Pierre Chiron

1typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétorique construction des savoirsépistémologiethéorieDans un article célèbre où il met en parallèle lesTopiques et laRhétorique d’Aristote, Jacques Brunschwig compare lesTopiques à une fleur de serre, belle et fragile, tandis que laRhétorique serait une plante de plein vent1. Cette comparaison lui est inspirée par une différence fondamentale entre les deux traités : lesTopiques sont consacrées à une discipline prétendue neuve, la dialectique, destinée aux « intellectuels ». Elles ont un caractère parthénogénétique, anhistorique, alors que laRhétorique, destinée à codifier la persuasion de Monsieur Tout-le-monde et à faire comprendre par quels processus elle acquiert un statut théorique, va de concession en concession aux pratiques et aux doctrines les plus empiriques et les plus triviales. Il y a aussi des raisons internes, proprement aristotéliciennes, à ces concessions. Pour Aristote, la rhétorique n’est pas une discipline « architectonique » comme les disciplines qui l’englobent, l’éthique et la politique2. Elle n’est pas capable de se donner une fin. Elle peut juste procurer des moyens pour une fin qui sera déterminée ailleurs. En d’autres termes, elle est « axiologiquement neutre » (P. Aubenque). Le matériau empirique très riche hérité des premiers rhéteurs est traité avec des pincettes, mais il n’est pas rejeté. Tout cela fait de laRhétorique un traité ouvert et évolutif, dont le projet même a substantiellement changé au fur et à mesure de son élaboration.

2inscription des savoirsgenre éditorialtraité construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquearistocratie acteurs de savoirstatutexpertCette caractéristique peut être étendue à l’ensemble de la production technique dans le domaine rhétorique et cette plasticité, cette évolutivité, ont été encouragées et accrues par cinq autres facteurs, que l’on peut passer en revue succinctement. Tout d’abord, les conditions politiques se sont énormément modifiées au cours du temps. On ne théorise pas la communication publique de la même manière quand on écrit dans l’Athènes démocratique ou à Rome sous Domitien. Il y a d’autre part une sorte d’usure des préceptes. Certains procédés rhétoriques cessent d’être efficaces à partir de l’instant exact où ils sont identifiables comme tels. Les figures de la période, par exemple, aussi appelées « gorgianismes », après avoir été recommandées sans réserve au iv e siècle avant J.-C., ont été considérées à l’époque hellénistique comme les procédés voyants par excellence, et proscrites3. On peut signaler au passage que la rhétorique était suspecte à Athènes, parce qu’elle visait à former des professionnels dans un domaine – la communication publique – appartenant de droit à tout le monde4. À Rome, lesoptimates – les membres de la vieille noblesse sénatoriale – voyaient d’un mauvais œil la diffusion d’un instrument de pouvoir. Il y a là un des facteurs qui font évoluer la forme et le contenu des traités : l’histoire de la rhétorique est, dans une mesure non négligeable, l’histoire d’une dénégation et d’un travestissement. On pourrait citer sur ce point l’ensemble du propos duTraité du sublime, qui se rattache à celui d’un manuel, mais qui en même temps dénonce ce caractère comme secondaire, voire contre-productif puisque le sublime a, presque par définition, la capacité de transcender les « défauts » d’ordre technique. Troisièmement, et c’est un point qui revêt à nos yeux une grande importance, l’influence aristotélicienne, pour décisive qu’elle soit, n’a pas été la seule à s’exercer. L’influence isocratique a eu aussi un grand rôle. Dans cette dernière tradition, la parole n’est pas seulement un médium, c’est le ressort principal de la civilisation. Sur un fond de relativisme en matière d’ontologie, et en vertu d’un principe d’interaction entre la parole, la pensée et la morale individuelle et collective, la rhétorique n’est pas seulement une technique, elle devient l’armature de la formation du citoyen5. Nous y reviendrons. Ce genre de conception, éventuellement adossé à d’autres courants philosophiques comme la Moyenne Académie, apparaît plus tard chez des auteurs aussi importants que Cicéron ou Quintilien. La technique, dans ce contexte, ne peut pas avoir tout à fait le même rôle ni, par conséquent, être présentée de la même manière. Un quatrième facteur de variété n’est pas sans lien avec le précédent : le traité d’éducation est plus volontiers destiné par le rhéteur qui l’écrit au collègue qui le mettra en pratique qu’à l’élève qui en sera l’objet. Plus généralement, le public des traités de rhétorique varie. Ce peut être le praticien, qui cherche des conseils pour faire un discours, ce peut être aussi un « collègue »-rhéteur, qui cherche à enrichir sa documentation pour faire lui-même un cours. Dans le cas de laRhétorique, il en va encore autrement : le destinataire est l’apprenti-philosophe qui cherche à connaître, ou à qui Aristote veut enseigner, non seulement les moyens de produire un discours mais aussi le processus-même de technicisation de la rhétorique, c’est-à-dire la façon dont les rhéteurs sont ou non sortis de l’empirisme et ont élaboré peu à peu des préceptes dont ils comprenaient le fonctionnement. Enfin, le matériau technique a proliféré et la formation rhétorique est devenue une entreprise de longue haleine. D’où un processus de spécialisation et l’apparition detekhnai dont la forme est déterminée par un contenu particulier, subdivision de la théorie ou d’un programme de formation, comme les traités du style, les traités des figures ou les traités deprogymnasmata.

3construction des savoirslangage et savoirsstyle construction des savoirstradition pratiques savantespratique manuellesavoir-faireNotre propos consiste ici à présenter une typologie des traités gréco-latins, typologie très simple, voire simpliste, élaborée d’après les plus grands traits de leur structure. C’est une typologie que nous proposons : elle est tout à fait discutable et amendable. Nous ferons nous-même par la suite divers commentaires destinés, sinon à déconstruire cette typologie, du moins à y injecter un peu de nuance et d’historicité. Au cours de ces commentaires et par eux, nous tâcherons de poursuivre deux buts. Il nous semble important tout d’abord de pourchasser les préjugés simplificateurs qui règnent sur la rhétorique antique et de mettre en évidence sa richesse, sa variété, et même son adaptabilité, au rebours des caricatures qu’on a souvent faites. La rhétorique ancienne ne se réduit pas à du catéchisme ni encore moins à la rage taxinomique – selon la fameuse formule de Roland Barthes 6. Nous voudrions en même temps réfléchir à la notion detekhnê, non pour entrer dans des distinguos subtils à propos de Platon et d’Aristote, mais pour faire progresser un peu la résolution d’un problème délicat. La notion aristotélicienne detekhnê impose au technicien un cahier des charges très contraignant : 1) une structure systématique,i. e. englobant tous les « cas de figure » (tous les genres oratoires, tous les arguments possibles, tous les styles, etc.), 2) un travail conjoint de discrimination et de définition, à l’aide d’une terminologie univoque, de toutes les catégories nécessaires, 3) un souci constant de compréhension du mécanisme par lequel les procédés « fonctionnent » et du lien entre moyen utilisé et fonction visée. Or le mot grectekhnê est loin de toujours véhiculer ce type d’exigence. Selon Chantraine 7, il désigne le savoir-faire dans un métier, la métallurgie par exemple et, par extension, un métier, une technique, un art, parfois en mauvaise part et il signifie alorsruse. Platon a opposé latekhnê à la fois à la nature (phusis) – en introduisant l’idée d’un acquis – et à l’epistêmê ou science spéculative. S’est fixé par la suite soit le sens aristotélicien que nous avons décrit, soit un sens un peu plus « mou », d’empirisme codifié, de règles dérivées de l’expérience et mises en forme – quelle que soit cette forme – pour être transmises. La tendance – parce que nous sommes tous peu ou prou héritiers d’Aristote – est d’utiliser le sens aristotélicien pour valider le statut authentiquement technique des productions rhétoriques. Cette façon de voir est à la fois contraire à l’usage de la langue, qui est beaucoup plus souple (Aristote lui-même appelle tekhnaides traités antérieurs à son intervention) et dangereuse. Il peut être salutaire de prendre conscience du fait que les rhéteurs pré-aristotéliciens n’avaient pas lu Aristote et qu’ils pouvaient envisager l’enseignement méthodique, technique, de la production oratoire selon d’autres principes. Il est non moins salutaire de voir que ces traditions pré-aristotéliciennes ont parfois perduré.

4Mais commençons par la typologie. Il faut, nous semble-t-il, distinguer avant tout entre les traités généralistes et les traités spécialisés.

5inscription des savoirsgenre éditorialtraité1. Les traités généralistes8. On peut en proposer quatre types, illustrés chacun par un ou plusieurs exemple (s) caractéristique (s), classés du plus fruste au plus complexe, c’est-à-dire en partant du traité dont l’ambition est pratique et immédiate – faire un discours – jusqu’au traité d’éducation :

  1. 6Le discours-modèle (Tétralogies d’Antiphon) ;

  2. 7Le traité descriptif du produit fini, conçu suivant l’ordre des parties du discours (Apsinès, Anonyme de Séguier) ;

  3. 8Le traité-méthode, suivant l’ordre des étapes de l’élaboration du discours : les « tâches » de l’orateur (Rhétorique d’Aristote) ;

  4. 9Le traité « total », à la fois de rhétorique et d’éducation (Institution Oratoire de Quintilien).

102. Les traités spécialisés. Ils sont classés cette fois depuis la structure la plus rigoureuse jusqu’à l’organisation la plus lâche :

  1. 11inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationarbreL’algorithme. Nous entendons par là un « arbre de choix », partant de l’examena priori de tous les cas de figure possibles pour couvrir dans l’ordre de la démonstration toutes les thèses et toutes les argumentations possibles (théorie reconstituée desstaseis [états de cause] d’Hermagoras, traité desstaseis d’Hermogène) ;

  2. 12La typologie (topiques, genres oratoires, types de style, comme le traitéDu Style du Ps.-Démétrios de Phalère ou les méthodes du discours figuré dans l’Art rhétorique du Ps.-Denys d’Halicarnasse). Nous entendons par typologie un système de catégories dérivé de l’observation puis décrit et enseigné comme rendant compte exhaustivement d’un champ didactique et/ou pratique ;

  3. 13Le répertoire. Nous entendons par répertoire un inventaire organisé, classé, mais ouvert, non exhaustif, comme les exercices préparatoires de rhétorique (progymnasmata) d’Aelius Théon, d’Hermogène, d’Aphthonios, ou de Nicolaos de Myra, exercices dont le nombre peut varier considérablement mais qui se présentent et s’enseignent dans un certain ordre, selon une progression qui répond à des préoccupations pédagogiques ;

  4. 14La taxinomie (par exemple les nombreux traités des figures qui ont proliféré à partir du i er siècle avant J.-C.). Nous employons ce mot en référence – sous bénéfice d’inventaire – au sens péjoratif que paraît lui donner Roland Barthes, le sens deliste prélevant arbitrairement et baptisant non moins arbitrairement des énoncés déclarés remarquables. Car R. Barthes pose cette question : « Pourquoi cette furie de découpage, de dénomination, cette sorte d’activité enivrée du langage sur le langage… ? »9. Sa réponse est que cette activité s’exerce sur la parole, et non sur le langage, c’est-à-dire sur ce qui n’est pas codé, et qui est donc insaisissable, impossible à maîtriser. C’est une manière de dire que les rhéteurs s’échinent à borner l’infini et à classer l’inclassable. Nous essaierons de montrer plus loin qu’il y a beaucoup plus d’intelligence que cela dans les traités des figures.

15pratiques savantespratique artistiquelittératureÀ ces types principaux s’ajoutent, pour qui voudrait faire le bilan des formes du savoir technique élaboré en rhétorique dans l’Antiquité gréco-latine, des formes « littéraires » ou philosophiques (monographies critiques comme celles de Denys d’Halicarnasse, dialogues comme leBrutus de Cicéron), qui sont parfois appelées tekhnai et qui peuvent comporter des parties organisées selon des principes « artigraphiques »10 mais qui s’écartent de notre sujet.

16Si l’on observe la typologie exposée ci-dessus, une remarque générale à faire, évidemment, est que ces types ne sont que très rarement purs et que, notamment, les modes d’organisation des traités spécialisés se reconnaissent souvent à l’intérieur même des traités généralistes. On trouve dans laRhétorique à Herennius, par exemple, à la fois le schéma général des tâches de l’orateur, la typologie des trois styles, l’algorithme d’Hermagoras et une liste de figures. Passons à des remarques plus spécifiques.

1. a) Le discours-modèle

17pratiques savantespratique artistiqueperformance oraleSi l’on définit la tekhnê comme une activité productrice et la rhétorique (lat ekhnê rhêtorikê) comme une activité productrice de compétence oratoire, le moyen le plus simple de produire cette compétence est de fournir un modèle à imiter. Aristote s’est moqué de cette pédagogie dans le fameux chapitre 34 desRéfutations sophistiques avec pour exemple entre autres Gorgias, voici en quels termes :

pratiques savantespratique intellectuellemémorisationIls donnaient à apprendre par cœur des discours, les uns des discours rhétoriques, les autres des discours dialogués, dans lesquels ils pensaient, les uns et les autres, que tombaient le plus souvent les discours qui étaient de leur ressort respectif. C’est pourquoi, pour ceux qui apprenaient auprès d’eux, l’enseignement était rapide mais atechnique ; car ils croyaient donner une formation en livrant non l’art mais les produits de l’art. (183 b 36-184 a 4, trad. Brunschwig).

18Ce principe,a priori pauvre et naïf, est pourtant à l’origine d’une production importante. On peut citer comme exemples, outre les discours de Gorgias : lesTétralogies d’Antiphon, les discours de la deuxième manière d’Isocrate, postérieure à la fondation de son école et – probablement – certains discours de Lysias.

19La première question qui se pose, apparemment secondaire, mais essentielle si l’on s’intéresse à l’histoire des conceptions qui ont accompagné l’élaboration de ces textes, est de savoir comment discriminer ceux qui ont été conçus pour les besoins de l’enseignement de ceux qui ont été préparés pour être prononcés dans un contexte « réel » et qui, dans un second temps, ont été choisis et conservés par des pédagogues, par exemple à l’époque alexandrine, pour telle ou telle raison technique précise. Il y a, croyons-nous, des indices, en tout cas pour certains discours.

20Prenons le cas desTétralogies d’Antiphon 11. Il faut dire d’emblée que cet auteur pose un double problème, problème prosopographique et problème d’attribution. On a distingué deux auteurs de ce nom, parfois trois : un politicien athénien, fer de lance de la révolution oligarchique de 411, et (un) sophiste auteur d’unSur la Vérité et d’unSur la Concorde, un logographe12 qui a laissé quelques discours judiciaires et lesTétralogies (transmis ensemble dans les manuscrits). À vrai dire, l’attribution desTétralogies à Antiphon-logographe n’est pas indiscutée non plus, car – sans entrer dans le détail – on constate dans lesTétralogies des bizarreries linguistiques (ionismes) et juridiques (une prétendue loi proscrivant l’assassinat dans tous les cas alors qu’à Athènes, certaines circonstances – le flagrant délit d’adultère par exemple – l’autorisaient) qui font penser à certains que l’auteur n’est pas le même que celui des autres discours. Dans un ouvrage récent, Michael Gagarin 13 a défendu brillamment la thèse a) de l’unité (un Antiphon unique), b) de l’authenticité desTétralogies et c) de leur identification à destekhnai, ou du moins des discours à visée pédagogique diffusés par écrit. Un premier argument est externe : d’après plusieurs sources anciennes, Antiphon aurait été le premier logographe. Même si le point est discuté, il aurait aussi été à la tête d’une école. De plus, lesTétralogies adoptent une forme (un premier discours d’accusation, un discours de défense, puis un second discours d’accusation, la série s’achevant sur une brève seconde défense) qui coïncide à la fois avec certaines procédures judiciaires et avec le requisit à la fois protagoréen (Antiphon et Protagoras sont exactement contemporains) et rhétorique deréversibilité : pourquoi argumenterpro et contra sur la même affaire si ce n’est dans l’optique de l’apprenti-avocat ou du sophiste ? D’autre part, les affaires qui font l’objet des troisTétralogies sont homogènes par le thème : il s’agit de trois affaires de meurtres. De surcroît, elles contiennent un vocabulaire technique récurrent remarquable, qui anticipe sur celui d’Aristote et atteste l’existence ancienne de distinctions très précises, par exemple entre vraisemblance, indice, et preuve, même si l’on assiste dans ces textes à un jeu très subtil entre l’univocité des termes et un abus certainement concerté14. Mais le meilleur argument réside dans le fait que lesTétralogies sont dépouillées de circonstances concrètes et réelles. Prenons le cas de la première affaire : un homme – qui reste anonyme comme tous les autres protagonistes – a été invité à dîner. À la fin de la soirée, il rentre chez lui accompagné de son esclave. Dans un endroit peu fréquenté, il est attaqué, assassiné, sans être dévalisé. L’esclave est blessé et meurt. Avant de mourir, il a juste le temps de dire à des passants que, parmi les attaquants, il a reconnu l’accusé, qui est un vieil ennemi de son maître. Mais ce témoignage ne peut pas être considéré comme valide, car, dans l’Athènes classique, le témoignage d’un esclave n’a valeur juridique que s’il est obtenu sous la torture. On apprendra aussi que la haine entre l’accusé et la victime est liée à une longue série de procès tous perdus par l’accusé. On apprendra également que la victime allait bientôt intenter à l’accusé un nouveau procès pour vol d’objets sacrés, d’une valeur de deux talents, ce qui impliquait, si l’accusé devait perdre ce procès, qu’il aurait à rembourser dix fois la somme, soit vingt talents, somme énorme. On apprendra enfinin extremis que l’accusé a peut-être un alibi : il aurait été chez lui ce soir-là et, pour en témoigner, il propose de mettre tous ses esclaves à la question. Il est clair que les données sont choisies soigneusement,a priori, pour être non pas symétriques – car il y a de fortes présomptions contre l’accusé – mais ambivalentes et opposables parce que toutes fondées sur l’eikos (la vraisemblance). On a donc là tous les éléments d’un cours sur la manière de jouer sur – et avec – la vraisemblance.

21pratiques savantespratique intellectuelleraisonnementdéduction pratiques savantespratique intellectuelleraisonnement construction des savoirséducationpédagogieCela étant dit et une fois établie la probabilité de la nature originellement didactique et technique desTétralogies, il faut prendre en compte une autre de leurs caractéristiques, qui sépare plus profondément encore cette pédagogie du modèle du traité systématique dans l’esprit d’Aristote et qui interdit par conséquent de rechercher chez Antiphon unetekhnê au sens aristotélicien du terme : il apparaît – le résumé a suffi à le montrer – que l’argumentation est inscrite dans une stratégie discursive où le temps a une importance considérable15. À la différence de ce qui se passe dans un bon roman policier16, les données factuelles ne sont pas toutes données d’emblée, elles sont distillées au fur et à mesure, d’où l’importance de l’anticipation et du sens dukairos. Du point de vue de l’orateur, la préoccupation n’est pas tant de savoir comment raisonner devant un problème que comment réagir devant une donnée imprévue, ou comment introduire une donnée imprévue pour amener l’auditeur à ladoxa que l’on souhaite lui inspirer à l’instantt – cet instantt étant le moment du vote, puisque, dans un tribunal athénien, la décision était prise par vote immédiatement après l’audition des discours, sans délibération. La pédagogie du modèle, procédant par imbibition en quelque sorte, a l’avantage de donner la même temporalité au modèle et à l’application. Nous voulons dire par là que le discours-modèle ne coïncide pas forcément avec une pédagogie si fruste et que,a contrario, le traité systématique à la mode d’Aristote serait incapable de transmettre cette expérience – sinon cette connaissance – dukairos. Chez Aristote, une déduction est une déduction, une preuve est une preuve, un argument ne saurait changer de poids selon le moment du temps où il est employé. C’est dans laRhétorique à Alexandre 17 , traité pseudo-aristotélicien du milieu du iv e siècle, que l’on trouve en revanche des considérations théoriques rendant compte assez précisément de ce type de technique et attestant qu’il est bien concerté. Voici, successivement, ce qui est dit de l’anticipation (procatalêpsis, chap. 18), puis de la preuve.

22Décrivant l’anticipation sur les propos de l’adversaire, le rhéteur conseille d’être le premier à donner des arguments forts, y compris ceux qui contredisent la thèse que l’on veut défendre, « car même si les points qu’on a dénigrés par avance sont tout à fait solides, ils ne paraîtront pas aussi décisifs à ceux qui en auront déjà entendu parler »18. Quant à la preuve,

construction des savoirsvalidationpreuveLa preuve est ce qui ne peut pas être autrement que comme nous le disons. La preuve se tire de ce qui est nécessaire par nature, < ou nécessaire > relativement à ce que nous disons, et à partir de ce qui est impossible par nature ou impossible relativement à la thèse de nos adversaires. Est nécessaire par nature, par exemple, le fait que les êtres vivants ont besoin de nourriture, et autres faits du même ordre. Est nécessaire en fonction de notre thèse le fait que les personnes fouettées avouent tout ce que leur ordonnent ceux qui les fouettent. De même, est impossible par nature le fait qu’un petit enfant ait volé une si grosse masse d’argent qu’il ne pouvait la porter et soit parti en l’emportant. Sera impossible relativement à la thèse de l’adversaire l’affirmation de ce dernier selon laquelle nous aurions signé un contrat à Athènes à une certaine date, alors que nous sommes en mesure de démontrer aux auditeurs qu’à ce moment-là nous séjournions dans une autre cité19.

23On voit que, dans ce traité, le temps, en l’espèce la force de la nouveauté ou l’usure de ce qui a été déjà formulé, constituent un paramètre utilisé consciemment et que la terminologie technique est volontairement équivoque, afin d’entrer dans l’argumentation à titre de slogan – éventuellement mensonger. C’est faire dépendre l’efficace d’un mot de son emploiin situ. Dans ce contexte, la forme du discours-modèle prend toute sa signification et l’on peut même dire qu’en termes pragmatiques elle se justifie pleinement, d’autant que ce type de pédagogie s’inscrivait sans doute à l’intérieur d’un dispositif plus large. On ignore comment cela se passait dans l’école d’Antiphon, parce qu’on ne sait même pas avec certitude si Antiphon a tenu une école, mais chez Isocrate, les discours du maître, tels leSur l’échange ou lePanathénaïque, s’inscrivaient dans un programme de formation en triptyque : enseignement technique (au contenu très énigmatique pour nous), audition de modèles, exercices répétés de production de textes.

1. b) Le traité descriptif du produit fini (ordre des parties du discours)

24typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétoriqueDes traités entiers sont structurés selon l’ordre des parties du discours (Apsinès, Anonyme de Séguier) mais ce principe d’organisation peut être celui d’une sous-partie d’un traité conçu sur d’autres bases : ainsi laRhétorique à Alexandre (chap. 29-37) et laRhétorique d’Aristote (livre III, chap. 13-19). Il se peut que le premier traité, celui de Corax, composé au moment de l’invention de la rhétorique, en Sicile, dans le 2e quart du v e siècle av. J.-C. ait suivi un tel ordre. Nous y reviendrons.

25Il s’agit là déjà d’une formule métadiscursive, par opposition au discours-modèle, mais encore très simple, et qui souffre de graves défauts, d’abord et surtout la difficulté de la combiner à la théorie des trois genres (délibératif, judiciaire, épidictique), sauf à faire un traité en douze sous-parties exposé aux redites. À date tardive, chez Apsinès ou l’Anonyme de Séguier, par exemple, le problème est résolu parce qu’il n’existe plus, implicitement, qu’un genre de référence, le genre judiciaire. Par ailleurs, il n’a pas échappé aux rhéteurs de l’Antiquité que, sauf à risquer des incohérences, on ne compose pas le discours dans l’ordre où il sera présenté. Mais le problème majeur est qu’un tel plan expose au risque d’une automatisation stérilisante, en affectant un lieu et un seul à une fonction qui demande plus de souplesse et d’intelligence. On le voit bien au travers de la polémique qui s’instaure entre laRhétorique à Alexandre et laRhétorique d’Aristote. Dans laRhétorique à Alexandre, il y agrosso modo (parce que cela varie selon les genres) cinq parties du discours : exorde, narration, confirmation, anticipation (réfutation des objections de l’adversaire), épilogue. À propos de l’exorde, il est dit que cette partie joue trois rôles : indiquer de quoi traite le discours, attirer l’attention du public, susciter sa bienveillance à l’égard de l’orateur et son hostilité à l’égard de son adversaire. S’opposant radicalement à ce type de préceptes, Aristote, au chap. 13 du L. III de laRhétorique, commence par dire qu’un discours n’a que deux parties, parce qu’un orateur n’a que deux choses à faire : dire ce qu’il va démontrer, et le démontrer. Mais citons :

Un discours a deux parties. Il est nécessaire en effet de dire de quoi il est question, et de fournir la démonstration requise. Aussi bien est-il inconcevable de ne pas démontrer ou de démontrer sans avoir présenté le problème au préalable, car une démonstration porte sur un objet, et une présentation est orientée vers une démonstration. De ces deux parties, l’une est l’exposition, l’autre la preuve. Cela revient à distinguer d’un côté le problème, de l’autre la démonstration. Mais on introduit de nos jours des partitions ridicules…20

26Ces divisions ridicules, évidemment, Aristote en parle longuement, mais en changeant substantiellement de point de vue. Comme il compose une technique visant à l’obtention raisonnée d’un résultat, il rattache les préceptes à l’objectif poursuivi par le discours. À propos de la captation de l’attention, il écrit par exemple :

Car il n’est pas toujours expédient de rendre l’auditeur attentif, c’est pourquoi beaucoup d’orateurs cherchent au contraire à le faire rire21.

27et ajoute un peu plus loin :

En outre, la captation de l’attention des auditeurs est requise, le cas échéant, dans toutes les parties du discours ; car les auditeurs décrochent partout davantage qu’au commencement. Aussi est-il ridicule de placer cette captation au début, quand tous écoutent avec le plus d’attention. C’est donc quand l’occasion s’y prête qu’il faut dire : « prêtez-moi attention, car ce que je vais dire vous intéresse tout autant que moi » etc.22

28En d’autres termes, le précepte ne s’applique pas toujours, et en tout cas pas toujours à cet endroit.

29Si ce type de traité suivant les parties du discours (que nous appellerons dorénavant la tétrade parce que le schéma le plus répandu est à quatre parties : exorde, narration, confirmation, épilogue) a tant d’inconvénients, il y a deux questions importantes à résoudre : est-il vrai que ce soit là le plan du premier traité de rhétorique grec ? Pourquoi a-t-on continué à utiliser ce mode de présentation ?

30Un article important de Thomas Cole 23 – qu’on résume trop souvent à une thèse séduisante, mais anecdotique, selon laquelle Corax aurait été le surnom de Tisias – a contribué à éclairer cette question débattue des origines. La méthode adoptée est la suivante : Cole part des comptes rendus byzantins des origines de la rhétorique (une douzaine de textes échelonnés du iv e aux xiii-xiv e siècles apr. J.-C., très souvent des introductions à des traités ou à des commentaires plus anciens)24 et confronte ces comptes rendus aux sources antérieures. Il ressort de cette confrontation une incompatibilité totale sur des points très importants. Les rhéteurs byzantins ont tordu la réalité, du moins la réalité qui nous est accessible par les témoins plus anciens, de deux manières : en donnant à la rhétorique une origine politique et non pas judiciaire. Il s’agit là manifestement d’une reconstruction visant à redorer le blason de la discipline, selon le principe d’Aristote voulant que le délibératif soit plus beau et plus « politique » que le judiciaire25. Une autre distorsion marquante est que cette vulgate byzantine prête aux inventeurs présumés, Corax et Tisias, un grand nombre d’anecdotes ou d’inventions en réalité postérieures suivant le principe, qu’Aristote lui-même a adopté à certains moments mais que la philosophie stoïcienne a contribué à implanter ensuite, voulant que les origines contiennent déjà le développement complet de la discipline : par exemple, les rhéteurs byzantins prêtent à Corax et Tisias la définition de la rhétorique comme « ouvrière de persuasion », qui vient en fait duGorgias de Platon. Dans une intention d’avertissement moral, et pour prévenir les mauvais usages de leur technique, ils font de Corax et de Tisias les personnages du fameux procès conclu par la maxime « à mauvais corbeau, mauvais œuf », procès qui en réalité, en tout cas beaucoup plus probablement, a opposé Protagoras à son élève Évathlos26.

31construction des savoirstraditionécole de penséeDans ces conditions, comme cette vulgate byzantine prête à Corax et à Tisias l’invention de la tétrade, il fallait poursuivre l’enquête. Cole cite d’abord des témoignages qui en attribuent l’invention à quelqu’un d’autre, à savoir l’école isocratique. Fr. Solmsen (dans une notice consacrée à Théodore de Byzance, rhéteur né vers le milieu du v e siècle av. J.-C.)27 jetait déjà le doute, s’appuyant sur un passage de laRhétoriqueAristote dit d’un certain argument tiré de la vraisemblance, l’eikos : « Ce lieu et ce genre d’enthymème constituent toute la technique antérieure à Théodore »28. Or ce Théodore de Byzance est connu par ailleurs pour avoir travaillé sur les divisions du discours29. On devine quel raisonnement on peut tirer du rapprochement de ces deux témoignages. Si la rhétorique antérieure à Théodore était consacrée exclusivement à l’argument par l’eikos, on voit mal que la proto-rhétorique ait pu être une syntagmatique, cara priori seule une partie (la confirmation) accueille les questions d’argumentation, non pas la narration et encore moins l’exorde et l’épilogue. Ce serait donc Théodore qui aurait défini la première syntagmatique. On peut faire ici une objection forte. Les témoignages prêtent tous à Théodore une sorte de manie de lasubdivision. Cela laisse entendre que les divisions simples avaient été préalablement faites. Platon écrit dans lePhèdre :

Socrate – Il y a d’abord, je pense, le « préambule », qu’on doit prononcer au début du discours. Voilà, n’est-ce pas, ce que tu appelles les finesses de l’art ? Phèdre – Oui. Socrate – En second lieu, vient l’« exposition », puis les « témoignages à l’appui », en troisième, les « indices », en quatrième lieu, les « présomptions ». Il y a aussi, si je ne me trompe, au dire du moins de cet excellent ciseleur de discours qui vient de Byzance, la « preuve » et le « supplément de preuve ». Phèdre – Tu veux me parler du magistral Théodore. Socrate – Bien sûr ! Pour lui, en outre, il faut procéder à la « réfutation » et au « supplément de réfutation » dans l’accusation comme dans la défense30.

32Que conclure ? il semble que le témoignage de Platon interdise d’attribuer l’invention de la tétrade à Isocrate et son école31. Si elle est antérieure à Théodore qui l’a « raffinée » et non pas inventée, il est tout à fait plausible alors qu’elle remonte au premier traité sicilien.

33Mais alors, comment était conçu ce premier traité s’il comportait à la fois les parties du discours et l’examen d’un seul type d’argument, le vraisemblable ? Autrement dit, quelle pouvait être le rôle du vraisemblable dans d’autres parties que la confirmation ? C’est une question intéressante, parce qu’elle conduit une fois encore à sortir des cadres conceptuels de la rhétorique aristotélicienne. Mais il faut faire un détour par un des traités tardifs qui persistent à suivre le plan des parties du discours. Glissons sur l’Anonyme de Séguier, qui a un caractère doxographique : les parties du discours sont traitées à l’aide des principales doctrines que l’auteur a recueillies sur elle. Phénomène rare en général et chez les rhéteurs en particulier, l’auteur cite ses sources. C’est évidemment une perspective exclusivement tardive. Le traité d’Apsinès est plus éclairant pour notre propos puisque les fonctions de chaque partie du discours sont très brièvement traitées et que l’essentiel est constitué d’études de cas. Par exemple, pour l’exorde, il y a 34 formules différentes. Citons par exemple :

Le premier procédé est celui que l’on tire de l’éloge des auditeurs. Quand donc faut-il en user et pour quels problèmes de même sorte ? Lorsque nous avons persuadé les auditeurs de prendre une certaine option et que nous allons leur en proposer une deuxième. Dans ces problèmes, en effet, il conviendra de louer les auditeurs pour la décision qu’on leur a déjà fait prendre : « Il convient d’abord de vous louer, messieurs de ce que vous avez tout à l’heure été attentifs aux excellents avis que nous vous donnions et avez ignoré ceux qui cherchaient à vous abuser en donnant les avis contraires. Après cela prenons aussi la décision d’y ajouter ce qui en est la suite naturelle32.

34pratiques savantespratique discursiveélogeIl y a là 1) un type de procédé, l’éloge des auditeurs,topos bien connu de l’exorde depuis au moins le iv e siècle av. J.-C. ; 2) un type d’emploi et 3) un moule de présentation. Il peut sembler surprenant de prétendre – ce que nous faisons – que cetopos de l’exorde recourt à l’eikos, le vraisemblable. En réalité, le ressort rhétorique de cetopos est un principe reconnu, celui de la constance dans l’action, principe qui veut par exemple qu’on ne change pas de conseiller. On dirait de nos jours « on ne change pas une équipe qui gagne ». Ce principe est admis par tout le monde et à ce titre, il est vraisemblable, soit directement, soit à titre de prémisse d’un raisonnement déductif. Il ne s’agit évidemment pas ici du vraisemblable « objectif » d’Aristote, mais d’une adhésion subjective à un cours des choses ressenti comme normal. George Gœbel 33 a montré la continuité entre les premières traces de théorie de la vraisemblance et ce que l’on trouve dans laRhétorique à Alexandre, où le rhéteur définit le vraisemblable comme la coïncidence entre ce que dit l’orateur et « ce dont les auditeurs ont des exemples en tête »34. Avec cette définition, on comprend que la proto-rhétorique se soit fondée entièrement sur l’eikos, le nombre d’enthymèmes dérivés étant infini, le but de la technique étant d’ailleurs d’étendre son exploitation le plus largement possible, jusqu’au paralogisme. On comprend également qu’avec cette définition l’eikos trouve sa place dans toutes les parties du discours.

35De surcroît, les témoignages anciens sur Corax et/alias Tisias tendent à confirmer la présence dans le premier traité d’études de cas, sur le « patron » suivi par Apsinès : « Si telle situation… on dira ceci ». Citons par exemple Aristote, particulièrement crédible sur cette question puisqu’il a réuni pour se documenter une collection des traités de rhétorique antérieurs au sien :

C’est des applications de ce lieu que se compose laTekhnê de Corax : si un homme ne donne pas prise à l’accusation dirigée contre lui, si, par exemple, un homme faible est poursuivi pour sévices, sa défense sera qu’il n’est pas vraisemblable qu’il soit coupable ; mais si l’inculpé donne prise à l’accusation, si, par exemple, il est fort, sa défense sera qu’il n’est pas vraisemblable qu’il soit coupable, parce qu’il était vraisemblable qu’on le croie coupable. Il en est pareillement des autres cas ; car nécessairement ou l’on donne prise ou l’on ne donne pas prise à l’accusation ; or les deux cas paraissent vraisemblables ; mais l’un est réellement vraisemblable ; l’autre est vraisemblable non pas absolument, mais dans la mesure que nous avons dite [sc. sous réserve de circonstances particulières]. Et rendre le plus faible de deux arguments le plus fort consiste précisément en cela35.

36Aristote distingue ici très clairement le vraisemblable « statistique » et le vraisemblable que nous appelons subjectif (cf. « les deux casparaissent vraisemblables ») et donne une idée de la forme du traité : « sa défense sera qu’il n’est pas vraisemblable, etc. », c’est-à-dire un schème argumentatif et – peut-être – un modèle rédigé.

37Cette forme d’étude de cas suivie éventuellement d’un moule rédigé n’est donc pas incompatible avec une superstructure suivant les parties du discours, mais il n’y a là-dessus aucune certitude possible. On peut ajouter pour conclure sur ce point deux remarques historiques : Aristote cite Corax comme un technicien authentique, même s’il n’a inventé qu’une sorte d’enthymème, et il le distingue de sophistes comme Gorgias. Cela dissuade de penser que le premier traité avait la forme d’un discours-modèle. D’autre part, pour expliquer la persistance de cette influence de Corax, on peut dire que Cicéron déclare recourir encore à laSunagôgê tekhnôn d’Aristote, où se trouvait probablement un compte rendu de son traité. On ne peut donc révoquer en doutea priori l’influence du traité de Corax sur la rhétorique tardive même si, il est vrai, certains indices font penser que Cicéron ne disposait pas réellement du recueil d’Aristote et – en tout cas – que ce recueil donnait peu d’indications sur le premier traité36.

1. c) Le traité-méthode

38pratiques savantespratique intellectuellemémorisation construction des savoirsépistémologieméthodeLe traité-méthode consiste à décrire dans leur ordre les étapes de l’élaboration du discours. Ces étapes sont l’heuresis, invention, ou recherche des idées, puis lalexis, c’est-à-dire ladiction, la mise en mots, le style, puis lataxis, la mise en ordre, l’élaboration du plan. À l’époque hellénistique, se sont ajoutées lamnêmê, la mnémotechnie, et l’hypocrisis, dont Aristote soulignait déjà l’importance mais sans l’étudier (III, 1), et qui s’est donné pour objet la « mise en corps », le travail sur l’« incarnation » – en termes de théâtre – du discours. Ces cinq tâches apparaissent au complet dans un autre grand traité, latin, lui, mais dont les sources sont grecques, laRhétorique à Herennius, qui date du début du i er siècle avant J.-C.

39Le premier problème que nous voudrions poser est celui de l’origine de cette méthode. Est-elle d’origine isocratique ou aristotélicienne ? On dit en général qu’elle est aristotélicienne, parce que c’est le plan de laRhétorique : les deux premiers livres traitent de l’heuresis, le troisième traite de lalexis dans les chap. 1-12, de lataxis dans les chap. 13-19. Les transitions sont on ne peut plus explicites. Voici par exemple le début du troisième livre :

pratiques savantespratique discursivepersuasionIl y a trois points à traiter concernant le discours, à savoir (1) d’où les moyens de persuasion seront tirés, (2) le style et (3) l’ordonnancement des parties du discours. On a parlé déjà des moyens de persuasion, en indiquant quel est le nombre de leurs sources, c’est-à-dire trois, quelles sont ces sources, et pourquoi elles ne sont pas plus nombreuses (car la persuasion résulte toujours ou bien des sentiments qu’éprouvent les jurés eux-mêmes, ou bien de l’image qu’ils se font de l’orateur, ou bien d’une démonstration). On a dit aussi d’où il faut tirer les enthymèmes, car il existe d’un côté des espèces d’enthymèmes, de l’autre des lieux. On peut donc en venir maintenant au style. Car il ne suffit pas d’avoir quelque chose à dire, il est nécessaire aussi de savoir comment le dire – ce qui influe fortement sur l’image qu’offrira le discours37.

40Cet unitarisme est celui de Denys d’Halicarnasse, qui parle longuement de laRhétorique dans saPremière Lettre à Ammée écrite à la fin du I er siècle av. J. -C. comme d’un ouvrage en trois livres, écrit en une fois38. Le problème est que Diogène Laërce (5, 22sq.) propose une liste des œuvres d’Aristote correspondant probablement à un état du corpus antérieur à l’édition d’Andronikos de Rhodes faite à Rome au i er siècle et qu’utilisait probablement Denys. Or dans cette liste figure unArt rhétorique en 2 livres et, plusieurs titres plus loin, unDu Style lui aussi en 2 livres. La conclusion qui a été tirée par un certain nombre d’érudits est que la réunion de l’ensemble en trois livres cohérents n’est pas aristotélicienne mais date de l’édition romaine du corpus. Un argument supplémentaire est que les deux premiers livres, à l’exception de la transition finale, ne comportent aucune mention, aucune anticipation de la recherche sur lalexis et lataxis, c’est-à-dire du livre III. Le corollaire est que les formules de transition, à la fin du livre II et au début de III (cf. ci-dessus) ne sont pas d’Aristote.

41construction des savoirslangage et savoirsstyleCe n’est pas une question que nous résoudrons ici. Proposons juste quelques pistes. À titre personnel, sans avoir de solution à proposer pour la liste de Diogène Laërce, nous trouvons assez gênante l’hypothèse de transitions rédigées par un éditeur, parce que les passages en question sont assez longs et qu’on n’y trouve aucune bizarrerie stylistique ou linguistique par rapport à la langue habituelle d’Aristote. Cela dit, cet argument n’est pas imparable. L’idée même d’un style aristotélicien dans les ouvrages ésotériques, c’est-à-dire les ouvrages destinés à l’usage interne de l’école, est une idée critiquable. LaRhétorique en particulier se présente comme unwork in progress. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que le chap. 1 – qui réduit toute la rhétorique à l’enthymème – ne correspond pas au même projet que le chapitre 2 – qui reconnaît la légitimité de l’argumentation par l’ethos et lepathos. De plus, quand on traduit et qu’on cherche à comprendre dans le détail la continuité logique du propos, on est souvent frappé par l’inégalité de l’intérêt et de la cohérence du texte, comme si l’on se trouvait face à des notes un peu désordonnées, parfois formulées hâtivement, reprises après coup, et non devant un texte vraiment prémédité et mis en forme pour l’édition39. Il manque donc un critère stylistique ou formel sûr pour décider de l’authenticité des passages de transition.

42Un meilleur argument en faveur de la thèse unitaire touche au fond du propos d’Aristote. Dans le chapitre premier du livre I, « puriste, intellectualiste », selon J. Brunschwig, seule compte la démonstration du fait à l’aide des moyens empruntés à la dialectique, c’est-à-dire la déduction et l’induction. Aristote va jusqu’à recommander d’imiter certains tribunaux qui interdisent absolument de faire intervenir autre chose que les éléments relatifs à l’affaire, à l’exclusion des paramètres psychologiques ou émotionnels qui pourraient influencer le juge. Or dès le chapitre 2, ces paramètres sont acceptés et font ensuite l’objet d’une théorisation, pleine et entière, même si c’est une concession à la médiocrité du public. Il nous semble que la concession au style n’est que le prolongement de cette première concession. On peut voir la continuité entre les deux dans un passage du livre III comme celui-ci :

L’expression adéquate contribue à persuader du fait. Par une fausse déduction, en effet, l’âme en conclut, l’orateur étant supposé véridique, que les choses sont comme il dit. On croit par conséquent, même si ce n’est pas le cas, que les faits sont tels que les présente l’orateur, et l’auditeur se laisse gagner par l’affect mis en œuvre en chaque cas par l’orateur, même si ce dernier parle pour ne rien dire. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’orateurs étourdissent leurs auditeurs en brouillant leur jugement40.

43acteurs de savoirqualités personnellesL’expression est ici dans la sphère de l’ethos, on pourrait même dire que c’est un des principaux moyens de le manifester.

44Cela dit, si nous sommes enclin à croire à la cohérence proprement aristotélicienne de laRhétorique, nous ne sommes pas sûr qu’avec la trilogieheuresis, lexis, taxis, Aristote songe vraiment aux étapes de l’élaboration d’un discours, ou du moins que ce soit cela qui prime dans son esprit. Quand on lit attentivement les formules de transition, on en déduit qu’Aristote examine la technique rhétorique plutôt comme un objet à étudier sous tous ses aspects que comme une série de conseils pratiques suivant l’ordre des opérations. Citons juste la fin du livre II :

Trois points doivent être traités en matière de discours. En ce qui concerne les exemples, les sentences, les enthymèmes, en somme tout ce qui concerne la pensée, les sources auxquelles nous nous approvisionnerons en arguments et la manière de les réfuter, voilà qui suffit. Il nous reste donc à étudier le style et le plan41.

45La perspective pratique existe, c’est vrai, mais la logique spéculative,ha dei pragmateuthênai peri ton logon, littéralement « ce qui doit faire l’objet d’un traitement concernant le discours », paraît être ce qui impose sa priorité, en l’occurrence celle duquoi sur lecomment – pour emprunter à deux catégories aristotéliciennes –, ou du fond sur la forme, et donc l’ordre des parties. Un indice en faveur de cette lecture est la place occupée par le style, qu’on pourrait très bien imaginer, comme dans la rhétorique latine, après le plan. Un autre argument est le témoignage de Quintilien qui, étudiant l’histoire de ces catégories au début du livre III del’Institution oratoire, écrit : « Il y a même eu des auteurs, assez nombreux, pour penser que ce ne sont pas là des parties de la rhétorique mais des œuvres de l’orateur »42, comme si cette lecture « méthodique » de la succession des tâches n’était pas originelle. De plus, Quintilien citant souvent Aristote comme une autorité majeure, l’anonymat dans laquelle il laisse cette théorie peut conduire à penser que ce n’était pas celle d’Aristote. Si l’on ajoute qu’il y a des raisons prégnantes pourexclure l’intervention isocratique dans la séparation invention/expression (nous y reviendrons), on en déduit que la théorie des tâches de l’orateur n’appartient pas au iv e siècle, et nous dirons en conclusion que le traité-méthode suivant cet ordre est plutôt, assez probablement, une adaptation par les rhéteurs du plan qu’utilisait Aristote pour décrire méthodiquement tous les aspects de la production du discours. Ces rhéteurs ont, semble-t-il, changé en séquence d’opérations ce qui était au départ l’ordre logique d’une description. Adaptation un peu servile, ce qui a eu des conséquences importantes. On peut penser en particulier que si la stylistique est restée longtemps une stylistique de phrase (ou plutôt de période)43 c’est en raison de la place occupée par lalexis avant lataxis dans le schéma hérité d’Aristote.

1. d) Le traité « total »

46Sur le traité de rhétorique devenu traité d’éducation, nous ne dirons que quelques mots de Quintilien – cet auteur ne manquant pas d’exégètes44 – mais nous nous attarderons un peu davantage sur la doctrine d’origine isocratique qui constitue la base de ce type d’œuvre.

47acteurs de savoirprofessionprofesseur construction des savoirspolitique des savoirsinstitutionnalisationLe traité de Quintilien (30-post 95) est l’œuvre d’un homme qui achève une brillante carrière d’avocat et de professeur de rhétorique, dans sa province d’Espagne d’abord, puis à Rome où il a plaidé des causes célèbres, qui lui vaudront d’être nommé par Vespasien titulaire de la première chaire publique de rhétorique. L’œuvre en douze livres a pour noyau la somme des connaissances techniques indispensables à un avocat, connaissances présentées sur le canevas des cinq tâches de l’orateur. Mais l’ouvrage est encadré par deux chapitres dont la portée est tout à fait différente. Au livre premier est traitée l’éducation primaire et secondaire des enfants, avant leur entrée dans la classe du rhéteur. Le livre XII renferme des considérations sur les qualités que doit posséder l’orateur, qualités conformes à l’idéal cicéronien : moralité et connaissances étendues. S’il faut parler d’idéal cicéronien, c’est que sur le fond Quintilien est un épigone de Cicéron.

48Cet idéal n’est qu’indirectement isocratique. Cicéron, philosophiquement, est un éclectique : il opte pour un académisme teinté de scepticisme – qui consiste à n’accepter les doctrines que proportionnellement à la manière dont elles s’imposent à la raison – avec une morale très proche du stoïcisme, mais laissant une part au libre arbitre, et une philosophie politique privilégiant le respect des usages et des traditions. On voit aisément que ces conceptions lui permettent d’intégrer sans problème la tradition grecque de l’eikos si indispensable à la rhétorique, et la vue traditionnelle de l’éloquence comme ciment social et politique. C’est dans cette mesure – et dans cette mesure seulement – que l’on peut intégrer Cicéron à la tradition isocratique.

49Mais revenons, justement, sur Isocrate le mal-aimé, dont le rôle en rhétorique fut immense car il eut l’ambition de faire pièces à Platon, en réconciliant l’orateur et le spécialiste et en tâchant d’annuler le reproche fait à la rhétorique de n’être pas un savoir, parce qu’elle n’a pas d’objet. Sur le fond, Isocrate appartient encore à ce que B. Cassin a appelé la « logologie », mais il se signale par un principe voulant que l’aptitude à bien parler conduise à l’aptitude à bien penser qui mène elle-même à la vertu45, et cela dans une dynamique autant individuelle que collective, d’où les fameuses thèses panhelléniques qui reposent, en dernière analyse, non pas sur une quelconque supériorité biologique de la race grecque mais sur la prééminence de la cité la plus civilisée sur les cités barbares et qui se justifient par le rôle civilisateur d’Athènes. En d’autres termes, Athènes avec lelogos mérite la suprématie, Athènes sans lelogos n’est plus Athènes.

50Bien antérieurement aux deux livres qui encadrent le traité de Quintilien, on trouve un essai d’intégration de la technique rhétorique à la « philosophie » isocratique dans le chapitre 38 et dernier de laRhétorique à Alexandre. C’est un texte à la fois très peu connu et très étonnant. L’auteur va jusqu’au bout de cette logique en prenant les préceptes rhétoriques comme guides pour l’acquisition de la vertu qui permettra elle-même, accessoirement, d’acquérir unethos permettant de mieux persuader. Citons seulement cet échantillon :

Il faut, aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, nous efforcer le plus possible de conformer nos discours aux préceptes énoncés ci-dessus, et nous habituer à les appliquer tous à l’improviste. Et alors, pour parler avec art dans les débats privés, dans les débats publics, ou dans les conversations avec autrui, nous en tirerons d’innombrables ressources et des plus ingénieuses. Notre soin doit s’étendre non seulement à nos discours mais aussi à notre propre vie, que nous devons régler d’après les principes énoncés, car une bonne préparation dans la vie personnelle concourt à la fois à l’efficacité persuasive et à l’obtention d’une bonne réputation. Il faut donc d’abord diviser tes actes selon la division globale de la doctrine – que faut-il entreprendre en premier, en deuxième, en troisième ou en quatrième lieu – ; ensuite, tu dois procéder à ta préparation personnelle à l’instar de ce que nous avons étudié à propos des auditeurs dans le cadre de l’exorde : tout ce qui te regarde inspirera la bienveillance si tu restes ferme dans tes engagements, si tu conserves les mêmes amis tout au long de ta vie et si, dans tout le reste de ta conduite, tu offres le spectacle d’un homme qui, loin d’être inconstant, reste toujours fidèle aux mêmes usages. On te prêtera attention, si tu entreprends des actions grandes, belles et utiles au grand nombre46.

51De la même façon, des préceptes moraux peuvent être tirés de la narration :

à l’image de la narration qui doit être rapide, claire et crédible, il faut donner à tes actions des qualités de même nature : tu les achèveras rapidement si tu ne cherches pas à tout faire en même temps, etc.47

52Aristote au contraire, pour les raisons que nous avons vues, sépare complètement la technique rhétorique de la morale. Bornons-nous à citer cette phrase :

Il y a persuasion par le caractère quand le discours est ainsi fait qu’il rend celui qui parle digne de foi. Car nous faisons confiance plus volontiers et plus promptement aux gens honnêtes, sur tous les sujets en général, et même totalement sur les sujets qui n’autorisent pas un savoir exact et laissent quelque place au doute ; il faut que cela aussi soit obtenu par l’entremise du discours et non au moyen d’une opinion préconçue sur le caractère de celui qui parle48.

53En conclusion sur ce point, nous dirons qu’un des développements les plus curieux de la « philosophie » isocratique est l’apparition d’une « technique de la vertu », ou en tout cas d’une méthode de travail sur soi-même entièrement dérivée de la technique rhétorique. Tel est le lointain arrière-plan qui éclaire l’existence de traités formant à la fois des sommes rhétoriques et des programmes complets d’éducation. Passons maintenant aux traités spécialisés.

2. a) L’algorithme

54La forme d’algorithme est surtout celle des traités desstaseis, ou « états de la cause », qui dérivent d’un traité perdu d’Hermagoras de Temnos (ii e siècle av. J. C.) et dont le meilleur représentant conservé est lePeri staseôn d’Hermogène 49. On peut hésiter à ranger ce mode de présentation parmi les traités spécialisés plutôt que dans les traités généralistes, parce qu’Hermagoras 50 avait certainement l’ambition de couvrir tout le champ rhétorique, et notamment les trois genres oratoires. Mais Hermogène (Hermogène le Rhéteur), en reste à l’ossature de l’argumentation (qu’il faisait suivre d’un traitéDe l’Invention 51 où les arguments étaient traités plus en détail), et il privilégie en fait, comme on va le voir, le genre judiciaire.

55inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationarbreL’espace manque ici pour une présentation complète de ce type de traité qui est certainement le plus systématique et le plus élaboré et qui, paradoxalement, est le moins connu52 sans doute à cause du vocabulaire technique, assez décourageant, et parce que cette théorie s’est surtout développée dans les écoles, comme préparation à la déclamation, c’est-à-dire à un exercice de l’éloquence comme spectacle, dégagé de toute fonction politique ou judiciaire évidente et donc longtemps méprisé par les historiens de la culture grecque. Bornons-nous à en présenter le début de manière simplifiée afin d’en faire ressortir le principe de fonctionnement par « arbre de choix », tel qu’il apparaît dans le traité d’Hermogène.

56Le point de départ est le fait (pragma), fait passé dans les situations judiciaires, fait futur dans le domaine délibératif, puisqu’on délibère afin de prendre la décision d’agir après le vote dans tel ou tel sens. La théorie ne concerne pas le genre épidictique. La première dichotomie distingue entre le fait patent (phaneron) ou non-patent (aphanes). Dans le cas d’un fait non patent, on est dans l’état de cause dit conjectural (stokhastikê stasis ou stokhasmos). Par exemple, si un homme est surpris en train d’enterrer un cadavre la nuit dans un lieu désert, on se pose la question : « a-t-il tué ? » À ce stade, la théorie propose toute une série d’argumentspro et contra fondés notamment sur la vraisemblance. Si le cas est patent, ou a été rendu patent par la conjecture – car l’arbre se prête à toutes sortes de parcours, que ce soit des raccourcis ou des retours aux embranchements quand l’alternative a trouvé une réponse –, la question peut à nouveau se subdiviser : le fait est-il complet (teleion) ou non-complet (ateles) ? Il faut entendre ici complet ou non complet au sens de « qui coïncide ou ne coïncide pas clairement avec une fraude ». Est non-complet par exemple l’acte du voleur qui s’empare des effets personnels d’un individu dans le vestiaire d’un temple. L’état de cause qui s’applique est celui de la définition (horos), car s’il est clair que l’homme est un voleur, il est moins clair qu’il est un pilleur de temple. La distinction avait son importance dans l’Antiquité où le sacrilège était beaucoup plus durement réprimé que le vol. Il faut recourir ici aux termes précis définissant le pillage des temples. La théorie distinguait, à ce niveau aussi, toute une série d’arguments et de contre-arguments opposant par exemple la lettre et l’esprit de la définition, le geste et l’intention, etc. Si le fait est à la fois patent, c’est-à-dire avéré, et complet, c’est-à-dire clairement identifié (vol, sacrilège, etc.), il faut alors passer au travail de qualification (poiotês), c’est-à-dire à l’appréciation du fait. Cette qualification peut se faire à son tour de deux manières : soit au regard de critères universels ou considérés comme tels, comme le juste ou l’opportun. À ce niveau, c’est la raison seule qui opère, d’où le nom d’état de cause rationnel (logikê stasis), par opposition à l’état de cause légal (nomikê stasis), qui cherche à qualifier le fait en relation avec un texte de loi. Pour l’état de cause rationnel, deux cas se présentent : soit il s’agit d’un fait futur, soit d’un fait passé. La qualification rationnelle du fait futur s’appelle état de cause pragmatique (pragmatikê stasis) et répondra à la question : doit-on commettre l’acte ? Dès cette question posée, on se trouve au stade de l’argumentation proprement dite. La théorie propose dans ce cas toute une gamme de prédicats de l’action qui remontent à la rhétorique la plus ancienne, puisqu’on les trouve déjà dans laRhétorique à Alexandre : qu’est-ce qui nous pousse à agir ? C’est la justice, la loi, l’intérêt, la possibilité, le plaisir, etc. Ces têtes de chapitre sont appelées, à date récente,telika kephalaia, c’est-à-dire têtes de chapitre « ultimes », ou « points du souverain bien » (M. Patillon), soit ce à quoi l’on peut réduire, en dernière analyse, toutes les motivations d’une décision. Il suffit de disposer d’une définition des prédicats, par exemple de savoir ce qu’est le juste, le facile etc. pour pouvoir argumenter en faveur d’un projet de décret. Mais s’il s’agit d’un fait déjà accompli que l’on cherche à qualifier, c’est la qualification judiciaire (dikaiologikê stasis). À ce niveau, les choses se complexifient. De deux choses l’une : soit le défendeur nie, non pas le fait, puisqu’il est patent et complet, mais sa malice. Hermogène cite ici le cas d’un paysan qui a déshérité son fils parce qu’il étudiait la philosophie. Le fils nie alors qu’étudier la philosophie soit une mauvaise action, et nous sommes à nouveau sur le terrain de l’argumentation, appelée dans ce cas antilepse (antilêpsis). Deuxième possibilité : le défendeur admet le fait et sa malice, mais y oppose des raisons susceptibles de lui attirer le pardon (opposition,antithesis). Ces raisons peuvent à leur tour être de deux ordres : soit la malice du fait est assumée mais a trouvé compensation (antistasis) dans un bien plus grand que le mal commis (un officier a désobéi à son chef, mais cette désobéissance a permis la victoire), soit la responsabilité de la mauvaise action peut être rejetée sur un autre responsable. Le responsable peut être la victime. On parle alors de contre-accusation (antegklêma) : par exemple, un héros couronné d’un prix de bravoure a tué son fils parce que ce dernier se prostituait. Le défendeur dans ce cas opposera que son fils méritait un tel châtiment. Mais la faute peut être reportée également sur autre chose : ce peut être un agent coupable, autre que la victime, et c’est le report d’accusation (metastasis) (un ambassadeur n’est pas parti dans les délais légaux, l’admet mais en rejette la responsabilité sur le fonctionnaire qui n’a pas débloqué de fonds pour ses frais de déplacement) ; ce peut être aussi une chose, cause accidentelle, qui ne peut être coupable, comme la tempête qui a empêché les généraux athéniens de repêcher les corps des combattants après la victoire navale des Arginuses. On parle alors d’excuse (suggnômê). Et ainsi de suite.

57Voilà, incomplètement, très résumé et simplifié, à quoi ressemble le système des staseis. Il s’agit d’une adaptation remarquable de la technique aristotélicienne de division/définition/exhaustion à une méthode réellement pratique, capable, par une grille d’analyse des situations et une formalisation des solutions possibles, de couvrir absolument tous les cas d’argumentation. Cet aspect « cybernétique » n’est pas le plus curieux. On a pu entrevoir grâce aux quelques exemples donnés que le raffinement de la formalisation pousse à imaginer des situations complètement abracadabrantes qui ne sont pas sans évoquer le roman, genre dont lesstaseis constituent très certainement une des matrices. Voici par exemple un sujet de controverse (déclamation sur un thème judiciaire) qui donne une idée de l’imagination des rhéteurs et du niveau de virtuosité auquel donnait accès une pratique régulière des staseis :

Un jeune homme a tué ses deux frères, l’un parce qu’il était tyran ; l’autre, sur la demande de son père, parce qu’il avait été pris en flagrant délit d’adultère. Pris par les pirates, il écrit à son père pour être racheté. Le père écrit aux pirates que, s’ils coupent les deux mains à leur prisonnier, il leur donnera double rançon. Les pirates relâchent le jeune homme. Il refuse de nourrir son père tombé dans la misère53.

58Le sujet consistait à rédiger le discours de défense du fils attaqué par son père.

2. b) La typologie

59pratiques savantespratique lettréeimitation construction des savoirslangage et savoirsstyle pratiques savantespratique discursiveargumentationLe principe de la typologie est appliqué couramment dans deux domaines : celui de l’argumentation et celui de la stylistique, et il est accompagné à chaque fois du présupposé de la présence immanente d’un nombre fini de schèmes argumentatifs, ou d’un nombre fini d’espèces, de formes ou de types de style, qu’il suffit de découvrir. Nous voudrions sur ce point décrire très rapidement le système stylistique de Démétrios (Ps. -Démétrios de Phalère), parce qu’il permet de voir d’une manière particulièrement nette la plasticité avec laquelle la tradition technique d’origine aristotélicienne s’est adaptée à un autre contexte culturel. Aristote, on le sait, récusait toute caractérisation et toute subdivision éthiques du style, qui, soumis d’abord à la transmission d’un contenu, devait être clair avant tout et, pour le reste, se situer dans un juste milieu convenable entre l’excès de dignité et l’excès de trivialité54. À la neutralité axiologique de la rhétorique correspond une neutralité esthétique. Mais, comme dans le domaine de l’invention, ce refus était de l’ordre de la dénégation et la porte restait largement ouverte à une stylistique beaucoup moins « puritaine », dont Aristote donnait lui-même l’exemple, notamment dans les chapitres 10 et 11 du livre III consacrés aux « asteia », ou raffinements d’expression. Aristote y citait, pour illustrer les procédés stylistiques décrits, un grand nombre de fragments d’auteurs variés55. Après lui, la période hellénistique est la grande époque de la critique littéraire, conçue comme moyen d’authentification des œuvres réunies dans les bibliothèques, comme principe de classement de ces œuvres et comme critère de constitution des canons. Car la pédagogie du style à cette époque procède par l’imitation d’auteurs institués en modèles. On n’a pas idée aujourd’hui de la virtuosité atteinte par ce moyen et qui égale largement les prouesses des spécialistes desstaseis. Aelius Théon, dont nous reparlerons plus tard, décrit par exemple un exercice d’école, la paraphrase, dont le niveau de difficulté maximum consiste – par exemple – à lire des yeux un discours de Démosthène et à le restituer oralement dans le style de Lysias 56.

60Démétrios, pour sa part, présente un système intermédiaire entre la stylistique aristotélicienne et les nouveaux principes de l’époque hellénistique. Selon lui, on peut dériver de l’observation quatre caractères stylistiques purs : le grand, l’élégant, le simple et le véhément. Adaptation de l’éthique aristotélicienne, ces caractères sont bordés de précipices. Si l’on abuse des procédés de la grandeur, on tombe dans la froideur, si l’on abuse des procédés de l’élégance, on tombe dans l’affectation, la simplicité (en grec : la maigreur) est menacée de sécheresse et quand on est véhément on risque de déplaire. D’autre part, les caractères stylistiques ne sont pas, comme ils le sont chez d’autres rhéteurs, identifiés à un auteur. Ils sont définis par un ensemble de procédés convergents à caractère technique. La rupture avec Aristote n’est pas totale. En revanche, le fait que les caractères stylistiques soient dérivés de l’observation a pour conséquence que leur est inclus le fond, la matière. Car Démétrios, qui est un esprit fin, croit impossible de dissocier le fond de la forme. Il cite même comme contre-exemple Théopompe qui, traitant des sujets « véhéments », c’est-à-dire frappants, impressionnants, passe pour un auteur deinos alors que son style est en fait un style efféminé, à effets57. En d’autres termes, le sujet traité fait partie du type stylistique. On entrevoit le problème qui se pose quand on utilise ces caractères stylistiques pour la production de textes : on doit disposer de la liberté du choix des sujets. Et Démétrios de codifier trois étapes dans l’élaboration stylistique : le choix du sujet, le choix des mots et l’agencement des mots. Si Démétrios pense cela possible, c’est qu’il se situe dans le cadre culturel de la déclamation, c’est-à-dire du discours fictif, ou qu’il théorise le discours d’école, en tout cas une éloquence décalée par rapport à des contraintes réelles, politiques ou judiciaires. C’est un exemple, parmi beaucoup d’autres, d’adaptations fines de principes d’origine aristotélicienne à une époque, à une culture et à des conditions politiques différentes.

2. c) Le répertoire

61Là encore, nous ne prendrons qu’un exemple, celui desprogymnasmata, ou exercices préparatoires de rhétorique, autre domaine de la culture et de l’éducation antiques sous-estimé par la critique contemporaine, et nous nous contenterons de dire que ces exercices – pratiqués entre l’âge de 14 et 17 ans, environ, depuis sans doute le ii e siècle avant J.-C., jusqu’au v e siècle après (époque du dernier traité, celui de Nicolaos de Myra) sinon plus tard encore – s’adaptent auxrequisit aristotéliciens de définition, d’exhaustion, de division, etc. mais en suivant une progression qui s’inscrit plutôt dans l’esprit de la « philosophie » d’Isocrate. De quoi s’agit-il ? On entend par progymnasmata une série d’une dizaine de types de textes qui servent de supports à divers exercices. Ces textes-types sont rangés dans un ordre à peu près fixe car ils sont de difficulté croissante et constituent ce qu’on appellerait aujourd’hui un cycle de formation. Dans la tradition dite aphthonienne, du nom d’Aphthonios, l’auteur d’un traité du iv e siècle apr. J.-C. qui servit de canon jusqu’à la Renaissance 58, il y en a quatorze, qui sont les suivants : 1) la fable ; 2) la narration ; 3) la chrie ; 4) la maxime (la chrie et la maxime sont deux exercices très voisins qui consistent à mettre en scène et à commenter une anecdote ou une maxime moralement utiles –khreia signifie utilité) ; 5) la contestation, c’est-à-dire la critique d’un fait ou d’une série de faits présentés par un auteur, fait dont on examine tour à tour la vraisemblance, la moralité, la cohérence, l’utilité, etc. On demandera à l’élève, par exemple, de démontrer l’invraisemblance d’un mythe ; 6) la confirmation, soit l’inverse du précédent : c’est la vraisemblance du mythe que l’élève devra montrer ; 7) le lieu commun, c’est-à-dire l’amplification d’un fait réel mais général – ce qui veut dire détaché des circonstances particulières – fait reconnu unanimement comme positif ou négatif, par exemple l’obtention d’un prix de bravoure, le pillage d’un temple, l’adultère, la trahison d’un chef, etc. ; 8) l’éloge ; 9) le blâme ; 10) la comparaison, ou parallèle, qui reprend la méthode de l’éloge et du blâme mais en la faisant porter sur deux objets contrastés : la comparaison de l’été et de l’hiver, par exemple, combinera l’éloge de l’été au blâme de l’hiver ; 11) l’éthopée, qui consiste à faire parler un personnage (ou une entité non raisonnable, et c’est alors une prosopopée) dans une circonstance exceptionnelle, afin de lui faire exprimer unethos caractéristique ou des sentiments forts. Le sujet pouvait être :paroles d’un général après la victoire de son armée, ou :paroles d’Andromaque à l’annonce de la mort d’ Hector ; 12) la description, dont l’ambition est de mettre ce qu’elle décrit sous les yeux du lecteur ; 13) la thèse, c’est-à-dire un vrai discours complet, pourvu de toutes les étapes canoniques et centré sur une argumentation in utramque artem. La seule différence entre la thèse et une vraie cause était, là encore, l’absence de circonstances particulières. Le sujet pouvait aussi bien être d’ordre théorique :Le ciel est-il sphérique ? Les dieux existent-ils ? que politique :Faut-il fortifier les cités ? ou éthique :Faut-il se marier ? ; 14) la proposition de loi, ou plutôt la discussion sur un texte de loi, dont on recommande ou déconseille l’adoption ou le maintien.

62On peut, croyons-nous, distinguer dans cette série trois types de compétences complémentaires dont le perfectionnement est assuré par des exercices de plus en plus difficiles et complexes : ledire, c’est-à-dire la capacité d’employer une langue correcte, capacité développée par des exercices de flexion à partir de la fable, par exemple ; l’expression, c’est-à-dire la capacité d’introduire dans un message une axiologie et des affects (par exemple en s’exerçant à l’éloge et au blâme ou à l’éthopée), et enfin l’argumentation pro et contra, dont la forme aboutie est la thèse. Autrement dit, on décèle dans cette progression l’intégration suivie de ce qu’on appellerait aujourd’hui une formation linguistique, une formation littéraire, et une formation à l’argumentation, elle-même bivalente, rhétorique et philosophique. Une autre série dite d’exercices d’accompagnement assurait un complément de formation axé davantage sur la réception et la manipulation des textes de la Tradition (audition, lecture, paraphrase, etc.), tant, dans cette pédagogie, les deux versants – passif et actif – du rapport aux textes étaient indissociables. On peut ajouter que se trouvaient également transmises la connaissance et la maîtrise de toutes les formes (genres, comme la fable ; sous-genres, comme la narration, la description, l’exorde, etc.) intermédiaires entre la phrase et l’œuvre dans sa totalité. Cette exhaustivité confirme la profonde parenté entre cette tradition des progymnasmata et celle du traité « total ». Quintilien 59, d’ailleurs, consacre de longs développements à ce dispositif.

2. d) La taxinomie

63L’une des caricatures les plus courantes que l’on fait de la rhétorique ancienne consiste à la réduire à des inventaires, à des listes interminables de notions baptisées de termes barbares. Cette caricature est historiquement liée à l’occultation de la plus grande partie du champ rhétorique au profit de la stylistique et, plus étroitement encore, de la stylistique des figures. En 1970, le groupe µ de Liège a pu écrire un traité consacré à un classement structural des figures de rhétorique sous le titre de…Rhétorique générale. À ce compte – si la rhétorique antique est entièrement restreinte aux figures –, comme l’essentiel de l’enseignement concernant les figures prend la forme de listes, c’est la rhétorique ancienne toute entière qui serait réductible à un inventaire de bizarreries, faute d’avoir disposé des connaissances linguistiques et des principes structuralistes qui ont rendu possible le travail des savants belges.

64Mais aujourd’hui la restauration de l’empire rhétorique dans son intégralité est une cause gagnée – notamment grâce à l’œuvre de Chaïm Perelman. Ce que nous voudrions plutôt faire ici, c’estassumer le caractère taxinomique de certains traités, mais en le soumettant à l’examen.

65Pour nous qui sommes habitués à l’ordre alphabétique, les listes sont le degré zéro de l’organisation et la juxtaposition d’items quelque chose de non signifiant. Mais dans l’Antiquité, l’ordre alphabétique n’existe pas. Il apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans une encyclopédie byzantine du X e siècle, laSouda. Par voie de conséquence, l’ordre des figures dans les listes ne doit pasa priori être considéré comme indifférent. Si l’on juxtapose les doubles listes (figures de pensée et figures de mots) qui composent les deux principaux traités des figures inspirés du grand théoricien Caecilius de Calè-Actè, à savoir leDe figuris d’Alexandros 60 et leDe figuris demosthenicis de Tibérios 61, on constate la récurrence de certaines séquences mais ces séquences sont assez brèves et n’interviennent pas au même endroit. Chez Tibérios, les figures communes avec Alexandre représentent seulement 50 % des figures de pensée. Pour les figures de mots, la coïncidence est des deux tiers.

66Une autre observation concerne la forme des notices consacrées aux figures. On y découvre d’abord une évolutivité (c’est ainsi que les exemples païens deviennent chrétiens dans l’Antiquité tardive) et des niveaux d’élaboration très variés, depuis parfois des fiches « pense-bête » jusqu’à des fiches assez élaborées, sur un patron aristotélicien d’origine : nom, définition, division, exemples, conseils d’emploi.

67De plus, à l’opposé des typologies qui se veulent exhaustives, les taxinomies constituent un choix. Certaines sont spécialisées d’un point de vue didactique, c’est-à-dire qu’elles correspondent à une catégorie particulière de figures, il existe par exemple des traités des tropes, c’est-à-dire des « transferts » de mots comme la métaphore, la métonymie, etc. qu’on emploie en poésie. Il existe aussi des traités des figures de style ou des figures de pensée, ou réunissant les deux. Or ces traités opèrent souvent un tri draconien en luttant contre l’inflation qui menace, au lieu d’aller dans son sens. Il existe par exemple plusieurs traités qui réduisent les figures à un diptyque de deux groupes de vingt alors qu’on en répertoriait bien davantage. C’est le cas du traité de Tibérios.

68Qui dit choix dit critère, et c’est encore un point qui mérite réflexion. En même temps, on doit s’interroger sur le choix des exemples qui, contrairement à ce qui est souvent dit, n’est pas toujours le même d’un traité à l’autre. Ainsi, le traité de Tibérios est dévolu aux figures employées par Démosthène. Cela a des conséquences très importantes sur laconception même de la figure. Étudiées chez un même auteur, les figures ne sont plus des énoncés exceptionnels destinés à mettre en relief la compétence ou la virtuosité de l’orateur, mais des moyens expressifs ou argumentatifs au service d’une intention particulière. Les unes distinguent l’orateur, les autres distinguent le moment du discours où elles sont employées. Michel Patillon écrit cette phrase, particulièrement éclairante : « Il s’agit en principe d’un écart entre deux formes d’expression données et non pas de l’écart entre une forme d’expression donnée et une forme théoriquement normale »62. Le tropisme de Tibérios pour cette conception de la figure est confirmé par le choix de celles qui ne sont pas communes avec Alexandre. Plusieurs d’entre elles sont tirées de la théorie desideai stylistiques bien connue par le traitéPeri ideôn d’Hermogène et qui a comme caractéristique de codifier les figures non comme des énoncés remarquables, mais justement comme des moyens d’expression participant d’une typologie stylistique axée sur la production, et non la critique des textes. Et l’on découvre ainsi chez Tibérios des procédés qui n’ont rien à voir avec des procédés de mise en valeur, par exemple la supposition d’un personnage (prosôpou hupobolê), qui consiste à faire dire à quelqu’un d’autre quelque chose qui tend à l’inacceptable et qu’on ne veut pas prendre à son compte. On trouve aussi l’insinuation (emphasis), l’inspiration soudaine (autoskhedion) qui consiste à feindre l’improvisation, etc. En somme, le choix des figures et du corpus d’exemples de ce traité du III e ou duIV e siècle correspond à une conception renouvelée de la figure, autant que l’on puisse en juger par comparaison avec un traité qui remonte aux mêmes sources, à savoir celui d’Alexandre (II e siècle).

69On doit aussi, bien sûr, s’interroger sur les raisons mêmes de ce principe de juxtaposition, alors que les traités sont plutôt d’habitude, on l’a vu, des constructions assez complexes. On ne peut comprendre ce phénomène que si l’on examine les premiers manuels de stylistique, qui sont aussi des manuels de critique littéraire. Or on découvre que certains rhéteurs comme Démétrios ont pris conscience du fait que, examinée en contexte, la figure est stylistiquement, expressivement, polyvalente. Le mot composé est facteur de grandeur, mais le procédé inverse, la périphrase, est lui aussi facteur de grandeur. Il est donc difficile d’intégrer la théorie des figures à la doctrine des types ou des caractères du style. Une première solution consiste à mettre à part les figures en les juxtaposant. Une deuxième solution était un classement thématique ou formel, rapprochant les figures de pensée au sémantisme proche ou les figures de mots mettant en œuvre des formes grammaticales voisines. La troisième solution est un classement structural déterminant deux axes, l’axe du signifiant et l’axe du signifié, et rangeant sur ces axes les différents types de modifications opérées. C’est le principe de laRhétorique générale du groupe µ. On voit chez Tibérios l’embryon d’un classement raisonné : par exemple, chez Alexandre, sont présentées successivement trois figures de précaution :prodiorthose, epidiorthose, amphidiorthose (précaution prise avant, après ou avant et après), ce qui est, on l’admettra, un luxe inutile. Tibérios garde le rapprochement entre ces figures métadiscursives de correction, mais ne garde qu’une figure de la précaution (la prodiorthose) et spécialise l’epidiorthose dans la fonction de correction aggravante avec pour exemple : « cette vilenie si honteuse, si scandaleuse ou, pour mieux dire, cette trahison »63. Les rhéteurs anciens se sont approchés de la troisième étape, le classement structural. Il existe plusieurs traités des tropes (le traité latin de Charisius, le traité grec de Phœbammon) qui reprennent comme principe de classement des tropes la fameusequadripertita ratio qui, chez les grammairiens d’obédience stoïcienne, permet de rendre compte de la néologie : addition, soustraction, mutation, métathèse. Ces quelques réflexions suffisent à montrer, croyons-nous, que les taxinomies sont moins naïves et moins frustes que ne le croyait R. Barthes.

70Notre conclusion, au terme de ce circuit forcément simplificateur, surtout conçu pour amorcer des comparaisons avec d’autres domaines de la culture antique et avec d’autres aires culturelles, est que le métadiscours rhétorique antique est d’une grande richesse et d’une grande variété et que, si Aristote est un de ses principaux inspirateurs en termes de méthode, il n’est pas le seul à l’avoir influencé. Avec et par la tradition isocratique se sont maintenus d’autres principes affectant à l’art des discours une ambition intellectuelle et morale considérablement plus vaste que celle d’une simple annexe de l’éthique et de la politique, incapable de se donner à elle-même untelos. Il faut compter aussi avec un fort coefficient d’initiative de la part de chaque auteur. Mais ce n’est pas là-dessus que nous voudrions terminer. Évoquons rapidement deux derniers problèmes, ou plutôt ouvrons deux dernières pistes de recherche.

71La première porte sur l’écriture des traités. Souvent, à l’instar de laRhétorique d’Aristote, on a affaire à des notes, entièrement centrées sur le contenu et purement utilitaires. Mais il faut prendre garde au fait que cette mauvaise qualité a parfois été aggravée par le mode de transmission de ces textes. Copiés par des utilisateurs plus que par des lecteurs, ils n’ont pas toujours rencontré beaucoup de respect. Le traité desProgymnasmata d’Aelius Théon, par exemple, a dû attendre Michel Patillon pour être complété et restauré dans son état originel à l’aide d’une traduction arménienne, la version précédente étant passée sur le lit de Procuste du canon aphthonien. Mais il y a des exceptions. A. Billault a montré par exemple que leTraité Du Sublime est soigneusement écrit et que, par une sorte de contamination du traité par son sujet, il est rédigé d’une manière non seulement inspirée mais aussi apte à fournir à qui sait lire des illustrations des figures dont il fait la théorie64. Et pourtant son armature est celle d’un traité systématique (typologie) : il est fondé sur une division de cinq facteurs du sublime, deux qui relèvent du talent naturel (la hauteur de vues et un naturel passionné), trois qui relèvent de la technique : les figures, le vocabulaire, le rythme de la phrase. Les monographies de Denys d’Halicarnasse sont elles aussi dûment dédicacées et écrites de manière à faire honneur à l’auteur et au dédicataire.

72Nous hésitons un peu à aborder le dernier point, car nous ne voudrions pas passer pour un adepte de la numérologie. Mais c’est un fait incontestable que l’importance du nombre dans ces traités techniques. On peut faire plusieurs hypothèses pour expliquer ce fait : il y a certainement des raisons mnémotechniques. Ces raisons mnémotechniques sont à relier à l’idée aristotélicienne d’arithmos. Le nombre est ce qui contribue à transformer l’infini, le sans-limite (apeiron) en délimité. C’est ainsi que la période est enserrée dans des rythmes, une longueur modérée, une structure binaire, qui la rendeusunoptos, facile à embrasser d’un regard65. Cette perception facilitée est aussi une intellection facilitée qui est elle-même la source du plaisir le plus élevé chez l’homme, qui est le plaisir de lamathêsis, c’est-à-dire conjointement de la compréhension et de l’apprentissage66. Il se peut aussi que les auteurs de traités aient été influencés par une sorte de pythagorisme vulgaire, l’idée qu’il y a un nombre immanent dans la réalité. Ce qui nous pousse à le penser est que ces chiffres ne sont pas choisis d’une manière indifférente. Citons par exemple les sept espèces de discours, les sept sujets de délibération et les septpisteis de laRhétorique à Alexandre ou encore les quatre caractères purs de l’expression dans le traitéDu Style de Démétrios de Phalère, caractères dont le nombre rencontre celui des parties du discours, mais aussi celui des éléments, celui des humeurs, sans omettre le tétrachromatisme fondamental en peinture, etc. etc. De telles rencontres, si elles sont signifiantes, et nous croyons qu’elles le sont, ne font que conforter notre thèse de l’ambition considérable de ces techniciens que nous méprisons si facilement. Enseignant lelogos, c’est-à-dire le lien social et le lien politique, certains d’entre eux au moins se sentaient ou se voulaient garants d’un ordre essentiel à l’insertion harmonieuse de l’homme dans le monde.

Notes
1.

J. Brunschwig, « Aristotle’s Rhetoric as a “counterpart” to Dialectic », dans Amélie Oksenberg Rorty (éd.),Essays on Aristotle’s Rhetoric, Berkeley-Los Angeles-London, 1996, pp. 34-55. Une version française antérieure : « Rhétorique et dialectique,Rhétorique etTopiques », a paru dansAristotle’s Rhetoric. Philosophical Essays, ed. by D. J. Furley and A. Nehamas, Princeton, Princeton University Press [Proceedings of the twelfth symposium Aristotelicum, 1990], pp. 57-96.

2.

Voir par exempleRhétorique, 1, 4, 1359 b 9.

3.

Sur cette question, voir M.-P. Noël : « Gorgias et l’“invention” desGorgieia skhèmata »,REG, 112, 1999, pp. 193-211.

4.

Cf. M. H. Hansen,La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, trad. française, Paris (Les Belles Lettres), 1993 (1ère éd. Oxford, 1991), p. 230.

5.

Voir déjà Platon,Protagoras, 312 b.

6.

R. Barthes, « L’Ancienne rhétorique. Aide-mémoire »,Communications, 16, 1970, réimpr. dansL’Aventure sémiologique, Paris (Le Seuil), 1985, p. 156.

7.

Dictionnaire étymologique de la langue grecque, sv.

8.

Nous désignons les traités par la forme la plus courante en français de leur titre. On trouve des indications bibliographiques très précises sur ce corpus dans l’excellent petit manuel de F. Desbordes,La Rhétorique antique, Paris (Hachette), 1996. Précieux aussi l’ouvrage de L. Pernot,La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris (Le Livre de poche), 2000 (trad. anglaise par W. E. Higgins et mise à jour dansRhetoric in Antiquity, Catholic University of America Press, 2005). Ces divers ouvrages ne signalent pas l’édition par Michel Patillon de l’Art rhétorique de l’Anonyme de Séguier parue dans laCUF en 2005.

9.

Op. cit., p. 157.

10.

Voir par exemple le parallélisme entre les trois harmonies du traitéDe la Composition stylistique de Denys d’Halicarnasse et la théorie des trois styles.

11.

Antiphon,Discours, texte établi et traduit par L. Gernet, Paris (CUF), 1923. Voir aussi M. Gagarin (ed.), Antiphon.The Speeches, Cambridge (Cambridge University Press), 1997.

12.

Les pratiques judiciaires athéniennes, à l’époque classique, toléraient deux types d’interventions extérieures : celle du synégore – parent, ami – qui parlait par délégation de la partie empêchée pour une raison quelconque, celle du logographe, qui mettait par écrit le discours prononcé ensuite par la partie elle-même. De là une coïncidence ancienne, sinon originelle, entre logographe et rhéteur. Il faut prendre garde au fait que le mot logographe peut avoir d’autres significations.

13.

M. Gagarin,Antiphon the Athenian : Oratory, Law, and Justice in the Age of the Sophists, Austin, University of Texas Press, 2002.

14.

On lit en substance au début du premier discours de la 1èreTétralogie le raisonnement suivant : « mon adversaire est tellement malin que vous devez considérer toutes lespreuves qu’il vous donne comme des mensonges et toutes lesvraisemblances que je fournis comme despreuves ».

15.

Sur cet aspect,cf. B. Cassin, « Procédures sophistiques pour construire l’évidence », dans : C. Lévy et L. Pernot (éds.),Dire l’évidence (Philosophie et rhétorique antiques), Actes du colloque de Créteil et de Paris,Cahiers de philosophie de l’Université Paris XII-Val de Marne, n° 2, Paris (L’Harmattan), 1997, pp. 15-29.

16.

Mais un point commun avec le roman policier est que les argumentations produites sont à usage unique, comme l’atteste cette anecdote : « Lysias avait composé un discours pour une personne impliquée dans un procès et le lui donna. Le client lut le discours plusieurs fois et, dépité, revint voir Lysias en lui disant qu’à la première lecture le discours lui avait paru admirable, mais qu’à la seconde et à la troisième, il l’avait trouvé complètement faible et inefficace... Lysias se mit à rire et dit : “Mais quoi, n’est-ce pas une seule fois que tu t’apprêtes à le dire devant les juges ?” », Plutarque,De Garrulitate, 504 c 5-10.

17.

Ps. -Aristote,Rhétorique à Alexandre, texte établi et traduit par P. Chiron, Paris (CUF) 2002.

18.

1433 a 38-39.

19.

Chap. 13, 1431 a 6-19.

20.

Rhétorique, III, 13, 1414 a 30-36. Le texte utilisé est celui de l’édition de R. Kassel paru à Berlin en 1976. La traduction citée ici, révisée par J. Lallot et M. Patillon, doit paraître prochainement dans la collection GF Flammarion.

21.

Rhétorique, III, 14, 1415 a 36-37.

22.

1415 b 9-13.

23.

« Who was Corax ? »,Illinois Classical Studies, 16, 1991, pp. 65-84.

24.

Prolegomenon sylloge. Accedit Maximi libellus de obiectionibus insolubilibus, éd. H. Rabe, Lipsiae,B. T., 1931.

25.

Rhétorique, I, 1, 1354 b 23-25.

26.

Par exemple chez Apulée,Florides, 18, 19-20 ; Aulu Gelle,Nuits attiques, 5, 10.

27.

RE V A 2, 1934, col. 1842-1844.

28.

Rhétorique, II, 23, 1400 b 15-16.

29.

Platon,Phèdre, 226 d ; Aristote,Rhétorique, III, 13, 1414 b 7-18.

30.

266 dsq. Trad. L. Brisson.

31.

LePhèdre date certes deca 370, mais la date « dramatique » du dialogue se situe entre 418 et 415. Isocrate a fondé son école vers 393.

32.

Apsinès,Art rhétorique, texte établi et traduit par M. Patillon, Paris (CUF), 2001, 1, 4, p. 2.

33.

« Probability in the earliest rhetorical theory »,Mnemosyne, 42, 1989, pp. 41-53.

34.

1428 a 25-26.

35.

Rhétorique, II, 24, 1402 a 17-24 (trad. Dufour).

36.

Voir sur ce point M. -P. Noël, « Lasunagôgè tekhnôn d’Aristote et la polémique sur les débuts de la rhétorique chez Cicéron », dansArs et Ratio. Sciences, arts et métiers dans la philosophie hellénistique et romaine, C. Lévy, B. Besnier et A. Gigandet (éds), Collection Latomus, volume 273, Bruxelles, 2003, pp. 113-125.

37.

Rhétorique, III, 1, 1403 b 6-18.

38.

Denys d’Halicarnasse,Opuscules rhétoriques, t. V, t. établi et traduit par G. Aujac, Paris (CUF), 1992.

39.

Sur les procédures antiques correspondant à notre « édition »,cf. T. Dorandi,Le stylet et la tablette, Paris (Les Belles Lettres, coll. « L’âne d’or »), 2000, chap. 5.

40.

Rhétorique, III, 7, 1408 a 19-25.

41.

Rhétorique, II, 26, 1403 a 34-1403 b 2.

42.

Quintilien, III, 3, 11 (trad. Cousin).

43.

Par exemple, à la fin de la période hellénistique, dans le traitéDu Style du Ps.-Démétrios de Phalère.

44.

Cf. par exemple le colloque « Quintilien ancien et moderne », organisé à Gand du 30/11 au 3/12 2005 par E. Bury, P. Galand-Hallyn, F. Goyet, F. Hallyn et C. Lévy.

45.

Voir notammentSur l’échange, 277-278.

46.

Rhétorique à Alexandre, chap. 38, 1445 b 24-1446 a 3.

47.

Op. cit., 1446 a 8-11.

48.

Aristote,Rhétorique, I, 2, 1356 a 4-10.

49.

Cf. Hermogène,L’Art rhétorique, traduit par M. Patillon, s. l. (L’Âge d’Homme), 1997.

50.

Cf. D. Matthes,Hermagorae Temnitae Testimonia et Fragmenta, Leipzig, 1962.

51.

Traité perdu, remplacé dans le corpus par un traité de même titre mais d’un autre auteur.

52.

Signalons cependant deux excellentes études assez récentes : L. Calboli Montefusco,La dottrina degli “status” nella retorica greca e romana, Bologna, 1984 ; M. Patillon,La théorie du discours chez Hermogène le Rhéteur, Paris, 1988, pp. 56-99.

53.

Cité (dans une intention satirique) par J. Bayet,Histoire de la littérature latine, 2e éd., Paris (A. Colin), 1965, p. 293. On trouvera un grand nombre de ces sujets, avec les corrigés correspondants, dans Sénèque le Père,Sentence, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs, traduit du latin par H. Bornecque, Paris (Aubier), 1992.

54.

Rhétorique, III, 2, 1404 b 1-4 ; III, 12, 1414 a 18sq.

55.

C’était semble-t-il une innovation. Dans laRhétorique à Alexandre, qui est quasi contemporaine, les exemples sont forgés par l’auteur.

56.

Aelius Théon,Progymnasmata, t. établi et traduit par M. Patillon, Paris (CUF), 1997, p. 109.

57.

Démétrios,Du Style, t. établi et traduit par P. Chiron, Paris (CUF), 1993, § 75, 240.

58.

H. Rabe (éd.),Aphthonii Progymnasmata. Accedunt Anonymi Aegyptiaci,Sopatri, aliorum fragmenta, Leipzig (Teubner), 1926 ; trad. anglaise par R. Nadeau, « The Progymnasmata of Aphthonius in translation »,Speech Monographs, 19, 1952, pp. 264-285 ; synopsis en français dans M. Patillon,Éléments de rhétorique classique, Paris (Nathan), 1990, pp. 141-153. Ce traité se recommande par sa simplicité (présentation schématique de l’exercice, exemple rédigé), ce qui a fait de lui le manuel quasi-unique dans l’Antiquité tardive. Il fut transmis en Occident à la Renaissance au sein du corpus hermogénien.

59.

Quintilien,Institution oratoire, l. II.

60.

Rhetores graeci, pp. 9-40 Spengel III.

61.

Cf. G. Ballaira,Tiberii De figuris Demosthenicis libellus cum deperditorum operum fragmentis, Romae, 1968. Pour une étude d’orientation sur ce traité, voir notre article « La doctrine rhétorique du rhéteur Tibérios »,REG, 116, 2003, pp. 494-536.

62.

M. Patillon,La théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, Paris (Les Belles Lettres,Collection d’Études Anciennes), 1988, p. 158.

63.

Démosthène,Sur la couronne, 297.

64.

« Théorie et pratique des figures dans le traitéDu Sublime », dans M. S. Celentano, P. Chiron, M. -P. Noël (éd.),Skhèma/Figura. Formes et figures chez les Anciens. Rhétorique, philosophie, littérature (coll.Études de Littérature Ancienne, vol. XIII), Paris (Éditions Rue d’Ulm), 2004, pp. 301-314.

65.

VoirRhétorique, III, 9, 1409 b 1 et P. Chiron, « La période chez Aristote », dans Ph. Büttgen, S. Diebler, M. Rashed (éd.),Théories de la phrase et de la proposition, de Platon à Averroès (coll.Études de Littérature Ancienne, vol. X), Paris (Presses de l’École Normale Supérieure), 1999, pp. 103-130.

66.

VoirRhétorique, I, chap. 11.