Philippe Borgeaud

1construction des savoirstraditionmythologie acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinitéDu côté des Mayas Quichés, dans le Popol Vuh, les dieux procèdent à une première création des humains, conçus comme des êtres dont la parole a pour fonction, d’abord, d’adresser aux dieux des louanges : « Que l’homme construit, formé, apparaisse dans la clarté pour nous invoquer, nous vénérer, l’homme moulé en bois clair »1. Mais cette première humanité, ces mannequins doués de parole se révèlent oublieux de leurs créateurs. Au lieu de procéder à la louange des dieux, ce pourquoi ils ont été créés, voici qu’ils manquent d’entendement. Ils ont langage d’homme, se reproduisent comme des hommes, mais ils errent sans but, marchant à quatre pattes. L’Esprit du Ciel décide de les anéantir. « Face à leur auteur, à leur créateur, ils étaient restés muets, impuissants, inutiles. C’est pourquoi ils furent mutilés, anéantis : du Ciel tomba une pluie de feu »… L’humanité définitive ne sera créée que bien plus tard, avec pour ancêtres quatre créatures aux corps de maïs pur (jaune et blanc) (p. 124). » Ils parlèrent, raisonnèrent, regardèrent, entendirent, marchèrent et touchèrent… leur vue portait à l’infini. Ils connurent tout ce qui était sous le ciel. Un regard leur suffisait pour observer, examiner tout ce qui existe, rien ne leur faisait obstacle, ils n’avaient même pas à s’approcher de ce qu’ils regardaient, ils voyaient tout sans bouger. Immense fut leur science… ». Ils rendirent grâce aux dieux qui les avaient créés. Mais cette claire vision, cette omniscience potentielle ne plurent pas aux dieux : « Ce que disent nos créatures n’est pas bien. Voilà qu’ils savent tout, tant ce qui est grand que ce qui est petit… Comment faire maintenant pour qu’ils ne voient que ce qui les entoure, pour qu’ils ne voient qu’une partie de la surface de la terre ? […] Troublons un peu notre œuvre afin de réduire leurs désirs »… (p. 126). L’Esprit du Ciel obscurcit alors le globe de leurs yeux, afin qu’ils ne voient plus désormais que ce qui serait proche d’eux. On leur crée aussi des compagnes, afin qu’ils se reproduisent, et que cesse leur suffisance.

2De ces premiers couples descendent les tribus mayas, dont on rapporte l’origine lointaine et les pérégrinations avant qu’elles ne s’établissent sur leur territoire actuel. Un territoire où elles rencontrent d’autres hommes, des blancs et des noirs, très différents de langue et de visage, mais qui vivent comme des fous (loc. cit., p. 129). Cette rencontre avec le monde des Européens et de leurs esclaves est elle-même précédée par un phénomène de différenciation intra-culturelle. « Nos pères se sont installés dans ce pays, nos pères qui venaient du lieu où naît le Soleil. Ils avaient encore une langue unique, ils n’adoraient pas encore le bois ni la pierre, ils n’avaient pas oublié la parole de Tzakol, Bitol, Esprit du Ciel, Esprit de la Terre ».

3construction des savoirstraditionreligionchristianisme construction des savoirstraditionreligionLa différenciation des langues et des tribus, au sein du peuple originel, s’effectue au cours du voyage qui conduit les Mayas du lieu de leur émergence en direction de leur habitat actuel (cf. p. 131). Cette différenciation linguistique se double d’une transformation religieuse : le culte ne s’adresse plus directement au créateur, dans sa langue, mais à des images de bois et de pierre. Dans ce mythe fortement christianisé, et même babélisé, à l’origine, au lieu d’émergence, les ancêtres des Mayas n’étaient pas des idolâtres, et ils parlaient une seule langue, la langue du dieu créateur. Ils participaient de ce qu’on appellerait, en termes d’apologétique chrétienne, la lumière naturelle.

4espaces savantscirculationconquêteCe mythe d’émergence, de fabrique indéniablement amérindienne, a été réélaboré en plusieurs temps après la conquête. C’est une parole qui reste indienne certes, mais qui réagit à la présence du christianisme. Qui transmet son propre mythe d’origine tout en tenant compte d’une idéologie imposée du dehors, par la conquête, une interprétation d’inspiration non moins mythique.

5espaces savantslieutempleD’autres récits, plus proches de la conquête, confirment cette impression. Lopez de Gomara, compagnon de Cortés, décrit assez précisément les sanctuaires de l’île de Cozumel 2 : il s’agit de temples ressemblant à des tours carrées, larges à leurs bases (c’est à dire pyramidales), avec des marches qui s’élèvent au milieu de chaque côté. Au sommet, il y a une hutte avec un toit de paille. Dans cette hutte, qui ressemble à une « chapelle », ils abritent (les statues de) leurs dieux, ou ils les peignent sur les murs. L’idole principale est creuse, avec une ouverture dans laquelle se glisse le prêtre, qui fait croire que l’idole parle. À la base de la « tour », les Espagnols découvrent l’image d’une croix, sur un mur. En fait il s’agit du dieu de la pluie, dont l’effigie peut en effet quelque peu évoquer celle d’une croix, à qui on vient faire des offrandes en temps de sécheresse. « On ne peut savoir d’où leur vient le culte de la croix, car avant l’arrivée des Espagnols ils n’avaient jamais entendu parler des Évangiles ».

6pratiques savantespratique intellectuelleobservationCe mélange d’observation exacte et de projection imaginaire, du côté européen, annonce ce que va être la réaction amérindienne, elle aussi mêlée d’observation et de projections. La véritable rencontre, qui prend l’allure d’un choc extraordinairement violent, aura lieu avec l’arrivée de Cortés à Mexico (Tenochtitlan, capitale de Moctezuma).

7On peut se faire une idée de ce choc (au niveau de l’histoire des religions) en lisant en particulier le récit de Bernal Diaz 3. On y rencontre les motifs de la royauté sacrée et du cannibalisme rituel, bien sûr, mais aussi la surprenante reconnaissance, par Moctezuma, d’un savoir supérieur détenu par les Espagnols.

8espaces savantslieupalais Bernal Diaz précise (p. 86) qu’on ne pénètre pas dans le palais de Moctezuma sans avoir fait des tours et des détours, car pénétrer directement passerait pour inconvenant. Moctezuma ne doit pas fouler le sol lui-même, mais seulement des tapis. On ne le regarde pas, on ne l’embrasse pas. On s’écarte. « Je me suis laissé dire, ajoute Bernal Diaz, qu’on avait l’habitude de lui accommoder de la chair d’enfant jeune… Mais je sais qu’après que notre capitaine lui eut reproché de sacrifier des Indiens et de manger leur chair, il donna l’ordre que jamais plus nourriture semblable ne lui fût préparée ». Cortés, de son côté, affirme que Moctezuma s’est cru obligé de lui dire qu’il n’était pas un dieu. Cela alors que les Espagnols, eux, avant de rencontrer Moctezuma, sont logés « dans le palais où l’Empereur avait ses oratoires… On nous installait dans ce palais pour que nous soyons près de leurs idoles, puisque nous étions aussi appelés teules (« dieux »). Enfin, disons que c’était pour cette raison ou pour une autre » (Bernal Diaz, p. 85).

9Lors de la visite du temple principal sous la conduite de Moctezuma (Bernal Diaz, pp. 89 sqq.), l’Empereur précède les Espagnols, par crainte d’un outrage. Il est accompagné d’une suite de notables. Après avoir fait la moitié du chemin dans une somptueuse litière, il poursuit à pied, par respect pour ses idoles. Ayant gravi les marches, avec de nombreux papes, il commence par encenser Huichilobos (Huitzilopochtli)… Entre temps les Espagnols sont arrivés sur la Grande Place de Mexico, où ils sont émerveillés par la richesse des marchés et la beauté de ce qu’ils voient. Puis ils tournent le dos à la place et pénètrent dans les cours qui entourent le grand temple, chacune de ces cours, plus vaste que la place de Salamanque, est parfaitement nettoyée (sans un brin de paille, et même sans poussière, est-il précisé). Moctezuma délègue alors six papes et deux notables pour recevoir les Espagnols tandis que lui-même, au sommet du temple, se livre à des sacrifices.

10Les Espagnols gravissent les cent quatorze marches du temple, pour rejoindre la plate-forme du sommet où se trouvent quelques grandes pierres. C’est là que prenaient place les malheureux Indiens destinés aux sacrifices. On y voyait une énorme figure évoquant un dragon et d’autres représentations mauvaises, ainsi que beaucoup de sang. Moctezuma sort d’un oratoire, et fait admirer le panorama à ses hôtes espagnols : la vue porte jusqu’aux villes voisines, qui chacune a ses temples éclatants de blancheur.

11Cortés se tourne alors vers Fray Bartolomé de Olmedo : « Il me semble, mon Père, qu’il serait bon de tâter un peu Moctezuma pour qu’il nous laisse bâtir notre église ici même ». Le Père répond que cela serait évidemment fort bien, mais que ce n’est peut-être pas le moment d’en parler. Cortés demande à Moctezuma de lui montrer les idoles. Moctezuma consulte les papes, puis fait entrer Cortés et sa suite dans la chapelle. Le plafond est orné de riches boiseries. Il y a là deux autels, ainsi que deux statues gigantesques : l’une représente Uichilobos (Huitzilopochtli), dieu de la guerre, au corps couvert de pierreries, d’or, de perles grosses et petites collées avec une pâte farineuse… ; l’autre représente Tescatepuca (Tezcatlipoca), dieu des Enfers, à tête d’ours, aux yeux faits de miroirs luisants. De petites figures diaboliques grimpent le long de son corps.

12Un être mi-homme, mi-crocodile, est terré tout au fond du temple. C’est le dieu des semailles (Tlaloc) : « On nous expliqua que la moitié de son corps contenait toutes les graines de la terre ».

13pratiques savantespratique rituellesacrificeCe qui soudain se révèle et domine, c’est le sang et l’horrible puanteur, la présence réelle et non plus fantasmatique du sacrifice humain, ainsi que le son lugubre d’un immense tambour : on croyait entendre un instrument infernal, avec son accompagnement de cornes et de trompettes.

14Ce que Cortés dit alors, Bernal Diaz ne le rapporte pas ; mais on peut le deviner. Les paroles de Cortés déclenchent la colère de Moctezuma, qui déclare : « Nous les tenons pour bonnes, nos idoles ; elles nous donnent la santé, la pluie, les bonnes semailles, les orages et les victoires ». Tandis que les Espagnols quittent les lieux, Moctezuma prie et sacrifie pour expier le grand « tatacul », l’outrage fait aux dieux, c’est à dire le « péché », la souillure qu’il a commise en laissant monter les Espagnols.

15Peu après, le rapport de force s’étant inversé, la réaction de Moctezuma va radicalement changer. Il n’est plus question (pour les Mexicains) de laver la souillure causée par la présence des chrétiens et leur mauvais comportement rituel. Mais d’expliquer ce qui, de l’aveu même des Aztèques, fut une erreur entraînée par leur aveuglement, ou précisément par l’oubli où ils sont tombés de leur propre origine. Ce sont les Espagnols, désormais, qui lavent la souillure, celle de l’idolâtrie, dans la mesure où ils arrivent comme des représentants (des dépositaires) de cette bonne origine.

16Dans sa lettre à l’Empereur espagnol du 30 octobre 1520, après avoir décrit le temple principal, celui qu’on vient de visiter en compagnie de Bernal Diaz, Cortés déclare : « Les principales de ces idoles, celles à qui ils vouent le plus de foi et de créance, je les ai arrachées de leurs socles et jetées au bas des escaliers ; et j’ai fait nettoyer ces chapelles où ils les conservaient, parce que toutes étaient pleines du sang des sacrifices. Et j’y ai fait placer des images de Notre Dame et d’autres saints. Moctezuma et les naturels ont ressenti cela fortement : ils me dirent d’abord de ne pas le faire, parce que si le commun du peuple l’apprenait, il se dresserait contre moi, persuadés qu’ils sont que ces idoles leur donnent tous les biens temporels… Je leur fis comprendre par les interprètes qu’ils étaient abusés de placer leurs espérances en ces idoles faites de leurs propres mains, en vils matériaux ; et qu’ils devaient savoir qu’il y a un seul Dieu, universel Seigneur de tous, qui a créé le ciel et la terre et toutes les choses, qu’Il nous a aussi créés et qu’Il est sans commencement et immortel et qu’ils doivent l’adorer, le croire, Lui, et aucune créature… Tous, et plus particulièrement Moctezuma, me répondirent qu’ils n’étaient pas originaires de cette terre, et qu’il y avait longtemps que leurs ancêtres y étaient arrivés, et qu’ils croyaient volontiers qu’ils avaient pu se tromper en quelque chose de leurs convictions, puisqu’ils avaient quitté leur patrie depuis trop de temps. Moi, arrivé tout récemment, je devais connaître les choses auxquelles ils devaient croire, mieux qu’eux-mêmes… »4.

17Au fond, Moctezuma aurait redécouvert tout seul, à en croire Cortés, la doctrine de la Révélation naturelle, une doctrine étroitement solidaire d’une théorie de l’erreur impliquant, à n’en pas douter, l’intervention du démon. La réaction de Moctezuma confirme l’attente des ecclésiastiques espagnols. Le roi aztèque, sous la plume de Cortés, se fait du même coup le premier témoin d’un mythe d’émergence amérindien, tout à fait comparable à celui que vont bientôt raconter, un peu plus au Sud, les Mayas Quichés du Pop Wuh. Ce phénomène de malentendu productif (working misunderstanding, dirait Sahlins), répond parfaitement, du côté aztèque, à une procédure herméneutique élaborée depuis longtemps au sein du christianisme, celle qui consiste à expliquer les mythes et les pratiques rituelles du polythéisme par la doctrine de la lumière naturelle, à laquelle s’ajoute bientôt, précieux auxiliaire, la doctrine de l’imitatio diabolica.

18typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des religionsCette reconstitution du mythe au sein d’un atelier transculturel, nous venons de l’observer sur un petit exemple, dans le contexte de la rencontre entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Elle nous intéresse à titre d’exemple, et nous invite à rejoindre des territoires plus familiers. Elle met en effet en œuvre, très précisément, des procédures qui concernent au premier chef l’histoire des religions antiques, et qui sont à l’origine de bien des questions que se pose cette discipline.

19pratiques savantespratique lettréeinterprétation construction des savoirstraditionreligionchristianismeDepuis les Pères de l’Église, un des opérateurs les plus performants et les plus retors, à l’œuvre au sein de la comparaison que le christianisme établit entre lui et les polythéismes, est en effet une forme d’interprétation de la procédure traditionnelle de l’interpretatio, une forme de surinterprétation. Je veux parler du recours, pour l’interprétation, à cette doctrine si importante de l’imitation diabolique, située au cœur des jeux d’interférences entre Lumière naturelle et présence du Mal, dans la mythologie chrétienne de la mémoire et de l’oubli.

20Dans sa première Apologie 5, vers 150 de notre ère, Justin se fait le premier témoin de cet usage de l’imitatio diabolica. Il assimile le lógos à la personne du Christ et affirme que tout homme possède dans sa raison une semence de ce Verbe : « car la semence du Verbe est innée dans tout le genre humain ». Elle peut même favoriser l’erreur, en encourageant l’intervention du Démon.

21Rien ne fait autant plaisir au démon, en effet, que d’inspirer des comportements ressemblant à s’y méprendre aux attitudes de la bonne piété. C’est ainsi par exemple que le penseur chrétien ressent le culte de Mithra comme un ennemi d’autant plus dangereux qu’il ressemble « diablement », sous plusieurs angles, à la pratique du mystère chrétien.

22Dans la Première Apologie encore (66), Justin expliquait ce qu’est l’eucharistie : ce pain et ce vin mélangé d’eau ont fait l’objet d’une prière d’action de grâce, et sont offerts par les diacres à chacun des fidèles réunis en assemblée. Cette nourriture est exclusivement réservée à ceux qui croient à la vérité de l’enseignement chrétien, qui ont été baptisés et qui vivent conformément à l’enseignement du Christ. Il ne s’agit pas d’un pain et d’un aliment ordinaires, mais de la chair et du sang de Jésus incarné. Dans les Évangiles, on rapporte que Jésus, après avoir pris du pain et rendu grâce, dit : « Faites ceci en mémoire de moi, ceci est mon corps » ; de même, après avoir pris la coupe et rendu grâce, il dit : « Ceci est mon sang » ; et ils les leur transmit à eux seuls. Justin précise alors que « c’est cela précisément que les mauvais démons ont imité dans la tradition des mystères de Mithra : on présente en effet dans les cérémonies d’initiation du pain et une coupe d’eau que l’on accompagne de certaines formules, – vous le savez ou (sinon) vous pouvez l’apprendre » (trad. Pautigny).

23Dans son Dialogue avec Tryphon (70 et 78), le même Justin Martyr décrit comment ceux qui transmettent les mystères de Mithra ont été poussés par le diable à appeler « grotte » le lieu de leurs initiations. Ils semblaient ainsi accomplir des prophéties de Daniel et d’Isaïe annonçant la naissance de Jésus dans une grotte de Bethléem. On sait que Jérôme, dans une lettre au prêtre Paulin (Epist., LVIII, 3), rappellera de son côté les prophéties annonçant la naissance du Christ à Bethléem, pour déplorer que la grotte de la Nativité ait été occupée, plus tard, après la naissance du Christ, par les rituels adressés à Tammuz, alias Adonis : les pleurs d’un rituel de deuil adressé à l’amant de Vénus résonnent ainsi dans la grotte où autrefois vagissait l’enfant Christ. On relèvera que le diable se plaît à brouiller la chronologie, contestant ainsi le trajet progressif d’une histoire providentielle. Il s’efforce de bouleverser le cadre temporel de la Révélation, qui fait de l’histoire universelle une histoire de la religion.

24Dans son traité sur la Couronne (De Corona, 15), une cinquantaine d’années après Justin, Tertullien, pour qui on le sait « l’âme est naturellement chrétienne »6, développe lui aussi le motif de l’imitation diabolique : la couronne dont s’orne le combattant de la Foi devient, chez les adeptes de Mithra, une couronne offerte au soldat de Mithra (le miles, un des grades) : « Quand on les initie dans une crypte souterraine, un vrai quartier de l’Enfer, on leur offre une couronne tandis qu’on dépose devant eux une épée. Ce rite est une espèce de contrefaçon du martyre. Ensuite, tandis que la couronne est déposée sur leur tête, on leur enjoint de s’en débarrasser, en la repoussant d’un geste de la main et même en la rejetant derrière leurs épaules en disant : Ma couronne, c’est Mithra ! À partir de ce jour ils n’acceptent plus aucune couronne et ce refus représente pour eux le signe qui prouve qu’ils connaissent la promesse qui leur a été faite lors de l’initiation. Ils se font ainsi reconnaître comme soldats de Mithra, en rejetant la couronne et en proclamant que seul leur dieu est leur couronne. Telles sont les astuces du diable ».

25Aux prises avec les dieux des nations, la polémique chrétienne ne nie pas exactement l’existence de ces « dieux », mais leur nature divine. C’est ainsi que les auteurs chrétiens ne réfutent pas les nombreux miracles, prodiges ou guérisons émanant des statues magiques des païens : ces miracles sont en fait l’œuvre des démons. L’idolâtrie, qui détourne le culte adressé au dieu en direction d’un culte adressé à un objet fabriqué, est bien une œuvre du diable: cette définition théologique servira de matrice aux doctrines formulées au Moyen Âge, notamment chez Saint Thomas; ce sera aussi la référence des missionnaires espagnols du xvi e siècle, au Pérou comme au Mexique, et encore celle du jésuite Matteo Ricci, au début du xiie s., expliquant certaines triades divines présentes en Chine dans ce qu’il considère comme des sectes, le bouddhisme et le taoïsme : il voit en ces triades le résultat de l’action du « père du mensonge », qui n’a pas encore quitté son ambitieux désir de ressembler à Dieu7.

26Cette façon d’empoigner l’autre pour lui faire dire le même relève à sa manière de ce qu’on appelle, depuis quelque temps, inter-religion : un mot façonné d’après l’adjectif inter-religieux, qualifiant un dialogue. La théorie de l’imitation diabolique apparaît comme une des limites les plus évidentes d’un tel dialogue (qui, de nos jours, se voudrait plutôt conciliant). Elle présuppose en effet que l’on dialogue entre partenaires convaincus, chacun, de détenir la vérité, alors que la vérité n’appartient précisément qu’à celui qui est capable de formuler la théorie de l’imitatio. Cette conviction de supériorité, résultat final de la rupture monothéiste, de ce que Jan Assmann a appelé la « distinction mosaïque », est relativement récente dans l’histoire des religions8. Elle n’apparaît clairement qu’avec le christianisme. Auparavant l’imitateur, en effet, n’était pas le diable, mais le poète-théologien : Homère, Musée ou Orphée, imitateurs de Moïse. La théorie du plagiat, développée dans le judaïsme alexandrin, a en effet précédé la théorie de l’imitatio diabolica. Elle apparaît elle-même comme une réaction, une transformation de la théorie de l’emprunt et de la diffusion telle que l’expose par exemple Diodore de Sicile (I, 23), à propos du passage qu’Orphée effectue par l’Égypte. Orphée, initiateur généraliste, adepte du comparatisme en ce qui concerne les mystères, était situé par Diodore au cœur d’un dispositif reliant entre elles les sagesses barbares, dans leurs rapports aux sagesses grecques. Issu de Thrace, il passait par l’Égypte avant de se rendre à Thèbes en Béotie, emportant dans ses bagages la théologie d’un Osiris très proche du Dionysos des Discours sacrés en 24 Rhapsodies. La manière dont Cadmos se laisse convaincre laisse planer le soupçon d’une tricherie sans conséquence proprement théologique : une tricherie de bon aloi, entre Égyptiens et Grecs revendiquant l’origine, chacun de son côté.

27Avec l’entrée du judaïsme et de Moïse dans le champ de conscience hellénique, Orphée, qui n’oublie pas de passer par l’Égypte, se met à fonctionner comme chantre du monothéisme. Cela se fait, il faut le souligner, tout en ménageant (encore) une place au dispositif polythéiste, quitte à introduire le motif du repentir. Ce sont en effet les mystères les plus classiques qu’Orphée diffuse en Grèce. Ces mystères viennent donc d’Égypte, conformément à la leçon de Diodore (ou de sa source, Hécatée d’Abdère), mais d’une Égypte où domine désormais la figure de Moïse. Dans la version d’Aristobule, chez qui Eusèbe (Prép. Év., XIII, 12) va dénicher le fameux texte orphisant qu’on appelle Testament d’Orphée, Orphée se repend et dicte à son fils Musée son testament, sous forme d’une palinodie monothéiste9.

28Avec l’histoire romancée que rédige en grec, vraisemblablement pour la communauté juive d’Alexandrie, au ii e s. avant notre ère, le mystérieux Artapanos, Orphée n’est plus le père de Musée. Il est devenu son disciple, Musée se trouvant interprété en Moïse, un Moïse dont on dit qu’il institue le culte des animaux et bien d’autres choses, en Égypte, avant de rencontrer le buisson ardent (cf. Eusèbe, Prép. Év., IX, 27).

29construction des savoirstraditionreligion pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonPour que l’on dépasse le scénario des emprunts, des préséances et des repentirs, pour qu’on en arrive à la doctrine de l’imitatio diabolica et à l’ensemble des mythes savants qui vont présider à l’histoire des religions pré-académique jusqu’au xviii e s., il a fallu qu’apparaisse la possibilité d’une distinction radicale entre ce qui relève du monde profane et ce qui relève du divin, entraînant l’émergence d’un concept nouveau, celui de « religion ». Les conditions historiques de cette distinction radicale, et l’apparition de ce nouveau concept de religion, c’est à n’en pas douter dans l’espace ouvert par la comparaison entre l’usage romain traditionnel du mot religio et son usage chrétien qu’il faut essayer de les observer. C’est là qu’on voit se profiler ce qui va devenir à la fois le champ moderne de l’histoire des religions, et les éternels doutes dont cette discipline est habitée.

30typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langageétymologieDepuis l’Antiquité, on ne parvient pas à s’accorder sur ce que religio signifie en latin, et surtout on n’arrive pas à savoir de science certaine à quelle racine verbale ce substantif se rattache. Un texte de Cicéron établit l’une des deux étymologies possibles : r eligio devrait être rattaché à un dérivé de legere, « cueillir, rassembler, ramener à soi » : « Ceux qui reprenaient (retractarent) diligemment et en quelque sorte recueillaient (relegerent) toutes les choses qui se rapportent au culte des dieux, ceux-là ont été appelés «religieux» (religiosi), un mot dérivé de relegere («recueillir»), comme elegantes (« raffiné, distingué ») est dérivé de eligere (« choisir ») et diligentes (« méticuleux ») de diligere (« aimer, affectionner ») ». Tous ces mots ont en effet conservé en eux le même sens de legere (« ramasser, recueillir ») que religiosus. Cette étymologie, qui fait de la religio une forme de retenue, de scrupule, de « relecture », serait la bonne selon Émile Benveniste (Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. II, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 268), dont je reprends la traduction en la modifiant légèrement.

31Une autre étymologie fut cependant proposée dès l’Antiquité et très souvent adoptée par les modernes : religio devrait être rattaché au verbe ligare, « lier ». Cette interprétation que l’on trouve chez Lactance fut retenue, à Rome, par les Chrétiens pour qui la religio est un « lien » de piété qui « relie » l’homme à la divinité. Mais cette étymologie n’est pas évidente. Linguistiquement on ne peut pas expliquer religio par ligare, car il n’existe pas d’abstrait *ligio tiré de ligare ; de religare (« attacher, relier ») on parvient à religatio (« action de lier [la vigne] »), et non pas à religio. À partir de legere, par contre, on obtient le mot legio (« légion », dans le sens de corps d’armée résultant d’un rassemblement, d’un recrutement). Religere peut donc donner religio. Cette dernière étymologie se heurte néanmoins elle aussi à une difficulté. Le verbe * religere n’est pas attesté en latin ailleurs que dans le passage cité de Cicéron, sinon sous la forme du participe religens rencontré dans une formule de Nigidius Figulus, où il désigne le juste souci de la pratique rituelle, opposé à l’excès de scrupule que désignerait l’adjectif religiosus.

32Si l’on voulait trancher entre les deux opinions (ce qui d’ailleurs n’est certainement pas nécessaire de notre point de vue), il faudrait interroger non pas l’étymologie, mais bien les usages latins polythéistes du mot religio. On constaterait alors, d’emblée, que religio ne désigne pas ce que les modernes appellent « religion ». Les religiones (souvent au pluriel) désignent d’abord dans la langue augurale, c’est à dire dans le vocabulaire technique de la pratique rituelle, un scrupule, une hésitation. Cet usage est repris dans des contextes profanes. On peut donner comme exemple un passage de Plaute (Curculio, 350) : « vocat me ad cenam ; religio fuit denegare volui »: « Il m’invite à dîner : un scrupule me vint (j’ai hésité) ; j’ai voulu refuser ». Bien d’autres exemples nous montrent que dans son usage le plus répandu, le mot religio désigne le fait d’« avoir scrupule ». Ce scrupule est plus particulièrement celui qui se manifeste lors du rite, rite qu’on doit accomplir conformément à la tradition des ancêtres. La religio est en somme une hésitation, un scrupule qui empêche de faire autre chose (ou quelque chose de contraire), et non pas un sentiment qui incite à pratiquer le culte. Le terme religio, en latin, s’oppose ainsi à *neg-ligio, le fait de « ne pas se soucier de » quelque chose, la négligence. De legere dérive aussi le verbe intelligo qui signifie « recueillir en choisissant, retenir par réflexion, comprendre ». Le sens le plus ancien de religio serait ainsi celui de « re-collection », ou « recueillement », compris comme action de « reprendre pour un nouveau choix, revenir sur une démarche antérieure » (comme le dit Benveniste). Il convient donc, pour les Romains, d’être religens, « scrupuleux, soucieux » : la religion s’oppose à la neglegentia, à « l’insouciance ». Ainsi chez Tite-Live (Histoire romaine, III, 20,4-5), à propos du respect scrupuleux que l’on doit accorder au serment prêté au nom des dieux, on voit s’opposer la religio (comme respect de la contrainte) à la négligence des dieux (neglegentia deum) qui suscite le non-respect de l’engagement.

33Pour Cicéron, la religio, c’est le cultus deorum : « le culte des dieux », c’est-à-dire l’observance traditionnelle et coutumière des rites, par lesquels on « cultive » les dieux. La religio apparaît ainsi comme une attitude concernant le rite, plutôt qu’une attitude concernant directement l’individu dans sa relation aux dieux. Il s’agit du respect scrupuleux non pas d’un objet ultime (la divinité), mais de l’instrument de la médiation. Ce qu’il faut respecter, ce sont les modalités traditionnelles de la communication avec le surhumain, ou l’invisible.

34pratiques savantespratique rituelleLe rappel de ce respect de la coutume est un truisme, qui en appelle un autre : à savoir qu’il n’existait pas, pour les Anciens, une chose à part appelée religion, un domaine séparé du politique ou de la vie profane. Dans la pratique romaine, comme le souligne John Scheid 10, la religion ne peut échapper à la sphère publique : tout est codifié, surveillé, les rites se font publiquement au nom de tous les citoyens. L’espace religieux, dans la cité, se confond avec l’espace politique et institutionnel. On se trouve donc, de ce point de vue, dans la même situation que si l’on se tourne vers la Grèce, l’Égypte pharaonique, l’ancien Israël : on baigne dans un milieu où ce que nous appelons religion se trouve inséparable de l’ensemble des pratiques sociales et politiques, un milieu où notre objet est tout simplement omniprésent, pour ne pas dire dissous. En prendre conscience c’est renoncer à réduire l’antiquité à ce qu’elle n’est pas : une préfiguration naïve de l’individualisme moderne et occidental, rendue possible par la séparation des notions de religion, de droit, de philosophie, de littérature ou d’économie. Mais c’est du même coup se donner les moyens d’explorer comme il convient quelques opérateurs symboliques dont l’efficacité ne s’explique pas en dehors de cette saisie globale, à commencer par les récits de la mythologie, la manière dont s’exerce leur persuasion à travers un usage social souple et flexible. L’influence exercée par les mythes, au niveau narratif ou iconique, est solidaire de celle qu’exerce la contrainte régulière et efficace des rites, sans lesquels il n’y a pas de vie commune possible, ni de continuité à travers le changement des générations. Regarder comment fonctionnent, dans leurs contextes propres, ces outils symboliques revient à se donner, sur un champ précis mais fondamental, les moyens d’expérimenter de manière non anachronique, et non ethnocentrique. D’expérimenter, certes, mais dans quel champ ? Celui du religieux ?

35Daniel Dubuisson, dans un livre sur L’Occident et la religion (Éd. Complexe, 1998), a fortement et justement rappelé que l’Occident n’est religieux que dans la très exacte et très stricte mesure où la religion, en tant que notion destinée à isoler un ensemble de phénomènes considérés dès lors comme homogènes, est sa création exclusive… » (p. 30). Invention chrétienne, la religion ne saurait constituer, selon Dubuisson, l’objet de l’histoire des religions. On devrait lui préférer la catégorie plus englobante et plus performante de « formations cosmographiques ». Dubuisson, du même coup, rejette comme vain l’exercice consistant à rechercher le sens premier du mot religio. Tout en étant persuadé, comme lui, que l’histoire des religions est une invention européenne, je ne crois pas inutile de nous interroger sur le débat étymologique. Non pas pour renouer avec une origine, mais pour interroger, en tant qu’objet d’étude, la scène où un sens en vient à s’opposer à un autre sens.

36construction des savoirstraditionreligionpolythéismeRécemment, dans une réflexion proche mais indépendante de celle de Dubuisson, le bibliste et historien des religions Fritz Stolz de Zürich a fait remarquer que les polythéismes antiques ne sauraient être sans autres qualifiés de religions11. Les polythéismes en effet impliquent une pluralité de relations qui compromettent notre sens de la classification. La religion, la politique, l’économie s’y trouvent confondues dans un seul ensemble complexe et touffu, inextricable. Il serait donc problématique de parler de religions antiques. Parler de religion dans le domaine de l’Antiquité reviendrait à projeter sur l’Antiquité un concept moderne. Ou en tout cas chrétien. Le Christianisme est devenu la vera religio en s’opposant à l’ensemble polymorphe des cultes, des magies et des croyances de l’Empire ; en s’opposant tout autant au judaïsme, qui est devenu lui aussi, du même coup, une religion. Il s’agit ici, selon Stolz, de l’existence explicite de la religion : » L’établissement d’une orientation religieuse basée sur l’expérience individuelle, sur la décision et sur le principe transcendant stable, fait apparaître un nouveau type de religion… Dès lors, il peut y avoir une histoire des religions au sens strict ». Au fond, la religion au sens où on l’entend d’habitude apparaitrait comme objet distinct avec la possibilité d’un choix, d’une hérésie.

37À moins qu’on ne préfère après tout, et ce serait peut-être plus sage, garder pour l’histoire des religions le sens latin le plus ancien : histoire des scrupules, des hésitations, histoire des rites et des discours tâtonnants qui les accompagnent.

38***

39pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonOn conçoit aisément qu’il ait fallu, pour que se constitue une discipline de type historique et critique, sortir du cadre pieux et mythologique au sein duquel se sont formées les premières expressions, explicitement religieuses, de la comparaison entre religions, par exemple dans l’Historia apologetica du dominicain Bartolomé de las Casas au xvi e s., ou dans Les mœurs des sauvages amériquains [sic]comparées aux mœurs des premiers temps, du père jésuite Joseph François Lafitau au xviii e s. On ne peut plus fonder la comparaison et l’explication des ressemblances entre phénomènes religieux relevant de cultures éloignées les unes des autres sur le mythe de la Révélation faite à Adam et Ève au Paradis terrestre, ou sur celui des navigations de Noé, des plagiats de Moïse ou enfin de l’imitatio diabolica 12. Pour devenir une réelle histoire des religions, il a bien fallu que notre discipline prenne de la distance par rapport à son objet, ce qui revient à dire : s’affranchisse de la religion.

40L’histoire des religions moderne et contemporaine veut être une discipline d’observation. Elle considère son objet de l’extérieur, dans le souci de le décrire et d’en comprendre la nature et les mécanismes. Pour cela elle ne cesse d’élaborer et de réélaborer, depuis bientôt un siècle et demi au niveau de la recherche universitaire, des outils d’analyse qu’elle désire lui être propres, comme suffit à le prouver l’imposant manuel-dictionnaire de Cancik, H., Gladigow, B., Laubscher, M. (éds.), Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriff, Stuttgart-Berlin-Köln, Kohlhammer, 1988. Les outils dont elle dispose sont le produit d’une double distanciation : la distanciation que procure le regard lointain de l’ethnologue (depuis quelque temps présent jusque dans le métro), et la distanciation qu’impose l’étude (philologique, historique, archéologique) des traditions anciennes. L’histoire des religions est née en effet, comme discipline scientifique, de la rencontre, dans la seconde moitié du xix e s., entre l’étude critique des traditions classiques de la Grèce, de l’Égypte, de la Mésopotamie, de l’Iran, de l’Inde, de la Chine et du Japon, et l’étude ethnologique des cultures éloignées, ou marginalisées. Il s’agit de la rencontre de deux modes complémentaires d’expérimentation, l’un et l’autre élaborés dans la distance à soi. La possibilité de cette prise de distance dans le champ du religieux est à son tour solidaire d’un autre phénomène inscrit dans l’histoire moderne, à savoir l’émergence, avec Rousseau, de la notion de religion civile. Le développement des procédures de sécularisation va entraîner, notamment chez Durkheim et autour de lui, mais aussi chez des théologiens comme Nathan Söderblom ou Rudolph Otto, la constitution du « sacré » (ce parvis, cet antérieur du temple), comme objet propre de la discipline. La constitution au xix e s. d’un enseignement universitaire non confessionnel d’histoire des religions fut étroitement solidaire, en effet, du développement des idées laïques. Marcel Gauchet, récemment, a suggéré que la société civile française tout entière (en son fondement) se trouve inconsciemment conditionnée par ce qu’il a appelé, à la suite de Max Weber, le « désenchantement du monde ». Le dégagement hors du religieux, lorsqu’il devient effectif et n’est plus seulement une menace ou un projet, lorsqu’il est enfin réalisé, pose en effet de nouveaux défis13. Élaborée au xix e s. dans le contexte d’un mouvement européen qui conduit une partie du monde chrétien (et non l’ensemble de la planète, il convient de le rappeler) à un tel désenchantement, l’histoire des religions répond, à sa manière, à ces défis dont parle Marcel Gauchet. Il serait intéressant de savoir quel pourrait être un nouvel objet consensuel (ou transitionnel), après « le sacré », dans l’avenir de cette même discipline, s’il s’avérait exact que le temps est maintenant venu d’une désécularisation, comme la rumeur semble s’en répandre chez certains sociologues et (ou) théologiens…

41typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des religionsTelle que nous la pratiquons en Europe, en Amérique ou en Australie, et telle qu’elle est aussi pratiquée aujourd’hui au Japon ou ailleurs, l’histoire des religions peut apparaître non seulement comme le résultat d’une rupture (la conséquence d’une sortie de la religion), mais aussi comme le terme d’un très long processus qui conduit, à travers bien des crises, mais sans interruption, de l’antiquité proche-orientale jusqu’à l’établissement, en Europe, d’une discipline de type académique, sécularisée vers la fin du xix e s., dans le prolongement des Lumières. Les épisodes principaux de cette longue histoire, si l’on désirait la raconter « comme une histoire », sous forme d’un récit continu, correspondraient aux étapes qui rythment l’élargissement progressif du champ de vision, et donc les limites de l’altérité, à partir d’une zone culturelle particulière. Cette zone de référence, ce contexte d’émergence à la fois divers et homogène, est constitué en ses débuts par des échanges et des interférences incessants entre les héritages grecs et romains (ce qu’on appelle l’hellénisme), le judaïsme, le christianisme et bientôt l’islam, à partir du fond créé par les vieilles civilisations du Proche-Orient ancien (Égypte, Mésopotamie, Syrie-Palestine, Phénicie, monde anatolien, Iran, avec des ouvertures jusque sur l’Inde). Ce sont ces heurts et ce brassage préliminaires, dans le domaine antique, qui constituent à la fois le début et l’objet premier de l’histoire des religions, et qui ne cessent de réclamer l’élaboration d’enquêtes comparatistes.

42construction des savoirsépistémologiepluridisciplinarité typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirsencyclopédismeLa pratique de la comparaison, certes, a beaucoup évolué14. Les projets apologétiques développés par le christianisme antique et la réaction païenne au christianisme, puis par l’islam et le mazdéisme, avant d’être repris par les missions de toutes sortes, du XVe s. à nos jours, ne sont plus de mise au niveau académique, officiellement du moins, non plus que les prétentions encyclopédiques (à la Eliade). Ce qui ne signifie pas pour autant, heureusement, que le quant à soi frileux soit devenu le mot d’ordre en notre domaine. Mais la comparaison telle qu’on la pratique encore et même de plus en plus dans les sciences humaines demeure toujours, en histoire des religions aussi, selon la belle formule proposée par Jean-Pierre Vernant, dans sa conférence inaugurale au Collège de France, une affaire de spécialistes. Elle a pour tâche d’adresser, de l’intérieur d’un champ dont le spécialiste maîtrise la langue, l’histoire et la culture, des questions aux spécialistes des champs voisins, à condition bien sûr que cette expérience les tente et qu’ils veuillent bien se donner la peine ou le plaisir de mesurer, chez eux, la pertinence de ces questions, et d’y répondre par d’autres questions. L’objet d’analyse, le comparable, n’est pas donné d’emblée, il se construit dans cet échange. L’histoire des religions est donc devenue, de plus en plus, une affaire collective et transdisciplinaire, où des spécialistes de domaines séparés les uns des autres, historiens, philologues, anthropologues, s’efforcent de communiquer avec d’autres spécialistes, où des africanistes acceptent de rencontrer des hellénistes, des biblistes et des sinologues15… L’institution universitaire, où les chaires apparaissent souvent comme les gardiennes de disciplines jalouses, n’est pas toujours favorable à la création de tels réseaux. Le décloisonnement qu’un tel agenda suppose relève d’abord du tempérament personnel, et de la conjoncture (présence ou non dans un rayon raisonnable de collègues disposés à entreprendre l’exercice). Ni réduction de l’autre au même (à soi-même), ni affirmation frileuse de spécificités irréductibles et incommunicables, ni ethnocentrisme naïf ni relativisme hautain, le postulat de base reste celui de la possibilité d’une traduction, consciente de ses limites. La pratique de la comparaison suppose en effet la possibilité d’une traduction. Il suffit de reconnaître qu’aucune altérité n’est complètement étanche. Un malentendu, un quiproquo, à ce niveau-là vaut mieux qu’une fin de non-recevoir. Le progrès consiste, entre autres, à corriger les erreurs de communication, à rectifier des approximations. Il faut accepter, enfin, de vulgariser parfois, ce qui est inévitable quand un spécialiste s’adresse à des spécialistes de domaines différents. C’est là que réside le devoir de traduction : ne pas considérer son domaine comme un territoire absolument réservé, une chasse rigoureusement protégée… tout en restant sérieux, c’est à dire en respectant la différence.

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44Un désir de comparaison habite depuis toujours l’histoire des religions. Comparaison entendue à la mode du Père Lafitau comme une machine à remonter le temps, pour enfin lui échapper, en construisant ou en croyant reconstituer des essences transhistoriques, ou au contraire comparaison visant à établir des généalogies et des typologies. Comparaison destinée à trouver à l’extérieur des clés capables de résoudre des problèmes rencontrés sur un terrain spécifique, ou comparaison entre terrains spécifiques, destinée à mieux percevoir l’Incomparable, ce qui constituerait le « style » irréductible de tel ou tel champ culturel16.

45Dans un séminaire d’introduction à l’histoire des religions de l’automne 1972, alors que j’étais étudiant postgrade à Chicago pour une année, Jonathan Smith affirmait que l’histoire des religions était un champ d’étude à la recherche de sa propre définition (« in search of its own definition »). C’est avec cette impression, américaine, d’expédition vers la « frontière » que je suis entré de plain-pied dans la discipline. Mais qu’est-ce qui restait, toujours, à définir ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’était bien moins l’objet que la méthode. L’expérience montre en effet que le problème le plus aigu n’est pas la définition de l’objet, la « religion », une définition dont on se passe somme toute aisément, mais le choix d’une approche spécifique, propre à la discipline (l’histoire des religions). Ce qui se trouve encore et toujours à la recherche d’une définition, c’est le type d’approche, une approche dont on soupçonne qu’elle ne peut être que comparative17.

46Cristiano Grottanelli et Bruce Lincoln ont relevé, à l’occasion d’une conférence organisée à l’université du Minnesota, que l’histoire des religions (« history of religions »), quand elle ne se pose pas de questions sur son existence même, revendique pour siennes les œuvres de savants qui, eux, ne s’en réclament pas (par exemple Durkheim, Weber ou Malinowski). Ils ajoutaient aussi que ceux qui s’en réclament explicitement ne font pas souvent du bon travail. La faute en est aux modes du comparer, qui sont fréquemment tributaires de mythologies savantes modernes comme l’évolutionnisme, le diffusionnisme, les théories génétiques18. On pourrait ajouter la doctrine de la Révélation naturelle, les archétypes jungiens et les schèmes comportementaux de la sociobio-logie. Ces idéologies à l’œuvre dans le travail interprétatif interfèrent avec l’objet lui-même, « la religion » qui se trouve précisément définie, dans cet essai de Grottanelli et de Lincoln, comme « la forme la plus extrême d’idéologie » (p. 323). L’avenir de notre discipline était alors annoncé comme devant être, pour une bonne part, déconstructionniste. Il est incontestable que nombre de recherches accomplies durant les vingt dernières années, et en particulier certaines recherches remarquables de Lincoln et de Grottanelli, confirment ce diagnostic. Elles relèvent d’une pratique critique (déconstructionniste) de la comparaison. Mais aujourd’hui qu’en est-il ?

47Tout récemment, Marcel Detienne a présenté ce qui apparaît à la fois comme un bilan des travaux collectifs qu’il a dirigés en réunissant des groupes d’historiens et d’anthropologues, et comme un programme post-déconstructionniste19. Peu importe que l’objet de Comparer l’incomparable ne se laisse pas réduire, pour Detienne, à la religion. Ce qui, dans ce livre, intéresse notre propos, c’est l’affirmation d’un vecteur demeuré inébranlable, toujours et encore reconnu comme essentiel, celui de la comparaison. Tout en se présentant comme le récit rétrospectif d’une série de parcours accomplis dans la transdisciplinarité, ce livre lance en effet un appel à la libre navigation, sous les espèces de l’expérimentation comparatiste effectuée à partir de micro-analyses respectueuses du contexte, et du moindre détail, sur quelques terrains précisément circonscrits, et envisagés sous des angles spécifiques. Ce travail expérimental n’est concevable que de manière collective, plurielle.

48De ces constats récents et moins récents (de Jonathan Smith à Bruce Lincoln, Cristiano Grottanelli et Marcel Detienne) on retiendra l’impression que le travail comparatiste se réalise encore et toujours à l’occasion d’expériences conjoncturelles et éphémères, échappant le plus souvent au cadre strict des disciplines académiques. Ou que pour le susciter, il faut d’heureuses rencontres d’individus disposés à ouvrir pour un temps leur laboratoire aux profanes visiteurs issus de terrains lointains, à traduire et à échanger leurs savoirs. Un laboratoire collectif permanent, s’il est pensable, reste à créer. On pourrait même dire que depuis toujours il reste à créer, même quand les conditions matérielles et intellectuelles sont présentes (comme par exemple à la Section des sciences religieuses de l’École Pratique, ou encore ici même). Le rêve d’une plénitude future, et donc l’existence en virtualité, sont des caractéristiques essentielles de la démarche comparatiste. Cela explique du même coup l’importance très grande que revêt traditionnellement la réflexion sur l’histoire de la recherche, dans ces territoires : il ne s’agit pas seulement d’une critique continue de type déconstructionniste, mais tout simplement d’une quête d’identité disciplinaire, forcément et légitimement inachevée. C’est ainsi que l’histoire comparée des religions, périodiquement, prend l’allure d’une histoire de l’histoire des religions20. Elle se penche naturellement sur sa préhistoire, tout en se considérant elle-même comme une discipline qui n’en finit pas de naître. Elle a d’ailleurs de plus en plus tendance à choisir, comme objet d’analyse privilégié, le très long récit de sa genèse, qui débute bien avant le xviii e s., un récit dont les premiers épisodes sont situés dans l’Antiquité méditerranéenne et proche orientale, c’est-à-dire sur les terrains spécifiques de l’histoire comparée des religions antiques.

49Insistant sur le fait que le comparatisme n’a pas la même histoire pour les historiens et les ethnologues, Marcel Detienne soulignait qu’il existe, dans les pratiques respectives des uns et des autres, « des comparables différents ». Par ailleurs les présupposés et les enjeux ne cessent de se modifier, par rapport à ces objets qui changent. Il suffit d’évoquer côte à côte les projets de Lafitau (ses Mœurs des sauvages amériquains [sic] comparées aux mœurs des premiers temps qui datent de 1724), puis ceux des indo-européanistes (de Max Müller à Dumézil), des ethnologues ou des anthropologues (de Tylor et de Frazer à Claude Lévi-Strauss). Les accents se déplacent, privilégiant tantôt les rituels tantôt les mythologies. Les clivages et les préférences évoluent, allant de l’approche de configurations larges et explicites, données culturellement (comparaison, chez Marcel Mauss, du potlatch de Colombie britannique avec le kula des Trobriand21) à celle des micro-mécanismes dont le repérage se fait en dialoguant entre spécialistes d’aires culturelles séparées les unes des autres (étude précise des modes et des fonctions des procédures divinatoires ou magiques, par exemple22).

50En réaction à l’approche phénoménologique des Rudolph Otto, Gerardus Van der Leeuw ou autres Eliade, une génération au moins s’est efforcée de nous persuader que la bonne comparaison consisterait à rechercher la différence. Cette attitude se justifie parfaitement tant qu’il s’agit d’échapper aux essences et aux archétypes universels. Mais elle peut aussi entraîner quelques effets pervers. Une différence bien sûr ne saurait apparaître que sur un fond d’identité. La règle du jeu, en cette analyse contrastive, risque fatalement de rejoindre celle de la vieille scolastique aristotélicienne et thomiste enseignant à définir un objet (l’homme par exemple) par genre prochain (animal) et différence ultime (rationnel). C’est ainsi que, sur la base d’un héritage idéologique indo-européen commun (le combat du héros contre l’adversaire triple), les analyses de Georges Dumézil conduisaient finalement à définir la spécificité romaine (juridique) du récit des Horaces et des Curiaces dans son opposition à d’autres spécificités (iraniennes, indiennes, celtiques ou caucasiennes)23. L’analyse des différences conduit tout droit au repérages des esprits ou des styles, à l’établissement d’une morphologie culturelle, sinon spirituelle, reposant sur le canon esthétique et la poétique de l’incomparabilité des créations culturelles, dans la ligne de Herder24.

51Une méthode somme toute analogue à celle de la comparaison entre cultures, et non moins dumézilienne a été appliquée, avec de magnifiques résultats il faut le dire, à l’analyse des panthéons. Cette méthode structurale, qui fut un temps celle des travaux communs de Marcel Detienne et de Jean-Pierre Vernant, conduit à situer un dieu à l’intérieur d’un système où il entre en relation avec d’autres dieux. Ce qui l’entraîne finalement à occuper, dans son rapport aux autres dieux, une place bien définie. On ne saurait, ajoute désormais Marcel Detienne, encouragé par des collègues indianistes, s’en tenir une fois pour toutes à cette idée selon laquelle un dieu se laisserait définir par une orientation différentielle à l’intérieur d’une activité unitaire. Considéré sous cet angle, un panthéon finirait en effet par être considéré comme un système un peu trop statique, où chaque divinité occuperait par rapport à ses voisines une place fixe, une case bien délimitée, définie par un caractère spécifique, des moyens et des modes d’action particuliers, des rapports singuliers avec le cosmos et avec l’homme, des préférences sociales et théologiques25. On pourrait donc répondre, de manière univoque, à la question : qui est Aphrodite, qui est Dionysos, ou qui est Zeus ? Le nom renverrait à une identité conçue une fois pour toutes comme l’ensemble articulé et cohérent d’un caractère, d’un mode d’action et d’une série d’affinités précises avec le monde, la société humaine et la collectivité des autres dieux. Nous sommes invités à nous dessaisir de cette idée d’un dieu défini comme une personne, pour réfléchir à une difficulté réelle (d’ordre expérimental), où l’interrogation du chercheur moderne rejoint d’ailleurs celle de l’homme polythéiste : comment identifier avec assurance un être divin ? Ou plus précisément : comment, une fois reconnu le caractère épiphanique de telle ou telle expérience, parvient-on, dans le cadre d’un panthéon, à désigner d’un nom propre, irréductible mais nécessairement circonstanciel, la présence qui s’affirme dans le foisonnement des possibles ?

52acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinitéUn dieu, en effet, c’est toujours des dizaines d’aspects et de fonctions partagés et contrastés avec ceux d’autres dieux. Tel qu’il apparaît dans la pratique cultuelle, un dieu constitue donc un point nodal, conjoncturel, problématique.

53Il en va de même, mutatis mutandis, des coutumes, des mythes et des rites. Aucun de ces ensembles ne peut se concevoir « en soi », car il n’existe pas, en ces domaines non plus, de vase clos. Conduite dans une perspective comparatiste respectueuse de cet état de fait, l’analyse de terrain peut du même coup se passer du recours aux avatars du Volksgeist. La navigation, comme le dit Detienne, est devenue libre. Les amarres qui attachent la recherche à des concepts chosifiés sont rompues. Du même coup, et cela constitue un bénéfice secondaire non négligeable, comparer revient à renoncer au monopole de l’interprétation, avec pour effet d’éviter le piège des mythologies savantes, ou au moins d’en réduire le danger. Comparer devient un exercice de laboratoire. Des aller-retour entre terrains, une exploration consistant à observer ce qui se passe quand on met en contact des configurations symboliques différentes, hétérogènes.

54Dans les laboratoires évoqués par Detienne, cet exercice est d’abord celui qui consiste à faire jouer ensemble, sur des thèmes très précis, des systèmes culturels éloignés les uns des autres : ainsi, dans La déesse parole, la comparaison est orchestrée du point de vue grec (un point de vue peu explicite, mais essentiel) entre les aèdes de Géorgie, les shamans Cuna de Panama, les récitants de l’Inde védique et les prêtres travestis de Célèbes-sud26.

55Je voudrais pour ma part insister sur le fait que cette très belle liberté, cet appel au grand large, ne doivent pas faire oublier l’intérêt de laboratoires plus limités, sinon même plus étriqués, ceux qui concernent des cultures en rapports historiques de contiguïté. L’étude des contacts, des adaptations, des rejets, des réactions et contre réactions, conduit à faire de l’histoire elle-même un laboratoire expérimental.

56Pour essayer de définir ce type de comparaison dont je crois qu’il constitue une des tâches essentielles de l’étude des religions antiques, je conclurai en évoquant un exemple concret, dans l’espoir de mettre en valeur le postulat selon lequel l’objet de la comparaison peut devenir la pratique elle-même de la comparaison, telle qu’on l’observe dans l’Antiquité.

57On peut diriger notre attention, de ce point de vue, sur la manière dont se constitue, dans les regards croisés de la Grèce, de Rome et du Proche-Orient, une réflexion concernant non seulement les figures divines ou mythologiques (les divinités) mais aussi les pratiques rituelles, et plus particulièrement les interdits.

58construction des savoirsvalidationexpérimentationIl s’agit d’un espace expérimental qui ne cesse de faire l’objet d’une attention soutenue, d’Hérodote jusqu’à Porphyre et au-delà. C’est ainsi qu’on voit se développer un commentaire varié et ininterrompu portant, à partir de l’Égypte, sur certaines pratiques mystiques ou ascétiques des Hellènes. Ce commentaire toujours inachevé relève d’une tradition pour laquelle l’Égypte et ses prêtres fonctionnent comme un paradigme providentiel, non pas évidemment le seul paradigme, mais le paradigme par excellence permettant de penser la catégorie des prescriptions sectaires grecques. La Grèce, au niveau des mouvements pythagoriciens, orphiques et bachiques, est ainsi vue dans une perspective égyptienne. Il en ira bientôt de même des pratiques judéennes, où l’on se plaira à retrouver, très précisément, la circoncision et les réticences égyptiennes à l’égard du porc, animal de Seth. Sous le regard grec toute l’Égypte, bientôt, en viendra à se comporter comme les prêtres égyptiens d’Hérodote. À partir du moment où le judaïsme entre dans le champ de conscience hellénique, peu après Alexandre, on aura tendance à imaginer les habitants de la vallée du Nil sous les traits d’un peuple sacerdotal qui se comporterait dans son ensemble comme ceux qui, chez les Hébreux, obéissent strictement aux prescriptions du Lévitique.

59Dans ce nouveau discours, l’Égypte devient l’espace rituel d’où seraient issues, dans leurs spécificités et dans leurs contrastes, à la fois les pratiques grecques et les pratiques juives. Le terrain était ainsi préparé, dès Hérodote, pour qu’un triangle théologique fondamental puisse finalement être mis en place, organisant la comparaison entre la Grèce anthropomorphisante, l’Égypte thériomorphisante et la Judée monothéiste et aniconisante. Ce dispositif interprétatif apparaît dès la plus ancienne version des récits hellénistiques sur Moïse. Chez Hécatée d’Abdère, Moïse quitte l’Égypte pour fonder Jérusalem et mettre en place une religion monothéiste et non anthropomorphe, en même temps que se dirigent vers la Grèce ces ancêtres de grandes lignées que sont Danaos et Cadmos.

60Il s’agit d’un discours qui peut prendre l’allure d’une vive controverse, impliquant les Égyptiens, les Grecs et les Judéens. Il faudrait bien sûr prolonger ce type d’enquête du côté de Rome, des Celtes aussi, des Perses et des Assyriens. Faire intervenir, à côté de Manéthon et d’Hécatée d’Abdère, Bérose et Philon de Byblos, Denys d’Halicarnasse et l’ensemble des sources classiques relatives aux Chaldéens, aux Zoroastriens, aux Druides, pour leur poser des questions du même type. La comparaison, en tant qu’objet d’étude, apparaîtrait alors sous la forme d’un très vaste débat, bien présent dans nos sources. Il s’agit d’un cadre dans lequel, bien évidemment, le christianisme va s’engouffrer dès le second siècle de notre ère.

61Dans la mesure où les premiers développements de cette pratique à la fois de la réaction et de la comparaison sont observables, de manière privilégiée, autour du bassin oriental de la Méditerranée, il devient évident que l’histoire des religions antiques, si elle doit exister en tant que discipline spécifique, ne saurait être constituée par la simple juxtaposition des études ayant pour objet le développement dans l’histoire de ce que nous appelons des religions. Elle ne saurait avoir pour seule fin de situer les unes à côté des autres, comme des objets étanches et séparés, comme des bouteilles sur une étagère, les religions, les parfums et les mémoires de la Grèce, de l’Égypte, de l’Inde, du Proche-Orient ancien, de Rome et de l’Étrurie. Car si l’histoire des religions s’intéresse à l’analyse de phénomènes rencontrés dans l’histoire, elle le fait à d’autres fins que de les enfermer les uns par rapport aux autres dans une classification de type synchronique, ou de les situer dans un enchaînement temporel. Son but premier n’est pas d’établir une typologie, ni non plus une généalogie, dessinant l’arborescence d’une pluralité de métamorphoses (même si ces deux exercices, la typologie et la généalogie, peuvent être, parfois, intéressants et utiles). Dès ses origines, l’histoire des religions est solidaire de l’exercice de la comparaison. Un de ses objets privilégiés, correspondant à son activité propre, devrait donc consister en l’analyse de la formation, transculturelle, de nouveaux ensembles symboliques. Le terme ancien qui désigne au mieux cette activité, correspondant à des cultures qui n’ont pas de frontières fixes, est celui d’interpretatio 27.

Notes
1.

Pop Wuh (le Livre des évènements), version d’Adrián I. Chávez, trad. de l’espagnol par Anny Amberni, Paris, Gallimard, 1978 (Collection « L’aube des peuples »), p. 52.

2.

Francisco Lopez de Gomara, Cortés, The Life of the Conqueror by his Secretary, transl. and ed. by Lesley Byrd Simpson from The Istoria de la Conquista de Mexico, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 1965, pp. 33 sqq.

3.

Bernal Diaz de Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne, trad. Dominique Aubier, Club des libraires de France, 1959.

4.

Hernan Cortez, Cartas de relación, tercera edicion, editorial Porrúa, México, 1967.

5.

I Apologie, 8.

6.

Tertullien, Apologétique, 17, 4-6.

7.

Texte cite par C. Tinmermanns, « Comparatisme et sensibilité historique dans l’étude des religions : le cas de la Chine », Archiv für Religionsgeschichte, 3, 2001, pp. 55-66 (précisément p. 59).

8.

Pas plus que les Hymnes d’Akhenaton on ne peut tenir l’Ancien Testament comme témoin de la rupture absolue, comme le rappelle A. de Pury, « L’émergence de la conscience interreligieuse dans l’Ancien Testament », Theological Review, 22, 2001, pp. 7-34. De Pury incite à nuancer la proposition de Jan Assmann (Moïse l’Égyptien. Un essai d’his-toire de la mémoire, trad. de l’allemand par Laure Bernardi, Paris, Aubier, 2001).

9.

Sur les nombreuses (et parfois divergentes) versions de cette affaire, cf. Jean-Michel Roessli, « Postface », dans : John Block Friedman, Orphée au Moyen Âge, trad. de l’anglais par Jean-Michel Roesli, éditions Universitaires de Fribourg, 1999, spéc. pp. 290 sqq. ; J.-M. Roessli a écrit un savant (et très utile) mémoire de licence, déposé à la bibliothèque universitaire de Fribourg, sur Le mythe d’Orphée et sa réception dans le judaïsme de l’époque hellénistique et romaine (1997).

10.

Cf. Religion et piété à Rome, Paris, Albin Michel, 2001, pp. 24-27.

11.

Fritz Stolz, « Essence et fonction des monothéismes abrahamites », in : G. Emery et P. Gisel (éds.), Le christianisme est-il un monothéisme ? Genève, Labor et Fides, 2001, pp. 40-59 (particulièrement p. 57).

12.

Sur cette mythologie savante et biblico-centrée de l’âge classique, cf. A. Dupront,Pierre-Daniel Huet et l’exégèse comparatiste au xvii e siècle, Paris, Leroux, 1930. Voir aussi les travaux de Maurice Olender, et en particulier Les langues du Paradis, Paris, Seuil, 1989.

13.

Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998 (un ouvrage qui réactualise, du point de vue de la France républicaine, la problématique mise en place dans Le désenchantement du monde. Une histoire poli-tique de la religion, Paris, Gallimard, 1985).

14.

Je reprends ici un argument développé dans Ph. Borgeaud, « Qu’est-ce que l’histoire des religions ? », Equinoxe. Revue romande des sciences humaines,21, 1999, pp. 67-83.

15.

Un laboratoire couvrant l’ensemble des religions du Proche à l’Extrême-Orient fut initié par les collaborateurs de la collection « Sources orientales », Paris, Seuil, 8 vols. parus, 1959-1971. Les travaux initiés par J.-P. Vernant réunirent les compétences issues de multiples terrains pour des recherches collectives sur la terre, la guerre, le sacrifice ou la divination. Les multiples expérimentations collectives dirigées par Marcel Detienne se prolongent aujourd’hui, sur le fonder, la parole, l’écriture, le polythéisme, les pratiques d’assemblée. On doit aussi signaler, entre autres, les travaux non moins pluriels dirigés par Jan Assmann et Guy Stroumsa, ainsi que quelques entreprises plus ponctuelles de Ph. Borgeaud (éd.), La mémoire des religions, Genève, Labor et Fides, 1 988 ; Fritz Graf (éd.),Mythos in mythenloser Gesellschaft. Das Paradigma Roms, Stuttgart et Leipzig, Teubner, 1993 (Colloquium Rauricum, 3) ; Ph. Borgeaud et E. Norelli (éds.), Le temple lieu de conflit, Louvain, Peeters, 1995 (Les cahiers du CEPOA, 7) ; J. Waardenburg (éd.), Scholarly Approaches to Religion, Interreligious Perceptions, and Islam, Berne, Peter Lang, 1995 (Studia Helvetica Religiosa,1).

16.

Cf. Ph. Borgeaud, « Le comparatisme en histoire des religions », Revue européen-ne des sciences sociales (Cahiers Vilfredo Pareto), 24, 1986, pp. 59-75 ; F. Boesflug et F. Dunand (éds.), Le comparatisme en histoire des religions, Paris, Cerf, 1997.

17.

Depuis ses recherches sur le Golden Bough de Frazer (« When the Bough Breaks », History of Religions, 12, 1973, pp. 342-371, repris dans Map is not Territory, Leiden, Brill, 1978, 2e éd. Chicago, University Press, 1993), Jonathan Z. Smith n’a cessé de réflé-chir sur la comparaison. Cf. entre autres Drudgery Divine. On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late Antiquity, Chicago, 1990.

18.

Cristiano Grottanelli and Bruce Lincoln, « A brief note on (future) research in the history of religions », University of Minnesota, Center for Humanities Studies, Occasional Papers, 4, 1984-1985, pp. 2-15, republié dans Method & Theory in the Study of Religion, 10, 1998, pp. 311-325.

19.

Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil (collection « La Bibliothèque du xx e siècle »), 2000.

20.

Pour ne citer que quelques exemples, en ne mentionnant que des livres (et non des articles, trop nombreux) : Henri Pinard de la Boullaye, L’étude comparée des religions, 2 vol., Paris, 1922-1925 ; P. Wilhelm Schmidt, Origine et évolution de la religion. Les théo-ries et les faits, Paris, 1931 ; Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962 ; Edward Evans-Pritchard, Theories of Primitive Religion, London and New York, 1965 ; Michel Meslin, Pour une science des religions, Paris, Seuil, 1973 ; Jacques Waardenburg, Classical Approaches to the Study of Religions. Aims, Methods and Theories of Research, 2 vols. The Hague, Mouton, 1973-1974 (republié en 1 vol. à Berlin, Walter de Gruyter, 1999) ; Marcel Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981 ; Frank Whaling, Contemporary Approaches to the Study of Religion, 2 vols., Berlin-New York-Amsterdam, 1983-1984 ; Ivan Strenski, Four Theories of Myth in Twentieth-Century History : Cassirer, Eliade, Lévi-Strauss and Malinowski, Houndmills, 1987 ; Fritz Stolz, Grundzüge der Religionswissenchaft, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1988 (2e éd., 1997) ; Maurice Olender, Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Gallimard /Le Seuil, Paris, 1989 ; Daniel Dubuisson, Mythologies du xx e siècle (Dumézil, Lévi-Strauss, Eliade), Presses Universitaires de Lille, 1993 ; Natale Spineto, Mircea Eliade, Raffaele Pettazzoni. L’histoire des religions a-t-elle un sens ?, Paris, 1994 ; Michel Despland, L’émergence des sciences des religions. La Monarchie de Juillet : un moment fondateur, Paris, 1999 ; Bruce Lincoln, Theorizing Myth. Narrative, Ideology, and Scholarship, Chicago, The University of Chicago Press, 1999 ; Steven M. Wasserstrom, Religion after Religion. Gershom Scholem, Mircea Eliade, and Henry Corbin at Eranos, Princeton, 1999 ; Hans Gerhard Kippenberg, À la découverte de l’histoire des religions. Les sciences religieuses et la modernité, Paris, Éditions Salvator, 1999 ; Mary Beard, The Invention of Jane Harrison, Cambridge/MA (Harvard UP), 2000. Et tout récemment, le volume de l’Archiv für Religionsgeschichte, 3, 2001, consacré à l’histoire comparée des religions au xvii e s.

21.

Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, paru pour la première fois en 1924 dans l’Année sociologique.

22.

Cf. le volume Divination et rationalité, sous la direction de Jean-Pierre Vernant, Paris, Seuil, 1974.

23.

Georges Dumézil, Horace et les Curiaces, Paris, Gallimard, 1942, pp. 134-137 (« L’esprit romain et l’évolution des mythes »).

24.

Cf. Silvia Mancini, « Les civilisations comme absolu esthétique : l’approche morpho-logique de la Mittel-Europa »,Diogène, 186, 1999, pp. 83-109 (en particulier p. 90).

25.

Cf. notamment Georges Dumézil, Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, Gallimard, 1977, pp. 55-85 (« Mitra-Varuna »).

26.

Marcel Detienne et Gilbert Hamonic (sous la direction de), La déesse parole. Quatre figures de la langue des dieux, Paris, Flammarion, 1995.

27.

Plusieurs arguments présentés ici seront repris dans un livre à paraître, sur les origines de l’histoire des religions.