Marc J. Ratcliff

Abstract

Among the ghosts of erudition, my paper examines self-scrutiny, one of the figures of the confession practices modified by the Reformation – it grounded for instance autobiography and the litterary genre of meditation. I shall study here one of its metamorphosis in the mid eigteenth-century Calvinist city of Geneva, setting the foundation for a new psychology. I shall analyze the case of Charles Bonnet, a naturalist and Geneva patrician who, almost deaf, experienced an ocular crisis that let him virtually blind and put a stop to his research. In reaction, he invented a new method of writing composition, that showed a kind of intellectual and social resiliency to overcome his disability. Therefore he reoriented his research, channeled by a sensorial turn that strongly impinged on both his body and mind. Previously concerned only with natural phenomena, he turned himself toward meditation and self-observation, revealing his debt to the tradition of self-scrutiny. The microhistorical analysis of this configuration follows the genesis and the progressive extension of the knowledge techniques created by Bonnet to ground his psychology. In a Calvinist society that went through secularization, we found here a metamorphosis where self-scrutiny migrated from the civil and religious fields to the scholarly sphere, and became a heuristic method for a discipline that emerged in several places in Occident during the Enlightenment.

1pratiques savantespratique rituelleconfession pratiques savantespratique corporelleméditation construction des savoirstraditionreligionchristianismeprotestantismeParmi les spectres de l’érudition, parmi ces figures structurées dans un contexte religieux, l’examen de conscience a fait l’objet d’une importante littérature qui en a montré les relations avec de nombreuses autres formes, valeurs et pratiques, notamment dans le monde protestant : la liberté de conscience1, la confession2, la négation du miracle, les droits de la conscience et la liberté intérieure3, le statut littéraire de la parole biblique ou encore la naissance du genre méditatif4. À partir du xvii e siècle et au cours du xviii e siècle s’installe un mouvement général de transformation de la sensibilité européenne allant de pair avec le déclin des religions et leur mutation en mouvements politiques, éducatifs et philanthropiques. Ces mouvements voient se déployer des valeurs telles que la liberté de conscience, l’abandon des catégories surnaturelles et la tolérance religieuse. L’examen de conscience n’est pas le monopole de l’environnement religieux et va se être utilisé dans les sciences. Il subit au milieu du xviii e siècle une importante métamorphose chez un auteur devenu presque aveugle, Charles Bonnet (1720-1793), dont, entre création de nouvelles techniques d’écriture et redirection sensorielle à l’origine d’une forme spécifique de psychologie parmi les « sciences de l’âme5 », je vais retracer l’histoire.

Humanisme protestant et savoirs scientifiques au xvii e siècle genevois

2typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirshumanisme acteurs de savoircatégorie socialebourgeoisieApprofondissant la crise de la sensibilité européenne de la fin du xvii e siècle 6, Daniel Howe (1972) avait identifié dans le milieu genevois le changement du rigorisme puritain en humanisme lié à l’apparition de classes sociales aisées, la bourgeoisie et le patriciat. Plusieurs acteurs de la cité sont porteurs de cette vision humaniste, devenus partisans d’une conception plus tolérante de la religion. C’est d’abord Louis Tronchin, qui insiste dans ses sermons sur « l’accord profond entre les lumières de la démonstration rationnelle et celles de la foi7 ». Puis ce sont ses élèves, Pierre Bayle à Amsterdam et, à Genève, Jean-Alphonse Turrettini et Jean Le Clerc. Maria Cristina Pitassi a pu montrer que, dans le genre de la controverse théologique, Le Clerc interpelle la culture de la haine et de « l’anéantissement de la différence8 » pour lui substituer une culture de l’argumentation. Ainsi Le Clerc identifie-t-il dans le culte théologique des passions, qui consiste à « noircir l’adversaire plutôt qu’en contester les idées », les mécanismes « qui ont fait du dissident un hérétique9 ».

3acteurs de savoirqualités personnelles construction des savoirstraditionreligionchristianisme acteurs de savoirprofessionimprimeur construction des savoirsvalidationexpérimentationLa théologie ne fonctionne pas ici en vase clôt, car des postures similaires se sont aussi organisées autour des savoirs scientifiques. Mise en lumière par Michael Heyd (1982), la sécularisation de l’Académie, institution que fonde Jean Calvin en 1559, par le philosophe Jean-Robert Chouet y fait entrer le cartésianisme et la pratique du doute savant. Mais l’influence n’est pas seulement française, elle se double des travaux du physicien anglais Robert Boyle dont les livres font l’objet d’une publication systématique à Genève entre 1677 et 1700 – plus de 50 ouvrages sortent alors des imprimeries genevoises10. Cela vient renforcer les liens avec l’Angleterre à l’heure où la politique de la monarchie française vis-à-vis du protestantisme se durcit. S’opère ainsi la diffusion de « l’œuvre d’un savant expérimentaliste réformé, qui affiche la valeur du christianisme pour l’activité savante11 ». Boyle signe en effet des textes de théologie naturelle qui concilient travaux expérimentaux et foi réformée. Chez Boyle, la modestie savante mise en lumière par Shapin et Schaffer (1985), ainsi que la procédure d’égalisation démocratique des opinions dans le savoir expérimental, vont se retrouver dans la promotion d’une dialectique du respect de l’opinion chez Leclerc ou ses élèves. Ainsi Jean-Alphonse Turrettini, champion d’une pensée universaliste et d’un protestantisme tolérant, réforme-t-il l’Académie au début du xviii e siècle en croisant, là encore, science et théologie12.

4typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirshumanismeDe pair avec l’humanisme, cette nouvelle posture de tolérance dans les savoirs scientifiques installée à partir de Chouet renforce aussi l’orientation des savants attachés aux phénomènes naturels – les miracles et phénomènes surnaturels étant tenus pour impossibles. Posture qui s’étend lentement et qui, en principe, ne doit plus rien aux formes théologiques, y compris l’examen de conscience. Il y a un temps pour tout, et les calvinistes commencent à se tourner vers la nature et vers la compréhension de son langage, les mathématiques – ce que ne manqueront pas de faire les professeurs de l’Académie Cramer et Calandrini dans les premières décennies du xviii e siècle.

Un terreau pour l’invention d’une psychologie

5espaces savantslieuacadémie typologie des savoirsobjets d’étudenatureÀ cette époque, le contexte est bien changé face à la rigueur calviniste des origines, lorsqu’un jeune enthousiaste de l’histoire naturelle et tenace observateur d’insectes, Charles Bonnet, paraît vers 1740 sur la scène savante. L’Académie de Genève est assez spécialisée comme lieu de savoir pour qu’un quidam puisse se vouer entièrement à l’observation de la nature sans avoir plus à se préoccuper de l’examen de conscience – élément pourtant constant de sa sphère morale, civile et religieuse. Voire : sans doute l’examen de conscience vespéral de Charles Bonnet montrerait-il que la contemplation des merveilles de la nature pourrait même se révéler être une mission divine. Reste que, doublant la spécialisation, une démarcation nette entre science et religion est suffisamment à l’œuvre pour que ses travaux sur la parthénogenèse du puceron et la régénération des vers13 et sur le rôle des feuilles dans la respiration végétale14 se voient rapidement reconnus dans le monde savant. Et, bien que des historiens aient pu y identifier des traces d’un projet déiste qui ne mûrira que dans les années 1760 – l’échelle des êtres, le germe, l’éternité et la transmigration de l’âme15 – les méthodes employées sont bien à ce moment l’observation et l’expérimentation.

6construction des savoirsépistémologieméthode typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologie Bonnet est aussi l’auteur de deux travaux de psychologie parus en 1755 (Essai de psychologie) et en 1760 (Essai analytique sur les facultés de l’âme), où il rédige justement un plaidoyer pour une sorte d’examen de conscience sublimé, devenu méthode heuristique, passant ainsi de la morale religieuse à la psychologie. Il écrit dans la préface de l’Essai analytique :

typologie des savoirsobjets d’étudecorps humaincerveau typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologieL’objet de la Psychologie est nous-mêmes ; c’est donc en nous-mêmes qu’il faut l’étudier. Tout Homme capable de méditer un peu profondément sur ce qui se passe au dedans de lui, peut découvrir des choses qu’il chércheroit vainement dans les Livres. S’il est ici, peu d’Auteurs vrayment originaux, c’est qu’il est bien plus aisé d’étudier les Productions du Cerveau d’autrui, que son propre Cerveau. L’Esprit semble plus fait pour regarder hors de lui, qu’au dedans de lui16.

7Comment, issu d’un parcours de naturaliste intéressé aux seuls phénomènes de la nature, Bonnet en vient-il à la psychologie et quelle est ici la part d’une métamorphose de l’examen de conscience doublée d’une transformation du savant ?

8pratiques savantespratique corporelleperception pratiques savantespratique corporelle construction des savoirsvalidationexpérimentationLoin que ce qu’on appellera plus tard introspection soit donné comme une méthode première chez Bonnet, ce seront un accident, une série de coïncidences et une forte auto-discipline qui l’amèneront par réaction à s’occuper d’intériorité et de psychologie en se détournant – durant une longue période – de ses travaux expérimentaux. La réaction en question, identifiée comme tournant sensoriel dans une précédente étude17, va en effet l’amener à s’approprier lentement d’importantes atteintes faites à son corps et à ses sens. L’exemple du physicien Stephen Hawking, traité par Hélène Mialet (2011), a permis de montrer, dans un cas de handicap, le rôle d’une cognition distribuée. De même, le savant genevois François Huber, devenu aveugle, rappelle l’importance de l’aide que lui a donnée son domestique pour découvrir la fécondation de la Reine des abeilles durant son vol18. Dans le cas de Bonnet, il s’agira de comprendre la genèse de son retournement de la science vers la conscience et, partant, de saisir par quelles transformations un savant pratiquement sourd et aveugle passe-t-il pour en arriver à produire une œuvre innovante de psychologie au xviii e siècle.

9pratiques savantespratique intellectuelleobservation matérialité des savoirsinstrumentinstrument d’observationmicroscope acteurs de savoirprofessionnaturalisteLe contexte est celui de la science genevoise au milieu des Lumières, où se joue une série de découvertes naturalistes qui viennent remettre en cause les lois du vivant. Tout commence durant l’année 1743. Bonnet expérimente sur la parthénogenèse des pucerons, il a déjà démontré l’existence du fait et poursuit ses expériences. Il a acquis depuis trois ans un microscope et s’est également fait faire un « microscope en lunettes », une sorte de loupe-lunette libérant ses mains lors des observations19. Au printemps 1743, la vue commence à lui manquer, presque intégralement. Les maux d’yeux se doublent de migraines, condamnant toute lecture et écriture : impossible de « fixer son attention » sur un objet. Les médecins ne peuvent rien faire. L’homme semble condamné à ne plus observer ni écrire et relatera plus tard dans son autobiographie qu’il a sombré quelques années durant dans une profonde mélancolie. Or, il publie et nombre de choses ont lieu durant ces années et surtout, comme le montrent les manuscrits, l’invention d’une série de techniques permettant de dépasser son handicap qui a proprement généré une inversion sensorielle. Si l’aspect social de ce retournement a été considéré ailleurs20, il s’agira de comprendre ici comment s’élabore – comme forme de résilience intellectuelle – une nouvelle technique d’écriture et de composition différée– en particulier dans ses rapports avec l’examen de conscience.

Le dit des manuscrits : techniques de la résilience intellectuelle

10acteurs de savoircorpssantéQuelles sont les conséquences de la crise oculaire de 1743 sur l’écriture et la composition de textes chez Bonnet ? Pour le comprendre, il nous faut comparer ses techniques de composition avant la crise, en suivant les imprimés, et après, en laissant parler les manuscrits.

11Sa technique primitive d’organisation du texte peut s’apprécier dans les travaux rédigés en 1742 avant la crise. Il y numérote des points, en les hiérarchisant par des emboîtements, comme des listes à puces. C’est le cas d’un article envoyé aux Philosophical Transactions en 1742 et paru l’année d’après21 qui, sur une trentaine de pages, obéit à une structure d’emboîtement, où se suivent A (V), B (II), C (II) et D (XIV) – les majuscules représentant chaque fois un thème unifié, un genre naturel d’insectes et les chiffres romains indiquant le nombre d’articles traités. Deux ans plus tard, après une introduction où le même système est employé, le contenu des deux volumes du Traité d’insectologie 22 est exposé grâce à une numérotation non hiérarchique faite en continu, donc selon un principe de numerus currens d’« observations », qui constituent l’unité textuelle. C’est durant l’écriture du Traité que la crise oculaire s’est déclenchée, d’où l’abandon des emboîtements comme méthode d’organisation du texte. Bonnet est donc confronté à un problème nouveau : comment faire, voulant narrer ses observations, pour s’y retrouver dans sa mémoire, de manière à être capable d’écrire autant qu’il le faisait avant sa crise ?

12pratiques savantespratique intellectuellemémorisation matérialité des savoirsmatériaupapier inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationlisteFace à la nudité cognitive, on en revient à la simplicité anthropologique et à un organisateur séquentiel comme la liste que Jack Goody a su mettre en évidence dans ses travaux. Elle se traduit par un numerus currensen continu attribué à un certain nombre de points d’un texte. Absentes dans les œuvres imprimées, les listes se laissent voir dans ses manuscrits de philosophie de 1745 à 1749 23, tous rédigés au moyen de cette structure. Au point de vue mnésique, il y a aussi des contraintes nouvelles : il faut conserver mentalement l’ensemble des points, vu que, sans médiation, le papier est inutilisable comme système matériel externe et immédiat de conservation des idées. Un manuscrit sera donc chaque fois l’aboutissement d’un périple où le contact régulier avec la matérialité du papier n’est jamais accessible sans une médiation préalable. D’où l’importance de conserver le plus de points possible : cette quantité est alors objet d’apprentissage, mesurable dans les listes rédigées de 1745 à 1749 qui en montrent la progressive extension (tableau 1).

Tableau 1 : Augmentation du nombre de points dans les listes des manuscrits, entre 1745 et 1749
Titre Année Points
Sentiment d’Eudoxe 1745 26
Propositions sur la liberté 1747 30
Méditations métaphysiques 1748 49 (chapitres)
Essai sur la liberté 1749 73

13Le nombre de points employés pour chaque liste s’accroît de 1745 à 1749, donnant ainsi un indice d’une certaine augmentation de son pouvoir de conservation mnésique.

14Après l’accroissement de la longueur des listes entre 1745 et 1749, la quantité de pages mémorisées va également subir le même sort, au moins à partir de 1752. Car si, a posteriori, Bonnet parle fréquemment de sa méthode de composition lui permettant de mémoriser de nombreuses pages, elle est bien le produit d’une genèse historique que les manuscrits permettent de reconstituer. La première trace d’un discours entièrement récité publiquement date de juin 1752, où, devant la société des 4 B, société philosophique composée de Bonnet, Butini, le pasteur Bennelle et l’avocat Beaumont, Bonnet « récita mot pour mot (& sans hesiter) toute la préface de son ouvr.[age] sur les feuilles 24 ». Or, il ne s’agit, dans sa version d’avril 1753 25 que d’un discours de 4 pages. La quantité de pages mémorisées va s’accroître dans les années qui suivent. Au début 1755, Réaumur le félicite sur « la faculté que vous avez acquise de retenir dans votre teste quinze a vingt pages de composition que vous estes en etat de dicter26 ». Et quatre ans plus tard, il se dit capable de retenir des discours de « 25 à 30 pages27 », presque le double. Sa mémoire se spécialise donc autant pour retenir des listes que leurs contenus.

15matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfeuille pratiques savantespratique intellectuellemémorisationMais, loin d’une mémorisation brute uniquement effectuée par cœur, Bonnet invente de nouvelles stratégies permettant de mieux relier les points et leur contenu, lorsqu’il les met en relation grâce à des renvois. Il créée là une organisation systématique dans le déroulé du texte, basée sur un réseau mental. Signe que Bonnet ne l’emploie qu’après la crise de 1743, cette organisation systématique est absente de son article de 1743, mais déjà présente dans le Traité de 1745. Lequel comporte 66 renvois uniques sur 361 pages de textes, c’est-à-dire que 18 % des pages contiennent un renvoi. C’est là un hypertexte28 avant la lettre qui, à la différence de l’usage classique des renvois dans nombre de textes lus par Bonnet – Willem Jacob’s Gravesandes, Spinoza – ne bénéficie pas ou que fort peu d’un support matériel comme procédure de vérification. Dans les Méditations métaphysiques, nombre d’articles renvoient à des précédents. Quant à ses ouvrages publiés, leur comparaison fait ressortir des différences. D’abord, le nombre d’unités textuelles (observation ouarticles) a doublé : il y en avait 57 dans le Traité de 1745, il y en a 113 dans les Feuilles de 1754. Ensuite, le nombre de renvois s’est considérablement multiplié. Les Feuilles contiennent 68 % de renvois, contre 18 % pour le Traité. Finalement la méthode s’est complexifiée, car il y a désormais des renvois multiples, c’est-à-dire à plusieurs articles, et donc multireliés. Par conséquent, les différents mémoires qui composent l’ouvrage sur les Feuilles, commencés en 1747, ont aussi servi à consolider la méthode systématique, un hypertexte mental, organisation mnésique conservant la totalité de ses idées par des réseaux multireliés.

Le tournant sensoriel et l’examen de conscience

16Dans ses travaux naturalistes, Bonnet emploie le discours de l’expérience. Or, après la crise de 1743, les limitations mêmes présentées par les techniques employées – nombre de points, de pages mémorisables – y fondent l’écrit sur un ordre autre que celui de l’observation, dicté désormais par les risques de perte ou de chaos des idées. L’absence de support matériel nécessite en tout cas une substitution interne. Ces écueils, certainement rencontrés, alimentent sa motivation pour accroître les quantités mémorisées et, du coup, diminuer l’oubli. Mais il a fallu plusieurs années du régime d’accroissement des quantités mémorisées pour parfaire, à partir de 1747, une méthode de composition différée appliquée à autre chose qu’à l’objet classique du discours de l’expérience – les phénomènes de la nature – c’est-à-dire le discours de l’expérience intérieure. Ce que Bonnet découvre après la crise de 1743, c’est justement tout l’en-deça du texte, tous les processus constitutifs qu’il doit déconstruire pour n’en retisser que des bribes, et qui, forcément l’amènent à un retour sur soi.

17acteurs de savoirprofessionsecrétaireCela ne va pas sans des temps de refonte ou de remise en cause. Dès 1744, le caprice des yeux rend nécessaire l’utilisation d’un secrétaire pour sa correspondance. Lors de ses maux d’yeux la lecture est particulièrement un tourment, ce qu’il confie plus tard au Dr Tronchin :

pratiques savantespratique lettréelectureLors que je me mets à lire, les lettres et les lignes se confondent bientôt et je sens la douleur. Remarqués, Monsieur, que je vois pourtant les plus petits objets avec la même distinction que je les ai toujours vus. Toute la différence consiste en ce que je ne puis les fixer aussi longtemps29.

18pratiques savantespratique corporelleperception pratiques savantespratique intellectuellemémorisation pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionTout est là : fixer. Le moyen de fixer au xviii e siècle, c’est l’attention : l’expression « fixer l’attention » est fortement lexicalisée, surtout chez Bonnet. L’attention visuelle est donc fortement affectée par ses douleurs d’yeux et on voit là comment opèrent concrètement les sources de la réflexion bonnetienne. Le bonhomme prend toute expérience, y compris ses propres douleurs, comme objet de raisonnement et, à présent, d’introspection, sachant qu’il ne peut plus écrire. La méthode doit alors se scinder en deux moments : d’une part, cultiver la mémoire du discours et de l’autre, déléguer l’écriture. Il y a là un acte de médiation nécessaire pour aboutir au manuscrit. Cette capacité de délégation à autrui, Bonnet l’exerce notamment avec le pasteur Bennelle, un des membres de la petite société des quatre B. Les dictées aux divers secrétaires prennent place parmi une compétence plus générale de suppléance, de substitution ou de prolongation de soi par autrui, mais dont le jeu dépend de l’affinité avec les partenaires. Ces suppléances sensorielles, Bonnet y a d’ailleurs réfléchi et les invoque dans l’Essai analytique où la réflexion sur la privation sensorielle le porte à définir leur nature compensatoire : « si le silence des sens, favorise les opérations de l’entendement pur, la privation d’un sens augmente de même l’activité & la délicatesse de quelqu’un des autres sens30 ». Le modèle est évidemment lui-même.

19pratiques savantespratique corporelleperceptionouïe pratiques savantespratique corporelleméditationÀ partir de 1747, les manuscrits de Bonnet vont voir se chevaucher de rares rédactions propres, c’est-à-dire de sa main maladroite lorsqu’il recouvre l’usage des yeux, et de fréquentes rédictions, c’est-à-dire la dictée d’un discours mémorisé. C’est le cas pour les divers textes manuscrits sur la liberté ou les Méditations métaphysiques – principal réservoir de ses travaux à venir, de l’Essai de psychologie (1755) à La contemplation de la nature (1764). Tout cela pointe vers un tournant sensoriel Bonnet va progressivement renforcer l’état de méditation intérieure contre l’activité naturaliste. Se joue là, vers 1747, un changement de direction de l’attention, affectant la frontière entre soi-même et l’extérieur et dont résulte la méthode de composition différée. La perte partielle de la vue extérieure – en plus de l’audition – est remplacée par une sorte de vue intérieure, certainement à rapprocher de ce « nouveau sens qui se développe chez le Lecteur31 » des ouvrages de méditation que Bonnet célèbre dans l’Essai analytique. Le tournant sensoriel est préparé par des lectures, seules ou en commun ; vers 1745 il découvre le sentiment intérieur, vraisemblablement chez Malebranche. Dès juin 1745, il écrit dans son Sentiment d’Eudoxe sur divers sujets de metaphysique, de physique, que « le sentiment intérieur est, selon Eudoxe, une bonne preuve de la Liberté32 ». À ce moment, Bonnet est donc entré en matière avec ce concept repris ensuite dans ses Propositions sur la liberté rédigées durant l’été 1747 : « Le sentiment intérieur de la liberté est la conscience que nous nous sommes déterminés sans contrainte, avec volonté et spontanéité, en vue de notre meilleur33. »

20construction des savoirstraditionreligionchristianismeprotestantismeComment ne pas voir ici, une alliance transformée entre trois des valeurs du protestantisme humaniste, la liberté de conscience, l’examen de conscience et le perfectionnement de soi ? On ne peut donc comprendre le passage du Bonnet naturaliste à la psychologie sans voir sa transformation active, loin d’une simple translation de sa méthode qui passerait de l’observation de la nature à l’observation intérieure. Entre deux, la réaction fondamentale à la crise oculaire s’inscrit dans le corps et l’esprit à travers le tournant sensoriel. Lequel fait émerger un nouveau dessein, les Méditations, désir d’écriture d’une nature autre que le discours de l’expérience adopté jusque là, où perce clairement une métamorphose inattendue et rendue technique, auto-réflexive et cognitive de l’examen de conscience.

21Les moments du processus sont alors les suivants. En mars 1743 se produit la crise oculaire. Au plus tard en 1744 apparaissent certaines techniques telles que la liste, les articles et les renvois, dont l’extension augmente lentement. Entre 1744 et 1746, le principe de la délégation sociale est admis : ses lettres et manuscrits commencent à être dictés. Mais ce n’est qu’entre 1747 et 1748 – l’expérience intérieure étant devenue trop forte lorsqu’on n’a plus celle de l’extérieur – que l’on peut invoquer le tournant sensoriel. Produit d’une résilience intellectuelle, il prend la forme d’une méthode de composition différée qui va se perfectionner tant par l’augmentation progressive des quantités mnésiques retenues durant les années 1750 que par l’invention d’une forme de pensée analogue à un hypertexte mental. Et c’est également en 1748 que se créée la société des quatre B, véritable terreau social de la psychologie genevoise qui ne sera vraiment exploité pour la publication que par Bonnet.

Conclusion

22acteurs de savoirprofessionnaturalisteLoin donc d’avoir « étudié l’homme comme il a étudié les insectes et les plantes34 », on voit que le philosophe naturaliste – qui émergera publiquement à partir de 1762 – le devient justement parce qu’il dispose d’une méthode et d’un ensemble de techniques qu’il a mis une dizaine d’années à élaborer : la méthode de composition différée. Elle sera ensuite à nouveau appliquée, après la dissolution de la société des quatre B vers 1759, à la première théorie synthétique de l’histoire naturelle – dont justement la systématicité de la pensée de Bonnet basée sur son hypertexte mnésique en a fait l’importance et la réputation.

23pratiques savantespratique intellectuelleobservation pratiques savantespratique corporelleméditationPour l’historien, l’analyse microhistorique et l’attention à l’expérience du texte et aux transformations du savant 35 telles que les révèlent imprimés et manuscrits ont permis de démasquer ici un discours d’idées dont, à défaut, l’existence passerait pour indépendante de sa matérialité prohibée et de ses techniques de production. De cette reprise de la nouvelle méthode en histoire naturelle, on en veut pour preuve le destin des Méditations métaphysiques, qui vont changer de nom après que Bonnet ait commencé à en démonter le manuscrit pour la fabrication de l’Essai de psychologie. Après les avoir appelés Méditation sur l’univers, en 1755, il les renomme « Contemplation de l’univers36 », signalant ainsi un certain détachement de la méthode de méditation ou le fait qu’elle soit arrivée à maturité, pour finalement choisir, après un nouveau démontage et remontage, un titre définitif – Contemplation de la nature pour l’ouvrage publié en 1764. Tout se passe comme si chaque démontage de l’unité matérielle du manuscrit avait affecté les contenus issus de la méditation initiale, étant chaque fois sémantisés d’une manière nouvelle. Mais, surtout, s’effaçait ainsi de la nouvelle synthèse théorique annoncée par les Considérations et La contemplation la présence du genre méditatif, de l’intériorité et du tournant sensoriel qui tous réfèrent à des métamorphoses de l’examen de conscience, devenu à cette occasion, fortement laïcisé.

24pratiques savantespratique lettréelectureQuelles sont alors les relations avec ce spectre de l’érudition qu’est l’examen de conscience ? Si elles ont émaillé la présente analyse, rien ne les rend mieux que la préface de l’Essai de psychologie qui ouvre une fenêtre sur la méthode de méditation : « C’est au dedans de soi même qu’il faut lire ; c’est là, que sont les précieux Matériaux qu’il s’agit de mettre en œuvre37 ». Si la référence au contexte protestant est absente, l’importance de la lecture – des textes sacrés et laïques – est ici transposée sur la subjectivité propre. L’intériorité est devenue un livre, lieu d’une lecture toujours renouvelée de l’expérience intérieure. La méditation et l’examen intérieur révèlent ainsi un univers complexe avec ses structures et lois propres, objet de la nouvelle psychologie. Mais il faut bien distinguer la transformation du savant, dont on a montré ci-dessus l’extension, des métamorphoses de l’examen de conscience qui, à travers les techniques de production de Bonnet et son environnement sociétal, synthétisent nombres de formes et valeurs issues de l’humanisme protestant : liberté intérieure, liberté de conscience – et d’expression – exercée collectivement avec les autres membres de la société des quatre B, autodiscipline, lecture, pratique de la méditation, impossibilité des phénomènes surnaturels et même perfectionnement de soi que l’on retrouvera dans les œuvres tardives ; ce sont là autant de valeurs remodelées sur soi qui créent pour ce patricien genevois un nouvel habitus par quoi certaines pratiques civiles et religieuses sont redirigées vers un questionnement scientifique – non sans une reconstruction totale de ses moyens cognitifs et performatifs.

25typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologie construction des savoirstraditionreligionDans un contexte sociétal où la séparation entre science et religion est en cours, et où pointe discrètement la spécialisation savante, la ressource vers laquelle se tourne Bonnet pour se réinventer comme auteur n’est donc autre que l’examen de conscience métamorphosé. De la conscience, il reprend la liberté intérieure, l’intime persuasion d’un centre permanent et personnel de connaissance – le sentiment intérieur – ainsi que ce mouvement de retour vers l’âme, alors même que l’examen qui portait la dimension d’évaluation morale de soi s’y transforme, en accord avec une des valeurs montantes du siècle des Lumières, en analyse psychologique des mouvements de l’âme. L’examen de conscience était un tamis moral au service d’un contrôle social rigoriste, sa métamorphose chez Bonnet en a fait le germe d’une méthode scientifique. Se joue donc là en petit une métamorphose où l’examen de conscience, qui a migré du domaine religieux et civil pour aborder la sphère savante, est devenu méthode heuristique de production de connaissances – que l’on nommera plus tard introspection – contribuant ainsi, en accord avec l’évolution des sensibilités au milieu des Lumières, à fonder une discipline émergente, la psychologie.

Notes
1.

Hazard, 1935, p. 92-93.

2.

Hahn, 1986 ; Von Moos, 1996 ; Arru ñ ada, 2009.

3.

Arénilla, 1967.

4.

Ferrer, 2013.

5.

Vidal, 2006.

6.

Hazard, 1935.

7.

Solé, 1982, p. 32.

8.

Pitassi, 1995, p. 349.

9.

Ibid., p. 351.

10.

Ratcliff et Candaux, 2011, p. 28.

11.

Ibid., 2011, p. 28.

12.

Bandelier et Sester, 2005.

13.

Bonnet, 1745.

14.

Bonnet, 1754.

15.

Duchesneau, 2006 ; Cheung, 2006.

16.

Bonnet, 1760, p. vii.

17.

Ratcliff, 2018.

18.

Singy, 2006.

19.

Ratcliff, 2016, p. 94.

20.

Ratcliff, 2018.

21.

Bonnet, 1742-1743.

22.

Bonnet, 1745.

23.

Bibliothèque de Genève [abrégée ci-après BGE] Ms Bo 43 f° 57 v, BGE MS Bo 43/III.

24.

BGE Ms Fr 2004 63, carte de Georges-Louis Lesage.

25.

Bonnet, 1754, p. iii-vii.

26.

BGE Fonds Trembley 14/1 f° 349, Réaumur à Bonnet, du 3 janvier 1755 (copie de lettre).

27.

Bonnet, 1760, p. 517.

28.

Remarque que nous devons à la sagacité de Christian Jacob.

29.

BGE Ms Bo 85 f° 204, Bonnet à Tronchin, du 3 juillet 1752.

30.

Bonnet, 1760, p. 434.

31.

Bonnet, 1760, p. VIII.

32.

BGE Ms Bo 43/III « Sentiment d’Eudoxe sur divers sujets de métaphysique, de physique ».

33.

Bonnet, 1948, p. 95.

34.

Bonnet, 1760, p. I.

35.

Ratcliff, 2016, p. 17-19, 32-33.

36.

BGE Ms Suppl 738 f° 34, Bonnet à Roger, avril 1755,: « […] ouvrage de plus de 900 pages in 4to. J’en ai changé le Titre, en celui de Contemplation de l’Univers ».

37.

Bonnet, 1755, p. VI.

Appendix A Références bibliographiques

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