Christiane Sinding

1acteurs de savoircorpssantéObjet complexe, perpétuellement en devenir, constitué entre objectivation scientifique et subjectivité du patient, le médicament s’enrichit au tournant du xix e siècle d’une dimension politique et administrative et perd progressivement le caractère local et hautement individualisé qui était le sien pendant des milliers d’années, pour devenir un produit industriel et standardisé comme les autres. Ou presque : car les usages du médicament ont aussi une dimension morale qui, loin d’être effacée par l’apparition d’une production de masse, est renforcée et prise en charge par l’État qui élabore une nouvelle police des médicaments dans les pays industrialisés. Cette police s’inscrit dans le cadre des grands processus de normalisation qui caractérisent les États et repose sur la standardisation des remèdes.

2espaces savantslieulaboratoire espaces savantslieuhôpital construction des savoirstraditionstandardisation typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecineL’histoire conventionnelle de la médecine s’est peu intéressée à cette standardisation qu’elle réduisait à une pratique dérivée de la physiologie et dont seuls quelques physiologistes avaient tenté de retracer une historiographie élémentaire. Ce chapitre tente de montrer comment l’histoire de la standardisation d’un médicament implique de s’intéresser à l’intervention coordonnée d’au moins trois institutions : l’hôpital avec ses médecins et ses malades, l’université avec ses laboratoires, l’industrie pharmaceutique. À ces trois institutions, il faut en ajouter une quatrième dont l’intervention devient évidente dès la fin du xix e siècle : l’État. Quelques auteurs en ont fait l’acteur principal de la standardisation des médicaments, traçant ainsi une histoire avant tout administrative ou politique1. Moins réductrice que l’histoire des physiologistes, cette position frôle le réductionnisme sociologique. La position adoptée ici consiste à prendre en compte l’intrication des logiques scientifiques et médicales avec les logiques administratives et politiques, et suggère de mobiliser le concept foucaldien de dispositif pour tenter d’intégrer ces différents schémas interprétatifs dans un cadre plus politique.

Du malade au médicament : la production d’extraits thérapeutiques de pancréas à Toronto (1921-1922)

3Le 23 janvier 1922, un jeune diabétique de quatorze ans, Leonard Thompson, hospitalisé à l’Hôpital général de Toronto, reçoit une injection de cinq centimètres cubes d’un liquide brunâtre: cet extrait de pancréas bovin permet au jeune malade de retrouver des forces et une vie satisfaisante au prix d’injections quotidiennes et d’une stricte discipline de vie. La maladie dont souffre Leonard Thompson est une maladie grave, qui entraîne la mort en quelques mois à cette époque, au mieux en quelques années. Amaigrissement, fatigue, soif inextinguible accompagnée de l’émission d’urines abondantes en sont les symptômes majeurs, et la présence de sucre dans les urines (glycosurie) associée à une élévation du taux de glucose dans le sang (hyperglycémie) en fournit la signature biologique. Sans être le remède miracle qu’on célèbre alors, l’insuline a tout de même transformé le pronostic du diabète.

4Comment en est-on venu à suspecter l’origine pancréatique du diabète sucré ? En 1889, Oskar Minkowski (1858-1931) et Joseph von Mering (1849-1908) avaient mis en évidence le rôle du pancréas dans la genèse du diabète. En voulant étudier le rôle des ferments pancréatiques sur l’absorption de la vitamine D, ils observèrent que l’ablation du pancréas chez un chien entraînait l’apparition d’un diabète sucré chez l’animal. À la même époque en Angleterre, des succès thérapeutiques étaient obtenus dans l’insuffisance thyroïdienne grâce à l’administration d’extraits de thyroïde. Charles Brown-Séquard (1817-1894) proposa de rendre compte de ce succès à partir de la notion de « sécrétion interne », élaborée par les « glandes sans canaux excréteurs » comme on les appelait à l’époque2. Nombreux sont alors les chercheurs qui tentent d’obtenir des extraits de pancréas possédant une action thérapeutique sur le diabète similaire à celle des extraits thyroïdiens sur l’insuffisance thyroïdienne. Mais, si ces premiers extraits permettent de diminuer le taux de glycémie des patients testés, ils provoquent malheureusement des réactions allergiques ou toxiques graves. La suite des événements montrera qu’il manquait à ces pionniers les collaborations et le dispositif institutionnel qui leur auraient permis de transformer ces essais en découverte, et les extraits en médicament. Ce dispositif sera mis sur pied, entre Toronto et les États-Unis, par quelques chercheurs canadiens audacieux.

Figure 1. Les chercheurs Ch. H. Best et Fr. Gr. Banting, vers 1924, collection Banting.
Les chercheurs Ch. H. Best et
            Fr. Gr. Banting, vers 1924, collection Banting.

5construction des savoirséconomie des savoirsbrevet espaces savantslieulaboratoireEn 1921, à Toronto, dans le Département de physiologie dirigé par John James Richard Macleod (1876-1935), chef du Département de physiologie du diabète à l’Université de Toronto, Frederik Grant Banting (1891-1941), chirurgien sans clientèle, et Charles Herbert Best (1899-1978), étudiant en médecine, confirment l’existence d’un « principe antidiabétique » dans le pancréas des chiens. Le biochimiste James Bertram Collip (1892-1965), qui s’était joint à l’équipe, obtint, en janvier 1922, un extrait suffisamment purifié pour pouvoir être testé sur L. Thompson et bientôt sur deux autres patients3. En mai 1922, les premiers résultats sont présentés par Macleod à l’American Association of Physicians et font grand bruit4. L’entreprise qui débute alors est celle de la purification de la substance inconnue dénommée provisoirement iletin puis insuline 5, dont la manufacture est d’abord confiée aux laboratoires Connaught de Toronto. Mais le passage à une production à moyenne échelle se révèle difficile, et l’équipe est obligée de recourir aux services de la compagnie américaine Eli Lilly. Comme la méfiance est de mise envers une entreprise privée, toujours soupçonnée de faire passer ses intérêts financiers avant ceux des malades, les chercheurs décident de prendre un brevet. Ils justifient cette décision face à un monde médical hostile aux brevets médicamenteux par deux raisons principales : 1) prévenir l’émergence d’un monopole industriel et commercial sur le marché du nouveau médicament, en conférant sa propriété industrielle à une organisation étatique vouée à un enseignement et à une recherche désintéressés ; 2) contrôler la bonne fabrication et la qualité du nouveau produit thérapeutique grâce à la détention de cette propriété.

6Si un précédent de brevet universitaire sur un médicament existait aux États-Unis 6, c’était surtout l’industrie allemande du médicament qui avait fait la preuve d’une collaboration fructueuse entre industrie privée et institutions étatiques de recherche et de soins.

Commerce et santé : naissance d’une biopolitique du médicament

7acteurs de savoircorpssantéÀ la fin du xix e siècle, l’invention des vaccins donne une arme nouvelle aux États pour renforcer leur police de la santé. À l’Institut Pasteur, entre 1880 et 1890, Émile Roux (1853-1933) montre l’existence d’une toxine diphtérique et commence à produire une antitoxine à partir du sérum de chevaux immunisés, tandis qu’en 1890, à l’Institut Koch, Emil Behring (1854-1917) et Shibasaburo Kitasato (1852-1931) publient leurs premiers travaux sur la mise au point de l’antitoxine diphtérique. Mais, contrairement à ce qui se passe à l’Institut Pasteur, financé par l’État pour subvenir aux besoins publics, c’est sans état d’âme que Behring et Kitasato collaborent avec le laboratoire pharmaceutique Hoecht et participent au commerce du sérum. Rapidement, les problèmes de standardisation de l’antitoxine diphtérique font intervenir Paul Ehrlich (1854-1915), personnage clé de l’invention des dispositifs de test et de standardisation des médicaments. Il met en place des systèmes fiables pour tester l’activité de l’antitoxine diphtérique et travaille à sa standardisation nationale puis internationale.

Le vaccin comme outil politique

8L’Allemagne tient alors la première place dans le monde pour ses institutions scientifiques, mais aussi pour ses politiques de santé. En 1894, le ministère allemand de la Santé interdit la délivrance du vaccin hors officine et prescription médicale, et fonde la Station de contrôle de l’antitoxine diphtérique tout près de l’Institut Koch des maladies infectieuses7. Ehrlich en devient le directeur et développe une politique de recherche sur les problèmes théoriques de l’immunité et les questions pratiques de standardisation. Il s’intéresse de près à la logistique de certification des préparations commerciales et collabore étroitement avec les laboratoires Hoecht. En 1899 est créé, à Francfort, sous sa direction, un Institut royal de thérapie expérimentale chargé de contrôler tous les sérums placés sous la surveillance de l’État et de développer des recherches plus théoriques sur l’immunologie et la sérologie en collaboration avec l’hôpital voisin de la Charité. La collaboration avec Hoecht culminera avec l’invention et la manufacture du Salvarsan, premier médicament antisyphilitique issu de la chimiothérapie promue par Ehrlich. Ce médicament sera breveté, produit par Hoecht sous le contrôle de l’État et vendu dans le monde entier : ce qui marque le couronnement d’un dispositif qui associe l’industrie pharmaceutique à l’hôpital et aux instituts de recherche académiques, sous le contrôle de l’État.

9espaces savantslieulaboratoireAux États-Unis comme en Europe, la production des vaccins est une affaire d’État. À New York et à Philadelphie, les conseils de santé municipaux se dotent de laboratoires de production de vaccins auxquels on adjoint des laboratoires de bactériologie et de test et contrôle des vaccins. Mais, dans un pays où la loi du marché est toute-puissante et le libre-échange érigé en modèle absolu, les laboratoires pharmaceutiques privés contestent la concurrence qui leur est ainsi faite, et les structures d’État renonceront assez vite à maintenir leur production. Au Canada, l’État se préoccupe d’une façon plus tenace de la santé de ces citoyens. À preuve, cette petite firme industrielle, créée en 1914, dans le Département d’hygiène de l’Université de Toronto. La province de l’Ontario l’avait fondée sur le modèle de l’Institut Pasteur, et dans un contexte d’épidémie de rage, afin de pallier la dépendance de la province en matière de vaccins et de sérums et aussi de promouvoir, dans l’Ontario, une véritable politique sanitaire. Structure industrielle originale, au statut proche de celui d’un service public, les Connaught and Antitoxin Laboratories produisent et distribuent à prix coûtant des antitoxines et des anatoxines8. Rien d’étonnant à ce que Connaught ait été chargé de la manufacture de l’insuline : la localisation de la firme, sa familiarité avec les procédures de standardisation, son statut particulier proche de celui d’un service public la désignent pour cette tâche qui, on l’a vu, se révèle rapidement trop lourde pour elle.

Le dispositif canadien

10acteurs de savoircommunautécomitéInstallée à Indianapolis, la compagnie Eli Lilly est déjà une entreprise importante quand elle est contactée par les chercheurs : elle a une certaine expérience dans la standardisation des extraits glandulaires et une volonté affichée de développer une recherche scientifique de qualité9. En 1919, le directeur de la compagnie, J. K. Lilly, fils du fondateur de l’affaire, le colonel Eli Lilly, a engagé comme directeur scientifique Henry A. Clowes, Britannique de naissance, formé en Grande-Bretagne et en Allemagne. Talentueux et efficace, Clowes fait partie des pionniers issus de l’Université qui rejoignent l’industrie10. Le 25 mai 1922, les chercheurs de Toronto écrivent au président de l’Université, sir Robert Falconer, pour présenter leur projet de brevet et demander à l’Université de le gérer. Falconer accepte cette demande et annonce la création d’un comité composé de trois membres du Conseil d’établissement de l’Université dont Falconer lui-même, siégeant avec un comité consultatif composé des quatre « découvreurs » (Best, Banting, Macleod et Collip) et du directeur des laboratoires Connaught11. Désignée sous le nom de Comité de l’insuline (Ci), cette structure a pour mission de gérer les problèmes de brevet, de finances et de contrôle de la qualité de l’insuline, et s’élargit rapidement à d’autres membres pour inclure des industriels et un attorney, conseiller en matière de brevet. Le Ci crée un laboratoire pour prendre en charge les dosages biologiques de l’insuline produite par les firmes pharmaceutiques.

Figure 2. Bouteille d’insuline du laboratoire Connaught, 1923, collection Connaught.
Bouteille d’insuline du laboratoire
              Connaught, 1923, collection Connaught.

11construction des savoirséconomie des savoirsbrevetLe 30 mai 1922, l’Université signe avec Eli Lilly un contrat aux termes duquel la firme américaine obtient l’exclusivité de la production et de la vente de l’insuline pour une période expérimentale d’un an. En échange, elle prend l’engagement de : 1) céder, gratuitement ou à prix coûtant, l’insuline produite à un groupe sélectif de cliniciens à des fins d’expérimentation clinique pendant la période expérimentale ; 2) faire tester tous les lots d’insuline produits par le laboratoire du Ci ; 3) donner un minimum de 12 % de sa production aux laboratoires Connaught ; 4) céder à l’Université de Toronto les droits de tout brevet ultérieur pris sur une amélioration éventuelle des méthodes de production. Réciproquement, l’Université s’engage à faire profiter Lilly de ses propres améliorations. La compagnie est donc tenue en laisse par Toronto, mais gagne en échange l’incomparable avantage d’être la première, aux États-Unis, à produire le médicament miracle qu’attendent avec impatience les quelques centaines de milliers de diabétiques que compte probablement l’Amérique du Nord à cette époque. Durant l’automne de 1923, le chimiste George Walden de chez Lilly met au point une méthode de précipitation isoélectrique de l’insuline, qui permet à la compagnie de faire un bond dans la purification de la nouvelle hormone. À partir de là, les choses vont très vite. Se conformant à l’accord passé avec Toronto, Lilly distribue gratuitement son produit pendant la période dite expérimentale et commence, à partir de mai 1923, à le vendre à prix coûtant, puis avec un bénéfice. Trois autres laboratoires pharmaceutiques entreront alors en lice, mais Lilly gardera longtemps la suprématie en matière de fabrication d’insuline12.

12Les Canadiens ont donc construit un dispositif complexe, à la fois technique, scientifique, économique et politique, s’inscrivant, d’une part, dans une politique naissante du médicament qu’il contribue à renforcer : une nouvelle étape s’ouvre dans la mise en place d’un contrôle étatique de l’industrie pharmaceutique en Amérique du Nord, en Grande-Bretagne et progressivement dans tous les pays qui importeront l’insuline. D’autre part, en organisant et en régulant l’industrie et le marché, ce dispositif permettra de contrôler par voie de conséquence l’utilisation clinique de l’insuline.

13Quel était alors l’état de la législation sur les médicaments ?

La régulation de l’industrie pharmaceutique dans le monde anglo-américain avant 1920

14construction des savoirsvalidation typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéespharmacologie matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionétiquette construction des savoirstraditionstandardisationPlus étendu qu’on ne le croit généralement, l’éventail des médicaments au tournant du xx e siècle est relativement riche, allant de drogues peu efficaces voire nuisibles à des médicaments puissants tels que la digitaline, la morphine, les vitamines ou quelques hormones. Mais les médicaments souffrent de l’absence de standardisation satisfaisante : certaines préparations peu concentrées sont inefficaces, alors qu’à l’inverse d’autres peuvent se révéler dangereuses du fait d’une trop grande concentration. De surcroît, le contenu des fioles, ampoules ou flacons est loin de correspondre toujours à ce qu’indiquent les étiquettes en termes de pureté ou de concentration. Il arrive souvent que, au sein d’une même firme, les produits varient d’un lot à un autre ; quant aux variations d’une firme à une autre, elles sont la règle. Même les extraits thyroïdiens, premiers produits hormonaux efficaces, élaborés dès 1889 et purifiés par Kendall en 1914, n’ont jamais été réellement standardisés. De ce point de vue aussi le cas de l’insuline fera date. Les pharmacopées nationales sont l’outil indispensable au contrôle des médicaments. Collections de savoirs empiriques et traditionnels, elles fournissent de courtes descriptions des médicaments listés, de leurs effets et des doses à prescrire, mais ne prévoient aucun moyen de vérifier l’information donnée. Il faut dire que, jusqu’au milieu du xix e siècle, les expériences pharmacologiques ou les essais cliniques sont exceptionnels.

15construction des savoirséconomie des savoirsindustrieSans être inexistante, la régulation de la fabrication et de l’usage des médicaments, assurée au xix e siècle de manière assez similaire au Royaume-Uni et dans ses deux anciennes colonies, les États-Unis et le Canada, ne pèse guère face à la liberté du marché. Dans la seconde moitié du siècle apparaissent des lois qui prohibent et punissent, au moins en principe, l’« adultération13 » des médicaments alors que le commerce des médicaments dits brevetés est florissant. Les premières lois de langue anglaise contre l’adultération des médicaments naissent en Grande-Bretagne pour être ensuite adoptées, sous une forme légèrement modifiée, aux États-Unis et au Canada. En Grande-Bretagne, la loi dite de l’Adulteration Act de 1860 conduit au Sale of Food and Drugs Act de 1875, peu efficace jusqu’en 1899, date à laquelle un amendement confère aux autorités locales plus de pouvoir pour poursuivre les contrevenants. Mais le terme d’« adultération » est évité dans ces différents textes, et les cours de justice doivent recourir à la British Pharmacopeia (Pharmacopée britannique) pour obtenir les standards sur lesquels les professionnels se sont mis d’accord14. Aux États-Unis, l’industrie pharmaceutique « éthique » table sur le développement d’une médecine dite scientifique pour faire l’apologie des médicaments conformes aux standards de l’US Pharmacopeia (USP) ou du National Formulary (NfF – Formulaire national). Les médecins commencent de leur côté à prescrire moins de thérapies héroïques, type saignée, et plus de médicaments jugés spécifiques et conformes à ces standards. Encouragées par l’État, la plupart des grandes industries de toute nature qui prolifèrent dans le pays cherchent d’elles-mêmes à standardiser leurs produits pour devenir plus compétitives. Parmi elles, les grandes firmes pharmaceutiques commencent à voir l’intérêt d’un contrôle étatique sur le marché des médicaments, car cette surveillance favorise l’élimination des petites compagnies peu fiables inondant le marché de leurs drogues dites brevetées mais qui n’ont pas réellement fait l’objet d’un brevet. Les associations de médecins participent aussi à la mise en place des premières mesures de régulation de la vente des médicaments.

16construction des savoirsvalidationautorisationAu département américain de l’Agriculture, Harvey Wiley, ardent défenseur du contrôle étatique, parvient à convaincre le président Roosevelt d’agir en faveur d’une loi qui contrôlerait le commerce des aliments, des boissons et des médicaments en vue de lutter contre l’adultération. Résultat de ces efforts, le Pure Food Act, qui s’intéresse surtout aux aliments comme son nom l’indique, est promulgué en 1906 15. Dans les sections consacrées aux médicaments, il s’attache à distinguer l’adultération de la vente sous un faux nom (misbranding). Les fabricants ne seront pas obligés de détailler le contenu de la préparation sur le contenant ; mais, s’ils le font, ils doivent respecter les nouvelles règles16. La promulgation du Pure Food Act a deux effets importants : elle fait des pharmacopées les références officielles pour les médicaments et élargit les fonctions de la Division de chimie du département de l’Agriculture, qui devient le Bureau de chimie17. Mais, parce qu’aucune disposition ne prévoit de contrôler l’efficacité des médicaments vendus, le Pure Food Act est peu appliqué18. Tel quel, il marque pourtant le début de l’intervention directe de l’État américain dans la régulation de la fabrication et de la vente des médicaments. En même temps que ces premiers efforts de législation étatique aux États-Unis se développent des initiatives volontaires d’associations professionnelles. L’American Medical Association (AMA – Association médicale américaine) fonde, en 1905, un Conseil de lapharmacie et de la chimie, qui publie des informations sur l’efficacité de ces nouveaux médicaments dans une section du Journal of the American Medical Association (JAMA) consacrée aux nouveaux médicaments non répertoriés dans les formulaires officiels19. L’insuline y sera rapidement répertoriée.

17construction des savoirséconomie des savoirsbrevetAu Canada, la régulation de la vente des médicaments est d’abord gérée par les provinces et s’inspire des mesures prises en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. L’Adulteration Act de 1884, contrairement à ses équivalents britannique et américain, traite de la question de l’adultération des médicaments20. En 1908, sous la pression conjointe des pharmaciens et des médecins est promulgué le Proprietary or Patent Medicine Act 21 qui n’a pas, à l’époque, d’équivalent aux États-Unis. Il définit les médicaments « brevetés » comme étant tout remède artificiel ou toute prescription fabriquée pour l’usage externe ou interne chez l’homme non listé dans les pharmacopées approuvées par le ministère de la Santé22. En l’absence d’inscription dans ces différents registres officiels, le médicament vendu devra indiquer clairement sur une étiquette sa composition exacte. Ainsi le caractère secret de la composition des médicaments « brevetés » est-il battu en brèche.

18En Grande-Bretagne, les réformes entamées se poursuivent sous l’effet de vastes bouleversements sociaux liés au développement de la compétition internationale et à la défaite lors de la guerre des Boers (1899-1902). Les libéraux instituent, en 1911, le National Health Insurance Act, loi qui permet aux personnes ayant un revenu inférieur à un plafond déterminé par les pouvoirs publics de bénéficier d’un système national d’assurance maladie financé conjointement par l’employeur, l’État et l’employé. Le gouvernement devient ainsi un acheteur de médicaments intéressé au premier chef par leur qualité. Il élabore un premier schéma de contrôle de cette qualité comportant la création d’un corps d’inspecteurs qualifiés et d’une section pharmaceutique centralisée au ministère de la Santé23. Au même moment aux États-Unis, il n’est pas question d’imposer des limites à la politique du « laissez faire, laissez passer ». En 1914, Woodrow Wilson est élu président sur un programme qui rejette toute réforme sociale substantielle et promeut la « nouvelle liberté »: seule une régulation minimale de l’industrie est envisagée. En lieu et place de ces réformes, on encourage le développement de codes d’éthique, de la philanthropie et du paternalisme. Ce ne sera que sous la présidence de Theodore Roosevelt que la question de la régulation étatique de l’industrie pharmaceutique sera posée à nouveaux frais, avec notamment la transformation du Food, Drug and Cosmetic Act (Loi sur les aliments, les médicaments et les cosmétiques) en loi et la mise en place de nouveaux moyens de contrôle. Au Canada et en Grande-Bretagne, l’équipe canadienne trouvera donc plus facilement des instances de régulation liées à l’État alors qu’aux États-Unis, celle-ci sera de fait placée sous le contrôle de l’Université de Toronto. Dans les deux cas, la standardisation bioclinique de l’insuline conditionne sa régulation administrative, économique et politique qui réciproquement encourage la première.

L’unité d’insuline : un dispositif biopolitique

19Dans leur premier article sur les effets cliniques de l’insuline (1922), les chercheurs de Toronto ont déterminé en centimètres cubes la quantité d’extrait pancréatique à injecter, en appréciant la concentration de leurs extraits de façon largement qualitative à partir de critères cliniques et biologiques24. Il devient par conséquent urgent de quantifier les doses de médicament administrées.

L’unité physiologique

20La découverte par Collip de l’effet hypoglycémiant et convulsivant de l’insuline chez le lapin permet d’imaginer un dispositif de dosage qui sera utilisé jusqu’au début des années 1970. Dans un premier temps, les chercheurs de Toronto suggèrent de considérer comme unité d’insuline la quantité d’extrait qui provoque chez le lapin normal une chute du taux de glycémie à 45 % de son taux de départ, mettant ainsi en rapport une observation clinique avec une mesure biologique25. Mais des difficultés de toutes sortes apparaissent, liées au contexte de grande instabilité dans lequel les chercheurs travaillent, obligés qu’ils sont d’inventer et de construire en même temps des laboratoires, des colonies d’animaux, une définition de l’unité d’insuline, ses effets physiologiques, une méthode d’utilisation clinique, une méthode de gestion financière et des problèmes de brevet. S’ajoutent des problèmes propres à la standardisation : les historiens de la standardisation d’un système de mesure, quel qu’il soit, connaissent bien la chaîne infinie des calibrages successifs qu’exige ce processus dont Norbert Wise a montré la dimension sociale. Un instrument de précision réifie la confiance que l’on accorde à son concepteur et à son fabricant qui eux-mêmes l’ont accordée à leurs prédécesseurs ; à leur tour ceux-ci ont vérifié l’uniformité et la stabilité des matériaux, les aspects de la manufacture et de la manipulation des instruments utilisés26.

21acteurs de savoiracteur non humainanimal construction des savoirsvalidationexpérimentationCette chaîne de vérifications est mise en œuvre dans la construction de l’insuline : chaque élément du dispositif, de l’animal au dosage de la glycémie, en passant par l’insuline elle-même, est sans cesse réévalué et changé. On vérifie donc la validité de chaque critère grâce à d’autres critères tout aussi instables, et un certain nombre des premières décisions seront remaniées en fonction de l’expérience acquise. Par exemple, quand on s’aperçoit que l’apparition des convulsions varie d’un animal à un autre, le Comité de l’insuline décide de standardiser les animaux eux-mêmes, fixant leur poids à deux kilogrammes et en stipulant qu’ils doivent être à jeun depuis vingt-quatre heures au moment de l’injection. Bientôt, on s’aperçoit que la réponse convulsive apparaît à des temps qui varient en fonction de l’animal testé : le Comité décide alors qu’il convient de mesurer les taux de sucre dans le sang une heure et demie, trois heures et cinq heures après l’injection.

22En dépit des redéfinitions successives, on trouve pourtant dans cette première construction de l’unité d’insuline un élément de stabilité, apporté par une observation authentiquement clinique : celle de l’apparition des convulsions chez les animaux. À la mesure de l’hypo-glycémie, Henry Clowes préférera longtemps l’observation de l’action convulsive de l’insuline sur le lapin. Et, dans les premiers temps, la clinique humaine fournit la clé du test final sur la valeur de l’insuline.

De l’unité physiologique à l’unité clinique

23espaces savantslieuhôpitalLes premiers essais cliniques sont menés à l’Hôpital général de Toronto, mais bien vite les spécialistes américains du diabète entrent en jeu pour y participer de manière déterminante. Parmi eux, Eliot Joslin (1869-1962) est une figure de proue dans l’histoire du diabète aux États-Unis, tandis que Frederik Allen (1876-1964) est le promoteur du terrible « régime de famine » que beaucoup appliquent alors aux diabétiques27. Ces deux hommes sont au premier rang des interlocuteurs réguliers de Henry Clowes, et leur avis prime sur tout autre quand il s’agit des problèmes cliniques liés à l’utilisation de l’insuline. Quand ils s’aperçoivent que certains patients ont besoin de moins d’une unité d’insuline et que la manipulation de fractions d’unités est difficile, ils alertent le Ci, qui décide de diviser la définition de l’unité originale par cinq et finalement par trois. Cette nouvelle unité est appelée « unité clinique » et l’unité originale est désormais désignée sous le nom d’« unité physiologique28 ».

24De 1922 à 1923, Lilly doit faire face à la détérioration et à la toxicité de la préparation injectée qui compliquent le processus de la standardisation. Clowes se fie peu aux tests faits sur les animaux et attend avec impatience les rapports réguliers des cliniciens pour avoir des informations sur la qualité de l’insuline produite. Entouré d’un petit comité clinique informel, il s’est constitué un excellent réseau de cliniques et d’hôpitaux qui forment une pièce primordiale de son dispositif29. Cet atout, joint à ses capacités d’organisation et de recueil d’informations à travers tout le territoire américain, est un des grands facteurs de réussite de l’entreprise. De leur côté, les spécialistes hospitaliers se sont rapidement adaptés à la situation nouvelle créée par l’arrivée de l’insuline en mettant leur modèle interprétatif du diabète au service de la nouvelle thérapeutique. Largement quantifié, ce modèle repose sur la mesure de l’apport alimentaire ainsi que sur le calcul de l’équivalent calorique des trois grandes classes d’aliments (protides, glucides, lipides) et son évaluation dans les urines et les selles des patients. On détermine aussi la « tolérance en hydrates de carbone » de chaque patient, c’est-à-dire la quantité maximale en hydrates de carbone que celui-ci peut consommer sans que du sucre apparaisse dans ses urines. On reporte ces résultats sur des tableaux standardisés réalisant ainsi une mise en fiche quantifiée du statut métabolique de chaque patient30. La thérapeutique du diabète, essentiellement fondée sur la mise au point de divers régimes alimentaires, est elle-même standardisée, au moins dans les unités métaboliques des grands hôpitaux.

25Quand l’insuline devient disponible, il ne reste plus qu’à mesurer les différents paramètres métaboliques avant et après son injection. La quantité d’hydrates de carbone supplémentaires, que l’insuline permet de consommer sans que du sucre apparaisse dans les urines, indique le « pouvoir de combustion » de l’insuline : en divisant le nombre d’unités d’insuline injectées par le nombre de calories supplémentaires consommées, on obtient la valeur d’une unité d’insuline en termes de grammes de sucre. Cette valeur, Clowes la réclame sans arrêt à ses correspondants cliniciens.

26Les spécialistes du diabète entretiennent ainsi une véritable culture de la quantification et de la standardisation, qui explique en partie leur conversion rapide et facile à l’utilisation du nouveau médicament. Les patients participent à cette culture : grâce à l’insuline, ils passent beaucoup plus de temps en dehors de l’hôpital et doivent donc impérativement se prendre en charge. On leur apprend à se surveiller et à se traiter seuls. Le patient diabétique doit régulièrement surveiller ses urines, peser ses aliments, doser savamment la composition des repas, pris de préférence à heure fixe, pratiquer des exercices physiques, sans excès ni mollesse. En exhortant leurs patients à suivre une discipline marquée par la mesure, les premiers spécialistes du diabète mènent un combat d’ordre moral autant que médical dans lequel les « mauvais diabétiques » sont stigmatisés. Joslin a été jusqu’à créer une médaille pour récompenser les « bons diabétiques », ceux qui avaient réussi à franchir le cap des vingt années de diabète sans présenter de complications31. On se retrouve dans le cadre foucaldien de la fabrique des corps disciplinés.

27construction des savoirsvalidationtémoignageEn même temps les médecins retirent beaucoup du témoignage des malades, qui donnent leur avis ou se plaignent de la mauvaise qualité de l’insuline. Banting reçoit souvent des lettres de patients qui, rentrés chez eux, peuvent déterminer assez précisément les changements de qualité et de concentration d’insuline entre les différents lots32. Patients et médecins apprennent ensemble à identifier les symptômes de l’hypo-glycémie que les uns et les autres redoutent, car celle-ci entraîne des convulsions et peut provoquer la mort brutale du patient. En notant leur consommation alimentaire, leurs occupations, leur activité physique, la quantité quotidienne d’insuline injectée, l’aspect plus ou moins trouble de la solution, le nombre de « réactions » (hypoglycémiques), l’apparition éventuelle de réactions allergiques ou d’abcès et les complications infectieuses, les patients sont les premiers dans la chaîne de construction de ce savoir médical. Dans cette maladie où l’individu se traite lui-même, le médecin est, plus que dans toute autre pathologie, tributaire des informations apportées par ses patients33.

28Ainsi, jusqu’à la fin de l’année 1924 au moins, la standardisation de l’insuline n’a-t-elle pu être menée à bien que grâce à la circulation continue d’informations entre les patients, les cliniciens et les chercheurs de l’industrie. La participation des médecins à l’entreprise fut d’autant plus facile qu’ils avaient déjà œuvré à standardiser leurs pratiques. Dans ces conditions, les patients sont à la fois ceux qu’on soigne et la partie essentielle du dispositif qui permet de tester l’insuline.

L’unité administrative et politique

29La Grande-Bretagne est rapidement partie prenante dans l’affaire de l’insuline, pour des raisons historiques évidentes : même si le Canada est devenu une nation indépendante en 1867, il fait toujours partie du Commonwealth, et la correspondance entre l’équipe canadienne et les représentants du Medical Research Council (MRC) montre que ces derniers gardent une distance un peu hautaine face à leur ancienne colonie. Les Canadiens avaient trouvé naturel de céder au MRC les droits d’exploitation du brevet pris par l’Université de Toronto. Le MRC comptait exploiter l’introduction du nouveau remède pour renforcer son rôle dans la préparation du Therapeutic Substance Act (Loi sur les substances thérapeutiques) par lequel l’État entendait contrôler la production et la vente des médicaments34.

30Futur prix Nobel (en 1936) pour ses travaux sur les transmetteurs chimiques de la conduction nerveuse, spécialiste de la standardisation des médicaments, ancien collaborateur des laboratoires Wellcome, Henry Dale (1875-1968) connaît bien le milieu scientifique international. Il a collaboré, en 1921, avec Thorvald Madsen (1870-1957), alors directeur du l’Institut national du sérum (Ssi) de Copenhague, à la standardisation de l’antitoxine diphtérique, dans le sillage du travail mené par Ehrlich à Francfort. Chargé par la Société des Nations de prendre en charge la question de la standardisation internationale des médicaments, Madsen contacte Dale, qui lui fait part de la découverte récente de l’insuline. La question de la standardisation de la nouvelle substance est mise à l’ordre du jour de la réunion à venir (1923) du Comité de standardisation de la Société des Nations.

31Dale écrira plusieurs récits sur son action dans cette entreprise, tous assez sévères vis-à-vis de l’action menée par le Ci de Toronto 35. Le terme de « chaos » qu’il utilise pour désigner cette période fera fortune dans les récits ultérieurs des historiens qui ont repris sans distance critique cette évaluation. Physiologiste avant tout malgré sa formation médicale, Dale conçoit la standardisation de l’insuline comme un problème de physiologie – point de vue adopté, là encore sans recul, par les historiens de l’insuline. On ne saurait, pour autant, sous-estimer l’apport de Dale dans l’affaire de l’insuline. Il anime et coordonne l’entreprise avec une énergie remarquable, martelant sans relâche le premier principe de la standardisation d’un médicament : la comparaison avec un échantillon standard sec, conservé sous vide.

32construction des savoirséconomie des savoirsinnovationIl aime à répéter qu’il tient ce principe de son maître Ehrlich dont il se considère l’héritier en la matière. Or, ce principe représente véritablement une innovation méthodologique, mais aussi administrative et politique. Conserver un échantillon standard, pour en distribuer une fraction aux scientifiques de tous les pays qui en feront la demande, est un acte politique facteur d’unité et d’échange36. Dale compare du reste l’échantillon standard à une monnaie d’échange :

La préparation standard servira de monnaie d’échange commode, au moyen de laquelle l’unité pourra être transmise à tous les pays concernés, chaque institution gardant là le choix d’user, pour effectuer sa mesure contre le standard, de l’espèce particulière et de la méthode en laquelle elle a confiance, en raison de son expérience individuelle37.

33construction des savoirstraditionstandardisation acteurs de savoircommunautécomitéLe Comité de standardisation de la Société des Nations se réunit à Édimbourg en juillet 1923, entérine la définition de l’unité physiologique d’insuline du CI et décide qu’une préparation stable d’insuline sera préparée sous forme de poudre au National Institute for Medical Research de Londres. Cinq laboratoires pharmaceutiques contribuent à fournir l’insuline qui sert à préparer cette poudre. Celle-ci renferme de 8,4 à 8,8 unités de principe actif par milligramme de poudre. Le CI décide d’adopter la valeur de 8 unités et transmet cette recommandation à la Conférence internationale de Genève de 1925 et à la Commission permanente des standards biologiques. Les échantillons standard seront renouvelés en 1952 et en 1958 38. Le rôle du CI s’amenuisera progressivement à partir de ce moment, mais il continuera à vérifier la qualité de l’insuline de plusieurs laboratoires pharmaceutiques jusqu’en 1971, date à laquelle il sera officiellement dissous. Comme à chaque renouvellement du standard international la valeur de l’unité d’insuline reste inchangée, l’unité actuelle est l’héritière directe de la toute première unité définie entre Toronto et Lilly, et validée par la Société des Nations.

Figure 3. Vue du laboratoire 221, en 1929, collection Banting.
Vue du laboratoire 221, en 1929,
              collection Banting.

Un dispositif biopolitique

34Les historiens ont jusqu’ici proposé une lecture presque exclusivement technoscientifique de la production de l’insuline au Canada. Les dimensions administratives, politiques et éthiques en sont pourtant indissociables. À la tête du dispositif canadien, contrôlant la production d’insuline au Canada et aux États-Unis, se trouve le Comité de l’insuline de l’Université de Toronto. Son autorité est généralement acceptée au-delà du monde anglo-américain. Officiellement liée à la possession du brevet, elle est sans doute d’ordre autant moral que légal pour trois raisons au moins: d’abord, le Comité est une institution émanant indirectement de l’État, par le biais de l’Université. Or, l’État à cette époque devient garant de la qualité du travail de ses fonctionnaires, en même temps que soucieux de la santé des citoyens. Ensuite, l’Université, elle-même émanation de l’État, bénéficie d’un préjugé doublement favorable: en tant qu’institution consacrée à la quête d’une connaissance désintéressée, et surtout en tant que lieu de la découverte de l’insuline – découverte que l’on pouvait, à bon droit, considérer à l’époque comme la plus grande découverte thérapeutique de tous les temps. Elle affiche du reste constamment son souci premier de porter secours aux diabétiques et ne cesse de proclamer qu’elle a pris un brevet pour protéger les malades des entreprises privées douteuses qui pullulent à l’époque. Les découvreurs ont vite été transformés en héros par la presse et par les malades. Face à eux, Clowes représente l’industrie pharmaceutique, auxiliaire indispensable mais exposé à toutes les tentations qui peuvent assaillir un acteur recherchant avant tout le profit. Sa contribution sera ignorée par les commentateurs de l’époque autant que par les historiens, tout comme sera effacée celle des cliniciens et plus encore des malades.

35Restituer la richesse de ces contributions ne se résume pas à un devoir de mémoire. Cette opération a une visée éthique et politique. D’abord parce que la monopolisation des savoirs par une classe d’acteurs scientifiques met cette classe en position d’intervenir dans les décisions quotidiennes touchant à la vie de la cité. Se considérant comme les bâtisseurs d’une science dite fondamentale à valeur universelle, les scientifiques, souvent sans s’en rendre compte, deviennent des politiques. Ensuite, parce que l’histoire de la standardisation des médicaments s’inscrit dans l’histoire plus globale de la normalisation de nos sociétés, celle dont Foucault a cherché à rendre compte. Plus particulièrement, la notion de dispositif telle qu’il l’a élaborée dans Surveiller et punir (1975), puis dans La Volonté de savoir (1976), peut nous aider à analyser les politiques du médicament, en tant qu’elles font intervenir des jeux entre « des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir et supportés par eux39 ».

36Le dispositif de l’insuline tel qu’il vient d’être analysé répond bien à la définition que Foucault donne d’un dispositif :

Un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments40.

37construction des savoirsépistémologieerreurLa « nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes » est ce qui intéresse Foucault, plus que la valeur descriptive du dispositif. Dans le cas de l’insuline, le jeu entre les éléments disparates (extraits de pancréas, animaux de laboratoire, université, médecins, malades, hommes de loi, économistes, entrepreneurs, brevets, etc.) semble obéir à des lois non dites. Le savoir et le savoir-faire ne suffisent pas à asseoir une position d’autorité dans le dispositif : bien que détenteurs de ces savoirs qui les mettent seuls en position de produire de l’insuline, les laboratoires Lilly et leur représentant Clowes doivent obéir aux consignes venues du Comité de l’insuline, toute entorse aux règles étant « punie ». Ainsi le Ci s’aperçut-il en 1923 que Clowes n’avait jamais appliqué la formule sur l’unité clinique mise au point par Macleod et le Ci. Au lieu de diviser l’unité physiologique par cinq, il l’avait divisée par quatre. Il justifiera le maintien d’une unité plus forte que celle de Toronto par le désir de se prémunir contre une possible détérioration de l’insuline, par la différence de résultats de tests entre Toronto et Lilly et enfin par la tendance des cliniciens à se plaindre dès que l’insuline paraissait moins concentrée ou à ne rien dire quand elle paraissait très concentrée41. Le Ci obligera Clowes à rectifier l’erreur, une action qui sera qualifiée de disciplinaire par les Anglais, obligés à leur tour de changer l’unité et par conséquent de modifier la mise en flacons du précieux liquide – une opération fort coûteuse42. Ces changements sont faits au nom d’une norme non dite, mélange de normes morales et scientifiques, les unes garantissant les autres sous l’égide d’un garant ultime, celui de la mesure. Il n’est pas anodin que les malades aient participé à la construction de ces normes, puisque cela signifie que la norme ne leur est pas entièrement imposée par les scientifiques. Il y a plus : bien vite les patients inventent mille façons de contourner les consignes de médecins prompts à vilipender les comportements non conformes à ceux prescrits par la Faculté, et plus particulièrement les entorses alimentaires de ceux qui utilisent l’insuline pour « satisfaire leur gloutonnerie43 ». Et si les premières associations de patients étaient dirigées par des médecins et visaient surtout à renforcer la discipline imposée aux malades, dans leur forme actuelle plus contrôlée par les malades ou leurs familles, elles cherchent à imposer la prise en compte des normes des patients. Cette participation des malades à la construction des dispositifs médicaux permet donc de proposer une version moins contraignante des dispositifs que celle élaborée par Foucault. On sait que Michel de Certeau a voulu tempérer les analyses foucaldiennes sur la « vampirisation » des institutions par les dispositifs en donnant à voir « les formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou des individus pris désormais dans les filets de la “surveillance” ». Ce sont bien ces formes subreptices de créativité qu’on trouve à l’œuvre dans les micro-stratégies individuelles et collectives élaborées par les malades pour aménager les contraintes imposées par les normes médicales. Une histoire politique de l’insuline invite ainsi à une lecture tempérée des dispositifs de normalisation.

Notes
1.

Voir, par exemple, Porter, 1995.

2.

Bientôt appelées hormones, ces sécrétions internes sont les héritières, redéfinies par Charles Brown-Séquard, du concept de sécrétion interne élaboré par Claude Bernard. Voir Sinding, 1991.

3.

Bliss, 1982 (trad. 1988).

4.

Banting reçut le prix Nobel (en physiologie ou médecine, en 1923) conjointement avec Macleod, mais il décida immédiatement de partager le prix avec Best, tandis que Macleod le partageait avec Collip.

5.

Le nom d’insuline avait déjà été proposé par Edward Schafer en 1916 et J. de Meyer en 1909 ; iletin sera le nom de marque utilisé par Lilly.

6.

Celui de la prise d’un brevet sur la thyroxine, en 1914, par Edward Kendall.

7.

Liebenau, 1990.

8.

Pour l’histoire des laboratoires Connaught, voir Malissard, 1999.

9.

Swann, 1986. Connaught, en 1922, emploie 28 personnes et a un chiffre d’affaires de 108 000 dollars canadiens. Lilly, à la même époque, emploie 1 100 personnes et a un chiffre d’affaires estimé à 5 millions de dollars canadiens. Voir Malissard, 1999.

10.

Parascandola, 1985.

11.

Lettre de F. A. Moure (secrétaire au Conseil d’administration de la Faculté) à J. J. R. Macleod, le 26 mai 1922 (Icr).

12.

En 1982, Lilly a mis au point la première insuline recombinante dite « humaine » (sic), parce qu’elle reproduit la séquence des acides aminés de la protéine native humaine.

13.

Adultération se dit de toute altération de la pureté ou de la concentration d’un médicament par rapport à sa caractérisation dans les pharmacopées officielles.

14.

Abraham, 1995, p. 42.

15.

Temin, 1980, p. 18-37.

16.

Temin, 1980, p. 30.

17.

Temin, 1980.

18.

Temin, 1980, p. 32 et 33.

19.

Cette section est appelée « New and Non Official Drugs » (Nouveaux médicaments non officiels).

20.

Malleck, 2004.

21.

Proprietary medicine fait référence aux médicaments qui ont un nom de marque, mais ne sont en général pas brevetés.

22.

La Pharmacopée britannique, le Codex français, la Pharmacopée des États-Unis ou toute Pharmacopée étrangère, ainsi que le Formulaire canadien, le Formulaire national américain ou tout formulaire étranger approuvé par le ministère.

23.

Abraham, 1995, p. 48-49.

24.

Banting et al., 1922.

25.

Lacey, 1967. Le chiffre de 45 % fut choisi parce que ce taux de glycémie provoquait généralement des convulsions chez l’animal.

26.

Wise, 1995, p. 359.

27.

Feudtner, 2003. Le régime de famine était un régime hypocalorique extrêmement sévère qui permettait de faire baisser la glycémie et la glycosurie des malades.

28.

Le 30 décembre 1922, minutes du Comité de l’insuline (ICR, archives M82-0001, boîte 44).

29.

Sinding, 2002.

30.

Feudtner a analysé précisément cette quantification du statut métabolique des patients diabétiques dans le service de Joslin. Voir Feudtner, 2003, p. 231-232.

31.

Cité par Feudtner, 2003, p. 175.

32.

Comme le montre par exemple cette lettre du 22 janvier 1922 d’Elizabeth Hugues, une des premières patientes de Banting: « Ce dernier lot est le meilleur que j’aie jamais eu à l’exception du no 103. Je n’ai besoin de prendre qu’entre 1 1/4 c.c. [centimètres cubes] et 1 1/2 c.c. ce qui est très bien » ou, le 12 février 1923 : « J’ai des raisons de penser que le dernier contingent que vous m’avez envoyé était très détérioré » (Banting’s papers).

33.

Avec le temps viendront de nouvelles informations, et l’on s’apercevra que l’insuline n’est pas la panacée que l’on croyait. La découverte progressive des complications graves qui survenaient inéluctablement dans le diabète sucré constitue un chapitre de l’histoire de la maladie largement méconnu jusqu’à l’histoire impressionnante qu’en a faite Feudtner à partir de lettres de patients à Joslin. Voir Feudtner, 2003.

34.

Cette loi sera publiée en 1927. Voir Liebenau, 1989.

35.

Dale, 1939 et 1948. Voir aussi Murnaghan et Talalay, 1992, qui reprennent les critiques de Dale.

36.

Sur ce point on ne peut que souscrire aux thèses de M. Norton Wise et surtout de Theodore Porter qui voit dans toute œuvre de standardisation un acte politique. Voir Wise, 1995, et Porter, 1995.

37.

Rapport sur la standardisation biologique de l’insuline publié par la Société des Nations en 1925. Le terme d’« espèce » s’entend de l’espèce animale choisie pour les dosages.

38.

Voir Lacey, 1967, et Stewart, 1974.

39.

Foucault, 1994b, p. 300.

40.

Foucault, 1994b, p. 299.

41.

Lettre de Clowes à Macleod, le 24 avril 1923 (ICR, boîte 12).

42.

Lettre de Fletcher (directeur du MRC) à Macleod, le 27 septembre 1923 (Archives MRC, PRO, FD 1 / 941).

43.

Voir Certeau, 1990, p. xl.

Appendix A Bibliographie

Sources
  1. Archives MRC : Archives du Medical Research Council, Public Record Office (PRO), Kew-Londres, FD 1 / 949.
  2. Banting et al., 1922 : Frederik Grant Banting, Charles Herbert Best, James Bertram Collip, W. B. Campbell et A. A. Fletcher, « Pancreatic Extracts in the Treatment of Diabetus Mellitus. Preliminary Report », The Canadian Medical Association Journal, 2, p. 141-146.
  3. Dale, 1926 : Henry Dale, « Introduction », in League of the Nations Health Organization, The Biological Standardization of Insulin Including Reports on the Preparation of the International Standard and the Definition of the Unit Geneve, Genève, 398, p. 5-8.
  4. Banting’s Papers [Archives de Banting], Thomas Fisher Rare Book Library, University of Toronto.
  5. Dale, 1939 : H. Dale, « Biological Standardisation », Analyst, 64, p. 554-567.
  6. Dale, 1948 : H. Dale, « Autobiographical Sketch », Perpectives in Biology and Medicine, 1, p. 2-7.
  7. Icr : Insulin Committee Records [Archives du Comité de l’insuline], Université de Toronto, Archives du Conseil d’administration, Comité de l’insuline, numéro d’accès 82-0001.
  8. Lacey, 1967 : A. H. Lacey, « The Unit of Insulin », Diabetes, 16, p. 198-200.
  9. Stewart, 1974 : G. A. Stewart, « Historical Review of the Analytical Control of Insulin », Analyst, 99, p. 913-928.
Autres références
  1. Abraham, 1995 : John Abraham, Science, Politics and the Pharmaceutical Industry. Controversy and Bias in Drug Regulation, Londres.
  2. Bliss, 1982 : Michael Bliss, The Discovery of Insulin, Chicago ;La Découverte de l’insuline, trad. de l’anglais par J. Chapdelaine Gagnon, Paris, 1988.
  3. Certeau, 1990 : Michel De Certeau, L’Invention du quotidien, I. Arts de faire, introduction de L. Giard, Paris.
  4. Feudtner, 2003 : Chris Feudtner, Bittersweet. Diabetes, Insulin and the Transformation of Illness, Chapel Hill.
  5. Foucault, 1994a : Michel Foucault, « Naissance de la médecine sociale », in Dits et écrits (1954-1988), éd. D. Defert et Fr. Ewald avec la collaboration de J. Lagrange, Paris, vol. 3, p. 13-27.
  6. Foucault, 1994b : M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », in Dits et écrits (1954-1988), éd. D. Defert et Fr. Ewald avec la collaboration de J. Lagrange, Paris, vol. 3, p. 298-329.
  7. Liebenau, 1989 : Jonathan Liebenau, « The MRC and the Pharmaceutical Industry : the Model of Insulin », in J. Austoker et L. Bryder (éd.), Historical Perspectives on the Role of the MRC. Essays in the History of the Medical Research Council of the United Kingdom and its Predecessors, the Medical Research Committee, 1913-1953, Oxford.
  8. Liebenau, 1990 : J. Liebenau, « Paul Ehrlich as a Commercial Scientist », Medical History, 34, p. 65-78.
  9. Malissard, 1999 : Pierrick Malissard, Quand les universitaires se font entrepreneurs : les laboratoires Connaught de l’Université de Toronto et de l’Institut de microbiologie et d’hygiène de l’Université de Montréal, 1914-1972, Montréal.
  10. Malleck, 2004 : D. J. Malleck, « Professionalism and the Boundaries of Control : Pharmacists, Physicians and Dangerous Substances in Canada, 1840-1908 », Medical History, 48, p. 175-198.
  11. Murnaghan et Talalay, 1992 : Jane H. Murnaghan et Paul Talalay, « H. H. Dale Account of the Standardization of Insulin », Bulletin of History of Medicine, 66, p. 440-450.
  12. Parascandola, 1985 : John Parascandola, « Industrial Research Comes of Age : The American Pharmaceutical Industry, 1920-1940 », Pharmacy in History, 27, 1985, p. 12-21.
  13. Porter, 1995 : Theodore M. Porter, Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton.
  14. Sinding, 1991 : Christiane Sinding, Le Clinicien et le chercheur. Des grandes maladies de carence à la médecine moléculaire (1880-1980), Paris.
  15. Sinding, 2002 : Chr. Sinding, « Making the Unit of Insulin : Standards, Clinical Work and Industry, 1920-1925 », Bulletin of the History of Medicine, 76, p. 231-270.
  16. Swann, 1986 : John Swann, « Insulin. A Case Study in the Emergence of Collaborative Pharmacomedical Research », Pharmacy in History, 28, 1 (1), p. 3-13 et (2), p. 65-74.
  17. Temin, 1980 : Peter Temin, Taking your Medicine. Drug Regulation in the United States, Cambridge (Mass.).
  18. Wise, 1995 : M. Norton Wise, « Precision : Agent of Unity and Product of Agreement. (3) “Today Precision must be commonplace” », in M. N. Wise (éd.), The Values of Precision, Princeton, p. 352-361.