont en réalité trois : le maître du feu, le maître de l’eau et le maître de l’air. Il ajoute que « chaque pötao est l’expression d’une partie d’un tout : les trois éléments de la matière, le père, la mère, l’enfant, l’est et l’ouest, le manche, le fourreau, la lame, les éléments de la forge… Chaque pötao détient un trésor, comme le sabre du maître du feu qui est le palladium de son pouvoir »16.

18En fait, les Sadètes pötao ne sont pas vraiment des sorciers, mais ils sont garants d’un système religieux et politique et préservent ainsi l’harmonie de leur peuple. La mauvaise interprétation des explorateurs au sujet de ces puissances est due encore une fois à l’absence d’écriture, à une déformation plus ou moins volontaire de dires par les Jarais eux-mêmes et, surtout, à l’influence des Cambodgiens qui croyaient que les Sadètes pötao étaient des souverains et leur envoyaient des présents pour forger des alliances.

19En poursuivant sa route, le capitaine Cupet tombe sur un lac sacré, au sud de la Mission des Bahnars. La légende locale colporte que cette étendue d’eau n’existait pas autrefois. Sur son emplacement se trouvaient, dit-elle, de nombreux villages qui furent engloutis par la terre, laquelle donna naissance au lac. De plus, la nuit, un éléphant blanc sort de ses profondeurs et on entend au loin un carillon de gongs sans savoir qui les frappe17. L’idée que la terre engloutit ou bien que l’on sort de ses entrailles est très répandue chez les Montagnards. Ils expliqueraient ainsi leur origine. L’explorateur Henri Maître a recueilli une légende des Rhadés sur la naissance de leur peuple :

20« À l’origine du monde », disent-ils, « alors que les autres peuples habitaient depuis toujours la surface de la terre, les Moi vivaient à l’intérieur, où ils étaient très malheureux. Un jour, quelques-uns d’entre eux se décidèrent à aller explorer la surface terrestre et sortirent par un trou qui communiquait avec elle et était appelé Kband Prigne, situé à l’est de Ban-Mé-Thuot (village existant encore). Ils trouvèrent l’aspect du sol merveilleux et résolurent de venir s’y installer. Ils retournèrent appeler ceux qui étaient encore dans l’intérieur de la terre et ceux-ci se mirent en devoir d’émigrer avec tout leur bétail et ustensiles de ménage, mais les jolies femmes moi, coquettes comme en tout lieu, se crurent obligées de se mettre en frais de toilette pour cette occasion et restèrent en arrière. Malheureusement, lorsqu’à leur tour elles voulurent sortir, elles trouvèrent le trou bouché par un buffle à deux têtes qui ne pouvait plus rentrer ni sortir à cause de ses cornes et qui mourut là, laissant le trou fermé à jamais, et les femmes restèrent dans la terre. C’est pour cette raison, ajoutent les Moi, qu’on voit peu de jolies femmes en pays moi » 18.

21typologie des savoirsobjets d’étudeTerreOn retrouve dans cette merveilleuse légende sur l’origine des Montagnards les thèmes déjà étudiés : la terre nourricière (le sol), mais aussi maternelle (les entrailles, les Moi qui vivent à l’intérieur). Le buffle, animal sacré, utile et familier, partage les conditions de la vie souterraine avec les hommes. Il sort en même temps qu’eux, mais bloque les femmes coquettes. On observe encore une fois le rôle de l’animal mythifié : par vanité et par narcissisme, les belles femmes se font piéger par la bête qui les empêche de sortir. Elles sont de facto punies d’avoir succombé à leurs derniers caprices.

Figure 4 – Tombeau Bahnar, région de Kontum.
          Extrait de Cupet, . Paris : Ernest Leroux, 1900, p. 347 (coll.
          BNU)
Figure 4. Figure 4 – Tombeau Bahnar, région de Kontum. Extrait de Cupet, Mission Pavie : Indo-Chine 1879-1895. Paris : Ernest Leroux, 1900, p. 347 (coll. BNU)
Notes
1.

Philipe Papin, Viêt-Nam, parcours d’une nation, Paris, Belin, La Documentation française, 2003, p. 29-35. Nous nous contenterons d’étudier les ethnies du centre de l’Indochine, soit celles situées aux confins du Vietnam central et du Cambodge. Le nord du Vietnam (Tonkin) présente lui aussi un aspect fortement multiethnique. Rappelons qu’officiellement le Vietnam compte 53 ethnies. Le Laos voisin est également multiethnique.

2.

Georges Condominas, Nous avons mangé la forêt, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1982, p. 14

3.

Pierre Dourisboure, Christian Simonet, La mission des grands plateaux, Paris, France-Empire, 1961, p. 55-59

4.

Ibid., p. 116

5.

Émile Kemlin, Les Reungao, rites agraires, songes et alliances, textes réunis et présentés par Pierre Le Roux, Paris, EFEO, 1998, p. 171

6.

J. P. Daughton, An empire divided: religion, republicanism, and the making of French colonialism, 1880-1914, Oxford, New York, Oxford University press, 2006, p. 70

7.

Jacques Dournes, Les populations montagnardes du Sud-Indochinois, Dam Bo, Lyon, Derain, 1950, p. 170-171

8.

Pierre Dourisboure, op. cit., p. 127

9.

Jacques Dournes, op. cit., p. 197

10.

Ibid., p. 202

11.

Jean-Pierre Gomane, L’exploration du Mékong : la mission Ernest Doudart de Lagrée-Francis Garnier, 1866-1868, Paris, L’Harmattan, 1994

12.

Jules Harmand, Explorations coloniales au Laos. Du Mékong aux hauts plateaux, itinéraire au coeur d’une passion française, Paris, Soukha, 2010, p. 189

13.

Ibid., p. 192

14.

Corruption du mot laotien somdet (roi).

15.

Pierre-Paul Cupet, Mission Pavie Indo-Chine 1879-1895 : Géographie et voyages. III, Voyages au Laos et chez les sauvages du sud-est de l’Indo-Chine, Paris, E. Leroux, 1900, p. 300

16.

Mathieu Guérin, Andrew Hardy, Nguyên Văn Chính, Stan Tan Boon Hwee, Des montagnards aux minorités ethniques. Quelle intégration nationale pour les habitants des hautes terres du Viêt Nam et du Cambodge ?, Paris, Bangkok, L’Harmattan, IRASEC, 2003, p. 22-23

17.

Pierre-Paul Cupet, op. cit., p. 322

18.

Henri Maître, Les régions moï du sud indo-chinois. Le plateau du Darlac, Paris, Plon-Nourrit, 1909, p. 36