Nicolas Adell

Figure 1 – Joints (anneaux d'oreille) de
          compagnons couvreurs avec outils suspendus (marteau et enclumette),
          19 siècle (coll. Musée du Compagnonnage de
          Tours).
Figure 1. Figure 1 – Joints (anneaux d'oreille) de compagnons couvreurs avec outils suspendus (marteau et enclumette), 19e siècle (coll. Musée du Compagnonnage de Tours).

1espaces savantsterritoirecentre construction des savoirstraditiontransmission acteurs de savoircommunautéLes communautés de savoir, dans le sens fort que cette expression a prise depuis l’entreprise conduite par Christian Jacob (2007), présentent plusieurs caractéristiques qui méritent d’être constamment rappelées pour que la notion conserve une pertinence et une valeur descriptive. En effet, il ne peut s’agir ici simplement de collectifs où des savoirs se transmettraient, puisqu’aucun groupe, d’une certaine manière, ne saurait échapper à cette définition. Deux éléments supplémentaires paraissent nécessaires. D’une part, ces communautés sont traversées par des rapports sociaux qui s’apprécient (sont évalués et organisés) selon la manière dont ils facilitent la transmission des connaissances qui peuvent être quant à elles propres au groupe ou non. Une communauté monastique forme une communauté de savoir non par les contenus spécifiques des connaissances activées (que l’on peut retrouver dans d’autres contextes), mais par la manière dont la transmission de ces connaissances donne une allure singulière aux rapports sociaux renforcés par une connivence des interprétations de propositions de connaissance. Dans une communauté de savoir, le savoir partagé est fondamental moins en raison du savoir lui-même que du partage dont il fait l’objet. D’autre part, dans ces communautés, et à la différence d’autres groupes, le savoir tend à se cristalliser en différents lieux, personnes, situations, prenant une allure éclatée en de multiples foyers. C’est cette caractéristique qui va permettre de distinguer entre elles les communautés de savoir : selon les manières dont ces cristallisations se distribuent, dont elles se soutiennent ou s’affrontent les unes par rapport aux autres, selon les façons dont ce corps éclaté du savoir s’empare du corps social pour que se transmettent des savoirs, c’est-à-dire notamment pour que s’exposent des dispositions et s’éduque l’attention.

2pratiques savantespratique rituelle acteurs de savoircommunautéassociation construction des savoirséducationinitiation construction des savoirsvalidationchef-d’œuvre acteurs de savoirprofessioncompagnon du devoirLe compagnonnage répond à l’ensemble de ces critères généraux. Forme ancienne de construction des hommes de métier par le biais du voyage (le fameux Tour de France), de l’initiation et d’un souci aiguisé de l’excellence (manifesté entre autres par la réalisation du chef-d’œuvre qui permet d’accéder au titre de compagnon), il est actuellement représenté par une petite dizaine de groupements d’envergures très différentes et rassemblant 20 000 individus. Trois se détachent et forment l’essentiel du paysage compagnonnique français actuel : l’Union Compagnonnique des Devoirs Unis (UC) fondée en 1889, l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir et du Tour de France (AOCD) créée en 1941 et rassemblant les compagnons dits « du Devoir », et la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment et autres activités (FCMB) qui a réuni en 1952 les Compagnons du Devoir qui ne se reconnaissaient pas dans l’AOCD et ceux dits « du Devoir de Liberté ». « Devoir » et « Devoir de Liberté » forment ensemble les « vieux rites » du compagnonnage, dont les premières attestations remontent au début de l’époque moderne.

3construction des savoirséducationformationLes propositions formulées dans le cadre de cet article se fondent largement sur des enquêtes conduites auprès des deux derniers groupements, car ils ont mis un accent tout particulier sur la formation et la transmission des savoirs, érigées au rang de valeurs centrales du compagnonnage, notamment par les compagnons de l’AOCD. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cet aspect n’a pas toujours eu, au sein de la formule compagnonnique, l’importance qu’on lui accorde aujourd’hui. Il est même probable qu’à ses débuts le compagnonnage constituait davantage un lieu de la sociabilité masculine qu’une institution de formation1. Ce n’est qu’à partir du 19e siècle, de façon très progressive, et surtout au cours du 20e siècle, à la faveur des reconnaissances accordées depuis la loi Astier (1919) à l’enseignement technique, que la dimension pédagogique de l’institution compagnonnique a acquis l’impact qui est le sien aujourd’hui. Et je vois dans l’ouverture récente (2008), dans le cadre de l’AOCD, d’un « Institut de la Transmission », tout le symbole de ce mouvement qui a hissé au sommet de la formule compagnonnique la valeur du savoir et la nécessité de sa perpétuation.

4acteurs de savoirprofessionartisanMais de quel savoir, ou mieux, de quels savoirs parlons-nous en compagnonnage ? Car il en existe des types différents qui ne se contentent pas simplement de redoubler les distinctions entre métiers. La diversité des savoirs, qui fait la richesse du patrimoine compagnonnique, ne se laisse pas aplatir sur le découpage en corps de métier : savoir du maçon, savoir du serrurier, etc. Prenons l’exemple d’un seul corps, celui des charpentiers, et procédons, à l’instar de Georges Pérec, à une « tentative d’épuisement » de leurs savoirs.

5pratiques savantespratique manuellesavoir-faire construction des savoirséducationapprentissageOn peut distinguer en effet chez les charpentiers, et ce serait vrai d’autres corporations compagnonniques comme de nombreuses communautés, trois types de savoirs engagés lors du processus d’apprentissage du métier, qui est aussi un temps d’apprentissage d’une vie en communauté et, plus généralement, d’un passage à l’âge d’homme. Ces finalités emmêlées de la formation compagnonnique peuvent être atteintes de plusieurs manières, par la délivrance de savoirs formulés en discours, oraux ou écrits, par la démonstration et l’apprentissage de savoir-faire de métiers, ou encore par l’imprégnation d’un savoir-être (d’homme très longtemps, d’homme de métier toujours, de compagnon). Ces trois types de savoirs ne sont pas des îles, comme nous allons le voir. Ils se rejoignent dans les différents supports mobilisés comme dans les situations qui les mettent en scène, dialoguent entre eux et révèlent ainsi tout un système de représentations qui valorisent, contre toute tentative de fixation d’un corpus de connaissances, la mobilité, l’ajustement et la nécessité d’une interprétation et d’une actualisation permanentes des savoirs.

De la voix au texte

6construction des savoirstraditionrèglement acteurs de savoirprofessionapprenti inscription des savoirslivretexteCertains savoirs transmis en compagnonnage s’exposent de manière privilégiée sous la forme du texte. Leur caractéristique essentielle est leur capacité à exister hors des individus qui les ont créés ou, à tout le moins, mis en circulation. Néanmoins, et y compris quand le texte n’est pas un discours ou n’a pas vocation à être oralisé, quand il paraît donc n’être que l’étoffe d’un savoir froid et figé, on constate que les compagnons ne s’y confrontent réellement que dans des situations qui sont comme des chambres d’activation de la matière à connaître. En effet, s’il est une situation de « transmission » des connaissances que l’on ne trouvera guère chez les compagnons, c’est celle du face-à-face entre un apprenti et un texte fixé (un traité de charpente, un livre, un énoncé de règles de conduite) qui pèse et qui pose. Pour rendre à la situation, déplorée mais récurrente, comme si la fixation était le mal nécessaire de la connaissance, l’équilibre et le dynamisme qui lui font défaut, les compagnons usent de deux stratagèmes qui ne sont évidemment pas pensés dans cette terminologie car ils apparaissent comme relevant d’un « sens commun » compagnonnique. D’une part, l’on peut s’assurer de la présence d’un acteur du texte, qui le dit et l’exemplifie tout en le suivant à la lettre. C’est le cas dans la situation initiatique où un canevas extrêmement formalisé est respecté, où les mots sont pesés au point que les initiateurs s’appliquent, en véritables acteurs, à réviser leurs textes plusieurs jours avant le moment du rituel. C’est le cas également, mais dans une optique inversée, de la situation qui voit les plus anciens venir enseigner aux jeunes itinérants les éléments pratiques et théoriques du métier. Ils ont alors davantage la fonction d’agitateurs du texte (du traité technique notamment), ayant à charge de le commenter, de le déverrouiller en ouvrant son horizon interprétatif, de le mettre en scène, de lui rendre sa fragilité en le mettant à l’épreuve du réel. D’autre part, les compagnons pratiquent aussi une forme d’appropriation collective des textes, qui supprime le face-à-face en multipliant les regards et donc les interprétations possibles. Les règlements compagnonniques précisent ainsi qu’il faut être au moins trois compagnons pour lire la correspondance qui s’échange sur le Tour de France ou pour consulter la « Règle » qui est le livre qui contient la morale, le règlement, l’histoire de la société compagnonnique concernée. Cela est vrai également des chansons compagnonniques, transmises dans des répertoires fixés dans des chansonniers, mais dont la performance n’est jamais solitaire. Je vois dans ces différentes configurations autant de chambres d’activation d’un savoir initialement immobilisé par un texte.

Figure 2 – Règlement des compagnons
            boulangers de Saumur (1842 ; coll. Musée du Compagnonnage de
            Tours).
Figure 2. Figure 2 – Règlement des compagnons boulangers de Saumur (1842 ; coll. Musée du Compagnonnage de Tours).
Figure 3 – Épure de charpente réalisée
            en 1884 par le compagnon charpentier du Devoir de Liberté Victor
            Auclair dit Bourbonnais l'Enfant du Génie (1866-1928), durant les
            cours de trait qu'il suivit à l'école de Romanèche-Thorins (71)
            (coll. Musée du Compagnonnage de Tours).
Figure 3. Figure 3 – Épure de charpente réalisée en 1884 par le compagnon charpentier du Devoir de Liberté Victor Auclair dit Bourbonnais l'Enfant du Génie (1866-1928), durant les cours de trait qu'il suivit à l'école de Romanèche-Thorins (71) (coll. Musée du Compagnonnage de Tours).

7Les partages qui viennent d’être évoqués sont à l’œuvre en compagnonnage, éprouvés sans aucun doute de façon très sensible par les compagnons mais peu, voire pas élaborés explicitement. On n’en parle pas. Il en est en revanche un autre qui est assez explicité et qui marque justement la coupure entre la voix et le texte, entre ces savoirs qui passent par ces chambres d’activation et ceux qui les évitent.

8construction des savoirséducationpédagogie pratiques savantespratique corporelleparole pratiques savantespratique discursiveoralitéEn effet, lorsqu’on évoque, auprès des compagnons charpentiers ou auprès de ceux qui sont en formation chez eux (les « apprentis », les « stagiaires » ou les « aspirants », selon leur statut et leur degré d’implication), les savoirs « parlés », ces derniers pensent immédiatement à l’enseignement de type pédagogique qui leur est dispensé dans le cadre de leur formation générale, très souvent dans les disciplines non techniques telles que le français, les mathématiques, les langues vivantes. Faisant fréquemment appel à des intervenants extérieurs pour satisfaire ce besoin d’enseignements qui leur permet de délivrer des diplômes et de rendre leurs jeunes aptes à présenter des examens, les compagnons situent cependant ces savoirs dans un ordre inférieur dans la mesure où celui qui les transmet peut, sans qu’il soit perdu beaucoup, être remplacé par quelqu’un d’autre. Mieux, ce savoir dispensé peut s’« irréaliser » dans un manuel qui fait de la voix qui l’actualisait lors de la séance de cours une simple mécanique sonore et non un acteur véritable de la transmission du savoir. La voix soumise de l’intervenant ne fait donc pas des cours théoriques des chambres d’activation du savoir, mais au contraire des moments de refroidissement des acteurs qui se figent dans la trame du discours qui s’impose à eux. Cet aspect est encore renforcé par le fait qu’il existe un autre espace et un autre temps où des savoirs sont transmis de manière orale, mais où la dimension pédagogique n’est pas tout entière comprise dans le contenu de la « leçon », car elle réside également dans l’acte de transmission, la situation même, et dépend de la personnalité de l’acteur. Le nom de ce moment est très révélateur : la « causerie ». De quoi s’agit-il ? Un « Ancien » (comprendre : un compagnon qui a fini son Tour de France et s’est sédentarisé) ou un « Renard éclairé » (un profane informé de l’histoire du compagnonnage) expose aux jeunes en formation, à l’issue de leur journée de travail, et très souvent en remplacement des cours du soir (ce qui invite encore davantage à confronter les deux voix et les deux savoirs), une thématique en relation avec le compagnonnage. Ce peut être un récit de vie, la narration de légendes compagnonniques, l’explicitation de symboles ou de rituels, ou encore la présentation d’une nouvelle structure (un musée, un centre de formation…). Sans doute est-il délivré au moment de la « causerie » un savoir qui pourrait être autrement proposé, transposable dans un texte ou dans un autre personnage. Cependant, à l’issue des causeries, les jeunes commentent d’abord une performance, une présence, attestant de cette façon le poids qui est accordé à celui venu « causer », qui le distingue précisément de celui venu « enseigner ».

9construction des savoirstraditiontransmission inscription des savoirsgenre éditorialencyclopédie pratiques savantespratique artistiqueperformance oraleParallèlement à ces savoirs essentiellement délivrés dans le cadre d’une performance orale, il existe, chez les compagnons charpentiers, un ensemble de savoirs dont le mode de transmission privilégié est l’écriture. À ce niveau également, le type de savoirs et la situation de transmission permettent de distinguer entre ceux qui, d’une certaine façon, s’épuisent dans leur contenu et ceux qui font passer davantage que ce qu’ils semblent indiquer de prime abord. Dans la première catégorie, on retrouve plusieurs types de textes produits par les compagnons. C’est un fait qui n’est pas assez souligné. On imagine, à tort, qu’entre un goût supposé pour le secret et l’objet de la formation (les savoir-faire artisanaux), les compagnons doivent prêter une faible attention aux formalisations écrites. En réalité, la masse des archives et des productions imprimées compagnonniques ne laissent planer aucun doute. Les compagnons y affirment, plus qu’un sacrifice aux nécessités de l’écriture, une véritable passion en ce domaine. En effet, tous les groupements compagnonniques possèdent leurs périodiques informant les membres de la communauté des actions menées ici et là, de l’initiation d’un nouveau membre, de la disparition d’un Ancien, évoquant une chronique « des travaux et des jours » ; tous s’appliquent également, avec des fortunes diverses2, à faire éditer des ouvrages parmi lesquels on compte aussi bien des autobiographies, des biographies que des catalogues d’expositions, des transcriptions de cycles de conférences, etc. Enfin, cette attention portée à l’écrit se montre tout particulièrement dans la mise en œuvre, depuis près de quarante ans, d’un ouvrage monumental intitulé l’Encyclopédie des métiers et qui a pour ambition, pour chaque corps de métier représenté à l’Association ouvrière qui est porteuse du projet, de rassembler l’ensemble des connaissances directes et indirectes qui sont impliquées par la pratique du métier en question. Depuis l’histoire des usages vestimentaires de l’artisan jusqu’à la description naturaliste des matériaux en passant par le répertoire exhaustif des techniques et des tours de main, rien ne doit échapper à ce que serait l’inventaire total d’une sphère élargie du métier. À titre d’exemple, l’Encyclopédie des métiers comporte dix tomes pour la partie portant sur « La charpente et la construction en bois » (1977-1992), ce qui en fait, à ma connaissance, l’une des encyclopédies les plus complètes, si ce n’est la plus complète, consacrée à un métier artisanal.

10espaces savantslieumusée construction des savoirstraditionpatrimoine matériel espaces savantslieusalle de classe espaces savantslieuatelierMais déjà, et c’est une différence importante entre cette œuvre et les périodiques mentionnés plus haut, toute l’Encyclopédie n’est pas dans le contenu de ses articles. Les charpentiers, à l’AOCD comme à la FCMB, la tiennent à proximité de leurs ateliers ou de leurs salles de cours, bien qu’elle reste peu utilisée par les jeunes itinérants. Sa consultation est d’ailleurs, dans l’ensemble, moins une minutieuse et académique lecture qu’un butinage réalisé à la faveur d’un temps libre. On la fréquente peu comme un manuel, à l’exception de quelques compagnons, beaucoup comme un monument. C’est qu’elle transmet en plus de connaissances exactes un goût de l’effort, du travail collectif, un attachement long et profond à la communauté (il s’agit tout de même du résultat de quinze ans de labeur). Elle est un patrimoine, au même titre que ces grands traités de charpente que l’on trouvera d’ailleurs davantage dans les musées compagnonniques que dans les bibliothèques des « cayennes »3. Cela n’en fait pas immédiatement un savoir figé. Simplement, son mode de médiation et son type d’activation seront d’un autre ordre, déployant un registre plus affectif que cognitif, mais participant de la même « éducation de l’attention »4 à la vie de l’esprit en compagnonnage.

11construction des savoirséducationinitiationMais le côté monumental des textes de savoir compagnonniques atteint probablement son degré le plus élevé avec la « Règle » (ou le « Devoir », puisque tel est le nom qui lui est parfois donné), qui tient un rôle fondamental dans ce moment singulier de transmission des connaissances qu’est l’initiation. Elle recèle un savoir auquel l’accès est restreint et qui fait l’objet d’une révélation, et par la suite d’un apprentissage, dans le cadre initiatique de la Réception, rituel qui fait accéder au statut de compagnon. Le fait de voir la « Règle » est un moment crucial du rituel (son épiphanie est méticuleusement orchestrée) et la lire fait l’objet d’une réglementation stricte. Sans doute contient-elle des savoirs très importants (sur le déroulement et l’organisation du rituel lui-même notamment), mais son pouvoir réside davantage dans la capacité qu’elle a de représenter la communauté des compagnons présents et passés qui, ensemble, par le truchement du texte, accueillent le nouveau membre – pouvoir de rassembler les corps dispersés de la communauté.

Gestes graphiques, gestes pratiques

12pratiques savantespratique manuellegeste pratiques savantespratique manuellesavoir-faireAux côtés de ces savoirs dits ou écrits, qui participent bien plus qu’on ne pourrait le croire a priori à la formation du compagnon charpentier, il existe bien évidemment des savoir-faire que les compagnons distinguent explicitement en deux domaines selon qu’ils relèvent d’une « science » du métier ou d’une expérience et d’une sensation techniques. D’un côté, le répertoire des gestes graphiques qui mènent à l’œuvre dans l’absolu, ce que les compagnons nomment le « Trait » ; de l’autre, l’ensemble des gestes pratiques qui la réalisent dans les circonstances particulières du moment, ce que les compagnons appellent l’« Orient ». L’une des spécificités de la formation en charpente chez les compagnons réside dans la transmission d’un savoir graphique particulier, le Trait, qui est une forme de géométrie descriptive permettant de déterminer les coupes à réaliser pour assembler les différentes pièces d’une charpente5. En compagnonnage, l’importance conférée à cette technique, sa dimension identitaire et patrimoniale6, ne se voit jamais mieux que lorsqu’elle est mise en concurrence avec d’autres méthodes. Celles-ci oscillent globalement entre deux pôles dont l’un est celui du « perchage » (une manière de déterminer les coupes en plaçant les pièces en situation l’une sur l’autre : degré zéro du savoir technique) et l’autre celui de la trigonométrie. L’un comme l’autre font l’objet d’un dénigrement de la part des charpentiers, qui estiment que le « perchage » relève davantage d’un bricolage non maîtrisé tandis que la trigonométrie propose, à l’inverse, une abstraction trop grande qui va jusqu’à mettre à distance les outils traditionnels du charpentier quand il est occupé à la préparation de l’ouvrage à venir, à savoir l’équerre et le compas. Et l’on ne sera pas surpris d’apprendre que le jeune itinérant qui veut devenir compagnon, au moment où il présente son chef-d’œuvre, doit également fournir à l’assemblée de ses initiateurs une épure, c’est-à-dire le travail de Trait qu’il a dû réaliser pour déterminer l’ensemble des coupes de son ouvrage. Réalisées avec beaucoup de soin, repassées à l’encre de Chine pour en accroître encore l’importance depuis quelques années, les épures constituent en elles-mêmes des œuvres de métier dont la beauté et le caractère patrimonial sont reconnus. On les trouve exposées dans plusieurs musées du compagnonnage en France.

13pratiques savantespratique manuellegesteMais ce qui fait du Trait une technique, une science et un art essentiels – les trois termes sont utilisés de façon indifférente par les compagnons dans ce cas – s’évalue d’abord à la nécessaire médiation dont il doit faire l’objet, à la nature du lien qu’il établit entre un apprenti et un compagnon aguerri. Et c’est probablement la possibilité de leur découverte isolée, dans la confrontation immédiate avec une formule mathématique ou un matériau non domestiqué par l’équerre ou le compas, qui fait du perchage ou de la trigonométrie des démarches à rejeter. Si le Trait est un savoir valorisé chez les compagnons, c’est qu’il présente cette caractéristique si précieuse de corps éclaté qui l’empêche d’être entièrement dans un traité, dans une épure, dans un instrument, dans un geste, dans un individu, mais est activé par la combinaison de l’ensemble de ces éléments.

14construction des savoirstraditionpatrimoine matérielCet aspect est encore renforcé par les différentes manières de réaliser le Trait. Le corps éclaté du savoir signifie en effet non seulement la démultiplication des lieux qui le manifestent, mais aussi celle des interprétations qui l’identifient et le singularisent. On rencontrera ainsi, chez les charpentiers, du Trait « par rembarrement », « à la herse », « à la sauterelle », ou encore du « Trait croche ». Et si chaque technique a des vertus qui la rendent plus « pratique » pour tel ou tel type de tracé, les évaluations du « pratique » diffèrent beaucoup d’un individu à l’autre. Exposer le détail de ces controverses importe peu. D’elles-mêmes, elles témoignent de la résistance de ce répertoire de gestes graphiques à toute forme de cristallisation crépusculaire. On comprend mieux qu’il ait été l’un des premiers éléments à répondre aux critères de la catégorie alors neuve de « patrimoine vivant » en France.

15acteurs de savoirqualités personnellesIl reste que tout le métier de charpentier n’est pas contenu dans la faculté de posséder le Trait, même parfaitement, même dans toutes ses variations. Il faut également avoir l’intuition des circonstances, le tour de main, le sens pratique, cette capacité à « s’orienter » dans toute situation pour en trouver l’issue, ce que les compagnons charpentiers appellent précisément « l’Orient », terme qui résonne également avec les origines légendaires du compagnonnage aux pieds du temple de Salomon. Avoir de « l’Orient », c’est témoigner d’une maîtrise du métier, non seulement de ses techniques mais également de ses dangers, de ses usages. C’est avoir la prescience de l’accidentel, l’anticipation de l’imprévisible, être le dépositaire d’une certaine dose de « sérendipité », pour reprendre le mot d’Horace Walpole. C’est également débrouiller les situations délicates. C’est, au total, faire preuve de cette qualité d’homme de métier, qui est aussi une qualité d’homme pour les compagnons : la maîtrise de soi dont l’acquisition constitue l’un des enjeux cruciaux de toute la formation, dépassant les limites d’une simple transmission de connaissances ou de règles et imposant de mobiliser tous les éléments disparates du corps éclaté du savoir et qui sont donnés à voir, de façon exceptionnellement unifiée, en quelques rares situations et individus.

Voies de la maîtrise de soi

16Voilà donc ce qu’« avoir de l’Orient » veut dire pour les compagnons charpentiers. Et si la maîtrise de soi n’a pu accéder à une formulation explicite que dans la sphère du métier – ce qui est déjà beaucoup puisque la langue française, comme beaucoup d’autres, n’en possède pas l’équivalent –, elle reste tout aussi capitale pour les autres registres que la formation compagnonnique prend en charge. Devenir un homme7, un compagnon, un homme de métier sont étroitement articulés et l’une des chevilles principales de la mécanique de cet accompagnement de la croissance sociale des individus est justement la maîtrise de soi8.

17L’une des clés de la réussite de la formule compagnonnique réside probablement dans la capacité que l’institution a de faire résonner ensemble ces trois registres, de faire que des franchissements (d’étapes, de statuts, etc.) dans l’un agissent également dans les autres qui s’en trouvent affectés de façon explicite ou non. Ainsi, l’une des voies d’accès, paradoxale, à la maîtrise de soi dans le métier est celle des accidents de travail. L’homme de métier, le charpentier en particulier (mais cela se vérifie dans de nombreuses autres corporations), est celui qui est capable d’exhiber les stigmates de sa profession, traces de limites approchées. Dans l’ombre de l’Orient, il y a toujours, pour faire l’homme de métier, la découverte périlleuse de l’impossibilité d’une maîtrise totale, dont l’expérimentation douloureuse constitue le mal nécessaire. Or ces blessures laissées par l’exercice du métier possèdent également un autre niveau de lecture qui, hors du champ du travail, signifie dans l’ordre de la personne et du genre l’accession à un degré supérieur de virilité. Passé le moment de la blessure elle-même, l’exhibition, ostentatoire ou discrète, des cicatrices du métier possède son immédiate traduction dans les termes du passage à l’âge d’homme. C’est que la maîtrise de soi ne peut réellement se mesurer, ou au moins s’établir, qu’à partir du moment où elle est mise en danger, contestée, défaillante. Pour la faire exister, il faut bien y déchoir à un moment ou à un autre.

Figure 4 – Livre des règles et registres,
            dit « Rôle », des compagnons tourneurs sur bois de la ville de
            Lyon (1730 ; coll. Musée du Compagnonnage de Tours)
Figure 4. Figure 4 – Livre des règles et registres, dit « Rôle », des compagnons tourneurs sur bois de la ville de Lyon (1730 ; coll. Musée du Compagnonnage de Tours)

18pratiques savantespratique rituelleMais il y a plus encore. Car cette maîtrise de soi, exprimée dans et par le métier en grande partie chez les charpentiers, traduite immédiatement dans la langue des passages à l’âge d’homme, est considérée, chez les compagnons, comme façonnée et transmise au moment du rite principal d’initiation, celui de la Réception. Là sont noués les fils épars qui forment la trame de la maîtrise de soi en compagnonnage, qui est tout à la fois la maîtrise de son corps et de ses gestes – dans le métier et en dehors –, de ses émotions (des événements intérieurs donc), mais aussi d’une situation, des aléas, des circonstances, dans l’ordre du métier ou non, qui sont les événements extérieurs. Le moment initiatique met en scène et condense ces différents ordres de la maîtrise de soi – et ce non par l’effet de l’interprétation du chercheur, mais de l’aveu même des compagnons. Peu convoquée hors du métier, et à ce niveau sous le masque de l’Orient seulement, ce n’est qu’au moment de l’initiation qu’elle remonte à la surface des discours. Elle devient « cette vertu que nous sommes censés acquérir la nuit de notre Réception de Compagnon », écrit dans ses mémoires un compagnon tailleur de pierre9.

19acteurs de savoirqualités personnelles construction des savoirspolitique des savoirssecretLes trois ordres de maîtrise repérés (corps/gestes, événements intérieurs, événements extérieurs) se manifestent clairement dans le cadre initiatique sous la triple exigence d’une exposition à la violence rituelle (maîtrise du corps), d’une culture du secret qui vise à préserver l’efficacité du rite (maîtrise de la parole), et de l’attribution d’un nom-programme (maîtrise du destin). Ce dernier aspect est à mes yeux le plus important, tant il offre un accès privilégié à un projet compagnonnique non explicité : la constitution d’un répertoire vivant de vertus. Vertus qui, dans l’appréciation que les compagnons leur réservent pour la plupart, entremêlent savoirs, savoir-faire et savoir-être. Le rituel de la Réception du compagnon s’achève en effet par l’attribution d’un nouveau nom10 : Vendéen le Soutien du Devoir, Limousin la Franchise, Dauphiné la Persévérance, Parisien l’Ami des Arts soulignent un trait et annoncent, pour soi et pour les autres, le programme et le spectacle d’une conduite. Aussi, sur le plan éthique, la ligne qu’impose le nom compagnonnique remplit-elle la même fonction que le geste technique exécuté dans l’atelier par un Ancien pour les jeunes : s’offrir à la reproduction non seulement du fait de la désignation sociale – le jeune apprend le « bon geste » ainsi qualifié dans l’atelier comme il apprend la constance auprès du compagnon La Constance, ou la fermeté auprès de La Fermeté – mais également en raison des vertus propres de l’imitabilité que contient un comportement prédictible (mon nom, c’est moi) au milieu de l’embrouillaminis ordinaire des événements de la vie sociale.

20acteurs de savoirstatutmaîtreDe ce fait, tout groupement compagnonnique possède un répertoire vivant de maîtres d’arts de faire et de vivre qui sont comme disposés à l’horizon des jeunes itinérants qui font leur Tour de France. Parmi ces maîtres de vertu, quelques-uns sortent du lot pour assumer, dans tous les moments de leur vie et sur tous les registres qu’elle peut exiger, cette exemplarité à laquelle tout compagnon se devrait de satisfaire, mais qui est si difficile à supporter quotidiennement. Ces compagnons exceptionnels sont soumis à un rituel supplémentaire à l’issue duquel leur sont remises des boucles d’oreille appelées « joints », qui les désignent comme les meilleurs exemplaires de la bibliothèque vivante des vertus compagnonniques.

Notes
1.

Sur ce point, je me permets de renvoyer à N. Adell, 2014. (voir bibliographie).

2.

En ce domaine, l’AOCD tient le devant de la scène, comptant plusieurs dizaines d’ouvrages à son actif dans le cadre de sa maison d’édition, la Librairie du compagnonnage.

3.

Nom que les charpentiers donnent au siège compagnonnique dans les villes du Tour de France.

4.

L’expression est reprise de T. Ingold, 2000 (voir bibliographie).

5.

Il existe, sous des modalités bien distinctes, un « Trait » chez les tailleurs de pierre et les menuisiers également.

6.

Le Trait de charpente a été l’un des tout premiers éléments inscrits pour la France sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.

7.

Exclusivement masculin jusqu’à une période très récente, le compagnonnage a vu au milieu des années 2000 les femmes accéder au titre de « compagnon » dans certains groupements comme à l’AOCD.

8.

Pour une démonstration plus fouillée de ce point, je renvoie à N. Adell, 2008 (voir bibliographie).

9.

P. Jourdain, 1997, p. 341 (voir bibliographie)

10.

On théâtralise l’imposition du nouveau nom durant le rituel alors que, semble-t-il, celui-ci fait l’objet en amont d’une concertation et d’une négociation entre le néophyte et les compagnons qui s’apprêtent à le « recevoir ». Il faut que le futur compagnon s’estime « capable » d’assumer son nom.

Appendix A BIBLIOGRAPHIE

  1. — Adell, Nicolas, Des hommes de Devoir. Les compagnons du Tour de France (XVIII e -XX e  siècle), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008
  2. — Adell, Nicolas, « Compagnonnage ancien », dans P.-Y. Beaurepaire (dir.), Dictionnaire de la Franc-maçonnerie, Paris, Armand Colin, 2014, p. 47-53
  3. — Adell, Nicolas, « Compagnonnage moderne », ibidem, p. 53-57
  4. — Ingold, Tim, The Perception of Environment. Essays on Livelihood, Dwelling and Skill, Londres, Routledge, 2000
  5. — Jacob, Christian (dir.), Lieux de savoir. Vol. 1 : Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007
  6. — Jourdain, Pierre, Voyage dans l’île de Moncontour ou un demi-siècle de la vie d’un compagnon tailleur de pierre du Devoir, Paris, Librairie du compagnonnage, 1997