Christian Jacob

1C’est à une intéressante expérience de laboratoire que nous invitent les doctorants d’ANHIMA dans cette livraison des Cahiers « Mondes Anciens » coordonnée par Élise Lehoux et Nicolas Siron. Quels effets produirait sur les sociétés et les cultures antiques le réactif de deux verbes que seul un préfixe distingue, « montrer/démontrer » ? Qu’est-ce que ce couple lexical permettrait de révéler, de traverser, de découvrir ? Ce réactif conceptuel a aussi une dimension réflexive car tel un miroir, il renvoie bien sûr aux expérimentateurs l’impératif de penser leur propre pratique : qu’est-ce que montrer, démontrer, dans les arts de faire des études anciennes aujourd’hui ?

2construction des savoirsépistémologierationalité construction des savoirsépistémologie construction des savoirsvalidationdémonstrationIl est question ici de l’évidence, de sa construction, de son pouvoir, de ses limites. À première vue, démontrer est une opération relevant d’une technique particulière, celle du raisonnement, de la preuve, de la persuasion. La démonstration est un art qui s’apprend, qui a sa propre formalité, ses propres règles, son axiologie, dont il est tentant de considérer qu’elle s’appuie sur l’ordre d’une raison partagée dans un lieu, un temps et un milieu culturel donnés, voire sur la raison dans son universalité. Mais on sait bien qu’une raison est toujours située, voire locale. Une démonstration s’appuie sur la force d’une langue naturelle ou artificielle (les mathématiques, par exemple), leur syntaxe, leur logique. Elle mobilise des facultés mentales, logiques et rhétoriques, et présuppose que de part et d’autre de l’énonciation démonstrative les mêmes codes, les mêmes catégories soient partagés. Autant que son contenu et son résultat, c’est le déroulement même de la démonstration, sa nécessité et son enchaînement interne qui produisent l’effet recherché. On pourrait dire qu’une démonstration inscrit le particulier dans l’ordre du général, qu’il s’agisse d’un régime de vérité ou d’évidence. La démonstration peut se déployer dans une interlocution vivante, dans une performance rhétorique ou un cheminement intellectuel qui s’imposent à un auditeur ou un auditoire dans une interaction située, régulée parfois par un cadre institutionnel – l’école, le tribunal, l’assemblée, les lieux de pouvoir. Elle peut aussi s’inscrire dans un texte, un raisonnement écrit, qui se prêtera alors à de multiples réactivations comme à la vérification pointilleuse, lente et rétroactive de chacune de ses étapes, hors des contingences d’une énonciation située et éphémère. Mais il faut d’emblée préciser que la démonstration ne se limite pas à l’ordre de la raison et du discours. On peut démontrer en silence, dans le langage des gestes et du corps, par exemple un savoir-faire, une compétence technique, un talent artistique, ou aussi un statut social, une qualité d’âme ou de cœur, un tempérament, une identité. Dans l’analyse qu’Alessandro Buccheri propose d’un épisode du Philoctète de Sophocle, Néoptolème donne à voir, apporte la preuve de sa noblesse d’âme et de sa filiation, il révèle par un beau geste sa nature et son caractère qui en font véritablement le rejeton d’Achille. On peut faire une démonstration de force ou de pouvoir tout en restant parfaitement silencieux et en imposant le silence aux témoins de la scène… Et en effet, la démonstration n’est pas sans rapport avec le pouvoir, avec la violence : elle impose, elle s’impose. Elle se veut irréfutable. Elle se veut sans appel. Et pourtant, une démonstration se déconstruit… Avec un minimum de savoir-faire logique et rhétorique, elle redevient un artefact, non une évidence absolue, et on peut la contester, la subvertir, la réduire à néant… Il n’est pas d’éristique sans confrontation des logiques, sans le risque d’un retournement des apparences, sans le levier rhétorique qui fait basculer les évidences… Démonstration de force, qui peut dissimuler l’inquiétude d’une faille possible, d’une faiblesse cachée… Rares sont les évidences qui s’imposent sans rencontrer de résistances… Les lieux de décision ou de prescription, comme l’assemblée, le tribunal, ou même les prolégomènes critiques d’un traité savant, voient des logiques s’affronter, et l’emporter selon des critères qui tiennent autant à l’agonistique d’un moment de décision instable et réversible qu’à des axiologies échappant aux contingences du kairos pour avoir valeur de preuve irréfutable… Une démonstration peut-elle être sans appel, avoir le dernier mot, clore un débat ? Certains savoirs, comme les mathématiques, ont travaillé durant des siècles à dupliquer, à rechercher de nouvelles démonstrations de leurs axiomes et théorèmes fondamentaux…

3typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessémiologie pratiques savantespratique manuellegesteMontrer est avant tout un geste, un geste déictique qui pointe avec les doigts de la main, du langage ou de l’esprit vers un objet à percevoir, objet matériel ou immatériel, inerte ou vivant, circonscrit ou indéterminé, humain ou non humain. Une double dimension est ici à l’œuvre : celle de l’ostentation, celle de la perception et de l’interprétation de ce qui est montré. L’une et l’autre présupposent une intentionnalité, et la reconnaissance mutuelle de cette intention. Cette intentionnalité peut être délibérée et consciente, ou être voilée par un écran de codes et de valeurs implicites qui agissent à l’insu des acteurs. La mobilisation et le déchiffrement même inconscients de ces codes relèvent d’un savoir partagé par un milieu social, culturel, linguistique. Ils permettent de discriminer les statuts et les identités, les formes de pouvoir et d’autorité, mais aussi les normes de comportement et de savoir-faire, la correction des opérations et la conformité des artefacts qu’elles produisent. Ce pouvoir déictique peut s’appuyer sur de multiples modalités de communication, subliminales ou redondantes, polysémiques ou univoques. Il mobilise une vaste palette de signes, symboles, métaphores, métonymies qui permettent d’articuler le visible et l’invisible, l’individu et le statut ou la fonction, la personne et l’appartenance communautaire ou institutionnelle. On est ici dans l’ordre de la représentation des codes, des valeurs, des hiérarchies, des plans de réalité. Cette représentation peut s’appuyer sur des codes corporels, gestuels et faciaux, sur des insignes, des accessoires, un apparat vestimentaire, un contexte de manifestation, une mise en espace ou une ritualisation du temps qui tracent des frontières et creusent des écarts. Cette sémiologie s’organise en différents langages, figuratif, architectural, sonore, corporel, symbolique, qui sous-tendent l’ordre social et politique comme la cohérence générale d’une vision du monde, définissant différents plans de réalité, différents niveaux d’existence, différents seuils d’altérité et les relations entre les uns et les autres. C’est ainsi que peuvent être précisés, ajustés, négociés et refondés les liens entre les mots et les choses, entre les noms et les êtres, qu’ils soient proches ou lointains, présents ou passés, humains ou non humains. Le corpus de statues présentées par Nicolas Davieau montre les modalités de la perception sociale d’une catégorie particulière de personnages, les philosophes, qui se distinguent des poètes et des orateurs comme des « hommes d’action ». Comment s’articulent les codes génériques et les traits individualisants, la figuration et les données descriptives des sources littéraires ? Que s’agit-il de montrer ? Un ethos corporel ? Des accessoires identifiants ? L’effort de la pensée ? L’appartenance à une école ? Voire un concept particulier renvoyant à l’œuvre de tel ou tel philosophe ? Vincent N’Guyen-Van permet d’enrichir ces réflexions par son étude des modalités de légitimation des empereurs de la Rome du iii e siècle, les Sévères. C’est par le biais de filiations fictives, mais aussi de différentes médiations symboliques, comme les portraits, la titulature et leurs noms eux-mêmes que Septime Sévère et ses successeurs peuvent se greffer à la lignée des Antonins, s’inscrire dans une continuité dynastique et familiale et légitimer leur accès au pouvoir suprême auprès des populations et des armées de l’Empire. Les monnaies, en particulier, vecteurs de la propagande impériale, se chargent de modeler le portrait des nouveaux venus pour montrer leur ressemblance, et donc leur parenté avec les Antonins.

4La redondance entre les mots et les noms, entre le visible et le conceptuel est essentielle pour assurer la stabilité et l’efficience d’un savoir socialement partagé. Le champ de la figuration, qui se déploie dans les programmes ornementaux des édifices, dans la représentation des individualités d’un panthéon ou d’une mythologie, dans la personnification allégorique des abstractions, offre sans aucun doute le meilleur exemple de ces jeux sémiologiques : ils permettent de reconnaître, de nommer et d’identifier des êtres qui ne relèvent pas du même monde que celui de l’expérience et de la perception directes, tels les dieux et les héros. Au-delà de l’identification de ces figures, l’usage des signes et des codes permet la lecture visuelle de scènes narratives complexes, renvoyant à des épisodes mythiques et parfois à des œuvres littéraires au cœur de la culture partagée. Les liens entre les formes et les noms, entre la vision et la mémoire, entre le figuratif et le littéraire ne relèvent pas d’un système d’équivalences et de traductions univoques, mais de jeux de variations et de polysémies qui mobilisent aussi bien la virtuosité des imagiers que les capacités associatives et interprétatives des destinataires de ces images, à la fois usagers et lecteurs. C’est la tâche de l’anthropologie visuelle des images que de reconstituer ces codes et ces lois de transformation et de génération, qui permettent notamment de montrer et de voir dieux, héros et scènes de la mythologie. L’examen des déesses ailées sur une série de vases attiques proposé par Annaïg Caillaud éclaire d’une manière très concrète les enjeux de leur identification, les marges d’indécision et de déplacements suscitées par les contradictions entre les attributs, le contexte narratif, les sources littéraires et parfois le nom écrit à côté du personnage. Ces glissements attestent à la fois de l’existence de codes figuratifs et de leur plasticité, tant du point de vue des producteurs que des récepteurs de ces images.

5Montrer, cette intention, ce processus de production d’une évidence, tant linguistique que visuelle et intellectuelle, présuppose une théorie des signes, une sémiologie, non dans un indéfini et un absolu, mais dans le champ situé d’une conception et d’une pratique du langage et des signes. Quels sont les effets produits par un énoncé sur son auditeur ou son lecteur, comment s’articulent l’audition ou le déchiffrement visuel du texte et ce qu’il donne à voir et à imaginer, par le biais de techniques descriptives particulières ? En confrontant discours païens et chrétiens sur l’espace monumental de la Rome tardive, Vincent Mahieu montre la survivance de la technique de l’ekphrasis qui, parmi les exercices rhétoriques, permettait de décrire différents objets, comme des villes, en les donnant à imaginer et à voir aux lecteurs-auditeurs. La composition de ces paysages monumentaux, toutefois, est filtrée et sous-tendue par des choix révélateurs d’accentuations et d’occultations idéologiques : par la sélection des sites et des signes, c’est aussi un message politique, historique et religieux que ces auteurs veulent partager. La force spectaculaire de ces descriptions impose des visions antagonistes, voire inconciliables du territoire et de son lien avec son glorieux passé.

6pratiques savantespratique lettréeinterprétation espaces savantslieubibliothèqueMontrer/démontrer. Ces études très riches et suggestives mettent aussi en lumière les tables de travail, les ateliers des jeunes chercheurs d’aujourd’hui dans le champ des études anciennes. La richesse de ce recueil est de permettre le croisement des approches et des outils, entre études grecques et latines, entre herméneutique littéraire et anthropologie visuelle, entre micro-analyse d’un vers tragique et vaste fresque historique aux dimensions de Rome et de son empire. Comme dans toutes les sciences humaines et sociales, l’article, cet artefact produit dans nos ateliers, doit à la fois montrer et démontrer, apporter un éclairage sur un texte, une image ou une série de textes et d’images, considérés isolément ou dans leurs entrelacements, mais aussi procéder au travail de l’interprétation, des rapprochements, des hypothèses, au dégagement des significations et à la fabrique de l’intelligibilité d’un moment, d’un lieu, d’un processus, d’un phénomène. Les bibliothèques, les corpus imprimés ou numériques, les images et leurs supports matériels, les monnaies et les apparats critiques offrent les matières premières du travail artisanal du chercheur, qui peut aussi s’appuyer sur des outils méthodologiques venus d’autres champs, sur des concepts et des autorités, sur des interprétations passées ou divergentes, instrumentales dans la quête de solutions nouvelles à des problèmes traditionnels.

7Montrer/démontrer. C’est ainsi que l’on écrit l’histoire…