Renée Koch Piettre

Abstract

The comparative method Marcel Detienne applies, stemming from his anthropological approach of Ancient Greece, developed in a Parisian circle including, among other well-known figures of the École Pratique des Hautes Études and the École des Hautes Études en Sciences Sociales, Louis Gernet, Ignace Meyerson, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Jean-Pierre Vernant. This method starts from a structural study which deals with different gods or mythological heroes considered as conceptual outlines expected to test and manage cultural innovation. Thanks to this concrete and pragmatic approach, comparison between the answers that distant cultures would work out about one and the same problem yields more outcome. Here History does not consist, as usually, in a search for causes and effects, but it looks very refreshing.

1construction des savoirsépistémologieméthode construction des savoirsvalidationenquête construction des savoirstraditionreligion pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonUn livre récent « comparant les comparatismes »1 en sciences des religions évoque à plusieurs reprises2 une méthode comparative originale, qui s’est développée au sein du Centre Louis Gernet de « recherches comparées sur les sociétés anciennes » et se poursuit aujourd’hui avec vigueur : le comparatisme de Marcel Detienne. Cependant, si les auteurs y saluent la fermeté de l’engagement et se rangent sous la bannière d’un comparatisme « différentiel » portant sur les codes culturels plus que sur les « religions », dont la notion paraît ethnocentrique et difficile à exporter, aucun ne s’arrête à la méthode comme à un chemin qui aurait fait ses preuves et qu’il serait bon de suivre. Ainsi, Claude Calame applaudit aux « riches enquêtes pluriculturelles à plusieurs voix », mais paraît regretter que « le regard décentré et comparatif » y soit « en général restreint à celui de l’animateur », et que dans le « champ des polythéismes » « les propositions comparatives (...) se limitent néanmoins à la Grèce ancienne, à partir des principes formulés naguère par Dumézil »3 : s’agit-il seulement d’une méthode par défaut ? Aujourd’hui pourtant que nous venons de voir paraître simultanément, fin 2007, sous des plumes différentes, quatre ouvrages majeurs proches de la méthode sous ses différentes facettes (comparaison interne à la Grèce ancienne, historiographie, études collectives pluridisciplinaires)4, il nous paraît bon de revenir sur la fécondité des travaux de l’inspirateur lui-même, et d’ajouter ce chapitre descriptif et récapitulatif à l’enquête deComparer les comparatismes.

2construction des savoirsépistémologierelativismeLes universités européennes répugnent au comparatisme : que, du sein d’une discipline qui ne soit pas comparative en son principe même (ainsi la linguistique comparée, de Max Müller à Benveniste, ou le droit comparé ; ainsi l’histoire des religions, là où elle se voit confiée à une chaire unique5), un chercheur s’aventure dans le canton d’à côté, à moins que l’un au moins de ces cantons ne soit lié à une science dite « dure » (ainsi les neurosciences appliquées à l’étude des religions, ou la comparaison entre science grecque et science chinoise6), la chose fâche encore. Ce n’est pourtant pas que les enquêtes de Marcel Detienne offrent la moindre prise au reproche d’éclectisme, comme nous tâcherons de le démontrer : plus profondément, avancerons-nous, une sorte d’héraclitéisme qu’induisent ses travaux relativise de manière radicale et offensive, sans d’ailleurs aucunement s’associer à la contestation des Lumières, nos assises idéologiques fondées en grécité et fières des conquêtes de la rationalité scientifique, technique ou politique.

3construction des savoirsépistémologieconnaissance acteurs de savoirstatutmaître Traversée des frontières 7, ce titre de Jean-Pierre Vernant conviendrait aussi aux recherches comparatives de Marcel Detienne, qui témoignent d’une ombrageuse fidélité à l’enseignement de son maître – la fidélité d’une comparaison où les spécialistes restent experts en leur domaine propre, mais où chacun fait l’effort et la politesse de visites aux voisins, au-delà du marigot. La décision de traverser requiert l’entregent d’un passeur allergique à toute idée d’enracinement. Ce passeur, nous le placerons ici sous le signe du dieu grec des échanges, Hermès 8. Le maître mot :cheminer. Cependant, l’humeur voyageuse de Marcel Detienne ne ressemble à celle ni d’un historien, ni d’un philosophe (quoiqu’il soit historien, y compris de la philosophie). On lui trouverait quelque ressemblance avec celle d’un moraliste, si l’auteur n’était pas si rétif à toute assertion morale. Elle est semblable surtout à celle d’un naturaliste, qui ne se déplacerait pas sans ses échantillons de dieux grecs dans sa gibecière, pour leur faire voir du pays, et, tout en enrichissant sa collection, les frotter aux dieux d’en deçà et d’au-delà, et voir ce que cela donne, comment ils « réagissent »9, en somme pour ne jamais s’endormir dans l’illusion de les connaître assez. D’un côté et de l’autre des frontières, Detienne reste un helléniste. Un connaisseur de la chose grecque devait être averti d’abord de son ignorance, et ne pas avoir peur de contester l’unicité de sa propre discipline, de la réintroduire dans la pluralité dont elle-même, en interne, est le modèle, et de la mesurer à toutes sortes de rivales.

4construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquearistocratie pratiques savantespratique artistiquepoésieDèsProblèmes de la guerre (1968), la brève contribution de Detienne 10, dans un « Appendice » constitué par des « Recherches comparatives sur le problème du char », vise à montrer l’originalité de la question du char en Grèce 11, à partir d’une comparaison interne et diachronique entre la Grèce aristocratique des poèmes homériques et la Grèce classique : les poèmes homériques, transcrits au sein de l’univers hoplitique de la cité égalitaire, manquent d’un lexique technique sur le char de combat, et ce n’est que de manière très fugitive qu’on y voit apparaître le couple, profondément soudé par lapistis, la foi jurée, du cocher et du combattant, qu’a connu la société aristocratique, et qu’évoque encore, dans l’armée thébaine, le couple modèle de l’éraste et de l’éromène. Ce comparatisme interne et différentiel s’est épanoui, depuis, sur le modèle de l’opposition vernantienne entre Hestia et Hermès 12, dans l’étude synchronique et systémique de couples de divinités « réagissant » au contact d’un même objet : ainsi Athéna et Poséidon entre le cheval et la navigation, les semences d’Adonis vs les semences de Déméter, Apollon et Dionysos autour du sacrifice, du meurtre et de la souillure13.

5Après le « pamphlet théorique » deComparer l’incomparable 14, Marcel Detienne est revenu en 2005 à la défense et à l’illustration d’une pratique d’anthropologue foncièrement helléniste et délibérément comparatiste, avec un volume récapitulatif et programmatique sobrement intituléLes Grecs et nous 15. La conjonctionet, en ce titre, se veut disjonctive : les Grecs d’un côté, et nous de l’autre ; nous ne sommes pas des Grecs, Platon nous est à peine plus proche que les moines bouddhistes du Japon médiéval, ou que la tribu Ocholo dans les montagnes du Sud éthiopien. Pourtant, dans cet écart même, les Grecs ont de quoi nous instruire, pour nous éclairer au présent.

6construction des savoirstraditionmémoire inscription des savoirsécriture pratiques savantespratique discursiveoralité typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologieCe livre illustré d’images évocatrices, pour la plupart, d’une Grèce conventionnelle a de quoi surprendre le lecteur non averti : malgré la revendication d’un « postdéconstructionnisme »16, il serait facile de décliner la succession des chapitres comme autant d’étapes dans la déconstruction continuée du « miracle grec » : 1) les Grecs relèvent de l’anthropologie, comme n’importe quel peuple « primitif » ; 2) il n’est pas vrai que lemuthos grec ait été tout uniment supplanté par lelogos ; 3) l’enquête historique aurait fort bien pu ne pas naître, en Grèce, du passage de la mémoire orale à la mémoire écrite ; 4) la raison grecque n’est pas le fruit d’une génération spontanée, mais d’une série de décisions pratiques ; 5) dans la tradition grecque, il n’y a d’origine humaine ni absolue ni immaculée ; 6) la démocratie n’est pas une invention exclusivement grecque. Simultanément, la matière des six chapitres (hormis le quatrième) est loin, cette fois, de se limiter à la Grèce ancienne : elle est historiographique dans les deux premiers, multiculturelle et comparative dans les chapitres 3, 5 et 6 ; et l’on dénombrerait bien une vingtaine de cultures de référence, empruntées par l’auteur à ses compagnons de recherche pour n’être qu’effleurées par lui, et lui fournir à doses menues le miel du comparable.

7construction des savoirsépistémologieméthodeFaut-il opposer Detienne helléniste et Detienne comparatiste ? Chacune des facettes de cette œuvre en cours, ettoujours comparative, révèle une même dynamique de déconstruction-reconstruction, qu’explicite la méthode de « micro-analyse » défendue dansComparer l’incomparable. Le second maître mot :monnayer (au double sens de décomposer une valeur en ses éléments constitutifs, et la réintroduire dans un circuit d’échanges, en tâchant, modestie oblige, d’éviter la « grosse monnaie »), dit un monnayage qui précède ou accompagne une recomposition fine, à partir d’une redistribution du matériau qui ne doive plus rien à nos préjugés culturels. Construire quoi ? Descomparables. Et cela peut se réaliser à tous les niveaux, pourvu que le champ découpé pour l’analyse soit abordé de manière holiste et systémique17, et les objets mis en jeu, délestés de toute adhérence ontologique, observés dans toutes les variations de leurs usages et de leurs comportements à l’intérieur de ce champ.

1. Des maîtres à penser

8acteurs de savoirstatutfondateur construction des savoirstraditionMais il a fallu que se libère d’abord l’espace d’un comparatisme capable de faire dialoguer dans le domaine des sciences humaines,autrement que sur des objets essentialisés ou construits d’avance, les spécialistes de toutes les disciplines, de toutes les époques et de toutes les parties du monde, avec l’ambition de fabriquer une monnaie d’échange de pertinence universelle, à partir de questions aussi fondamentales que modestes et pragmatiques : qu’est-ce qu’un lieu, un site ? qu’est-ce qu’un dieu ? qu’est-ce qu’une tradition ? qu’est-ce que commencer ? qu’est-ce que s’assembler ? Ces questions surgissent et il y est répondu à partir des gestes, des mots et des objets, des catégories les plus concrètes et les plus savoureuses de la pratique en acte.

9Parmi les pionniers, il faudrait au moins rappeler successivement :

Fustel de Coulanges, une histoire des représentations

10pratiques savantespratique rituelle typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesdroithistoire du droit Fustel de Coulanges 18 enseigna au Second Empire une méthode féconde : pour étudier les anciens, ne travailler que d’après les documents qui nous viennent d’eux. Retrouver leurs représentations propres, au lieu de les penser semblables à nous. Les représentations sont façonnées par les croyances : la famille antique se soude autour du culte des ancêtres ; les familles se réuniront en cités à partir de cultes partagés. Les croyances et les cultes fondent le droit ; la politique, les (r)évolutions sociales, aménagent le droit.

11acteurs de savoiracteur non humainêtre surnatureldivinité pratiques savantespratique rituellesacrifice espaces savantsterritoirecentreOr les conditions de la naissance de la cité, donc aussi de la citoyenneté, sont au cœur des travaux du Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, futur Centre Louis Gernet, dont Marcel Detienne fut un des ténors19 : ainsi, en 1970 20, ses recherches illustraient la manière dont les Grecs ont su mettre les affaires communes « au centre »,es meson. Le temps du devin et du poète, qui connaît le passé, le présent et l’avenir, devint celui du politique, qui connaît lekairos, le point exact d’une action bien ajustée, par une emprise sur le temps non pas tel qu’il est inscrit pour toujours au ciel des dieux, mais tel qu’il peut être maîtrisé dans l’action par la connaissance des causes et des conséquences21. Mais Detienne élargit le questionnement : à quelles conditions peut-on inventer un commencement libéré des déterminations divines ? Par chance, l’archéologie a isolé dans une courte période de l’histoire de la Grèce la triple révolution de l’invention de la cité (et son formidable essaimage colonisateur), de l’écriture alphabétique, et de la rationalité discursive. Au commencement de la cité grecque, il y eut les gestes de la fondation, à savoir les gestes d’un sacrifice et d’un défrichement, il y eut le débat égalitaire de l’agora et la délibération sur le juste et l’injuste, il y eut de l’écriture alphabétique et la transcription des mythes avec l’émergence de l’histoire, –et il y eut des configurations divines permettant de penser l’initiative, et simultanément de l’opérer en effet. Historien des religions, Marcel Detienne s’est efforcé notamment de penser ces configurations divines. Par là, il s’interroge simultanément sur les conditions pratiques et conceptuelles de l’invention de cette œuvre singulière qu’est la cité. Et cette attitude induit la comparaison : étant donné les ingrédients de la naissance des cités grecques, comment tels de ces ingrédients ont-ils pu, à deux, trois ou davantage, se conjuguer ailleurs ? La cité n’a-t-elle été inventée qu’une fois, ou bien en plusieurs endroits, à plusieurs moments distincts ?

Louis Gernet, les Grecs sans miracle22

12typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologie Louis Gernet, qui donna son nom au Centre d’études comparées sur les sociétés anciennes, fondé autour de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne 23, introduisit les méthodes de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire du droit dans l’étude de la Grèce ancienne, qu’il sépara, de manière décisive, de l’étude de Rome, qui faisait jusque-là couple fusionnel avec la Grèce pour toute la tradition occidentale des études classiques24. Sa démarche anthropologique (héritier de Mauss, il dirigea longtempsL’Année sociologique) lui permit d’interroger, au-delà du prisme varié des faits, les structures profondes et durables de la pensée et de la culture grecques25. Mais ces structures, il les voyait – et après lui, Dumézil, s’agissant de Rome, les verra encore – dans un passé « pré »-(grec), « archaïque », et dans ses « survivances » aux temps classiques et au-delà. L’anthropologie ne concernait encore que les peuples « premiers » (selon l’euphémisme à la mode, qui cache mal la persistance du préjugé) : à l’instar de son collègue Henry Lévy-Bruhl, Louis Gernet interrogeait des « mentalités primitives », en s’intéressant moins aux fonctions psychologiques elles-mêmes qu’aux réalisations humaines que sont les rites, le droit, la société, l’élaboration de la valeur entre économie et religion. Les premiers travaux de Detienne s’inscrivent dans cette épistémologie : son article sur « L’ébauche de la personne dans la Grèce archaïque », par exemple, affirme que « l’homme archaïque ne connaît pas le corps en tant qu’unité » ; mais lorsque, citant Vernant, il poursuit que « c’est l’emprise des valeurs religieuses qui a empêché la construction de la notion de corps », il pointe un obstacle, un ingrédient absent, et non une incapacité primitive. L’émergence en Grèce de la notion de corps apparaît, dans l’après-coup, comme une possibilité qui ne devient effective que de manière contingente, et non comme une évolution nécessaire : « La notion de corps (…) n’était pas découverte »26. Vernant est plus proche de Gernet quand, dans la discussion qui suit, il retrace les étapes d’une lente évolution : « Pour que commence à s’édifier la catégorie de la personne, il faudra… que la psuchê… cesse… d’apparaître comme le simple fantôme du corps », etc. La différence est subtile, mais réelle.

13typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologieDans un bref hommage à Louis Gernet, Ignace Meyerson 27 évoque quelques-uns des apports du maître à la psychologie comparative – sur la question de l’individu et de la personne, sur « la pensée du temps dans le droit archaïque », et sur la notion de valeur. Ces thématiques, demeurées singulièrement vivantes dans le Centre Gernet, ne furent cependant pas privilégiées par Detienne.

Ignace Meyerson via Jean-Pierre Vernant, une psychologie sans universels

14typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologie typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l’environnementneurosciencesDeux chapitres de Vernant rendent compte de sa propre dette à l’égard d’Ignace Meyerson. Aux cours de Meyerson aux Hautes Études (VIe section), écrit-il, lui-même était toujours présent, « Detienne est venu un peu »28. Et Detienne, lorsqu’il lui est demandé de présenter les travaux de Meyerson, s’exécute en s’excusant : « Il n’est question que d’introduire, mais on trouvera de meilleurs guides »29. Cependant la méthode de Meyerson permet de faire ressortir l’originalité du pari structuraliste de Marcel Detienne. Médecine, psychiatrie, physiologie, une psychologie qui se sépare de la philosophie à laquelle elle appartenait jusque-là, pour devenir une science : sur tous ces fronts, Meyerson se pose la question de « l’entrée dans l’humain », de ce qui sépare les hommes des animaux. Il s’agit d’étudier dans l’homme ce qui est proprement humain, c’est-à-dire ses œuvres, ses actes. Il n’y a pas de sujet fixe et immuable, mais la psychologie se transforme à mesure que, par ses œuvres, l’homme change le monde. « Toute la prétendue histoire du monde n’est rien d’autre que la procréation de l’homme par le travail humain », écrivait déjà Karl Marx. Detienne, qui cite cette formule, est conscient de l’importance « décisive » des travaux de Meyerson pour l’ensemble des sciences humaines. Et, de fait, pendant soixante-deux ans directeur duJournal de Psychologie Normale et Pathologique, Meyerson se lia avec la plupart de ceux qui contribuèrent en France à créer ou à renouveler les sciences de l’homme et de la société, Marcel Mauss, l’historien Charles Seignobos, Ernst Cassirer, Antoine Meillet, Joseph Vendryes, Émile Benveniste, Marcel Granet, Maurice Leenhardt, Louis Gernet, Georges Dumézil30 « À côté des neurosciences et en prenant l’activité mentale à l’autre bout, non plus dans son conditionnement neurophysiologique, mais dans ses produits, ses œuvres, de caractère toujours social et historique, [l’œuvre de Meyerson] constitue la contribution la plus neuve et la plus vivante qui ait été apportée, au cours du dernier demi-siècle, à la connaissance de l’homme »31. Libre de touta priori méthodologique sans pourtant ignorer les théorisations de son temps, Meyerson utilisa le structuralisme sans l’adopter, et traduisit laTraumdeutung de Freud sans adhérer à la psychanalyse. Son dernier article portait sur la notion d’objet.

15Nommé en 1951 Directeur d’études à l’EPHE, dans la VIe section, future EHESS, où il enseigna jusqu’à un âge très avancé, il y entrait ainsi à peu près en même temps que Claude Lévi-Strauss entrait à la Ve Section : on peut rapporter aux deux hommes, comme à l’étroite relation entre les deux sections, le climat décidé d’interdisciplinarité qui régna à l’EPHE dans les années cinquante et soixante du siècle dernier. Marcel Detienne se rapprocha davantage de Lévi-Strauss : au lieu d’œuvres introduisant à une psychologie, il étudia des objets où se cristallisent et entrent en relation opératoire des distinctions élaborées par la pensée collective. Entre les deux savants, les thématiques diffèrent (les colloques de Meyerson portèrent sur la couleur, la personne, le signe…) autant que s’opposent une orientation vers la science positive (Meyerson) et les architectures de mobiles logiques (Lévi-Strauss, Detienne).

Georges Dumézil et la mythologie comparée

16construction des savoirstraditionreligion typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistique construction des savoirstraditionmythologie Vernant et Detienne ont accordé à des réalités politiques et sociales une place qu’on s’étonne parfois de voir apparaître dans le cadre de la chaire de religion grecque à l’École Pratique des Hautes Études, où le second succéda au premier. En cela ils sont restés fidèles à l’esprit de la sociologie introduite par Mauss, mais c’est le structuralisme qui en apporta la justification définitive. Renvoyons ici, une fois de plus, à un article de Vernant 32 : le comparatisme entre à l’EPHE (Ve section) ès qualités en 1935, avec la chaire de « mythologie comparée » créée pour Georges Dumézil (elle devient en 1945 la chaire d’« études comparées des peuples indo-européens »). Dumézil utilisa le champ et les procédures du linguiste historien, pour étudier des peuples apparentés par la religion comme par la langue. Or, la recherche dès lors ne pouvait s’en tenir aux « phénomènes étiquetés religieux ».

Les frontières du religieux deviennent floues dès lors que l’ossature intellectuelle d’un système religieux est prise en compte comme son cadre social. L’approche des rituels, du mythe, de la figuration apparaît alors profondément modifiée. Ces trois ordres de phénomènes sont traités comme des systèmes symboliques qu’il faut prendre pleinement au sérieux et dont les articulations intéressent, non seulement les rapports avec le divin, mais l’économie, la vie domestique, l’autorité, la répartition et l’exercice du pouvoir dans le monde des hommes.

17Au-delà du fait matériel, il faut atteindre la représentation, et la traiter avec un égal sérieux. Ce sérieux implique, par exemple, de ne pas tenir le mythe, récit vivant, pour secondaire par rapport au sacré des cultes. Or, en 1951, c’est Lévi-Strauss qui, occupant la chaire de « religions des peuples non civilisés »33, change l’intitulé en « Religions comparées des peuples sans écriture ». Le structuralisme dès lors déborde des frontières du modèle indo-européen dumézilien : le mythe élabore de manière continue les distinctions intellectuelles qui font la spécificité de chaque objet à l’intérieur d’un système culturel donné, et la spécificité des systèmes les uns par rapport aux autres. À l’exemple de ces deux collègues Vernant insista lui aussi sur

toute la distance qui sépare deux attitudes en sciences religieuses : ou bien on assimile la pensée mythique à la fantaisie romanesque de poètes et de littérateurs, ou bien on traite un groupe de mythes et l’ensemble des mythes comme la mise en œuvre, à travers des récits oraux traditionnels, d’une logique du concret.

18Prolongeant cette analyse avecL’invention de la mythologie, Detienne soupçonne pourtant encore une essentialisation sournoise dans la promotion du mythe par lesmythologiques structuralistes34 ! Il faut alors dépouiller entièrement les faits religieux de leur spécificité. Mais il ne s’agit pas seulement de traiter comme des faits de simples représentations. Il s’agit aussi, inversement, de retrouver dans l’ordre des faits – politiques, sociaux, architecturaux… – les représentations qui les sous-tendent, et qui relèvent, à leur tour, de l’historien des religions : « le miracle grec », n’est-ce pas « justement la cité » ?

Claude Lévi-Strauss : les systèmes culturels, une histoire sans diachronie

19construction des savoirslangage et savoirsgenremythe typologie des savoirsobjets d’étudepensée construction des savoirsépistémologieméthode Claude Lévi-Strauss élevait à une plus grande généralité le structuralisme élaboré par Dumézil pour le domaine indo-européen35 : bonne aubaine pour les hellénistes dont le « terrain » résistait à l’application de la trifonctionnalité. Parmi les tentatives d’application de sa méthode structurale à la Grèce 36, celle desJardins d’Adonis de Marcel Detienne (1972) n’a pas vieilli. Nous nous situons certes là dans la seule culture grecque. Mais le structuralisme fait obligation de ne comparer entre eux que des systèmes, dont l’élaboration et l’interprétation appartiennent aux spécialistes de chacun des domaines entrant dans la comparaison. Le comparatisme interne à une culture constitue dès lors un palier nécessaire à une comparaison plus générale, directement transposable sur un terrain culturel exogène pour l’examen des transformations à opérer. Dans la « Postface » à l’édition de 1989 desJardins d’Adonis, « Où en sont les Jardins d’Adonis ? »37, Detienne revendique une analyse structurale des mythes qui cherche à trouver en Grèce ancienne, à travers une classification des objets concrets, un réseau cohérent de pensée – où toutes les informations se valent, à quelque époque qu’elles se situent et quel que soit le genre dont elles relèvent, pourvu qu’elles s’inscrivent dans le champ considéré qu’il faut aborder comme une vaste synchronie ; ces informations ne sont plus valables pour les systèmes voisins auxquels ils empruntent à l’occasion. La recherche des origines, dont l’histoire est si friande, dès lors n’est plus pertinente. Bien plutôt faut-il chercher comment, à l’intérieur d’une culture donnée, se pense un commencement. Nous sommes avertis de ne pas nous « détourner de la mythologie [avec ses « logiques » internes] aux dépens d’un mythe arbitrairement séparé de l’ensemble auquel il appartient » et, quand même cet effort forcerait les données historiques, de reconnaître à l’interprétation « le mérite, non négligeable, d’enrichir les mythes au lieu de les appauvrir, à condition toutefois que l’investigation ne soit faussée par aucun schéma préétabli ».

Jean-Pierre Vernant et le Centre Louis Gernet

20acteurs de savoirstatutfondateurIl ne nous appartient ici ni de faire la riche histoire de ce Centre, dont Marcel Detienne s’éloigna dans les années quatre-vingt-dix 38, ni d’évoquer les épisodes d’une féconde collaboration avec son fondateur. « Pour Jipé et pour Lida, comme autrefois », dit la dédicace endeuillée desJardins d’Adonis en 2007. DansComparer l’incomparable (p. 12), l’élève pensait avoir dépassé le maître dans l’audace comparatiste. Ce n’était pas nier l’intense bouillonnement des années desProblèmes de la Terre, desProblèmes de la Guerre, deLa mètis, de laCuisine du sacrifice, deLa mort, les morts dans les sociétés anciennes 39, deDivination et rationalité40 Là aussi, le comparatisme pouvait être tantôt interne et tantôt externe, lesProblèmes en Grèce ancienne s’aligner à côté desProblèmes pluridisciplinaires coordonnés par Ignace Meyerson (Problèmes de la couleur,Problèmes de la personne…). Mais le fait est que l’adhésion plus entière de Marcel Detienne au structuralisme l’entraîna vers des collaborations nouvelles. Un écart exista, que nous proposons d’interroger en relisant brièvement la brillante réussite de l’ouvrageDivination et rationalité (Seuil, 1974), coordonné par Jean-Pierre Vernant.

21acteurs de savoirstatutdevin pratiques savantespratique rituelledivinationLa question posée par cet ouvrage interdisciplinaire, où Detienne n’intervient pas41, est celle du type de rationalité mise en œuvre dans les procédures divinatoires, et de sa place dans une société donnée, du consensus qui l’accueille : « comment les opérations symboliques du devin et le système mental qui le sous-tend ont pu imposer leur rationalité sur le plan intellectuel comme leur légitimité sur le plan social » (Vernant, p. 10-11). Dans ce programme, nous devons sans doute déceler encore l’étonnement devant une mentalité exotique, à nos yeux irrationnelle, dont le comparatiste cherchait néanmoins généreusement, à la manière de Lévy-Bruhl, à comprendre et à restituer la cohérence propre. C’était une intelligibilité qu’on sollicitait, à l’intérieur de chacune des cultures interrogées ; mais toutes ces cultures juxtaposées manifestaient, au bout du compte, la singularité d’une unique rationalité argumentative fondée sur la parole, celle des Grecs, qui exclut la rationalité divinatoire ou plutôt ne lui laisse plus qu’une fonction marginale :

construction des savoirsépistémologietechnique… une logique de la persuasion argumentée dont les principes et l’esprit sont entièrement étrangers à la mentalité divinatoire. Dans le cadre de lapolis, la divination [technique, où l’on provoque et/ou observe les signes, ndlr], qu’elle s’exerce à titre privé ou à l’occasion de certaines fonctions officielles, ne peut plus avoir qu’un rôle mineur et accessoire (p. 13),

22voire l’attire dans son orbe et, parce qu’il s’agit cette fois d’une divination inspirée, la rationalise à son tour :

pratiques savantespratique corporelleparoleContrairement à l’interprétation des signes ou aux procédures de la divination technique, qui exigent les services d’un devin spécialisé, la parole oraculaire du dieu, une fois formulée, est, comme toute autre parole, accessible à chacun ; pour la comprendre, nul besoin d’une compétence particulière en matière de divination ; il suffit, à quiconque vient pieusement consulter l’oracle, des mêmes qualités de saine réflexion, de pondération et de juste mesure qui font le bon citoyen… (p. 19).

23Du coup, nul besoin, comme dans les civilisations de l’écrit que sont la Mésopotamie et la Chine, d’une science méthodique du signe : « la place est ainsi restée libre pour les philosophes » (p. 24), et ce sont les philosophes anciens qui se poseront, à un autre niveau, la question de la divination et la question du signe.

24Nous sommes bien dans le cadre d’une psychologie historique (cf. Meyerson) orientée vers l’histoire d’une transformation continue de l’humanité globale, avec des paliers décisifs. Dans la ligne de Hegel, le cas grec, même sans miracle, restait singulier, unique42.

L’École Pratique des Hautes Études, les religions hors confessions

25construction des savoirspolitique des savoirsinstitutionnalisation construction des savoirstraditionreligionpolythéismeAux côtés de Jean-Pierre Vernant et après lui, Marcel Detienne enseigna à la Section des sciences religieuses depuis la partition entre EPHE et EHESS, en 1975, jusqu’en 1998. Une “Action Thématique Programmée”, « Les Polythéismes. Pour une anthropologie des sociétés anciennes et traditionnelles », est lancée en octobre 1983 par le Département « Sciences de l’Homme et de la Société » du CNRS. Dans ce cadre, une Table Ronde se tint à l’Institut culturel italien, 50, rue de Varenne, le 2 décembre 1987. Cette Table ronde fournit la matière deQu’est-ce qu’un dieu ? publié l’année suivante dans laRevue de l’Histoire des Religions 43.

26Il s’agit, explique Marcel Detienne en introduction, de recenser les dieux cadastrés par les observateurs de l’homme, ces dieux « en pagaille », qu’on « fabrique partout, sans cesse, comme les enfants, autant que les morts ».

27« Retour aux dieux », ce mot d’ordre est placé sous la caution de Dumézil, lequel, d’une dévotion à Frazer persuadé que « dans l’histoire des civilisations, seuls les thèmes demeurent, accrochés aux fêtes, chevillés aux rituels, tandis que les dieux passent…, qu’ils sont… l’insignifiant » (p. 340), est passé, sous l’influence des sociologues, « des mots aux concepts », découvrant alors

l’importance des dieux, le poids, la consistance des hiérarchies de puissances, le haut degré de complexité des configurations de divinités : les dieux sont riches en structures conceptuelles ; les relations positives et négatives qui les marquent différentiellement organisent des types d’expériences, des formes de savoir, constituent même l’armature d’un système de pensée, et souvent dans la longue durée (p. 341).

28Ainsi se découvre un champ nouveau de comparaison, celui des polythéismes entre eux : « Des cultures qui se pensent dans leurs dieux – dieux-choses, dieux-fonction bureaucratique… – sont d’emblée comparables » (p. 340), ne serait-ce que parce qu’elles invitent à se demander ce qu’est un dieu, ce « matériau conceptuel, et de première qualité » (ibid.), tel ce dahoméen Legba de Marc Augé (Le dieu-objet), « qui permet de penser ensemble le corps et l’action, le sexe et le temps, y compris les autres et le monde » (ibid.).

29Le premier obstacle à lever est de briser la distance entre les dieux des grandes “civilisations” et les petits génies de villages “primitifs” : cette distance existe aussi bien en Grèce même, par exemple entre le dieu des philosophes et tel « dieu des carrefours », et la complexité est la même, ici et là. Après quoi s’impose l’inventaire des paramètres qui diversifient les sociétés polythéistes : organisation sociale, politique, écriture ou oralité, médiations cultuelles (spécialistes religieux) ou non…

30Alors s’ouvre un « immense laboratoire » (p. 343) : dans une culture donnée, quel est le mode d’action de chaque dieu, comment pense-t-on la limitation de son pouvoir, comment deux ou trois puissances divines affines « réagissent »-elles différemment devant tel objet, telle activité, telle institution ? dans le champ sacrificiel, « quelles sont les différentes stratégies adoptées pour “faire du divin” » (en Inde védique, des « dieux-matières » sont le sacrifice divinisé, « agis par le sacrifice, animés par les paroles énoncées sur l’aire du sacrifice » ; en Afrique « ce sont les propriétés prélevées sur l’animal sacrificiel qui forment en se combinant les traits des “entités” auxquelles cet animal semble consacré », p. 343-4) ; comment le lieu même peut-il vivre, émettre des signes, qui autorisent à faire du territoire, la « topographie permet [tant] alors de lever la carte d’une partie du panthéon » ? Comment, du toponyme au nom propre des dieux, la langue permet-elle de faire surgir des dieux ?

31Ces questions ébauchent tout un programme, dont a vu depuis une ambitieuse réalisation avecApollon le couteau à la main 44, monographie d’un helléniste et simultanément ouvrage de réflexion comparative (ainsi la conclusion tâche, à un premier niveau de comparaison, de tracer la frontière entre Apollon et Dionysos), en ceci qu’il élabore, à l’intérieur d’un système culturel, ces « plaques localisées d’enchaînement quasi-causal »45 que mettent à jour les microanalyses et qui vont constituer des « comparables » à mettre en circulation, à éprouver au contact d’autres systèmes ; elles irriguent aussi les ouvrages collectifs et pluridisciplinaires à venir, dont notammentTracés de fondation (1990) etLa déesse Parole (1995)46.

2. Figures grecques de référence

32Au-delà des compagnons de route et des institutions, examinons brièvement la pratique comparative de Marcel Detienne sous le signe de quelques figures grecques, toutes liées entre elles par les pas du comparatiste en marche.

Sous le signe de la mètis

33Dans un compte-rendu deMythe et pensée, Marcel Detienne saluait, en 1966 47, un projet, digne de Meyerson, d’une « histoire des fonctions psychologiques de l’homme grec », où « anthropologie, sociologie, psychologie sociale » contribueraient « à une meilleure intelligence d’un type d’expérience humaine : l’expérience grecque ». Lamètis est précisément une catégorie de l’expérience psychologique des Grecs, au même titre qu’alêtheia (vérité),apatê (tromperie),peithô (persuasion),pistis (confiance ou bonne foi), etc. Ce sont aussi, chaque fois, des divinités. Des divinités grecques, qui disent une manière grecque de penser, et qui ne doivent pas être étendues sur notre présent en guise de catégories définitives et universelles, comme le veut une certaine philosophie, qui s’accroche à la Grèce comme au lieu où se fonderait l’unité définitive de l’homme, de Dieu et du monde, et qui n’est, au fond, qu’une autre version de la vérité religieuse intangible. Il faut opposer une parole efficace pré-rationnelle, qui dit la loi, le monde, les saisons, l’éternellement déjà-là, et la parole dialoguée cherchant son objet, cherchant l’ajustement, aporétique quand elle veut dire la vérité, forcée pourtant de trouver, comme Ulysse parmi les pièges de la mer, unporos, un passage, dans la perspective d’un agir. Le procès de laïcisation et de rationalisation de la pensée n’a pas pour source unique la Vérité intangible, mais sa combinaison avec la Tromperie dans le jeu de la Persuasion dialoguée. Parménide se pose en mage élu pour une révélation absolue et monolithique, mais il vit dans une cité d’hommes où la parole politique laisse place à la contradiction, suppose une recherche indéfinie par elle-même, mais limitée aussi, en ce qu’elle mène à l’action, qui est choix. Cette contradiction assumée dans la recherche de la vérité inaugure et définit la pensée rationnelle, qu’il faut opposer à tout fixisme.

34On ne saurait donc opposer radicalementmuthos etlogos, du moins chez les Grecs : comme le dit, précisément, le motmytho-logie, dont il faut retracer l’histoire, car son concept appartient à notre présent tout autant qu’au passé : de cette réflexion naît la riche historiographie deL’invention de la mythologie, où Detienne combat aussi bien la dépréciation classique du mythe tenu pour absurde et bavard, et son essentialisation que l’on prétend toujours ressourcer en Grèce :

Au privilège anciennement reconnu à la grécité d’avoir élaboré les premières ébauches de la science occidentale s’ajoute alors celui, plus singulier, d’avoir compris et accepté la vocation propre à la pensée mythique. Non pas, comme le croyait Cassirer, en assignant au mythe le monde fluent du devenir, mais en affirmant la parité entière, dans la même culture, de l’intelligence rationnelle et de la sagesse mythologique. Plus que jamais le Grec porte haut ses deux têtes, signe de son évidente supériorité sur la foule des monocéphales.

35Le préjugé en faveur d’une Grèce « monocéphale » ici dénoncé est celui-là même qui a projeté les hellénistes au premier rang de l’histoire des religions, et il faut du courage à l’helléniste historien des religions pour renoncer ainsi à son propre privilège.

Sous le signe de Dionysos : démystifier la question du sacrifice

36construction des savoirslangage et savoirsgenremythe pratiques savantespratique rituellesacrificeDans l’introduction deLa cuisine du sacrifice en pays grec, Marcel Detienne 48 met en cause et le modèle traditionnel du sacrifice et, une fois de plus, la place occupée par la Grèce dans ce modèle, plus précisément (p. 7) « la présence des Grecs en nous par une histoire continue, depuis les Pères de l’Église jusqu’aux sociologues qui s’interrogent avec Durkheim et Mauss sur les rapports entre la Religion et la Société, à travers une réflexion centrée sur le phénomène du sacrifice ». Il place au cœur du problème historiographique le « mythe (orphique) de référence » du meurtre, du dépeçage et de la manducation de Dionysos par les Titans, mythe conçu, selon lui, par la théologie orphique à la fin du VI e siècle, et pris en charge par l’école d’Aristote pour l’édification d’une théorie générale du sacrifice (les fidèles incorporent le dieu cru, de manière communielle) « comme figure centrale de la religion et de la société solidaires ». Or, l’histoire orphique du dépeçage de Dionysos insiste sur le rôtir et le bouillir, non sur le manger cru, c’est-à-dire précisément sur ce qui fait la spécificité alimentaire du sacrifice grec. En Grèce, l’alimentation carnée et la pratique du sacrifice coïncident pour délimiter l’identité grecque, en relation nécessaire avec le politique : « pour fonder une colonie, il suffit d’emmener avec soi, depuis la métropole, une broche et une marmite contenant du feu » (p. 11). L’étranger est tenu à l’écart des autels et ne peut sacrifier que par la médiation d’un citoyen qui répond de lui (ibid.). Nous sommes aux antipodes de l’idée reçue du renoncement sacrificiel. Entendue comme oblation, « la notion de ‘sacrifice’ est bien une catégorie de la pensée d’hier » (p. 34), et il reste à admirer « l’étonnant empire que le christianisme englobant n’a cessé d’exercer secrètement sur la pensée de ces historiens et sociologues convaincus qu’ils inventaient une science nouvelle »49.

Sous le signe d’Orphée : revisiter l’opposition entre l’oralité et l’écriture50

37Orphée : une tête flottant sur la mer ou logée au fond d’un puits, la bouche chantante grande ouverte, et des hommes absorbés et solitaires l’écoutent intensément. Voilà pour le mythe, et son illustration. Mais aussi : ce fatras de grimoires où le jeune et chaste Hippolyte va perdre le bon sens selon son père Thésée ; dont la papyrologie nous a révélé récemment un exemple avec le Papyrus de Derveni ; dont l’archéologie nous livre peut-être des bribes sous la forme de graffiti sur des tablettes d’os. Orphée, c’est à la fois le chant et ce qui, immédiatement, s’écrit pour transmettre durablement une parole révélée. La thématique a fasciné Marcel Detienne. Ce qui pour lui, des leçons d’Orphée, ne se limite pas à la Grèce (cf.L’Écriture d’Orphée etLes savoirs de l’écriture), s’épanouit dansTranscrire les mythologies et dansLa Déesse Parole.

38construction des savoirsépistémologievéritéIssu en droite ligne des préoccupations qui gouvernaientLes Maîtres de vérité 51 etLa mètis, mais aussi le recueilQu’est-ce qu’un dieu ?, ce dernier essai, le plus original des ouvrages comparatifs dirigés par Marcel Detienne, est aussi le seul qui suggère un franchissement possible de la ligne de démarcation séparant les travaux sur les monothéismes et les recherches sur les polythéismes52. Car il part d’un reste – nous en verrons d’autres – parmi les catégories de dieux recensés dansQu’est-ce qu’un dieu ? Il s’agit de divinités mal identifiées, « dont le nom masque ou estompe la personnalité davantage qu’il ne la dévoile » (p. 5), et qui n’existent que par une révélation continue, presque exclusivement à travers la parole qu’il s’agit alors, pour les hommes, de s’ingénier à faire exister comme telle, car c’est cette parole même qui dessine leur figure (dans la liturgie, la transe, la possession, la glossolalie), et il peut même arriver que la parole soit la divinité elle-même. Fondatrice, « enchaînant les dieux eux-mêmes », ou « aléatoire », secrète ou requérant l’exégèse, matérialisée dans une écriture ou dans des gestes, souffle ou sève, elle ne se donne guère qu’aux initiés, aux spécialistes, obligée de les séduire pour éviter d’être trahie par les indélicats, ceux qui abuseraient du savoir qu’elle leur octroie.

39construction des savoirslangage et savoirsgenredialogueLa forme de l’ouvrage est entièrement originale : un dialogue à cinq, où Marcel Detienne s’entretient avec Georges Charachidzé (Caucase, Géorgie), Gilbert Hamonic (Bugis, Indonésie), Charles Malamoud (Inde védique), et Carlo Severi (Cuna, Panama). Les chiffres trompent : il y a quatre figures divines distinctes, cinq interlocuteurs, une « Ouverture » et huit chapitres, à savoirQui parle la langue des dieux ?, Comment savent ceux qui savent ?, etc. On explore ainsi des réponses ou solutions diverses à des questions simples. La comparaison différentielle naît d’un engagement dans une entreprise commune. Elle ne vient qu’en marchant.

Sous le signe d’Apollon (avec Hestia en souvenir ? et Hermès en ludion ?) : cheminer, commencer

40De l’autochtonie (le déjà-là, le même) au politique instauré (l’autre), le choix de la colonie surgie du désert s’impose contre Athènes l’autochtone (où l’Autre même est déjà là, avec Poséidon et sa menace inscrite dans la fondation, la guerre d’Eumolpe contre Éleusis et ses mercenaires Thraces), contre le « raciné » : ce chapitre, le plus abondant dans l’œuvre de Marcel Detienne, nous permet de retourner à la question de la cité, c’est-à-dire àPourquoi la Grèce ?, et de préciser, dans la foulée, la question des démêlés, hier, aujourd’hui et peut-être demain, entre Marcel Detienne et les historiens.

41Tracés de fondation donne forme à une enquête commencée en 1983-4 dans le cadre de l’ATP « Les Polythéismes ». Les remerciements vont en particulier à Michel Cartry et à Jean-Louis Durand, complices en comparatisme entre la Grèce et l’Afrique noire. Ici, les contributions portent chacune un numéro, de 1 à 18. Marcel Detienne ouvre(1. Qu’estce qu’un site ?) et ferme (18. Apollon Archégète. Un modèle politique de la territorialisation) le chemin. Des sous-titres jalonnent le tracé :Regénérer, purifier (Chine, Japon)L’abeille de Télibinu et le temple de JérusalemFondation hors fondateur. En AfriqueL’origine avant l’origine. RomeL’Inde avec ou sans fondationTerritoires effacés des Indiens forestiers, espaces calendaires des anciens MayasEntre l’autochtonie et la refondation. En Grèce. Les étapes sont au nombre de sept. On discerne une volonté de balisage, qui se ressent aussi dans la numérotation continue des articles. Les contributions, regroupées par espaces géographiques, dessinent par elles-mêmes un parcours fondateur, depuis la purification préalable, en passant par l’ellipse du mythe ou d’une fondation spontanée, jusqu’à une fondation volontaire et violente, l’irruption de l’altérité pure, là où, dans les colonies grecques, elle paraît décidée à se passer du même et du déjà-là. L’introduction, par la question : « Qu’est-ce qu’un site ? », va d’emblée à l’essentiel. Il n’est pas évident qu’un lieu se signale dans l’indétermination de l’espace. Ce lieu doit être établi, fondé, circonscrit, à partir du centre ou de la périphérie, à partir du ciel (le temple) ou des profondeurs de la terre (géomancie). Il faut les hommes (ou les dieux) compétents, les gestes adéquats, les objets indispensables. D’où viendra cette adéquation ? La chance du comparatiste, ici, a été que la philosophie – le Platon desLois – se présente pour réfléchir la question de la fondation et l’expérimenter en fiction. Il en résulte une synthèse introductive qui prend appui sur les trois concepts opératoires du Même, du Déjà-là et de l’Autre. C’est entre ces trois pôles, par l’exclusion de l’un, ou de deux, ou leur dosage subtil, que s’opère et est mise en œuvre la difficile, et souvent violente logique des commencements. Ancêtres, géomancie, sacrifice ; « un mur, du sang, un double » : d’une aire culturelle à l’autre, certains de ces opérateurs se repèrent ensemble pour former des configurations parentes malgré la distance culturelle et temporelle qui sépare deux sociétés. À l’intérieur même du champ grec, l’opposition entre l’autochtonie athénienne et la fondation d’une colonie sous la conduite de l’Apollon archégète (Comparer l’incomparable y ajoutera les origines mixtes de Thèbes, à la fois déjà là et fondée tout de neuf) sera le point de départ d’entreprises comparatives ultérieures (Comment être autochtone ?, 2003), une fois qu’aura été posée la pierre d’une fondation grecque, celle de l’Apollon le couteau à la main (1998). Cependant que le rôle du meurtre et du sang dans la fondation a ouvert l’espace d’une autre enquête comparative, celle desDestins de meurtriers 53.

42typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnographieDans ce dernier ouvrage, la collaboration avec Michel Cartry a joué dans le sens d’une quasi restriction au champ ethnographique, mais comporte aussi un appel à un autre champ comparatif, celui qu’ouvre Pierre Legendre avec sa double perspective d’historien du droit et de psychanalyste. Cette ouverture, que la question du meurtrier appelait de manière très naturelle, est une potentialité comparative autre54, complémentaire de l’entreprise de Marcel Detienne. Ici, ce qui est en question, ce sont lesmétaphores que le rite met en œuvre dans le traitement du meurtrier, car les systèmes culturels sont, on le sait, structurés comme des langages, largement inconscients d’eux-mêmes. La contribution de Jean-Louis Durand s’intitule « La mort, les morts et le reste » : allusion à un ouvrage coordonné par Vernant, mais ce « reste » dit bien ce que veut dire cet ouvrage – il s’agissait de traiter un « reste » desTracés de fondation.

43construction des savoirstraditionmythologie inscription des savoirsécriture Transcrire les mythologies constitue un autre chapitre additionnel auxTracés de fondation : il s’agit d’interroger un autre commencement, l’entrée en régime d’historicité, à la faveur de l’adoption de l’écriture et de la transcription de la tradition mythologique : la Grèce desSavoirs de l’écriture 55, contemporaine de l’invention des cités, en a brillamment exploré les pratiques multiples qui vont ici être confrontées à ce qui a pu se passer ailleurs. Le geste de transcrire une tradition orale suffit-il à faire naître l’historien, conscient d’une rupture entre passé et présent, et de sa liberté de régenter le destin ? Detienne (p. 13) livre le secret du plan de l’ouvrage, tout en formulant déjà la méthode comparative que va exposer plus en détailComparer l’incomparable : « Dès lors que l’enquête comparative ne veut ni proposer une typologie ni dresser l’inventaire de morphologies, elle doit se livrer à un travail de construction et d’expérimentation. Tradition, écriture, historicité : trois termes qui semblent organiser le questionnement initial sur les effets possibles quant au régime d’historicité d’une mise en écrit de la tradition ou d’une part de la tradition. Chacun de ces termes, par sa nature problématique, invite à décomposer, à monnayer les “entrées” qu’il semble ouvrir immédiatement ». L’ouvrage procède en effet selon ces trois entrées, et en ajoute une quatrième, qui fait des généalogies mythiques une première esquisse de la mise en ordre de l’histoire, et met en doute l’étanchéité entre mythe et histoire.

3. Une méthode : Qui veut prendre la parole ?

44On lit à la p. 417 deQui veut prendre la parole 56 un bref historique de l’élaboration de cet ouvrage : il est question d’un groupe de recherche du CNRS, « Histoire et anthropologie. Approches comparatives ». Dans la foulée, « S’assembler » est conçu « dans une alvéole du ministère de la Recherche et de la technologie ».Transcrire les mythologies « devait accompagner la mise en perspective de “régimes d’historicité” entre la Chine, la Jamaïque, Rome, l’Indonésie, la Nouvelle-Calédonie, par exemple ». Entre ethnologues de l’Afrique et hellénistes d’autre part, la fabrique du « politique » devait être « expérimentée » lors d’un colloque de Marseille en 1992 : las, les africanistes présents ne voyaient pas l’intérêt de mêler l’Afrique au politique, et Marc Abélès avait « raté le train en direction de Marseille ». Le projet n’avait-il pas tout à fait rencontré, à cette époque, les hommes les plus porteurs ou les circonstances les plus favorables ? Mais l’ouvrage est sur notre table, et Marcel Detienne y paraît plus comparatiste que jamais.

45construction des savoirsvalidationexpérimentation construction des savoirsvalidationenquêteNous avons vu que, contre un esprit de clocher attaché à ce que la démocratie soit une conquête unique, une invention précisément localisée (en Grèce bien sûr), génératrice de progrès retentissants57 dont la Révolution française sonnerait la charge triomphale, Detienne conduit une enquête collective suggérant que quelque chose comme du politique, voire une espèce de démocratie peut, sur le terrain, s’inventer partout, au gré des besoins, et selon les protocoles les plus variés et les plus libres, sous la réserve que soient réunies un certain nombre de conditions. Cette enquête est, par nature,ouverte : au lieu de suivre les étapes d’une évolution ou d’une diffusion, d’une dissémination allant de causes en effets, au lieu d’une histoire génétique, donc, elle part de l’idée que ce qui se découvre en un endroit peut parfaitement se redécouvrir ailleurs ;non exhaustive, elle se contente de prendre note d’une pluralité existante, garante d’une pluralité de possibles. Remarquons aussi que, appuyée sur l’histoire et sur l’observation, elle peut cependant ne pas exclure de ses objets la fiction, une des formes du possible.Pragmatique, l’enquête cherche des commencements, des amorces, des ébauches du politique, dans un type de comportement observable qui paraît en être en effet la première esquisse : le fait, pour des hommes, de s’assembler pour délibérer et prendre une décision en commun.Concrète, elle interroge les temps et les lieux, les âges et les sexes, les gestes et les objets, les parcours et les paroles, les rythmes et les regards.Expérimentale, elle observe le comportement de « réactifs » qui sont « des objets, des gestes, des segments de situation »… « c’est-à-dire ce qui provoque une réaction au contact d’une puissance, d’un objet ou d’un geste qui va livrer un aspect inaperçu, une propriété cachée, un angle insolite. Expérimentation dont le principe le plus simple est de voir “ce qui se passe” »58 : la comparaison, elle, réunit les ingrédients et les réactifs selon la qualité du matériau et des hommes, c’est-à-dire des acteurs et des observateurs, sans autre définition préalable du terrain de l’observation ni des comparables, mettant en contact des territoires, des époques, des sociétés d’une absolue diversité.Constructive, elle ne vise à rien d’autre qu’à dégager, à partir de l’expérience effectuée, de quoi bâtir des « comparables », c’est-à-dire non pas des universaux mais les facteurs nécessaires à la production de l’objet, ici le « s’assembler », prélude du politique. Elle balaye, ce faisant, les abstractions et les catégories générales issues de la réflexion philosophique sur le politique. Aristote, Platon, n’ont à nous parler que de la Grèce et d’Athènes. Les notions juridiques et philosophiques de cité, de souverain, sont contextuelles. Il faut chercher en deçà. Et l’on aura la joie de découvrir, dans la déclinaison chaque fois différente de ces facteurs nécessaires, des nœuds de relations signifiantes dont on peut observer le fonctionnement différencié entre deux cultures absolument hétérogènes et sans contact les unes avec les autres… Parce que, si l’homme est toujours homme, les cultures sont chaque fois différentes pour répondre cependant à des questions pratiques auxquelles on peut donner une formulation unitaire. Et ce n’est pas parce que tel voisin sur qui on aurait pu prendre modèle, et que l’on connaît bien, a choisi telle façon de s’assembler, qu’on va l’imiter le moment venu (ainsi la Constituante française ne copie pas la Chambre des Communes des Anglais) : les cultures les plus proches, comme Lévi-Strauss en dégageait la loi, tendent à se différencier et non à s’imiter réciproquement.

46Contre une histoire qui traque les successions, les causes et les effets, et où chacun ne parlerait que devant ses collègues de même discipline, Detienne promeut uneanthropologie de collectionneur, attentif à capturer les spécimens d’une variété choisie, pour les observer et les comparer, entre esprits curieux et ouverts.Contre une histoire nationale, qui parasite jusqu’à la sociologie et l’étude du présent, Detienne défend, avec l’intégration de ce parent pauvre de l’université qu’est l’ethnologie, unehistoire du fait humain, à la mode de Fustel de Coulanges.Contre tous les huis clos nationaux, il pose une question actuelle et stimulante, capable de faire voler en éclats le consensus sur un modèle unique de démocratie qui serait constitué par le droit de vote et la liberté de réunion, d’expression et d’entreprise, en suggérant que les « sauvages » ou les plus humbles bourgades auraient beaucoup à apprendre à nos sociétés complexes. Il n’y a pas de danger en effet que cette même question soit guettée par une conformité inconsciente à la loi de l’entreprise, dont chacune est amenée à inventer ses pratiques de communication et de réunion, et paye des conseillers à cette fin quand se grippent les rouages du « décider ensemble » : les réunions d’entreprise assemblent des hommes aux tâches et aux positions hiérarchiques bien définies. Ici, l’on se place en deçà du politique, quand aucun rôle n’est prédéfini, quand tout s’invente.Contre la méfiance et le rejet du politique par la phénoménologie heideggerienne, contre tout rêve d’authenticité qui se méfierait du politiquea priori, il s’agit de se concentrer sur un segment bien précis et concret de l’activité humainevolontaire, « s’assembler pour parler en un lieu déterminé », sur la représentation de lacommunauté qui en résulte chaque fois, sur lapublicité, l’espace public qui la rend possible, sur les décisions qui le font exister et durer, sur le type d’hommes, rares et clairsemés, qui rendent possible cette décision égalitaire. Autant dire que, si les espaces choisis pour construire ce comparable sont dispersés dans le temps et l’espace, c’est aussi que leur définition exigeait la réunion de conditions très rares. Raison de plus pour accorder la plus grande attention à l’observation comparée des particularités les plus microscopiques de chacun de ces espaces. Ces traits se monnayent en questions précises (p. 418), et les réponses font proliférer les différences, non les ressemblances ; elles font apparaîtrein fine « une série de notions et de catégories qui semblent appartenir à la sphère de “Qui veut prendre la parole ?” ». Chacune de ces notions et catégories se monnaye à son tour en des questions concrètes. Par exemple, quelles devraient être les qualités (chaque fois différentes) de celui qui veut s’assembler pour parler des affaires communes ? On s’aperçoit que l’élaboration de ces catégories tient à fort peu de chose, « rien de plus chétif qu’un lieu d’égalité qui advient ». Une proposition générale inattendue s’esquisse (p. 423) : « Il semble qu’une collectivité visant à fonder une sorte de souveraineté sur elle-même tende à se donner l’autorité de statuer sur le juste et l’injuste… une des premières tâches d’une assemblée délibérante et exécutive, ce pourrait être de mettre en place un ou des tribunaux du sang ». Cette proposition se vérifie dans les exemples rencontrés, elle appelle un commentaire et une explication (p. 424) : « Avec l’avènement de la responsabilité criminelle, l’individu apprend à s’émanciper de la solidarité familiale ; il tend à devenir un sujet de droit… », et l’équité tendra à faire des égaux. Oreste n’est pas loin. Certains types d’hommes comme le guerrier, le moine, le marchand, paraissent entrer plus facilement dans le vouloir s’assembler. « Face à la mort, ceux qui font la guerre sont d’emblée égaux ».

47pratiques savantespratique intellectuellecatégorisation pratiques savantespratique intellectuellemise en sérieOn n’aboutit donc pas à une juxtaposition, mais à descomparables, à partir de terrains qui resteront toujours à revisiter. « Pour construire quelques comparables,… il faut démonter et monnayer à la fois la notion-catégorie choisie au départ et les différentes composantes ou les divers éléments conceptuels des configurations analysées », en « nomade », « étranger et de passage où qu’on soit » (p. 428).

4. La querelle de l’Histoire

48construction des savoirstraditionhistoriographieEn amont comme en aval deQui veut prendre la parole ?, il faut reconnaître une querelle de l’Histoire. Telle qu’elle apparaît aujourd’hui, même minorée ou négligée par beaucoup d’acteurs potentiels, c’est une querelle qui pourrait faire date, et qui plonge ses racines dans un poste de « chef de travaux » que, sous le règne de Fernand Braudel, Marcel Detienne avait obtenu à la VIe section de l’EPHE59. DansComparer l’incomparable, le plaidoyer pour une « mise en perspective des régimes d’historicité » aboutissait à la revendication d’une Histoire qui place le passé à distance, en rupture avec le présent et l’avenir, une Histoire capable d’interroger son propre rapport avec ce passé, et qui ne s’occupe, comme Hérodote et Thucydide, à tout prendre, que du présent.

49construction des savoirsépistémologievérité pratiques savantespratique lettréeinterprétationRépétons que celui qui traverse ainsi le territoire des dieux, c’est Hermès, non pas le Trismégiste de Festugière, mais bien le petit dieu de l’Hymne homérique à Hermès, le dieu à lamêtis, luron, larron et gourmand, inventeur du sacrifice et de la lyre, dont le chant théogonique éblouit l’Olympe et suscite la convoitise de son grand frère Apollon. Celui dont la vocation herméneutique se plaît aux combinatoires, et dont l’habileté est dans les tours et les détours d’un savoir-faire, d’une industrie concrète et constructive, non dans l’établissement des faits et la recherche de la vérité qui sont les conditions ordinaires de la reconnaissance académique. Même si, esthète aussi, et grand seigneur à ses heures, l’Olympe s’empresse de l’accueillir60.

50construction des savoirsépistémologiescientificitéOù est alors la « scientificité » d’une telle approche ? On lui a reproché de se réclamer des sciences de la nature, de parler de « réactifs » et d’« expérimentation », là où il n’y a pas de protocole rigoureux d’expérience possible : en sciences humaines, le rapprochement des ingrédients en contact dépend des données du terrain et de la documentation, non de la décision de l’expérimentateur créant des conditions artificiellement reproductibles. Ce reproche nous paraît fondé sur un malentendu : la méthode permet qu’à partir de l’observation de la conjonction de deux ou plusieurs éléments produisant un certain effet, on recherche, seul ou en équipe, en d’autres lieux ou d’autres temps, dans d’autres documents, sur d’autres terrains, une ou plusieurs conjonctions de même ordre, qui permettront d’éprouver les variations du modèle initial et de dégager éventuellement un segment transposable, voire généralisable. L’expérimentation, il est vrai, ne peut que tâtonner dans l’empirique, au gré des trouvailles, des rencontres, et des collaborateurs qu’il importe de choisir parmi les plus érudits. L’objectif doit rester modeste. Mais le résultat a chance d’offrir à la connaissance des pratiques humaines une pièce de puzzle capitalisable et réutilisable. Dans le cas contraire, un regard neuf, étonné, sans préjugé, aura pour le moins dépoussiéré les documents anciens.

51Le premier chapitre deLes Grecs et nous 61, « Faire de l’anthropologieavec les Grecs » (c’est Detienne qui souligne), défend un projet d’« anthropologie comparée de la Grèce ancienne », alors que les cultures de l’écrit relèvent ordinairement de l’historien et que seules les cultures de l’oral relèvent de l’anthropologie. Marcel Detienne met l’histoire au défi : ne tombe-t-elle pas elle-même sous la critique d’une anthropologie consciente de la multiplicité des formes d’historicité possibles, et du caractère limité et conjoncturel de celle qui prévaut parmi nous ? La méthode d’anthropologie comparatiste est alors dessinée à grands traits : dans un « petit laboratoire ambulant », collaboration active et volontaire entre historiens et ethnologues, chacun communiquant ses investigations sur son terrain propre, en se montrant attentif aux « dissonances » qui apparaissent dans la comparaison avec les cultures décrites par ses compagnons de route ; la méthode implique un choix judicieux de thématiques, comme celle de la personne ou des pratiques de fondation ; elle implique surtout une redéfinition progressive d’une thématique en cours, une régression, en-deçà des notions déjà fossilisées que recueillent les dictionnaires des sciences sociales, vers de plus modestes faits d’expérience, des gains plus faciles à partager (c’est là « monnayer une notion ») : on découvrira ainsi que la pratique de fondation n’est pas universelle, et qu’en deçà, il faut se poser la question plus générale de « faire du territoire », mieux, « faire son trou » ; en deçà encore, la question « Qu’est-ce qu’un lieu ? »...

52typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire construction des savoirslangage et savoirsgenremythe inscription des savoirsécritureL’écrit représente-t-il nécessairement un progrès du mythe vers l’histoire ? Au chapitre III du même ouvrage, l’observation de terrains multiples oblige désormais à déplacer la question : les récits des temps primordiaux transcrits par la première maison impériale nipponne ont été aussitôt oubliés au fond d’un coffre ; le mythe renaît dans l’actuelle Nouvelle-Calédonie autonomiste, à partir des transcriptions induites par les missionnaires chrétiens, autour d’un héros tout neuf, Kanaké l’autochtone ; la Torah révélée à Moïse reçoit son complémentoral sous la forme desécrits talmudiques. Et l’histoire ne naît pas tout armée de l’écriture : les annalistes de la Chine sont des devins attentifs à l’ordre cosmique inscrit dans l’événement ; l’Inde, rompue à l’écriture, néglige ses écrits et n’a jamais cessé de privilégier la mémoire orale ; une historiographie écrite fait bon ménage, en terre bugis-makassar (Indonésie), avec l’épopée en langue des dieux ; entre ses Annales et ses proclamations calendaires, Rome maîtrise son passé par l’écriture et son avenir par la parole ; les Amérindiens tirent leurs arguments des corpus mythologiques constitués par les ethnographes pour affirmer leurs droits sur leurs terres… Le comparatiste, d’une culture à l’autre, s’étonne, hésite, tâtonne, essaie les bonnes questions, évoque enfin une modeste avancée de Claude Lévi-Strauss : quand le mythe s’est dégradé en histoire, quand la cosmogonie se mue en annales, les récits de commencements n’en continuent pas moins, chaque fois qu’il s’agit de fonder un rang ou un privilège. Le gain est modeste, mais enfermons-le dans la gibecière, cela pourra toujours servir.

53On ne se fera pas faute, parmi les historiens, de relever mainte affirmation à l’emporte-pièce. C’est le revers de la méthode : les dissonances de l’incomparable frappent d’autant mieux qu’on les souligne davantage et qu’on creuse les écarts. L’intelligence, ici, déteste l’harmonie.

54Une prudente méfiance a gagné jusqu’aux plus proches complices. Dès 1993, dans un ouvrage comparatif surLes bois sacrés 62, où la recherche d’une définition pertinente permet de démasquer une tradition historiographique mal fondée (la notion de « bois sacré » relève du romantisme allemand qui la lie faussement à un culte primitif des arbres), comme dans le comparatisme défendu par Detienne, on étudie les variations plutôt que le modèle. Mais les Préfaciers s’excusent presque d’avoir admis des spécialistes de domaines étrangers63 : « On s’est ici presque limité aux religions du monde classique, sans sacrifier au comparatisme frazérien. Presque : car nous avons voulu aussi faire entendre la voix d’un autre comparatisme, plus attentif aux spécificités et aux différences qu’aux rapprochements parfois superficiels ». Cet « autre comparatisme », nécessairement, n’est pas celui des éditeurs, mais bien celui que John Scheid lui-même a pu à l’occasion contribuer à nourrir aux côtés de Marcel Detienne, et dont il ne conteste ni l’existence ni le bien-fondé : on le sent pourtant, ce comparatisme-là, un rien aventurier ; car, quant au « comparatisme frazérien », qui pourtant n’en est pas loin, il est ramené par Mary Beard à sa vraie nature : un voyage faussement périlleux, dont on revient forcément, nanti de ce viatique académique qu’est le rameau d’or virgilien.

55En d’autres termes, le choix s’est porté sur la comparaison du proche, entre cultures voisines, dans un cadre temporel et géographique restreint. Marcel Detienne procède volontairement à l’inverse : tout enraciné qu’il soit dans la Grèce, qui, multiple et diverse par nature, lui offre à l’occasion un laboratoire comparatiste en autarcie, il s’obstine à s’en déraciner lui-même pour tenter à nouveaux frais l’aventure de la nouveauté radicale, toujours si mal comprise, que reste, semble-t-il, le sillon ouvert par le structuralisme.

Notes
1.

Maya Burger, Claude Calame (éd.),Comparer les comparatismes : perspectives sur l’histoire et les sciences des religions, Paris-Milan, 2006.

2.

P. 11 ; p. 36-37 ; p. 44 ; p. 118 ; p. 146 ; p. 219-223.

3.

P. 223.

4.

Nous voulons parler de deux ouvrages fondés sur l’analyse interne du système polythéiste grec – Dominique Jaillard,Configurations d’Hermès. Une ‘théogonie’ hermaïque,Kernos Supplément 17, Liège, 2007 et Gabriella Pironti,Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne,Kernos Supplément 18, Liège, 2007 –, d’un ouvrage examinant les conditions culturelles internes de l’émergence de l’historia en Grèce ancienne (Catherine Darbo-Peschanski,L’Historia. Commencements grecs, Paris, 2007), et du premier volume (sur quatre prévus) d’une vaste entreprise comparative sur les pratiques des mondes lettrés : Christian Jacob (éd.),Lieux de savoir I. Espaces et communautés, Paris, Belin, 2007. Voir aussiinfra, n. 48, les travaux publiés par Stella Georgoudiet alii. D’autres enquêtes comparatives pluriculturelles sont sous presse, sous la direction de Marcello Carastro, ou de Michel Cartry, Jean-Louis Durand, Renée Koch Piettre. Il convient de suivre enfin les travaux de Bernard Mezzadri, élève de Marcel Detienne, défenseur du structuralisme dumézilien et lévi-straussien.

5.

Honneur ici à Philippe Borgeaud à Genève, comme aussi à Guy Stroumsa, « Martin Buber Professor of Comparative Religion » à l’Université hébraïque de Jérusalem.

6.

Voir, dans un écart maximal, les travaux de Pascal Boyer d’une part, de Geoffrey Lloyd d’autre part.

7.

Jean-Pierre Vernant,Entre mythe et politique 2. La traversée des frontières, Paris, 2004.

8.

Dominique Jaillard (supra, n. 4), est un élève de Marcel Detienne et de Stella Georgoudi.

9.

Cette expression est empruntée à Georges Dumézil.

10.

Jean-Pierre Vernant (éd.),Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris – La Haye, 1968 [19852], p. 421-428.

11.

Par opposition à la Mésopotamie (articles de Paul Garelli et d’Elena Cassin) et à la Chine (Jacques Gernet).

12.

Jean-Pierre Vernant,Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1990 [19651], p. 255-260 (« Hestia-Hermès »).

13.

Respectivement dans Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant,Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974, chap. VII (« Le mors éveillé ») et VIII (« La corneille de mer ») ; Marcel Detienne,Les jardins d’Adonis, chap. V (« La semence d’Adonis ») ; Marcel Detienne,Apollon le couteau à la main, Paris, 1998, p. 238-240 (brève esquisse).

14.

Comparer l’incomparable, Paris, 2000.

15.

Les Grecs et nous, Paris, 2005.

16.

C’est le dernier mot de la quatrième de couverture deComparer l’incomparable en 2000.

17.

Dans « un système classificatoire s’appliquant à la totalité du réel », selon la formulation de Jean-Pierre Vernant, « Leçon inaugurale faite le vendredi 5 décembre 1975 » (Leçon du Collège de France, 1976, reprise dansReligions, histoires, raison, Paris, 1979, p. 17).

18.

Longtemps directeur de l’École Normale Supérieure, Fustel de Coulanges publia en 1864La cité antique. Études sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome.

19.

Avec de riches prolongements au sein du Centre Gernet. Voir François de Polignac,La naissance de la cité grecque. Cultes, espace et société, VIII e -VIII e siècles av. J.-C., Paris, 1984.

20.

« Aux origines de la pensée politique », XXVIIIe Semaine de Synthèse. « Espace et temps selon les peuples et les philosophes ». Table ronde sous la présidence de Pierre Maxime Schuhl, avec Marcel Detienne, Jacqueline Duchemin, Jean Pépin,Revue de synthèse 91, 1970, p. 69-106. Intervention de Marcel Detienne p. 69-77.

21.

La discussion, dans ce numéro, s’inscrit dans un débat qui débouche sur les Néoplatoniciens et la Providence divine. L’on a donc mis bon ordre à un débat qui menaçait de s’enliser dans les affaires humaines : Marcel Detienne n’intervient plus dans les dernières pages, sinon pour suggérer que dans leProméthée d’Eschyle le temps des hommes remet en question le temps même de Zeus.

22.
Louis Gernet,Les Grecs sans miracle, textes réunis et présentés par Riccardo Di Donato, préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, 1983.
23.

Professeur de grec à la Faculté d’Alger, Louis Gernet n’enseigna qu’après 65 ans à l’EPHE (VIe section) pour une poignée d’enthousiastes.

24.

André Boulanger, Louis Gernet,Le génie grec dans la religion, 1932.

25.

Cf. dans Ignace Meyerson (éd.),Problèmes de la couleur, Bibliothèque générale de l’EPHE (VIe section), Paris, 1957, p. 313-324.

26.

Marcel Detienne, « L’ébauche de la personne dans la Grèce archaïque », dans Ignace Meyerson (éd.),Problèmes de la personne, Colloque du centre de recherches de psychologie comparative, Paris, 1973, p. 45-54, ici p. 46sq.

27.

Ignace Meyerson, « La pensée psychologique de Louis Gernet », dansÉcrits 1920-1983. Pour une psychologie historique, Paris, 1987, p. 387-391, ici n. 1.

28.

Jean-Pierre Vernant,Entre mythe et politique, Paris, 1996, p. 157. Le rapport presque filial qui unissait Vernant à Meyerson induisit Detienne à se ranger plutôt derrière Georges Dumézil.

29.

Marcel Detienne, « Un renouvellement dans les Sciences humaines : la psychologie historique et comparative d’Ignace Meyerson »,Revue de Synthèse, septembre 1961, p. 3-11. On notera ici l’importance de laRevue de Synthèse dans le brassage et la communication entre les divers champs de la science.

30.

La thèse de Meyerson paraît chez Vrin en 1948 (Les fonctions psychologiques et les œuvres, « son premier, son seul vrai livre » écrit Vernant). Il y cite largement ses amis de toutes disciplines, sociologie et anthropologie, logique et mathématiques, linguistique, études classiques ou extrême-orientales, etc. En 1987, PUF publie ses articles (Écrits, 1920-1983), et Vrin ses études conjointes avec Guillaume surL’usage de l’instrument chez les singes.

31.

Jean-Pierre Vernant,Entre mythe et politique, p. 150.

32.

Ibid., prenons simplement les pages 100 à 103.

33.

Il enseigna à partir de1959 au Collège de France.

34.

L’invention de la mythologie, Paris, 1981, p. 208sq.

35.

Empruntons ici les références de Marcel Detienne,Comparer l’incomparable, p. 135, n. 23 à la page 95 : « Partout dans son œuvre depuisLa Geste d’Asdiwal (1958), mais très lumineusement dans un récent ouvrage :Histoire de Lynx, Paris, 1991, p. 249-255 ».

36.

Citons aussi Luc Brisson,Le mythe de Tirésias. Essai d’analyse structurale, Leiden, 1976.

37.

Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, 19892, avec postface de l’auteur, p. 243-261 ; réédition en 20073, augmentée d’« Une interprétation de Jean-Pierre Vernant » – présente en guise d’introduction dans les éditions précédentes – et d’« Une lecture de Claude Lévi-Strauss » suivies d’un « Après-propos » de l’auteur.

38.

Il devint « Gildersleeve Professor à l’Université Johns Hopkins, Baltimore, USA ».

39.

Jean-Pierre Vernant (éd.),Problèmes de la guerre, Paris, 1968 (1999) ; Moses Finley (éd.),Problèmes de la terre, Paris-La Haye, 1973 ; Jean-Pierre Vernant (éd.),Divination et rationalité, Paris, 1974 ; Jean-Pierre Vernant, Gherardo Gnoli (éd.),La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Paris, 1982.

40.

Voir aussiAnthropozoologica. La découpe et le partage du corps à travers le temps et l’espace, N° spécial 1987 (Bulletin de l’Association L’Homme et l’Animal, Société de Recherche interdisciplinaire), Actes de la Table ronde de Paris (Muséum d’Histoire naturelle), les 14 et 15 novembre 1985. Dont Jean-Louis Durand, « Sacrifice et découpe en Grèce ancienne », p. 59-65 ; Jesper Svenbro, « Le partage sacrificiel selon une loi sacrée de Cos (IVe siècle av. J.-C.) », p. 71-76. Cet ouvrage intéressant relève d’une interdisciplinarité telle que la pratiqua Meyerson, entre sciences de la nature et sciences de l’homme, à ceci près que Meyerson visait les mentalités, et qu’on se concentre ici sur les pratiques (une interdisciplinarité que l’EPHE actuelle, avec ses trois sections dont l’une des « Sciences de la vie et de la terre », devrait pouvoir mettre en place, avec le Muséum d’Histoire Naturelle, et l’EHESS). Malheureusement les contributions sont ici simplement juxtaposées. L’élaboration reste en friche.

41.

Il venait d’acheverLes ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs (1974) et travaillait déjà à l’Invention de la mythologie (1981).

42.

Aussi peut-on, très logiquement, apprendre qu’il existe par exemple des termes « dont se servent lesprimitifs pour désigner certains objets concrets dont ils n’ontpas encore de notion générale ».

43.

Qu’est-ce qu’un dieu ?, Revue de l’Histoire des Religions CCV/4, 1988.

44.

Apollon le couteau à la main. Une approche expérimentale du polythéisme grec, Paris, 1998.

45.

Comparer l’incomparable, p. 51 (formule empruntée à Gérard Lenclud).

46.

Marcel Detienne (éd.),Tracés de fondation, Louvain - Paris, (BEHE Sciences religieuses 113), 1990 ; Marcel Detienne, Gilbert Hamonic (éd.),La Déesse Parole. Quatre figures de la langue des dieux, Paris, 1994.

47.

Marcel Detienne, compte-rendu de l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant,Mythe et pensée dans la Grèce ancienne. Problèmes de psychologie historique,Archives de sociologie des religions 21, 1966, p. 125-134.

48.

Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant et alii (éd.),La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979. Dont Marcel Detienne, « Pratiques culinaires et esprit de sacrifice », p. 7-35. Voir aussiDionysos mis à mort, Paris, 1977. La question du sacrifice a été revisitée récemment dans un ouvrage où la comparaison se limite à la Méditerranée ancienne : Stella Georgoudi, Renée Koch Piettre, Francis Schmidt (éd.),Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Turnhout, 2005 (BEHE Sciences Religieuses 124).

49.

Dans cette pensée du sacrifice que Detienne dénonce, un point d’orgue est atteint avec la thèse de René Girard (Cuisine, p. 35, n. 1).

50.
Marcel Detienne,L’écriture d’Orphée, Paris, 1989 (récemmentLes dieux d’Orphée, 2007) ; Marcel Detienne (éd.),Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille, 1988 ;Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, historicité, Paris, 1994.
51.

Marcel Detienne,Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1990 [19671], 1994 pour l’Ouverture.

52.

Qui veut prendre la parole ? (Le Genre humain, 2003) n’autorise ce franchissement que dans les marges, dans la mesure où la question, essentiellement politique, ignore les catégories propres aux sciences des religions.

53.

Michel Cartry, Marcel Detienne (éd.),Destins de meurtriers, Paris, 1996 (Systèmes de pensée en Afrique noire 14).

54.

Voir Pierre Legendre (éd.),Ils seront deux en une seule chair. Scénographie du couple humain dans le texte occidental, Bruxelles, 2004. Ce volume où collaborent des spécialistes du judaïsme ou du christianisme antique, médiéval, moderne ou contemporain, reçoit son unité du caractère précisément ciblé de son objet : les commentaires d’horizons divers d’un même et unique verset (Genèse 2.24, présenté en ouverture, dans son contexte, selon trois traductions et traditions différentes). Méthode exégétique, référent textuel, limitation au domaine judéo-chrétien : tout oppose cette belle réalisation comparative à la curiosité fureteuse de Marcel Detienne et à sa quête des aubaines aussi loin que possible du modèle occidental. En lui-même, le travail de Detienne est étranger à la méthode de Legendre. Mais il pourrait aussi bien servir de contrepoint à une mise en lumière du « texte occidental », en explorant ce qui s’en écarte.

55.

Voir aussi la partie comparatiste de l’enquête dans Marcel Detienne, Alain Zivie, Jean-Jacques Glassner, « Les dieux de l’écriture »,Annuaire. École Pratique des Hautes Études, Ve Section, Sciences religieuses, vol. 95, 1986, p. 277-279.

56.

Marcel Detienne (éd.),Qui veut prendre la parole ?, Le Genre humain 40/41, février 2003 : Marcel Detienne, « Des pratiques d’assemblée aux formes du politique. Pour un comparatisme expérimental et constructif entre historiens et anthropologues », p. 13-30 ; « Retour sur comparer et arrêt sur comparables », p. 415-428.

57.

Divers pays d’Europe sont ici visés, les États-Unis seuls exceptés de la critique.

58.

Comparer l’incomparable, p. 96-7, au sujet de la méthode de Dumézil, telle qu’elle fut analysée par John Scheid, « Georges Dumézil et la méthode expérimentale », dansOpus II, Rome, 1983, p. 343-354.

59.

Avec la « vocation explicite de prendre en charge un “Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes” » :Comparer l’incomparable, p. 36.

60.

Voir Marcel Detienne, Philippe Sollers, Julia Kristeva (éd.),Le plaisir des formes, Paris, (Conférences du Centre Roland Barthes), 2003.

61.

Marcel Detienne,Les Grecs et nous, Paris, 2005.

62.

Les bois sacrés. Actes du Colloque International organisé par le Centre Jean Bérard et l’École Pratique des Hautes Études (Ve section), Naples, 23-25 novembre 1989 (Préface d’Olivier de Cazanove et John Scheid), Naples, Centre Jean Bérard, 1993.

63.

Michel Cartry, « Les bois sacrés des autres : les faits africains », p. 193-205 ; on remarque aussi, dans l’« Introduction » de John Scheid, « Lucus,nemus. Qu’est-ce qu’un bois sacré ? », p. 13-20, un renvoiin fine à Charles Malamoud, « Village et forêt dans l’idéologie de l’Inde brahmanique », dans Charles Malamoud (éd.),Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, 1989, p. 93-114.

Appendix A

Bibliographie raisonnée : l’œuvre comparatiste de Marcel Detienne
  1. Une Grèce entre mille, 1. Du mythe à la raison, et l’entre-deux
    1. La notion de daimôn dans le pythagorisme ancien. De la pensée religieuse à la pensée philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 1963.
    2. « Mythe et pensée dans la Grèce ancienne. Problèmes de psychologie historique »,Archives de sociologie des religions 21, 1966, p. 125-134 (Compte-rendu de l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant).
    3. Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Librairie François Maspero, Paris, 1967 (Éd. La découverte, 1990 ; en poche, Pockett Agora, 1994, augmenté d’un « Retour sur la bouche de laVérité », p. 5-31 ; Livre de Poche, Hachette, 2006).
    4. « Aux origines de la pensée politique », XXVIIIe Semaine de Synthèse. « Espace et temps selon les peuples et les philosophes ». Table ronde sous la présidence de P. M. Schuhl, avec M. Detienne, J. Duchemin, J. Pépin,Revue de synthèse 91, 1970, p. 69-106. Intervention de Marcel Detienne p. 69-77.
    5. Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant,Les ruses de l’intelligence. La mètisdes Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
    6. Paul Garelli, Marcel Detienne, « Une mythologie sans illusion »,Le Temps de la Réflexion I, 1980, p. 27-60.
    7. (dir.)Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille, Pr. Univ. de Lille, 1988.
    8. L’écriture d’Orphée, Paris, Gallimard, 1989 (11 articles, la plupart publiés antérieurement dans des revues). Reprise partielle dansLes dieux d’Orphée, Paris, Gallimard, 2007.
  2. Les essais structuralistes
    1. Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard, 1972 [19892, avec postface, p. 243-261 ;Les jardins d’Adonis. La mythologie des parfums et des aromates en Grèce, Folio Histoire, 2007].
    2. « Mythe grec et analyse structurale ; controverses et problèmes »,Il mito greco, 1977, p. 69-89.
    3. Richard Gordon (éd.),Myth, Religion and Society. Structuralist essays, by Marcel Detienne, Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant and PierreVidal-Naquet, Londres - Paris, Cambridge U.P., M.S.H., 1981.
    4. Postface àDionysos mis à mort, Gallimard, Paris, 19982.
  3. Des bilans historiographiques
    1. « Pratiques culinaires et esprit de sacrifice », dans Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant [et al.] (éd.),La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979, p. 7-35.
    2. L’invention de la mythologie, Paris,Tel Gallimard, 1981. Préface à W. F. Otto,Les dieux de la Grèce. La figure du divin au miroir de l’esprit grec, trad. fr., Paris, Payot, 1981.
    3. « Le mythe, en plus ou en moins »,L’Infini, printemps 1984, Paris (repris dansL’Écriture d’Orphée, 1989, p. 147-166).
    4. Contributions auGrand Atlas des religions, Paris,Encyclopaedia Universalis, 1988 : « Méthode et théorie dans le champ religieux », p. 54-55 ; « Le polythéisme », p. 198-199 ; « Les sociétés anciennes », p. 206-207.
    5. « Rentrer au village : un tropisme de l’hellénisme ? »,L’Homme 157, 2001, p. 137-150.
    6. Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné, Paris, Seuil, 2003.
  4. Une Grèce entre mille, 2. Les polythéismes. Microanalyses
    1. « La phalange : problèmes et controverses », dans Jean-Pierre Vernant (éd.),Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris - La Haye, Mouton, 1968, p. 119-142.
    2. Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1977 [avec « Postface », Gallimard, 19982].
    3. Préface à Guy Berthiaume,Les rôles du Mageiros. Étude sur la boucherie, la cuisine et le sacrifice dans la Grèce ancienne, Leiden, Brill, 1982.
    4. « La mythologie grecque », « Mystères et formes du mysticisme grec », dansMythes et croyances du monde entier, Lidis-Brepols, 1985, T. I, Le monde indo-européen.
    5. « La cité en son autonomie. Autour d’Hestia »,Quaderni di Storia, Bari, 1985, p. 59-78 (=L’écriture d’Orphée, p. 85-98).
    6. Préface à Jean-Louis Durand,Sacrifice et labour en Grèce ancienne. Essai d’anthropologie religieuse, Paris - Rome, La Découverte - École française de Rome, 1986.
    7. « Du polythéisme en général »,Classical Philology 81/1, janv. 1986, p. 47-55.
    8. Dionysos à ciel ouvert, Paris, Hachette, 1986. Giulia Sissa, Marcel Detienne,La vie quotidienne des dieux grecs, Paris, Hachette, 1989.
    9. Apollon le couteau à la main. Une approche expérimentale du polythéisme grec, Paris, Gallimard, 1998.
  5. Comparer à plusieurs : les enquêtes collectives
    1. Paul Garelli, Elena Cassin, Jacques Gernet, Marcel Detienne, « Recherches comparatives sur le problème du char », dansProblèmes de la guerre en Grèce ancienne,op. cit., 1968, p. 289-318 (Appendice) ; Marcel Detienne, « Remarques sur le char en Grèce », p. 313-318 (= Éditions de l’EHESS, 1999, p. 421-428).
    2. « Qu’est-ce qu’un dieu ? », ouverture du numéro spécial deLa Revue de l’Histoire des Religions, CCV-4, 1988, p. 339-344.
    3. (éd.),Tracés de fondation, Louvain - Paris, Peeters (BEHE Sciences religieuses, 113), 1990.
    4. (éd.),Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, historicité, Paris, Albin Michel, 1994.
    5. Marcel Detienne, Gilbert Hamonic (éd.),La Déesse Parole. Quatre figures de la langue des dieux, Paris, Flammarion, 1994.
    6. Michel Cartry, Marcel Detienne (éd.),Destins de meurtriers, Paris, EHESS, 1996 (Systèmes de pensée en Afrique noire, 14) : M. Detienne, « Le doigt d’Oreste », p. 23-38.
    7. « Pour expérimenter dans le champ des polythéismes »,Mètis IX-X, 1994-1995 [1998], p. 41-49.
    8. « Expérimenter dans le champ des polythéismes »,Kernos 10, 1997, p. 57-72.
    9. Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000.
    10. « L’art de construire des comparables. Entre historiens et anthropologues »,Critique internationale, 14 janvier 2002, p. 67-78.
    11. « Murderous Identity. Anthropology, History and the Art of Constructing Comparables »,Common Knowledge 8, 1, 2002, p. 178-187.
    12. (éd.)Qui veut prendre la parole ?, Le Genre humain 40/41, février 2003 : Marcel Detienne, « Des pratiques d’assemblée aux formes du politique. Pour un comparatisme expérimental et constructif entre historiens et anthropologues », p. 13-30 ; « Retour sur comparer et arrêt sur comparables », p. 415-428.
    13. Les Grecs et nous. Une anthropologie comparée de la Grèce ancienne, Paris, Plon-Perrin, 2005.