Yolaine Escande

1inscription des savoirsécriturecalligraphie inscription des savoirsécritureDepuis que l’écriture chinoise est devenue un art au tournant de notre ère, une calligraphie se réalise toujours de la même façon, selon des étapes qui ne suivent pas nécessairement un ordre chronologique, puisque certaines d’entre elles peuvent être concomitantes. Cependant, une présentation linéaire requiert cette forme de hiérarchisation, par souci de clarté. On peut relever huit phases dans la réalisation d’une calligraphie :

  1. la préparation mentale ;
  2. les circonstances favorables ou défavorables ;
  3. le matériel : le pinceau, l’encre, la pierre-à-encre, le papier ;
  4. la tenue du pinceau ;
  5. le choix du texte à rédiger, le choix du style en fonction de la destination du texte ;
  6. la copie et l’appréciation ;
  7. la composition ;
  8. l’effet visuel et le rôle de l’art de l’écriture.

2construction des savoirsvalidationchef-d’œuvre construction des savoirslanguestyle pratiques savantespratique manuellemanipulation matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionLe texte principal de référence, le Traité de calligraphie (687) de Sun Guoting (648 ?-702 ?), est à la fois un traité théorique et un chef-d’œuvre calligraphique. Ce manuscrit aborde la plupart des points sus-mentionnés ; pour ceux qu’il ne traite pas, il est fait appel à des textes reconnus et dont l’enseignement sert encore de référence communément de nos jours.

1. La préparation mentale

3pratiques savantespratique manuellegeste acteurs de savoirstatutlettré acteurs de savoirstatutfonctionnaire Cai Yong (133-192), haut fonctionnaire, lettré et calligraphe célèbre des Han orientaux, auteur de l’un des essais les plus anciens sur l’art de l’écriture, introduit à cette étape fondamentale qui se place bien en amont du geste calligraphique mais sans laquelle ce geste ne peut se dérouler de façon satisfaisante :

inscription des savoirsécriturecalligraphieCelui qui calligraphie doit être relâché. Lorsqu’on désire calligraphier, il faut d’abord être détendu, à l’aise et ne pas ressentir de contrainte, alors on peut écrire ; même [le pinceau idéal] en poils de lapin du mont Zhongshan [Anhui] ne permet rien de bon si l’on est tenu par des contingences. Pour calligraphier, il faut s’asseoir en silence et méditer profondément ; il convient de réfléchir à son intention (yi), sans une parole, sans respirer à fond, avec une contenance concentrée, comme si l’on faisait face à l’empereur, alors tout [ce que l’on va se mettre à écrire] sera excellent1.

4pratiques savantespratique manuellegeste pratiques savantespratique corporelleméditation matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionencre inscription des savoirsécriturecalligraphieLes calligraphes se mettent habituellement en état de méditer en frottant le bâton d’encre sur la pierre-à-encre préalablement remplie d’eau, afin de préparer la pâte nécessaire à l’écriture. En fonction de la texture et de la quantité requises, de quinze à trente minutes d’un mouvement continu sont exigées. Cette méditation n’est pas
 éthérée : il faut « réfléchir à son intention » tout en frottant, ce qui signifie savoir ce que l’on va écrire et comment. L’intention (yi 意, étymologiquement, « le son  du cœur  ») est fondamentale car elle préside au geste. On la retrouvera également à l’œuvre dans l’effet visuel après l’exécution.

Sun Guoting (648 ?-702 ?), , 687, détail,
            écritures courante et cursive, 27,2 cm × 898 cm, encre sur papier,
            Taipei, Musée national du Palais.
Figure 1. Sun Guoting (648 ?-702 ?), Traité de calligraphie (Shupu), 687, détail, écritures courante et cursive, 27,2 cm × 898 cm, encre sur papier, Taipei, Musée national du Palais.

5Yu Shinan (558-638), célèbre lettré, calligraphe et haut fonctionnaire du début des Tang (618-907), complète cette première recommandation :

Lorsqu’on désire calligraphier, il faut ramener le regard, ne plus rien écouter, repousser les soucis et concentrer son esprit, avoir le cœur droit et le souffle égal, alors on s’accorde avec le merveilleux (miao).

6Trois points sont essentiels : le silence, la concentration et le détachement des contingences. Le « merveilleux » dont il est question ici désigne l’œuvre incomparable de la nature. Yu poursuit :

inscription des savoirsécriturelettre inscription des savoirsécritureSi cœur et esprit ne sont pas droits, l’écriture sera de travers ; si détermination et souffle ne sont pas en harmonie, les caractères seront disgracieux […] Ainsi, bien que les caractères aient une matérialité, leurs traces prennent racine dans l’absence d’action (wuwei), c’est du yin et du yangque dépendent leurs mouvement et inaction, ils doivent prendre le corps des existants pour se donner forme, développer leur propre nature et comprendre les changements universels ; à cela, point de règle fixe.

7La matérialité ou la constitution des caractères n’est pas une « substance » qui s’opposerait à une essence. Bien au contraire, elle ne peut advenir que dans l’« absence d’action » qui désigne l’absence d’activité propre, et non ne rien faire du tout. C’est l’action volontaire s’opposant au mouvement de la nature – quant à lui merveilleux – qui est à bannir. En revanche, l’état de réceptivité auquel le calligraphe parvient au cours de sa concentration-méditation le conduit à se laisser porter par l’activité de l’univers. En d’autres termes, l’« absence d’action » ne porte pas sur le geste ni sur l’activité de la main mais sur le cœur-esprit qui n’a pas à agir volontairement, mais à se laisser agir par le mouvement de la nature. Celui-ci est « merveilleux » parce que, ainsi produits, les caractères d’écriture apparaissent d’eux-mêmes : « La création se réalise alors d’elle-même », affirme Cai Yong 2. D’un point de vue philosophique, le yinet le yangcorrespondent à la première différenciation rendue possible par l’« absence d’action » qui ouvre à l’» éveil du cœur », comme l’explique Yu ensuite. Il emploie un vocabulaire taoïste, par lequel il place l’art de l’écriture sur le même plan que le mystère du Dao (Tao) en le qualifiant d’« abstrus et merveilleux », ce qui fait référence au « mystère au-delà du mystère » du paragraphe inaugural du Laozi ; Yu précise également que ce qui agit n’est pas le scripteur, mais le Dao lui-même :

inscription des savoirsécriturelettreC’est pourquoi on sait que l’art de l’écriture est abstrus et merveilleux, il est indispensable de le saisir par son esprit et par ses qualités innées, on ne peut pas le rechercher par l’application ; l’habileté doit nécessairement être due à l’éveil du cœur et ne peut être obtenue par le regard. La forme des caractères est semblable à la perception visuelle : de même que le regard a des limites, la perception du corps des caractères est aussi arrêtée par leur substance matérielle. Selon qu’un objet est vu de près ou de loin, il apparaît différemment ; par exemple, comment un contenant rond ou carré dans lequel se trouverait de l’eau pourrait-il [restituer ce qu’est] l’eau ? Ainsi, le merveilleux du pinceau est comparable à l’eau, le contenant carré ou rond au caractère ; de même pour ce que l’on perçoit : le lointain diffère du proche ; c’est pourquoi il faut comprendre clairement le corps des caractères. Les caractères ont une apparence, secondaire par rapport au cœur-esprit (xin)qui s’éveille dans l’absence d’esprit (xin)et qui s’unit au merveilleux. Ainsi, de même que l’éclat d’un miroir en bronze moulé ne dépend pas du regard de l’artisan fondeur, de même, si un pinceau traduit merveilleusement le cœur-esprit, la qualité merveilleuse de ses poils n’y est pour rien. C’est nécessairement avec un cœur limpide comme l’eau que le mouvement de la pensée (si)peut atteindre la subtilité merveilleuse ; l’inspiration (shen)y répondant, la pensée n’a plus de limites.
La tenue du pinceau.
Figure 2. La tenue du pinceau.

8pratiques savantespratique corporelleméditation construction des savoirsépistémologieméthode inscription des savoirsécriture Yu Shinan mentionne clairement un « art de l’écriture », ou une « voie de l’écriture » (shudao), expression qui désigne la calligraphie en japonais, et qui est tombé en désuétude en Chine, où cet art s’appelle désormais shufa, « discipline » ou « méthode d’écriture », car il commence par une discipline sur soi. Yu évoque plusieurs niveaux d’activité : le « cœur-esprit » ( xin ) ou siège de la conscience, qui ne doit pas agir ; la « pensée » ( si ), terme qui ne désigne pas la pensée rationnelle mais qui, constitué du radical du cœur et de l’élément du champ cultivé , est lié à la réflexion et aux projets ; et enfin l’« esprit » (shen) qui participe de la puissance spirituelle et qui anime tout ce qui se trouve entre ciel et terre. La pensée ne doit intervenir qu’après la mise en œuvre de la puissance spirituelle qui lui donne sa dimension infinie. Celle-ci peut être mise en œuvre à la condition que le cœur (xin)soit rendu aussi réceptif que la surface de l’eau calme grâce à la méditation-concentration. Yu continue :

Il en est de même si l’on tisse des sons sur le tambour et la cithare et si des échos merveilleux naissent à son gré ; si l’on tient le pinceau en guidant la pointe, son attitude sans contrainte gagne graduellement les poils et s’y fait écho. Le cœur-esprit de l’amateur s’éveillant dans la perfection du Dao, sa calligraphie s’accorde avec l’absence d’action. Si vraiment il est concerné par la gloriole, il reste jusqu’à la fin ignorant de ce principe3.

9matérialité des savoirsmatériaupapier matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionpinceau pratiques savantespratique manuellegesteAutrement dit, la première condition à la réalisation du geste approprié est l’attitude spirituelle ; le matériel employé n’est que secondaire. Ainsi, techniquement, même si un trait se décompose en une attaque, un développement et une fin, il ne commence pas véritablement au moment où la pointe du pinceau touche le papier et il ne finit pas non plus lorsque le pinceau quitte le support : il émerge bien avant le geste dans une intention, son mouvement est porté par le Dao, manifesté par le dynamisme de la puissance spirituelle à l’œuvre dans l’univers et, on le verra plus loin, l’intention qui l’habite doit produire un effet sur celui qui le regarde pour qu’il puisse être qualifié de réussi. C’est pourquoi examiner seulement des formes visuelles est considéré comme tout à fait insuffisant dans la tradition chinoise.

2. Les circonstances favorables ou défavorables

10Le calligraphe doit tenir compte des circonstances objectives avant même de se mettre à méditer pour écrire. Sun Guoting les décrit de la façon suivante :

De plus, la calligraphie se passant à un moment donné, [celui-ci est déterminé par des circonstances] favorables ou défavorables ; lorsqu’elles sont favorables, l’écriture est fluide et réussie, mais dans le cas contraire, elle est superficielle et sans corps. Grosso modo, chacune d’elles dépend de cinq facteurs : l’esprit léger et libre de toute contingence [constitue] la première circonstance favorable. Ressentir de la gratitude [envers ses amis] et leur demander des nouvelles [représentent] la deuxième circonstance favorable. La troisième, c’est un temps idéal avec un taux d’humidité suffisant dans l’air. La quatrième circonstance favorable, c’est le papier et l’encre qui se mettent en valeur mutuellement. Avoir soudain envie d’écrire, voilà la cinquième. La première circonstance défavorable, c’est avoir le cœur pressé et le corps en reste. La deuxième, c’est avoir l’intention contrariée et se sentir frustré. Un vent desséchant et un soleil torride [constituent] la troisième circonstance défavorable ; la quatrième, c’est que le papier et l’encre ne s’assortissent pas. Un sentiment de fatigue et une main paresseuse [représentent] la cinquième. Ces circonstances favorables ou défavorables font la différence entre une bonne et une mauvaise [calligraphie]. Le moment propice ne vaut pas le bon matériel, qui compte moins qu’avoir la bonne disposition mentale. Lorsque les cinq circonstances défavorables coïncident, la pensée est paralysée et le geste gauche. [Mais] lorsque les cinq circonstances favorables sont combinées, l’esprit (shen)se développe et le pinceau [se meut] avec aisance ; dans ce cas, rien n’est obstacle, mais lorsqu’il est bloqué, il ne peut rien entreprendre4.

11La disposition mentale correspond à l’état méditatif, fondamental avant de se mettre à écrire.

3. Le matériel

12inscription des savoirsécritureécriture cursive matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionpinceauLe calligraphe a le choix entre des pinceaux en poils souples ou durs ; ces derniers sont préférés dans l’écriture régulière, cursive et courante. La longueur de la pointe et son épaisseur dépendent de la taille des caractères choisie. Quant au support, le plus répandu est le papier, tel que Dame Wei Shuo (272-349), célèbre femme calligraphe des Jin orientaux, le présente :

matérialité des savoirsinstrumentinstrument d’inscriptionpinceauPour le pinceau, il faut aller chercher des poils de lapin aux sommets des hautes montagnes et les recueillir aux huitième et neuvième mois lunaires ; les poils du pinceau doivent avoir un pouce de long, cinq pouces pour le manche, la pointe doit être uniforme, le milieu ferme. Pour la pierre-à-encre, il faut une pierre neuve desséchée et chauffée, à la fois lisse et rugueuse, pour les encres onctueuse, liquide ou brillante. Quant à l’encre, elle doit être composée à partir de noir de suie de bois de pin du mont Lu [Jiangxi], de colle de cornes de cerf de la préfecture de Dai [Shanxi], avoir plus de dix ans, et être dure comme de la pierre. Il faut choisir le papier « œufs de poissons » de Dongyang [Anhui] qui est souple, lisse et pur.

13matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionbâton matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionencreAujourd’hui, les pinceaux à la pointe rigide sont communément en poils de martre, ceux à la pointe souple, en poils de chèvre. Le centre des poils correspond au réservoir d’encre, c’est pourquoi il doit être ferme. À l’époque de Dame Wei, nombre de pierres-à-encre étaient en terre cuite ; elles sont aujourd’hui le plus souvent taillées dans de la pierre à savon provenant de Duanyan, dans la région de Canton. L’encre est toujours constituée à base de noir de suie (de pin de préférence), de résine et de corne de diverses origines pour servir de liants et elle est mise à sécher dans des moules sous forme de bâtons qui ensuite sont frottés avec de l’eau pour produire la pâte liquide qui sert à l’écriture. Le meilleur papier de Chine est encore produit dans la province de l’Anhui 5.

14L’élève de Dame Wei, qui est devenu le calligraphe le plus célèbre de l’histoire chinoise, Wang Xizhi (303-361), recommande à son tour :

La pointe du pinceau. Dans le ou les cœurs,
            des poils de longueurs différentes servent de réservoir d’encre ;
            au centre, ils constituent l’extrémité de la pointe ; autour de ce
            centre, ils sont tous plus courts que les poils du manteau.
Figure 3. La pointe du pinceau. Dans le ou les cœurs, des poils de longueurs différentes servent de réservoir d’encre ; au centre, ils constituent l’extrémité de la pointe ; autour de ce centre, ils sont tous plus courts que les poils du manteau.
Quand on humecte le pinceau d’encre, on ne doit tremper qu’un tiers des poils ; éviter de les imbiber profondément, sinon les poils sont ramollis et sans force. Pour préparer l’encre, il faut presser énergiquement le bâton d’encre contre la pierre-à-encre et le faire tourner lentement, l’encre est alors fine et d’excellente qualité6.

15matérialité des savoirsinstrumentinstrument d’inscriptionpinceauLe pinceau est un instrument aux poils extrêmement souples et flexibles. De la quantité de liquide dans les poils dépend la plus ou moins grande capacité de réaction de la pointe. Celle-ci doit pouvoir restituer immédiatement le moindre mouvement du cœur-esprit sur le papier ; si la pointe est trop imbibée d’encre, elle perd alors toute élasticité, c’est pourquoi Wang Xizhi la qualifie de « ramollie et sans force ».

4. La tenue du pinceau

16matérialité des savoirsmatériaupapierUne fois le calligraphe prêt à écrire, après qu’il a préparé son encre et choisi son pinceau et son support, papier ou soie, entre en jeu la tenue du pinceau. Le choix du pinceau et la tenue haute ou basse sur la hampe dépendent du style d’écriture privilégié et de la taille des caractères. Par exemple, le pinceau doit être tenu plus haut sur la hampe pour la cursive que pour l’écriture régulière, comme l’explique ensuite Dame Wei Shuo :

inscription des savoirsécritureécriture cursive construction des savoirséducationapprentissageL’apprentissage habituel de l’écriture des caractères commence par la tenue du pinceau ; pour la calligraphie régulière, la main doit se situer à deux pouces et un dixième de la pointe du pinceau ; pour la semi-cursive et la cursive, elle doit se placer à trois pouces et un dixième de la pointe du pinceau. Lorsqu’on trace un point, un trait, un appui ou une courbe au pinceau, il faut dans tous les cas utiliser toute la force de son corps pour l’exécution.

17pratiques savantespratique corporelleposition du corpsposition debout matérialité des savoirsmobiliertable pratiques savantespratique corporelleposition du corpsposition assiseEn général, l’écriture se réalise assis, le support étant placé sur une table à plat. Plus les caractères sont grands, plus le geste est ample et plus le pinceau doit être tenu haut sur la hampe. Pour tracer de grands caractères (de plus de 15 cm de diamètre), le calligraphe se tient généralement debout, afin d’acquérir plus d’aisance dans le geste et d’avoir plus de force. Dame Wei explique encore :

Les débutants doivent commencer par calligraphier de grands caractères, ils ne doivent pas imiter les petits caractères. […] Les calligraphes au coup de pinceau fort réalisent des caractères à solide ossature ; ceux qui manquent de force font des caractères très en chair ; ceux dont les caractères sont très osseux avec peu de chair ont une écriture dite musclée ; ceux dont les caractères sont charnus mais peu osseux ont une écriture de cochon. Une écriture supérieure est faite de force et de tension ; une écriture sans force ni tension est maladive7.

18Les grands caractères sont plus faciles à réaliser que les petits, c’est pourquoi ils conviennent aux débutants. L’ossature correspond à la structure du tracé ; elle dépend de la « force » du coup de pinceau, c’est-à-dire à un tracé assuré et ferme. La chair désigne l’épaisseur du trait ; elle est secondaire par rapport à la structure. Les caractères « charnus » mais sans structure (« peu osseux ») apparaissent informes et mous et dénotent un tracé manquant d’assurance, qualifié d’ « écriture de cochon ».

19acteurs de savoircorpsLa théorie chinoise « décrit » les caractères d’écriture en termes physiologiques de sang (l’encre), de souffle (l’énergie du tracé), de chair (son épaisseur), d’os (sa structure), de nerf ou de tendon (sa tension), etc. Le fonctionnement des caractères en un tout organique est identique, par analogie, à celui du corps humain8.

Exemple du même caractère fa (« méthode,
            discipline, loi ») en régulière et en cursive.
Figure 4. Exemple du même caractère fa (« méthode, discipline, loi ») en régulière et en cursive.

5. Le choix du texte à rédiger, le choix du style en fonction de la destination du texte

20construction des savoirslanguestyle inscription des savoirsécritureécriture cursiveLorsque la solennité et la rigueur sont de mise, pour les enseignes des bâtiments (magasin, temple, monument, jardin, habitation, etc.), la régulière est exigée. Sun Guoting recommande :

Pour la vitesse et la commodité, la semi-cursive est requise ; pour inscrire ou graver sur une enseigne, c’est la régulière qui est préférée. Si la cursive ne contient pas une part de régulière, elle risque d’être appliquée et timorée. Si la régulière ne renferme pas de cursive, elle n’a rien à voir avec le style épistolaire.

21construction des savoirslangage et savoirsstylelisibilitéLa semi-cursive ou courante est une écriture mi-régulière, mi-cursive : l’ordre des traits prédéterminé est respecté, comme en régulière, mais ceux-ci sont parfois reliés entre eux au sein d’un caractère. Alors qu’en cursive la graphie des caractères est schématisée et que ces derniers sont souvent reliés entre eux, ce qui les rend illisibles pour un non-initié. La courante est donc tracée plus librement que la régulière tout en gardant l’avantage de rester lisible. Elle est particulièrement appropriée pour l’écriture des missives, qui désigne le « style épistolaire », dans lequel la grande tradition fondatrice de l’idéal calligraphique s’est transmise depuis le iv e siècle, et en particulier Wang Xizhi. Sun Guoting explique la différence entre régulière et cursive :

La régulière fait des points et traits sa forme et sa matière, des rotations [le vecteur de] ses émotions et de son tempérament ; en cursive, les points et les traits servent à [l’expression] des émotions et du tempérament, les rotations produisent la forme et la matière. Si les rotations sont contrariées en cursive, les caractères ne peuvent être réalisés. Si les points et traits font défaut en régulière, elle peut encore servir à noter des textes. Même si les mouvements [de la pointe dans les deux styles] sont différents, ils sont globalement mutuellement reliés9.

22acteurs de savoirémotion« Forme et matière » d’un côté, « émotions et tempérament » de l’autre ne marquent pas une opposition entre matière et esprit, mais au contraire leur lien intrinsèque. En régulière, écriture « standard » normalisée au viie siècle et usitée depuis lors, les points et les traits fondent la structure du style, car l’ordre des traits est préétabli, alors que les rotations y apparaissent comme secondaires – c’est pourtant elles qui permettent d’exprimer pleinement ce style. Inversement, les « rotations » sont la marque de la cursive alors que la lisibilité n’est plus essentielle. Cependant, la fluidité ne doit pas impliquer un manque de force, c’est pourquoi les points et les traits doivent en faire ressortir la vitalité. Sun Guoting poursuit, sur les styles d’écriture :

C’est pourquoi [les calligraphes doivent] également fréquenter et comprendre les deux formes de sigillaire, s’intéresser au bafenet l’intégrer, saisir et englober la cursive ancienne, s’immerger et se plonger dans le blanc-volant. Mais si on manque un tant soit peu d’attention, [régulière et cursive] sont alors aussi différentes que Hu [le Nord] et Yue [le Sud].

23Les « deux formes de sigillaire » désignent la grande sigillaire, ou écriture oraculaire sur os, carapace de tortues, bronze et pierre, qui correspond à l’écriture la plus ancienne, et la petite sigillaire, créée sous les Qin (iii e siècle av. J.-C.) à partir de la précédente en la normalisant10. Le bafen est l’une des formes de l’écriture de chancellerie, ancêtre de l’écriture régulière, employé pour la rédaction des textes officiels11. Le « blanc-volant » désigne un style essentiellement décoratif, aux caractères en majorité de grandes dimensions, dont le tracé relativement rapide laisse apparaître le « blanc » du support car l’encre n’a pas le temps de se déposer ; « volant » évoque l’aspect aérien et léger de ce style12. Sun Guoting continue :

acteurs de savoirémotion inscription des savoirsécritureécriture cursiveSi les écritures sigillaire, de chancellerie, cursive [moderne] et cursive ancienne diffèrent beaucoup dans leurs usages et techniques, elles ont [toutes] établi leurs qualités et chacune a ses avantages : la sigillaire fait cas de la grâce et des liaisons ; l’écriture de chancellerie recherche la précision et la densité ; la cursive [moderne] valorise la liberté et la fluidité ; la cursive ancienne s’applique à la maîtrise et à la simplicité. Ensuite [après avoir appris chacun de ces styles], [les calligraphes expriment] la solennité par le souffle spirituel (fengshen), la douceur par une humectation gracieuse, l’exultation par la vigueur structurale, l’harmonie par l’élégante sérénité (xianya), afin de pouvoir manifester leurs sentiments et leur tempérament et donner forme à leurs joie et tristesse. L’expérience des différents degrés de sécheresse ou d’humidité dans l’emploi [de l’encre montre] qu’elle demeure la même depuis l’Antiquité ; en réalisant l’écart entre la jeunesse et la vieillesse, [on prend conscience] que cent ans s’évanouissent en un instant. Hélas ! Si l’on n’est pas initié [à la calligraphie], comment pourrait-on en comprendre le mystère13 ?

24Sun Guoting n’éclaire pas le vocabulaire qu’il emploie. Des théoriciens plus tardifs l’ont repris et expliqué ; nous n’avons aujourd’hui d’autre choix que de nous référer à eux. Par exemple, fengshen, le « tempérament spirituel » ou « influx spirituel », occupe une place importante chez le calligraphe et théoricien Jiang Kui (1163-1203) des Song du Sud (1127-1279) :

Le tempérament spirituel exige premièrement une valeur humaine élevée ; deuxièmement, de se mettre à l’école des anciens ; troisièmement, [d’employer] des pinceaux et du papier de qualité ; quatrièmement, de l’audace et de la vigueur ; cinquièmement, de la hauteur clairvoyante ; sixièmement, une brillante onctuosité ; septièmement, des effets de contrepoint convenables ; huitièmement, quelque peu de nouveauté14.

25acteurs de savoirqualités personnellescompétence acteurs de savoirqualités personnellesSelon Jiang Kui, le tempérament spirituel dépend de facteurs à la fois techniques (la copie des anciens, le matériel de qualité, l’encre onctueuse, les effets de contrepoint) et spirituels (la valeur humaine, les qualités du caractère, notamment audace et nouveauté).

26construction des savoirslangage et savoirsstyleclartéDe même, l’expression xianya,« l’élégante sérénité », employée par Sun, est développée par le calligraphe et théoricien Xiang Mu (xvi e siècle) des Ming :

construction des savoirslangage et savoirsstyleclartéLa calligraphie connaît trois exigences. La première, c’est la clarté et la régularité ; la clarté signifie que les points et traits ne sont ni flous ni mélangés ; la régularité, que la forme des caractères n’est pas déséquilibrée. La deuxième exigence, c’est la douceur et l’onctuosité ; la douceur implique un état d’esprit sans orgueil ni colère ; l’onctuosité, des attaques et des arrêts ni secs ni âpres. La troisième exigence, c’est l’élégante sérénité (xianya) ; la sérénité (xian) signifie que les mouvements et l’utilisation du pinceau se font sans contrainte ; élégante (ya), que les débuts et fins des traits ne se font pas n’importe comment15.

27Autrement dit, selon Xiang Mu, comme selon Jiang Kui, la réussite du tracé tient avant tout à l’attitude spirituelle du scripteur.

28acteurs de savoirémotionPar ailleurs, lorsque Sun Guoting traite des styles à employer et des qualités à combiner, il ne soulève pas la question du rapport entre forme (style) et fond. À aucun moment, il n’indique quel type de texte conviendrait à quel style calligraphique. En revanche, il insiste sur l’importance de l’émotion dans telle ou telle circonstance, c’est-à-dire sur la façon dont aussi bien la forme que le fond sont corrélés à l’état d’esprit ou à l’attitude spirituelle. Il prend l’exemple de Wang Xizhi, demeuré jusqu’à nos jours le plus grand modèle de tous les temps, et explique que la forme finale des œuvres du maître dépendait de ses émotions, c’est pourquoi Wang Xizhi connut une telle postérité. S’il avait été guidé par une quête seulement esthétique, il n’aurait pu devenir exemplaire :

Lorsqu’il exécuta [l’élégie mortuaire] de Yue Yi, [Wang Xizhi] était rempli de tristesse et de mélancolie ; en calligraphiant l’Éloge au portrait [de Dongfang Shuo], son esprit était transporté par des visions extraordinaires. Le Livre de la cour jaune exprime la joie et la vacuité et, dans les Exhortations du tuteur impérial, les tracas [de la vie politique] le tourmentent. Quant à la joyeuse réunion du Pavillon des orchidées, ses pensées (si) étaient libres et son esprit s’est surpassé. Dans la Notification formelle devant la tombe de ses parents (Simen jieshi), ses sentiments étaient déterminés et graves ; cela correspond bien à « rire dans la joie, soupirer dans l’affliction »16.

29La célèbre Préface [au recueil de poèmes de la réunion] du pavillon des Orchidées (Lanting xu), réalisée en 353, est considérée comme le chef-d’œuvre de Wang Xizhi et de la calligraphie chinoise. Le contenu du texte calligraphié paraît aller de soi dans la mesure où il s’accorde aux émotions qui président à l’exécution écrite. C’est pourquoi Sun ne le mentionne à aucun moment. Pourtant, il précise également que : « Ce que le cœur saisit n’est pas aisé à exprimer totalement en des mots et ce que transmettent les mots est particulièrement difficile à transposer sur du papier avec de l’encre17. »

D’après Wang Xizhi (303-361), , copie du 
               siècle, encre sur papier, Pékin, musée de
            l’Ancien Palais. Cette œuvre demeure un modèle
            incontournable.
Figure 5. D’après Wang Xizhi (303-361), Préface au pavillon des orchidées (shenlong ben), copie du vii e siècle, encre sur papier, Pékin, musée de l’Ancien Palais. Cette œuvre demeure un modèle incontournable.

6. La copie et l’appréciation

30pratiques savantespratique lettréecopie manuscrite matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscriptionpinceauLa réussite d’une œuvre dépend en partie de l’acquisition de normes établies et transmises par la copie. Selon Sun Guoting, la première condition pour réaliser une copie est un travail assidu. La technique du pinceau ne doit plus constituer une gêne :

Quoique la façon de mouvoir et d’utiliser [le pinceau] dépende de soi, les modèles et normes établis sont ceux dont on dispose sous les yeux ; une erreur minime [par rapport à ces normes] provoque un écart de milliers de lieues ; mais si on maîtrise la technique, elle peut s’adapter à tout. Le cœur ne [doit] pas se lasser de la perfection et la main ne jamais négliger l’exercice. Si l’on est aguerri et habitué aux mouvements et à l’utilisation [du pinceau] au point d’avoir intégré règles et méthodes, [l’œuvre se réalise] naturellement, facilement et avec aisance, l’intention précédant la réalisation, à l’aise et sans effet, le pinceau sans contrainte, l’esprit s’envolant.

31La maîtrise technique permet d’acquérir le contrôle de la vitesse du tracé. Parallèlement, la description et l’appréciation d’une œuvre digne d’être copiée procèdent par métaphores et images empruntées à la nature. Ce qui pour des lecteurs occidentaux peut paraître appartenir au registre de l’art littéraire correspond pour les calligraphes chinois à des images suggestives et concrètes, dont Sun nous donne des exemples remarquables :

Vigueur et rapidité sont la clé de la liberté et du dépassement ; lenteur et rétention, le summum de l’appréciation et de la compréhension. Ne pas céder à la rapidité conduit à la réunion de toutes les perfections. Rester englué dans la lenteur mène finalement à manquer l’achèvement merveilleux. Être capable de rapidité et ne pas aller vite s’appelle « retenir l’inondation ». Mais aller lentement parce qu’on est lent, comment pourrait-on qualifier cela [de capacité] d’appréciation et de compréhension ? Sauf si le cœur est détaché et la main alerte, il est difficile de réunir à la fois [rapidité et lenteur]. Si l’on rassemble toutes ces merveilleuses [qualités], il faut d’abord s’appliquer à conserver l’énergie structurale. Lorsque celle-ci est mise en place, on peut ajouter la vigueur et l’onctuosité, comme les branches et le tronc d’un arbre au feuillage touffu et étendu qui deviennent plus forts et denses au contact de la neige et du gel, ou comme des fleurs et feuilles dans une exubérance éclatante reflètent les nuages et le soleil. Si l’os et la force prédominent particulièrement, vigueur et délicatesse sont diminuées, rappelant alors un arbre desséché dressé sur un précipice ou un rocher gigantesque obstruant la route ; quoique manquent la grâce et l’élégance, la substance corporelle subsiste. Si vigueur et délicatesse prennent l’avantage sur l’énergie structurale, cela est comparable à un bois parfumé dont le pistil des boutons est tombé, dont la splendeur vaine n’a pas d’attache, ou à un lac d’orchidées avec des lentilles d’eau flottantes : uniquement de la verdure et pas d’appui. Cela nous apprend que la réussite partielle est aisée à achever mais que l’excellence parfaite est difficile à poursuivre.
acteurs de savoirstatutmaîtreMême si l’on prend pour modèle un seul maître, il se transformera en de nombreux styles, chaque personne suivant son inclination naturelle pour se forger sa propre allure : celui dont le caractère est droit aura une écriture rigide, raide et sans vigueur [élégante]. La personne inflexible et brutale aura une écriture obstinément dure et manquant d’onctuosité. Les gens réservés et retenus ont le défaut d’être entravés. Les inattentifs et changeants manquent de règles et de méthode. Les doux et souples souffrent de mollesse. Les impétueux et vaillants ont une écriture trop hâtive. Les caractères hésitants se voient englués dans l’expectative et la retenue. Les lents et maladroits ont une écriture totalement malaisée et sans tranchant. Les gens triviaux et futiles se laissent aller à un style de vulgaires scribes. Tous, en raison de leurs tempéraments particuliers, se complaisent dans leurs propres défauts et vont à l’encontre [du Dao]18.

32Sun, qui affirme un principe essentiel de la calligraphie chinoise : « l’homme et son écriture arrivent à maturité ensemble », souligne combien l’écriture dépend du caractère du scripteur et combien ses défauts se manifestent dans le tracé s’il se contente de ne copier qu’un seul modèle. C’est pourquoi la pratique de l’art de l’écriture doit permettre de corriger ses défauts en travaillant sur soi, à partir de modèles reconnus pour leur « vertu » réelle ou supposée, et en développant toutes les facettes de sa personnalité.

Je me suis entièrement consacré à la calligraphie, et pensais avoir assez bien réussi ; j’ai montré mon travail à des gens qualifiés de connaisseurs à ce moment pour leur demander leur avis. Les réussites et beautés qui s’y trouvaient, ils n’y ont pas même jeté un regard ; les quelques fautes ou manques, ils les ont en revanche encensés. Ils n’ont pas compris ce qu’ils regardaient et ne se sont fiés qu’aux rumeurs. Certains, considérant qu’ils occupaient de hautes fonctions et qu’ils étaient d’un âge avancé, méprisèrent mon œuvre. Je l’ai alors montée dans de la soie claire, et l’ai inscrite comme s’il s’agissait d’une œuvre ancienne, par conséquent ces « sages » changèrent d’opinion et les sots suivirent la rumeur, à admirer à qui mieux mieux l’originalité du moindre détail et à rarement discuter les erreurs de mon coup de pinceau.

33Sun Guoting souligne ici combien l’appréciation d’une œuvre est conditionnée par les circonstances sociales et les modes.

7. La composition

34inscription des savoirslivrepageSun insiste à la fois sur l’importance de la composition des traits entre eux dans un même caractère, puis sur celle qui organise une page calligraphiée :

À présent, je vais traiter des fondements de tenir, conduire, tourner et manœuvrer [le pinceau], afin de dissiper [les doutes] de ceux qui ne s’y sont pas éveillés. « Tenir » désigne notamment [la saisie] profonde ou superficielle, longue ou courte [du pinceau] ; « conduire », les [tracés] horizontaux et verticaux, les liaisons et les arrêts ; « tourner », les crochets arrondis, les enroulements et rotations ; « manœuvrer », [la composition] des points et traits, leurs effets de contrepoint.
Lorsque de nombreux traits [identiques] se suivent, leur forme doit être à chaque fois différente. Lorsque plusieurs points sont alignés, leur apparence doit changer entre eux. Le moindre point devient la mesure pour tout un caractère et le moindre caractère sert de norme pour tout un écrit. Différences ne veulent pas dire conflit, harmonie ne signifie pas répétition. Rétention [dans le geste] ne veut pas dire absence de mouvement ; rapidité n’est pas précipitation. [Une encre] sèche doit comporter de l’onctuosité, [une encre] épaisse aboutit à [un tracé] sec. Éviter les règles et compas pour les ronds et carrés ; rejeter patrons et cordons pour des lignes courbes et traits droits. Alterner [les attaques] apparentes et cachées, les développements et les mouvements sur place. Toutes les métamorphoses [de la nature] doivent ressortir de l’extrémité de la pointe, les diverses émotions doivent être accordées sur le papier.

35Pour comprendre ces principes, on peut se reporter au manuscrit du Traité de calligraphie, dans lequel un même caractère n’est jamais répété à l’identique.

8. L’effet visuel et le rôle de l’art de l’écriture

36construction des savoirséducationapprentissage construction des savoirséducationinitiation Sun Guoting donne des « descriptions » classiques des effets visuels que les traits provoquent sur le spectateur à l’aide de métaphores évocatrices. L’initié y retrouve des indications relativement précises :

À l’âge de l’apprentissage [quinze ans], mon cœur-esprit s’est dévolu au pinceau et à l’encre, savourant les [exemples] hors pair subsistant encore […] et s’imprégnant des règles du passé de [Wang] Xi[zhi] et [son fils Wang] Xian[zhi].
J’ai observé les différences entre les aiguilles suspendues et les gouttes de rosée tombantes, les extraordinaires tonnerres grondant ou rochers culbutant, les postures d’oies sauvages en vol ou d’animaux effrayés, l’apparence de phénix dansants et de serpents surpris se dressant, la puissance des falaises à pic et des cimes dénudées, les attitudes de vieux arbres surplombant un vide vertigineux ; parfois aussi lourds que des nuages prêts à se crever et parfois aussi légers que des élytres de cigales.

37« L’aiguille suspendue » (xuanzhen) désigne un trait vertical dont la fin, à l’extrémité inférieure, est effilée comme celle d’une aiguille. Par opposition, « la goutte de rosée tombante » (chuilu)implique une extrémité inférieure de trait vertical arrondie et gonflée, comme le ferait une goutte prête à tomber. Le « tonnerre grondant » et le « rocher culbutant » suggèrent le tracé puissant de traits et de points. Les métaphores suivantes portent sur les caractères de l’écriture cursive19. Après avoir décrit l’effet des traits, Sun poursuit sur celui de la composition de la page d’écriture, comparée à la configuration des étoiles dans la voie lactée : la distance naturelle entre elles se rapporte à l’agencement idéal des caractères, de même que l’éclat de chacune est la norme pour la mise en valeur réciproque des caractères.

Le commencement [du tracé], c’est le jaillissement d’une source, son interruption, la stabilité des montagnes. Aussi délicats que la nouvelle lune apparaissant à l’horizon, organisés comme l’agencement des étoiles dans la voie lactée, [leurs caractères] sont semblables à l’existence merveilleuse de la nature, ce n’est pas en s’efforçant que l’on peut y arriver.

38typologie des savoirsobjets d’étudenatureLa référence à « l’existence merveilleuse de la nature » n’implique pas la comparaison d’une calligraphie avec un objet naturel ni avec le surnaturel. Au contraire, les caractères doivent être considérés parmi des « existants » de la nature, au même titre que la lune, les étoiles, les nuages, etc., avec lesquels ils partagent la même réalité et la même valeur existentielle.

Vraiment, voilà qui s’appelle habileté et sagesse incomparables, le cœur et la main à l’unisson, le pinceau ne s’activant pas en vain, son mouvement répondant à la nécessité. Les changements d’un simple trait, [s’opèrent] en soulevant et appuyant l’extrémité de la pointe ; les variations du moindre point, [se réalisent] en pressant et retournant le bout des poils [du pinceau]. C’est encore plus vrai lorsqu’il faut accumuler points et traits pour parvenir à former des caractères ; d’autant que, si en outre on n’a pas à ses côtés de modèles de lettres et qu’on ne se penche pas sur son travail à chaque instant ; […] si on se contente de donner libre cours à son pinceau ou de rendre des formes en rassemblant des taches d’encre ; si son cœur est troublé quant aux méthodes ou aux modèles à prendre et ses mains égarées quant aux principes de la manœuvre [du pinceau], n’est-ce pas absurde de rechercher splendeur et merveilleux ?

39pratiques savantespratique artistiquepoésie pratiques savantespratique artistiqueL’écriture n’est devenue un « art », c’est-à-dire une activité fondamentale au développement de la personnalité, qu’au tournant de notre ère. Sun Guoting souligne son rôle fondamental sous les Tang, qui ne s’est ensuite pas démenti :

Yang Xiong [53 avant J.-C.-18 après J.-C.] qualifiait la poésie rimée et en prose de « petite voie » dans laquelle un homme adulte ne doit pas s’engager. Que dire alors de noyer ses pensées dans le petit bout de la pointe ou d’immerger son ardeur dans l’encre et le pinceau ! de plonger son esprit dans le jeu d’échecs, aussi qualifié de « vivre en ermite » ; et même de satisfaire ses aspirations en pêchant à la ligne, ce qui correspond à savoir apprécier « quand il faut être actif et quand il faut se retirer » ! Comment [ces activités] pourraient-elles être comparées [à l’écriture] qui sert à noter les rites et la musique, qui est aussi merveilleuse que des divinités ou des immortels, aussi infiniment variée que les figurines en argile vernissée et qui relève d’un fonctionnement aussi [extraordinaire que] celui des bons fourneaux ? Les lettrés qui aiment l’exceptionnel et font cas de l’original apprécient les diverses méthodes et styles variés [de la calligraphie] ; ceux qui sondent le subtil et mesurent les mystères y trouvent les secrets prodigieux des changements. Les hommes de lettres lui empruntent la lie de son vin, les connaisseurs distillent sa quintessence ; il est vrai qu’elle est un retour aux droits principes, et que certainement les hommes sages et perspicaces peuvent également y exceller. Si l’essentiel en a été préservé et si son appréciation demeure, ce n’est certes pas pour rien20 !
Sun Guoting (648 ?-702 ?), , 687, détail,
            exemple de composition d’une page calligraphiée, 27,2 cm × 898 cm,
            encre sur papier, Taipei, Musée national du Palais.
Figure 6. Sun Guoting (648 ?-702 ?), Traité de calligraphie (Shupu), 687, détail, exemple de composition d’une page calligraphiée, 27,2 cm × 898 cm, encre sur papier, Taipei, Musée national du Palais.

40pratiques savantespratique manuellegesteDe même que l’effet de la calligraphie doit subsister après la fin du geste, comme l’exprime Zhang Huaiguan (viii e siècle) des Tang :

En régulière, l’intention du caractère s’exprime totalement dans les terminaisons. En cursive, lorsque le geste est terminé, l’élan (shi) ne doit pas être épuisé21,

41de même, son rôle dans l’histoire se perpétue en raison de sa portée morale.

Notes
1.

Sur le pinceau (Bi lun). Voir Escande, 2003, p. 87, 89.

2.

Ibid., p. 97.

3.

De la quintessence du pinceau (Bisui lun). Voir Escande, 2010, p. 63.

4.

Ibid., p. 112.

5.

Voir Illouz, 1985.

6.

Sur la calligraphie (Shulun). Voir Escande, 2003, p. 175.

7.

Plan de bataille du pinceau (Bizhen tu). Voir ibid., p. 142-143.

8.

Escande, 2001, p. 84-92.

9.

Traité de calligraphie. Voir Escande, 2010, p. 108.

10.

Voir Escande, 2003, p. 59.

11.

Ibid., p. 132, ill. 23.

12.

Ibid., p. 144, 147.

13.

Voir Escande, 2010, p. 110-112.

14.

Huang, 1979, vol. 1, p. 392-393.

15.

Huang, 1979, vol. 2, p. 535.

16.

Voir Escande, 2010, p. 123.

17.

Ibid., p. 118.

18.

Voir Escande, 2010.

19.

Voir l’Effet de la cursive de Cui Yuan (77-142) rapporté dans le traité de Wei Heng ( ?-291), Effets des quatre styles calligraphiques, dans Escande, 2003, p. 135-139.

20.

Voir Escande, 2010.

21.

Ibid.

Appendix A Bibliographie

  1. Billeter, 1989 : Jean-François Billeter, L’Art chinois de l’écriture, Genève.
  2. Escande, 2003 : Yolaine Escande (éd. Et trad.), Traités chinois de peinture et de calligraphie, t. I, Les Textes fondateurs (des Han aux Sui), Paris.
  3. Escande, 2010 (sous presse) : Y. Escande (trad.), Traités chinois de peinture et de calligraphie, t. II, Les Textes fondateurs (les Tang et les Cinq Dynasties), Paris.
  4. Huang, 1979 : Huang Jian (éd.), Anthologie des traités des dynasties successives sur la calligraphie (Lidai shufa lunwen xuan), 2 vol., Shanghai.
  5. Illouz, 1985 : Claire Illouz, Les Sept Trésors du lettré. Les matériaux de la peinture chinoise et japonaise, Paris.
  6. Jiang : Jiang Kui (1163-1203), Suite au Traité de calligraphie (Xu Shupu), in Huang, 1979, vol. 1, p. 383-395.
  7. Xiang : Xiang Mu (actif vers 1573-1620), Propos élégants sur la calligraphie (Shyla Yayan), in Huang 1979, vol. 2, p. 512-538.