Jean-François Balaudé

1construction des savoirsépistémologiethéorie construction des savoirsépistémologievérité inscription des savoirsvisualisationimageLa thèse d’Épicure concernant les images présente une simplicité déroutante : selon lui, en effet, toutes les images sont vraies. Et la justification première que l’on peut dégager de la théorie épicurienne paraît tout aussi simple : elles sont vraies, parce qu’elles sont réelles, et qu’elles résultent, du fait même qu’elles nous apparaissent et produisent un effet perceptible, d’un processus physique susceptible d’être analysé.

2construction des savoirsépistémologievérité pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionL’objection, qui vient immédiatement, des images illusoires, délirantes, est évacuée, ou plutôt elle est retournée par Épicure et ses épigones contre ses détracteurs : « les images des fous et celles des rêves sont vraies, parce qu’elles meuvent »2. Pourquoi Épicure tient-il à soutenir une thèse aussi difficile ? La réponse se découvre aisément : il s’agit d’éviter d’affaiblir, si peu que ce soit, la force du premier critère de vérité qu’est la sensation, et aussi bien du critère de vérité en général. Les sensations, à commencer par la vision, nous donnent accès au vrai ; si l’on entamait, si peu que ce soit, le principe de la véracité des images visuelles, l’on perdrait le critère. En étendant même le cordon sanitaire autour de l’image en général, on évite que le doute puisse passer de l’image délirante à l’image résultant d’une perception sensible ordinaire. Aussi l’erreur, et tel est le credo constant d’Épicure, ne naît-il que d’une opinion, d’un jugement qui se surajoute. La sensation, et l’impression en général, ne peuvent être que la matière d’un jugement ; une sensation en général est donc vraie en tant que telle, indépendamment de toute question de conformité, mais également – bien que ce soit, certes, moins facile à soutenir – toute image mentale produite par l’esprit. C’est qu’en réalité, on le verra, le schéma explicatif qui permet d’en rendre compte s’en trouve assez proche.

3Reste à examiner la théorie épicurienne de la production des images, sans simplification, car le processus de formation d’une image in praesentia, liée à un agrégat corporel présent, n’est certes pas exactement le même qu’in absentia, et dans ce dernier cas, il est, semble-t-il, bien différent de penser à un ami vivant, à un ami disparu, ou à un être purement imaginaire tel que le Centaure. Mais si, au bout du compte, Épicure pense possible de maintenir sa thèse de la vérité de toutes les images, c’est qu’il cherche non seulement à disposer d’un critère de vérité infrangible, mais aussi à renverser définitivement la représentation métaphysique qui prétend opposer l’ordre sensible, domaine de l’apparence, de l’opinion fluente et de l’illusion, et l’ordre intelligible : il n’est aucune connaissance intellectuelle qui ne doive passer par la doxa, et qui n’ait pour support un donné perceptif. Cela étant, le renversement épicurien n’est pas une pure et simple inversion : ce n’est pas en effet qu’aux yeux d’Épicure les données sensibles soient plus vraies que les données intelligibles, puisque les termes mêmes de l’opposition ne peuvent être maintenus. Si toutes les images sont vraies, c’est parce que tout est connu par l’intermédiaire d’images – si l’on admettait que certaines images sont fausses, on n’aurait donc plus la possibilité de fonder une connaissance quelconque. À partir de là, les questions qui se posent se différencient et se complexifient : se présente d’abord celle de savoir s’il n’y a pas néanmoins des images qui sont mieux à même de rendre compte de ce que sont les corps qui nous entourent ; si oui, comment faire le départ entre les images de référence et les autres ? et n’y a-t-il pas des images qui sont seulement sui-référentielles, comme les images de pure fantaisie, les images des fous ? Certaines ne sont-elles pas liées tout spécialement à des désirs, à des craintes, qui ne concernent strictement que leur auteur ? Toutes les images étant vraies, toutes ne sont pas également fiables toutefois, si l’on attend d’elles une connaissance aboutie des corps extérieurs. Bref, l’univers proliférant d’images que théorise Epicure n’est pas indifférencié, tout au contraire, et c’est finalement à une extrême vigilance critique que conduit la thèse à première vue déraisonnable qu’il défend. Car le résultat remarquable de la posture épicurienne consiste non pas dans l’accueil indifférencié des images, mais dans la mise en œuvre d’un véritable décodage interprétatif des multiples images qui se forment en nous.

4C’est ainsi que l’assomption de la vérité des images, de toutes les images, permettrait même de comprendre l’erreur des adversaires philosophiques, qui, dans leurs constructions métaphysiques, projettent en réalité des images fantasmatiques auxquels ils adhèrent, et qui ne sont que l’expression de leurs craintes (les dieux vengeurs et châtiant, la mort, toujours) et de leurs vains désirs (l’immortalité temporelle, par la fiction de l’âme-substance indivisible). Le fou ne serait peut-être pas, alors, celui que l’on croit.

I. Les images dans la perception visuelle

5Le processus matériel qui produit les images est assez simple à analyser dans son principe. Du corps-agrégat émanent des simulacres (εἴδωλα) en un flux continu ; ce sont ces flux de simulacres qui pénètrent dans les yeux et sont à l’origine de l’image vue par l’âme. Un passage de la Lettre à Hérodote (§ 46-50) présente ce mécanisme, et permet de reconstituer une grande partie de la théorie. Il vaut la peine, afin d’avancer dans la réflexion sur la question proprement dite de la vérité des images, d’en souligner les points principaux.

La production et la transmission des simulacres

6Au sein des corps solides, a lieu en permanence une « vibration », ou pulsation profonde (πάλσιϛ , § 50), qui permet d’ailleurs de rendre compte de la consistance propre à chacun des corps, de ses propriétés et de sa puissance active3. Cette vibration, qui résulte des mouvements internes des atomes pris dans l’agrégat (celui-ci est constitué d’un entrelac dense d’atomes et de vide), produit une empreinte extrêmement fine (τύποϛ,§ 46 et 49) à la surface du corps, par impression des atomes extérieurs venus au contact. Aussitôt ont lieu l’envoi de ces simulacres sous l’effet de la vibration, et immédiatement à la suite, un « renouvellement compensatoire » (ἀνταναπλήρωσιϛ, § 48) de nouveaux atomes, entrés en contact avec la surface du corps et instantanément imprimés et renvoyés. C’est ainsi qu’un simulacre est produit à la suite d’un simulacre, selon une « succession compacte » (κατὰ τὸ ἐξῆϛ πύκνωμα), à très grande vitesse ; d’où un flux apparemment continu de simulacres successifs émanant du même corps, qui conservent l’identité de forme et de couleur avec le corps émetteur, et produisent l’impression visuelle d’une image (φαντασία), qui se donne avec évidence (κατὰ τὰϛ ἐναργείαϛ)4, du moins pour un grand nombre d’entre elles.

7construction des savoirstraditiontransmissionLa transmission des simulacres, qui conservent l’ordre de leurs parties, a lieu en toutes directions, à très grande vitesse – une vitesse équivalente à celle de la pensée, qui est la vitesse-limite5. Selon les conditions extérieures, parfaites (air sec et stable) ou non (air humide, vent, phénomènes atmosphériques opacifiants, etc.), les simulacres vont se transmettre intacts ou altérés (cf. § 48). Ils traversent en effet des milieux plus ou moins transparents, dont certains vont leur laisser passage et d’autres les arrêter. Par ailleurs, les simulacres sont susceptibles de subir peu à peu, dans le cours de leur déplacement, une érosion des bords, par l’effet des mouvements d’air (cf. § 50). Cela admis, le problème de leur disparition n’est pas aisé à résoudre. Il serait tentant de penser que les atomes liés par impression dans les simulacres vont finalement se désagréger au terme d’un long déplacement. Pourtant, cette hypothèse doit être abandonnée. En effet, on y reviendra6, les épicuriens posent, pour rendre compte de la mobilisation d’images par la pensée, que l’esprit capte des simulacres environnants ; il faut donc qu’ils subsistent. De fait, les simulacres, en raison de leur finesse, résistent longtemps à la dispersion, et, une fois émis, ils subsistent, flottants, rémanents. Comment, dans ce cas, se fait-il que nous ne percevions plus d’image à grande distance ? N’est-ce pas que les simulacres ont progressivement diminué au point de devenir imperceptibles ? En fait, on peut difficilement imaginer que les épicuriens aient pu faire l’économie d’une théorie des propriétés optiques de l’organe sensoriel qu’est l’œil7. L’œil ne peut percevoir des objets trop rapprochés ; il ne peut non plus percevoir des objets trop lointains. Ce n’est sans doute pas que les simulacres cessent de se transmettre ; c’est plutôt que la configuration optique de nos yeux ne leur permet que de cerner dans certaines limites leurs objets de vision. Ce point doit être examiné de plus près.

La réception des simulacres

8C’est le flux de simulacres que nous percevons par l’œil. Ce flux nous parvient, orienté ; il nous livre, avec les couleurs, la forme et la position du corps émetteur. Entrant dans l’œil, il rend perceptible le corps par l’effet de superposition indiscernable des simulacres. Un problème délicat se pose alors : celui du dimensionnement des simulacres à l’œil. Épicure parle de « l’adaptation de leur taille à la vue ou à la pensée » (κατὰ τὸ ἐναρμόττον μέγεθοϛ, Lettre à Hérodote, § 49)8, ce qui constitue une indication importante, comme je vais m’efforcer de le montrer. Toutefois, il ne s’étend guère sur la question : faut-il supposer que le processus est externe ou interne ? ou, plus précisément, relève-t-il des simulacres et de leur mode de transmission, ou de l’organe de la vue ? On n’a pas vraiment d’appui textuel net pour trancher, mais tout milite, semble-t-il, en faveur de la seconde solution.

9En effet, comme on l’a laissé entendre précédemment, il est invraisemblable qu’ait lieu une diminution proportionnée des simulacres au fur et à mesure de leur déplacement dans l’espace. Au mieux s’agit-il d’érosion des bords, par l’effet des atomes d’air heurtant les simulacres, ou éventuellement de déchirure du simulacre. Mais les simulacres ne se mettent certainement pas à diminuer, dès qu’ils s’éloignent du corps émetteur. D’ailleurs, le premier problème qui se pose, à propos des simulacres, concerne la vision de près. Comment en effet pouvons-nous voir à faible distance des simulacres d’objets de grande taille, disons au moins supérieurs à la taille des yeux ? On ne peut encore une fois faire l’hypothèse ad hoc d’une diminution des simulacres, sur une distance de quelques dizaines de centimètres, des simulacres qui viennent d’être émis. C’est donc tout simplement que nos yeux sont capables, en vertu de leur structure optique, de capter des simulacres beaucoup plus grands, dans certaines limites – tel est ce qu’entend Épicure lorsqu’il parle de « l’adaptation de leur taille ». Le simple bon sens impose d’adopter cette solution9.

10pratiques savantespratique intellectuelleimagination pratiques savantespratique corporelleperceptionDu même coup, le problème de la perception très faible à grande distance, et finalement inopérante, d’un agrégat corporel donné, s’explique fort bien, alors même que se réalise la transmission quasi-instantanée de ces simulacres, aussi loin que l’on voudra. En effet, si ces simulacres ne frappent pas nos yeux, c’est tout simplement parce que nos yeux disposent d’une certaine amplitude visuelle, telle qu’ils ne peuvent, dans le temps de leur activité, percevoir que ce qu’ils sont en mesure d’appréhender, dans les limites de cette capacité visuelle qui est la leur. On ne peut évidemment capter, le voudrait-on, tous les simulacres du monde, qui pourtant se déplacent en tous sens, aussi loin que l’on voudra (en supposant qu’ils ne soient pas freinés et ne rencontrent pas d’obstacles). On peut ainsi construire des centaines de milliers de trajectoires simultanées de simulacres parvenant, de tous les lieux et de toutes les distances imaginables, jusqu’à mes yeux ; il faut, pour que ces simulacres soient vus, que le corps émetteur soit à distance visible, et que nous soyons donc en mesure d’appréhender le flux de simulacres, dans le temps où il est émis, en rapport avec son émetteur.

11construction des savoirstraditiontransmissionEn cela, Épicure ne pouvait que prendre le contre-pied de la théorie démocritéenne, illustrée par le cas de la fourmi céleste. Comme l’explique Aristote : « Démocrite ne s’exprime pas correctement, lorsqu’il se figure que si le milieu intermédiaire devenait vide, on pourrait distinguer avec précision jusqu’à la présence d’une fourmi dans le ciel »10. Si nous renversons l’hypothèse, cela signifie que pour Démocrite la transmission des simulacres provoque finalement leur désagrégation ; autrement, à si grande distance que ce soit, sans l’obstacle progressif de l’air, les simulacres pourraient être perçus. Selon mon interprétation, Épicure prend l’exact contre-pied de la position de Démocrite. Des conditions parfaites de transmission n’y changeraient rien : nous ne saurions voir un objet aussi petit qu’une fourmi à très grande distance – tout simplement parce que nos organes sensoriels ne sont pas adaptés pour percevoir distinctement au-delà d’une distance définie. Comme le déplacement des simulacres est quasi-instantané, nous ne pouvons voir que ce que nos yeux sont capables de percevoir, en fonction de notre position et de l’orientation du corps émetteur11.

La vision : couleurs, forme et co-affection

12Les simulacres entrent dans notre œil, mais c’est notre âme qui voit. En effet, c’est par son intervention, que se produit toute sensation : c’est l’âme qui voit l’image, comme c’est elle qui entend, goûte, etc. De fait, la perception est loin d’être passive, comme on peut être tenté de le croire en se représentant l’entrée des simulacres dans les yeux : il faut, pour que la vision ait lieu (et a fortiori la pensée), un acte d’attention, c’est-à-dire une « appréhension » (ἐπιβολή)12 qui saisisse, compose et unifie l’image13. Celle-ci est dite φαντασία en tant qu’elle résulte d’une vision directe. C’est pourquoi Épicure peut affirmer :

« Et l’image (φαντασία), que nous saisissons par une appréhension de la pensée ou par les organes des sens (ἐπιβλητικῶϛ τῇ διανοίᾳ ἢ τοῖϛ αἰσθητηρίοιϛ), soit de la forme soit de ses caractères concomitants, est cette forme du solide, qui se constitue selon la succession compacte du simulacre ou selon ce qui en reste » (Lettre à Hérodote, § 50).

13typologie des savoirsobjets d’étudepensée inscription des savoirsvisualisationimageJe reviendrai plus loin sur la corrélation entre l’appréhension de l’image par la pensée et par les yeux14, mais je signale au passage que la formule rencontrée ici, ainsi que cette autre quelques lignes plus bas de φανταστικὴ ἐπιβολή, sont à l’origine de ce que des épicuriens ultérieurs désigneront comme le quatrième critère de vérité, la φανταστικὴ ἐπιβολὴ τῆϛ διανοίαϛ 15. Si Épicure ne l’avait pas distinguée comme un critère, c’est probablement que cette appréhension n’était pour lui que le corrélat de l’acte de perception visuelle. Mais certains de ses suivants ont pensé qu’il y avait une autonomie de la saisie imaginative par la pensée, à l’œuvre notamment lorsqu’elle s’exerce à appréhender les ἄδηλα, les réalités « inévidentes » (atomes, vide, etc.), et cela a pu les conduire à distinguer un critère supplémentaire de vérité. Quoi qu’il en soit, ceci suggère que le mouvement d’appréhension, consistant dans la ressaisie imaginative d’un donné extérieur (les simulacres), était en tout cas aussi peu suspect d’erreur que le processus de perception sensible.

14On notera encore qu’Épicure parle aussi d’ἐπαίσθησιϛ (Lettre à Hérodote, § 52), une notion qui exprime significativement l’idée de sensation appliquée et de saisie effective16. On doit d’ailleurs souligner que cette attention comprise comme un acte doit obéir aux règles reconnues pour toute action, et celle-ci consiste soit dans une recherche soit dans un évitement, référés à la polarité affective plaisir-douleur. Pour que l’image sensible se forme, il faut que l’esprit, par les yeux, se focalise, dans une direction précise, vers un corps ou un ensemble corporel donné, et cette focalisation est inévitablement liée à un intérêt (accompagné d’attraction, ou la préparant, ou de répulsion). Si ce n’était pas le cas, il faudrait admettre que l’être vivant, qui recherche le plaisir et fuit la douleur, reçoit passivement et de façon neutre ses informations cognitives. Jusque dans la perception nous recherchons le plaisir ; c’est pourquoi nos sens procèdent sélectivement, en recherchant, quand ils le peuvent, ce qui est plaisant plutôt que ce qui est déplaisant17.

15En quel sens peut-on alors parler de la vérité de ces images visuelles ? C’est qu’elles sont l’effet d’une empreinte conforme aux contours extérieurs et à la couleur du corps imprimant (cf. Lettre à Hérodote, § 49), et qu’elles transmettent, comme le dit en raccourci le § 50 cité ci-dessus, « la forme du solide ». Est-ce exactement, et en toute rigueur, le cas ? Le Traité anonyme épicurien sur les sens 18 fournit les indications les plus précises sur la nature des réalités perçues par la vision en particulier. Chaque sens a un κρῖμα, un objet de discrimination19 qui lui est propre : ainsi la vision perçoit des ὁρατά, c’est-à-dire des couleurs (χρώματα), tandis que le toucher perçoit des ἁπτά, c’est-à-dire le corps en tant que tangible. Cela étant, si la vision perçoit en propre les couleurs, elle perçoit aussi leur disposition, si bien que cela revient à saisir la forme et la grandeur, mais, entendons bien, la forme et la grandeur visibles : « si donc la forme visible n’est rien d’autre que la disposition la plus extérieure des couleurs, et si la grandeur visible n’est rien d’autre que la disposition extérieure des couleurs, peut-être alors est-il possible de dire que la vue, qui saisit les couleurs mêmes, appréhende aussi la disposition la plus extérieure des couleurs ».

16L’auteur du traité explique qu’il est dès lors possible de comprendre de quelle façon la forme et la grandeur sont saisies par les sens : « de telle sorte que d’après l’analogie même, la forme et la grandeur sont les objets de discrimination communs (κοινὰ κρίματα) de ces sens, et le rapport dans lequel se trouvent la forme et la grandeur de la couleur par rapport à la couleur, c’est le rapport qu’ont la forme et la grandeur du corps par rapport au corps ; et le rapport dans lequel se trouve la couleur par rapport à l’appréhension visuelle est le même que celui du corps par rapport au toucher [lac.] de l’ouïe, et mis à part ces objets principaux et les plus communs que nous avons exposés, nous ne pensons pas qu’il y ait d’objet commun selon le mode immédiat de perception ; mais selon le mode médiat, qui procure une généralité, de sorte que nous pouvons à bon droit parler d’analogie, nous pourrions dire que la forme est un objet de discrimination commun ».

17On note ici que les épicuriens retravaillent, à la suite d’Aristote, la question de la sensation ou perception commune. Parmi les différences notables, l’on note qu’ils restreignent dans le présent texte les sensibles communs, ce qu’ils appellent les « objets de discrimination communs », à la forme et à la grandeur, sans qu’il soit toutefois possible d’affirmer qu’ils écartaient les autres que mentionnait Aristote 20 ; ensuite et surtout, ils semblent beaucoup plus pointilleux dans la tentative d’expliquer la perception de ces κοινὰ κρίματα, et mettent en place l’idée d’une mise en rapport analogique supposant au moins deux sens (et manifestement pas nécessairement les cinq), deux sens stratégiques, qui sont la vue et le toucher. Forme et grandeur ne sont pas perçues en propre, mais de façon médiate ; et dans le cas de la vue, qui nous occupe plus spécialement, c’est donc la couleur, et en second lieu la disposition des couleurs, qui vont faire accéder à une forme et une grandeur colorées. L’auteur épicurien est bien conscient qu’il serait exorbitant de poser que nous saisissons la forme et la grandeur même du corps : c’est sa configuration extérieure colorée que nous atteignons, et à distance. Si nous ne perdons pas de vue notre questionnement central, nous devrons alors noter que la vérité de l’image sensible est, d’un point de vue ontologique, limitée, puisque c’est à une vérité de l’apparence visible que la vision nous fait accéder. Et lorsque la mise en rapport analogique se produit, qui fait coopérer vision et toucher, une vérité de niveau supérieur apparaît, puisque c’est alors la forme et la grandeur même du corps qui se trouvent appréhendés.

18pratiques savantespratique corporelleperceptionvisionSi l’on s’en tient alors à la seule vision, on peut dire que dans un cas de transmission parfaite, rien de plus, rien de moins que l’aspect coloré extérieur des corps ne nous est livré, et il ne se produit aucune déperdition ; dans un cas de transmission altérée, en revanche, la vérité de l’image en tant que transmetteur de l’aspect extérieur du corps observé devient plus complexe voire confuse (forme extérieure du corps et couleur, qualité de l’air, de la lumière). Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, l’image en tant que phénomène physique est irréductiblement vraie. L’idée de συμπάθεια vient souligner ce point : il y a une συμπάθεια, « co-affection », entre le corps imprimant et le simulacre, puis par transitivité entre le corps imprimant et le corps percevant. Nous sommes donc proprement affectés par le corps que nous percevons via les simulacres : ce qui nous atteint, ce sont les couleurs de la surface du corps, et sa forme à distance, et par recoupement analogique, la forme et la grandeur même du corps.

L’usage des images perceptives

19pratiques savantespratique intellectuellejugementUne fois que nous nous sommes saisis des images, intervient le jugement d’opinion, δόξα, qui nous amène à statuer sur ce que nous voyons. Ce moment du jugement d’opinion est capital : mené hâtivement, sans règle ni méthode, il peut conduire à l’erreur. Réalisé de façon contrôlée, il prolonge la sensation, et la fait fructifier, en nous conduisant à la vérité de la chose.

20Comme l’explique Épicure (Lettre à Hérodote, § 50-51), la δόξα est un mouvement qui vient redoubler un premier mouvement, à savoir « l’appréhension imaginative » (φανταστικὴ ἐπιβολή). Il suffit pour l’instant de comprendre que l’opinion est un mouvement second, qui va consister à juger de la nature d’une chose ou d’un état de choses en fonction d’une ou de plusieurs sensations données (« l’opinion que cela va être confirmé ou non-infirmé »). Or, le point déterminant est qu’aucune opinion ne peut s’appuyer sans précaution sur une sensation donnée, sous le prétexte que cette dernière serait vraie en tant que telle21. La vérité des images, et plus largement des sensations, n’implique donc pas ipso facto l’accès à la vérité de la chose, pour la raison qu’il reste à déterminer exactement ce qui, de la chose en question, nous est transmis par l’image. Un travail critique est ainsi requis : les images devraient être confrontées, les sensations recoupées, pour obtenir l’un des deux types de vérification reconnus par les épicuriens face à ce qui est « en attente » – la confirmation, ou la non-infirmation22. On note au passage que, ce faisant, le jugement intellectuel ne fait que prolonger ce que les sens mettent spontanément en œuvre, lorsqu’ils coopèrent et produisent, par la mise en rapport, les κοινὰ κρίματα.

21Bien évidemment, le cas des images formées par la pensée est sensiblement différent ; nombre d’entre elles correspondent strictement à ce qui simultanément est vu, mais beaucoup d’autres ne correspondent pas à la perception actuelle d’un corps – elles ne peuvent donc être comparées à d’autres appréhensions perceptives du même corps. Là, il ne saurait être question de varier les points de vue, et il n’y a pas, apparemment, non plus de possibilité de confirmation ou d’infirmation. Que faire alors de ces images, si l’on ne peut les soumettre à une semblable opération de comparaison et confrontation ?

II. Les images mentales : porosité de la pensée et désir

22typologie des savoirsobjets d’étudepenséeLes images mentales sont donc de deux sortes : celles qui accompagnent la vision sensible (évoquées en Lettre à Hérodote § 50, cf. supra, pp. 199-200), et celles que nous formons indépendamment de toute vision actuelle, comme dans les rêves (mentionnées en Lettre à Hérodote, § 51, cf. infra, pp. 209-210). Mais dans tous les cas, pour qu’une image soit vue par l’esprit, il faut encore les simulacres ; simplement, si l’on peut dire, ils passent, comme plusieurs fragments épicuriens l’expliquent, par les πόροι, ces « pores » ou « passages » qui couvrent la surface du corps ; et ainsi, ils peuvent atteindre la pensée, qui « pense » par ces pores, à fleur de peau pourrait-on dire. Cette théorie peut paraître passablement exotique ; elle donne lieu, du moins, à un renversement de grande ampleur dans le traitement philosophique de l’image, et se révèle d’une réelle force subversive face aux traditions antérieures. Il faut, pour s’en rendre compte, achever de reconstituer l’ensemble des facultés cognitives en jeu.

Attention, mémoire et prénotion (πρόληψιϛ)

23construction des savoirstraditionmémoire acteurs de savoircorpsComme on l’a vu, pour que les simulacres entrent dans l’œil, il faut que l’âme leur prête attention, qu’elle saisisse dans un acte qui lui appartient en propre leur série continue, recomposant ainsi l’image visuelle, la φαντασία. Cette appréhension visuelle s’accompagne aussi d’une appréhension intellectuelle, Épicure ne manque pas de le signaler (cf. supra, p. 199), qui peut également produire, ou co-produire la φαντασία, dès lors que la pensée s’exerce face au corps perçu. Je vais revenir sur le processus proprement intellectuel de formation de l’image. Pour l’instant, il me faut attirer l’attention sur le fait que l’image singulière du corps ainsi appréhendé introduit en nous ce qu’Épicure appelle des « répliques » ou « empreintes » (τύποι, § 49), et c’est grâce à cette pénétration de simulacres que se produit la mémorisation. Mais il ne faut pas s’y méprendre : il s’agit là des empreintes de la surface du corps que sont les simulacres, et non d’empreintes qui seraient produites en nous. En effet, le fait qu’entrent en nous des empreintes n’impose pas de supposer que se produit alors une impression matérielle dans l’esprit (Diogène Laërce, Vies, X, 31, citant le Canon, fait bien ressortir que la sensation même est sans mémoire, et qu’elle n’a aucun effet sur cette dernière ; la mémoire constitue donc un processus distinct). L’empreinte a donc été prise sur le corps, elle n’est pas une empreinte en nous. Il faut par conséquent se contenter de poser que par la mémorisation, nous allons être désormais à même de reconnaître la même image ou approchante si elle se représente, ou encore nous allons être à même de la susciter librement. Sur le mode opératoire de la mémoire, l’on peut aller plus loin en prenant en compte également ce que les épicuriens désignent comme la πρόληψιϛ.

24En effet, les perceptions réitérées d’images de même sorte conduisent à un recoupement par l’esprit (par identification et mise en relation) de ces images analogues23, et c’est ce qui produit la πρόληψιϛ, « prénotion »24, par laquelle je vais pouvoir identifier génériquement ce qui correspond à des classes de réalités. En tant que les prénotions ne sont que le prolongement des sensations, elles sont d’ailleurs tenues par Épicure pour le deuxième critère de vérité. Partant, la reconnaissance d’une réalité donnée que je perçois par les sens se fait au moyen d’un raisonnement appliqué qui met en relation la ou les sensations avec une prénotion. Dans le cas des prénotions, il n’est pas davantage dit qu’une image générique se trouve déposée en nous ; ce qui permet d’indexer les prénotions, ce sont des termes, qui mobilisent la représentation d’une image mentale donnée, expressément désignée comme un τύποϛ dans Diogène Laërce, Vies, X, 33 : « en même temps que l’on prononce « homme » aussitôt par la prénotion on pense à une image (ὁ τύποϛ) de l’homme, du fait que les sensations précèdent »25. Ici encore, la prénotion se présente comme une réplique de la chose, une réplique de type générique, et non une chose imprimée en nous.

25construction des savoirslangage et savoirsstyleclarté construction des savoirséducationapprentissageFaut-il se demander comment l’on mémorise les mots ? Serait-ce eux que nous stockons en nous ? L’éventualité est tout autant à rejeter que celle d’un stockage des images ou des prénotions. Les mots que l’on utilise reçoivent de l’usage leur valeur, et les mots désignatifs sont en principe l’index de prénotions. Les mots vivent par conséquent de l’usage et de l’échange ; nous les apprenons, c’est-à-dire nous apprenons à les appliquer, reconnaissant leur valeur référentielle. Si l’on veut se figurer leur subsistance matérielle, admettons que c’est par la trace écrite qu’ils reçoivent leur permanence ; mais fondamentalement, nous ne les « possédons » pas – nous ne faisons que les utiliser référentiellement. De là l’enjeu capital – sur lequel Épicure attirait l’attention dans le Canon, et encore au début de la Lettre à Hérodote (§ 37-38)26 – d’un usage réglé du langage, qui corrigera les emplois approximatifs ou équivoques, parfois vides, pour imposer la clarté (refus de doublons inutiles, de termes techniques gratuits), et la densité (ce bon usage est donc celui où les sons vocaux se remplissent d’un contenu cognitif qui résulte de l’activité de connaissance). En ce sens, les mots reçoivent des contenus différents, ils correspondent à des empreintes plus ou moins nettes, et stables, que nous sommes capables de nous figurer.

L’image mentale en liaison avec la vision

26L’image produite in praesentia, par l’intermédiaire des organes visuels ou par la pensée, est la φαντασία, qui désigne donc à la fois le processus d’appréhension imaginative et le résultat, l’image. Par ailleurs, Épicure emploie un terme générique pour désigner l’image comme produite et relevant désormais de l’esprit, qui est le φάντασμα : il l’utilise ainsi dans la Lettre à Hérodote, § 75, mais aussi dans la Lettre à Pythoclès, 88 ; c’est ce même terme qui est employé dans Diogène Laërce, Vies, X, 32, à propos des images des rêves et des fous27. Φάντασμα est donc employé de façon à la fois neutre et large, et si l’on s’appuie sur les trois textes mentionnés, il n’implique pas un type de production défini28. Il doit certes être corrélé à une perception sensible, mais il peut l’être de manière indirecte : ainsi, l’image-φάντασμα que j’associe à un mot n’est pas nécessairement une image de chose singulière (comme c’est le cas pour un nom propre), mais bien plus souvent l’image typique de la prénotion, qui est comme une décantation de diverses images.

27Pour comprendre comment se forment nos images mentales dans leur plus grande diversité, nous devons en tout cas repartir de l’image mentale d’une réalité singulière. Car c’est avec le φάντασμα issu d’une φαντασία que tout commence. Il se fait donc que la perception, via l’œil, de l’image d’une réalité, conduit ipso facto à son identification par l’âme, ainsi qu’on l’a vu. Dès lors, si l’esprit se rend attentif à cette chose qu’il aperçoit par les yeux, il se met aussi en mesure de la percevoir directement et subtilement, en captant les simulacres qui pénètrent directement par les pores de la peau – il en forme ainsi une image mentale, redoublant l’image visuelle (si je continue à le regarder de mes yeux), ou non. C’est à ce titre, comme je l’ai déjà signalé, que l’appréhension imaginative par la vue et par la pensée peuvent aller de pair. Mais à partir de la réalisation d’une φαντασία, la pensée gagne une autonomie : en effet, dès que j’ai observé tel être individuel, je peux penser à lui, c’est-à-dire me le représenter, en appréhendant son simulacre. La grande mobilité de l’âme dans le corps, sa présence même à fleur de peau, font que l’âme peut voir par elle-même ce qu’elle a commencé à identifier par l’œil. Elle utilise pour cela ces capteurs subtils que sont les pores, qui sont ainsi comme les yeux de l’esprit. C’est ce qui est expliqué dans un fragment de Diogène d’Oenoanda :

« L’âme s’empare de ce que les yeux regardent, et après les premiers impacts de simulacres, notre nature se fait poreuse (ποροποιεῖται), de telle sorte que même si les choses que l’on a d’abord vues ne sont plus là, les simulacres qui sont semblables aux premiers sont reçus… »29.

28Ce texte trouve une confirmation dans Lucrèce (IV, 724-731) :

« D’abord, je dis ceci : qu’errent à l’aventure
partout, dans tous les sens, et de multiples sortes,
quantité de ténus simulacres des choses,
qui, en se rencontrant, s’unissent dans les airs
aisément, comme fait la toile d’araignée
ou bien la feuille d’or. C’est qu’ils sont d’un tissu
bien plus ténu que ceux qui s’emparent des yeux
et suscitent la vue, puisqu’ils pénètrent, eux,
par les pores du corps et s’en vont au-dedans
ébranler de l’esprit la nature ténue
et susciter le sens »30.

29À vrai dire, le témoignage de Lucrèce comporte une certaine ambiguïté, car son développement pourrait laisser penser que les simulacres qui touchent l’esprit sont d’une autre nature que les simulacres qui touchent l’œil, et qu’ils sont en particulier plus ténus. Ce serait une erreur de le croire31, car rien ne vient corroborer cette idée qu’un corps produirait deux types de simulacres, les uns pour les yeux, les autres pour l’esprit. On serait contraint d’invoquer un principe final que l’épicurisme exclut, sans compter la difficulté à expliquer comment ces deux types d’empreinte se forment et se distinguent. À l’évidence, Lucrèce veut plutôt dire que les simulacres que perçoit l’esprit sont plus ténus, parce qu’ils sont perçus singulièrement, et non en série compacte, comme c’est le cas des yeux qui ne peuvent capter que cela. Cela précisé, Diogène d’Oenoanda et Lucrèce nous apprennent donc décisivement ce qu’il en est de la formation des images mentales : elles supposent une perception antérieure, une mémorisation et la subsistance d’unités élémentaires perçues en bloc par la vue.

Matérialité des images et mobilisation à volonté

30matérialité des savoirssupportsupport de communication inscription des savoirsvisualisationimageÉtant donné la constitution de l’image mentale, il s’ensuit que les images ne sont pas en nous, mais hors de nous. La mémoire n’est alors rien d’autre que la capacité de l’esprit à reconnaître ce qu’il a déjà vu, et s’il en est ainsi, il faut que toutes les images, ou, pour être plus précis, les simulacres, soient d’une manière ou d’une autre rémanents. Le problème est en effet de savoir comment l’on peut mobiliser à volonté telle ou telle image, s’il est vrai qu’aucune n’est à proprement parler en nous. La question est posée par Lucrèce (IV, 777-780), qui fournit une réponse développée : c’est que des myriades de simulacres se pressent autour de nous, simulacres de réalités présentes, absentes momentanément ou définitivement, et qui sont donc ainsi rémanentes, flottant dans l’air sur un mode quasi-spectral (IV, 794-806). Les images ne sont pas en nous ; en revanche, leurs supports matériels, les simulacres, sont hors de nous, autour de nous, et c’est nous qui, selon notre désir et notre attention, mobilisons tel ou tel d’entre eux pour former par l’esprit une image.

31Cette théorie matérielle de l’image-simulacre, qui paraît étrangement fantasmagorique, permet en fait de soutenir une théorie non matérialiste de la faculté d’imagination : ce que nous exposent Diogène et Lucrèce revient en effet à poser que l’image est produite selon une intentionnalité, laquelle est sous-tendue par un principe de plaisir. L’image mentale n’est donc nulle part, elle est produite par la visée mentale d’un simulacre. Or, on le voit, le prix à payer pour que les épicuriens puissent soutenir une pareille thèse, c’est que tout notre univers de conscience se tient au dehors de nous, selon un mode de subsistance réelle infra-sensible, mais accessible par la pensée.

Les images-phantasmes (φαντασμοί)

32Dans la Lettre à Hérodote(§ 51), Épicure use d’un terme distinctif pour nommer les images produites in absentia, par la seule action de l’esprit, ces images qu’il dit ressemblantes et saisies « comme des reproductions » qui se produisent dans les rêves en particulier : ce sont les φαντασμοί au masculin, que l’on traduira cette fois par « phantasme »32. Pour en rendre compte, c’est le principe explicatif général du φάντασμα qui est appliqué : les simulacres continuent à exister longtemps, et sont présents en très grand nombre un peu partout, qu’ils soient les simulacres de corps toujours existants ou de corps disparus. Lorsque nous nous représentons une maison actuellement absente de notre champ visuel, ou une maison détruite que nous avons connue, ou encore une maison imaginaire, nous formons comme des reproductions de choses réelles, disparues, ou même non-existantes33, à partir des simulacres flottant autour de nous. Mais l’image-phantasme se distingue du point de vue suivant : ce qu’elle représente est perçu comme ressemblant à ce qui a déjà été appréhendé, sans toutefois qu’il y ait de mise en présence de la chose antérieurement perçue. S’il n’y avait eu auparavant la perception de ces choses réelles, la mobilisation de ces phantasmes, le sentiment de leur ressemblance, ne seraient même pas concevables. Mais qu’en est-il exactement des images proprement imaginaires, ou encore fantastiques ? Suivant Lucrèce, elles se composent dans l’air, librement et au hasard, par l’effet des rencontres entre ces très nombreux simulacres rémanents, et c’est nous qui, selon notre désir, les captons et nous les représentons. Il offre à ce propos un développement saisissant, qui fait suite au passage que j’ai commencé à citer au-dessus :

«… Et telle est la raison
qui fait que nous voyons les membres de Scyllas,
des Centaures, des chiens à face de Cerbères,
et, de ceux dont la terre embrasse les os morts,
des simulacres ; oui, c’est que des simulacres
en tous genres sont là passant un peu partout :
certains, spontanément, se forment dans l’air même,
les autres sont tous ceux qui s’échappent des choses
et ceux que vient former la composition
des formes de ceux-ci. Car ce n’est pas, bien sûr,
d’un Centaure vivant que provient son image,
puisqu’un tel animal au grand jamais ne fut.
Mais lorsque, par hasard, vient à se rencontrer
image de cheval avec image d’homme,
aussitôt les voilà qui aisément s’attachent,
comme nous l’avons dit, parce que la nature
de l’image est subtile et ténue sa texture.
Tous ceux du même genre ont la même origine » (IV, 732-744).

33Quand Épicure se contentait d’évoquer « d’autres modes d’engendrement concernant de telles natures » (Lettre à Hérodote, § 48), Lucrèce nous présente avec une grande puissance évocatrice le processus aléatoire de composition d’images, qui se poursuit indéfiniment, et doit produire un nombre infini de combinaisons. Selon lui, nous ne faisons que sélectionner les simulacres qui vont être à l’origine de nos phantasmes ; il s’en trouve de toutes sortes, que nous ne capterons pas pour la plupart, parce que nous ne les avons jamais perçus, en totalité ou en partie, par le canal visuel34, tandis que nous serons amenés à sélectionner ceux qui sont liés à ce que nous connaissons ou avons connu, et qui surtout sont liés à ce que nous désirons ou repoussons. C’est pourquoi nous « phantasmons » des images de choses réelles et de pures fictions, qui sont néanmoins la recombinaison de choses déjà connues. Les préoccupations profondes de notre esprit, désirs, angoisses, trouvent ainsi leur corrélat, et comme leur projection. Concernant la possibilité de produire à volonté des phantasmes, il en va donc comme de l’image mentale en général : notre univers mental est décidément extraverti, et nos expériences tant cognitives qu’affectives, passées et présentes, sont en perpétuelle protention, pour le dire en détournant un concept phénoménologique.

34On peut toutefois se demander s’il ne serait pas raisonnable de supposer qu’il appartient également à l’esprit de pouvoir lui-même opérer des combinaisons de simulacres, puisque, au plan des prénotions et des raisonnements, c’est ce qu’il lui appartient d’effectuer35. De fait, c’est au moins dans la juxtaposition des phantasmes que cette capacité intervient : lorsque nous rêvons en particulier, nous lions successivement des simulacres qui permettent de simuler le mouvement. Nous opérons donc une sorte de montage. Et lorsque les simulacres analogues viennent à manquer, nous y suppléons par des simulacres approchants :

« Il se fait aussi que, parfois, vient à manquer
l’image de tel genre, et que, entre nos mains,
ce qui l’instant d’avant était femme, soudain
a l’air d’avoir été changé en homme, ou bien
on voit se succéder les visages, les âges.
Mais sommeil et oubli veillent à empêcher
Que tout cela suscite en nous l’étonnement » (IV, 818-822).

35Parce que nous dépendons des simulacres disponibles, nous ne sommes que relativement maîtres de nos phantasmes. Néanmoins, dans la mesure où nous nous représentons ce qu’il nous plaît de voir, et où nous opérons nous-mêmes la sélection des simulacres correspondant à ce que nous cherchons, il est évident que nous sommes aussi bien, et dans une mesure non négligeable, capables de produire nos phantasmes, du fait que nous combinons et recombinons des séries considérables de simulacres. À côté des simulacres fantastiques, il faut donc qu’il y ait encore place pour des combinaisons fantastiques. Une lecture trop littérale de Lucrèce tendrait ici encore à simplifier la doctrine.

Phantasme et désir : vers le plaisir vrai

36construction des savoirsépistémologievérité construction des savoirsépistémologiethéorieC’est ainsi que les épicuriens expliquent, en se conformant aux principes généraux de leur théorie, la manière dont se forment les phantasmes. L’on pourra alors avancer que les phantasmes, ceux qui emplissent nos rêves, ceux des fous, sont vrais, en tant qu’ils se produisent réellement, à partir de simulacres réels. Mais n’est-ce décidément pas par trop acrobatique, dès lors qu’on admet en particulier le principe de la production aléatoire d’un certain nombre de simulacres composites ? Au risque de passer pour un amateur forcené de paradoxe, je suggérerai que ce que l’on tient pour le point faible de la théorie est en réalité son moment fort. En effet, nous sommes conduits à admettre que les phantasmes sont vrais également en un autre sens que celui de la vérité physique du processus qui les sous-tend, qu’ils sont vrais en un sens qui confère un surcroît de profondeur à la théorie. Car la vérité des phantasmes, qui se distingue sur ce point de la vérité des images visuelles, tient par-dessus tout à ce qu’ils informent non sur la chose, sur le corps émetteur, mais sur soi, en tant que capteur de simulacres et producteur de phantasmes. Quand je pense à un être absent, à un événement récent ou ancien, à une personne disparue, à une situation inaccessible, ou du moins non réalisée, je révèle par mes phantasmes la nature de mon désir, son inflexion, momentanée ou durable. Or, cette vérité, à la façon des images visuelles, doit être retravaillée. Non pas tant au sens où le recoupement des phantasmes permettrait de mieux approcher de la vérité enfouie d’un désir (Épicure n’est pas Freud !), mais au sens où la mise au jour, par les phantasmes, de mes désirs et de mes craintes, permet au philosophe de vérifier le degré d’avancement en direction du bien véritable qu’est l’état de paix, le γαληνισμόϛ, consistant dans un plaisir constant, égal. Il y a une vérité éthique à découvrir et à mettre en œuvre, et les phantasmes constituent autant de signes, d’indices de notre progression en direction de cette vérité. Le sage vit en effet dans les biens immortels, de jour comme de nuit, et il n’est troublé par aucune de ses visions, ni aucun de ses rêves. Comme le promet Épicure à son disciple Ménécée : « jamais tu ne seras troublé, ni dans la veille ni dans les rêves, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes » (Lettre à Ménécée, 135). Le rêve paisible et confiant est de fait la marque la plus sûre de la vie amenée à sa perfection. Les phantasmes où l’angoisse se lit sont à l’inverse la marque d’un esprit troublé, qui n’a pas atteint la paix avec lui-même, et ne s’est pas affranchi en particulier de la crainte illusoire des dieux et de la mort.

Conclusions

37Poser la vérité des sensations et plus généralement des images, ne revient pas à poser que les sensations et les images, quelles qu’elles soient, disent la vérité de la chose à quoi elles renvoient ou semblent renvoyer. La seule manière de justifier une thèse aussi large consistera donc à poser 1) que les sensations et les impressions disent au moins la vérité d’elles-mêmes, en tant qu’elles sont. Et c’est en ce sens que l’on peut justifier le fait que les images des fous et des rêves sont également vraies.

38Mais on ne peut entièrement se satisfaire de cette proposition 1), car qu’est-ce qui empêcherait que les sensations soient à la fois vraies (au sens où elles sont) et complètement fausses, référées à un possible contenu informatif sur les choses ? Ce qui est déjà le cas pour les sensations (vue de près, la tour est carrée ; vue de loin, elle est ronde), l’est a fortiori pour les hallucinations visuelles ou les rêves. Bref, si on suit 1), il n’y a plus de différence essentielle entre les sensations et les phantasmes.

39C’est pourquoi les sensations sont vraies en un autre sens, soit 2) au sens d’une conformité matérielle des images à leur producteur (par la συμπάθεια). Or, dans ce sens, les images des rêves ne sont plus vraies, mais on sauve le principe de la sensation, critère de la vérité.

40construction des savoirsépistémologievéritéCela étant, pour passer de la vérité 1 (vrai de soi), à la vérité 2 (vrai de la chose perçue), il faut de toute façon un jugement, δόξα, s’appuyant sur une mise en relation, une évaluation des différentes perceptions (une vision à grande distance n’est pas aussi fiable qu’à distance rapprochée, etc.). Évidemment, c’est parce que la sensation est vraie au sens 1, qu’elle peut l’être au sens 2. Ce qui revient à dire qu’elle est critère de vérité non parce que ce qu’elle perçoit est toujours conforme à la forme même du corps émetteur, mais parce qu’à se priver d’elle, ou à la mettre partiellement en cause, on se priverait du moyen de connaître les corps extérieurs36. C’est ce qu’établissent précisément les Maximes Capitales XXIII et XXIV d’Épicure.

41Mais finalement, ce que nous a appris la suite de notre enquête, c’est qu’une justification analogue peut être donnée de la vérité des images mentales, et plus spécifiquement, des phantasmes. En effet, ceux-ci sont vrais non seulement en tant que réels, mais aussi en tant que manifestation de nos états affectifs. Et à la manière des sensations, tous ne sont pas de même valeur, mais sans eux, sans ce qu’ils manifestent, nous n’aurions aucune chance d’atteindre le bien véritable. En effet, à partir de ce que nos visions intérieures révèlent, nous pouvons, guidés par la philosophia medicans, progresser vers des états intérieurs plus sereins, se traduisant par des images apaisées. Ce serait là la vérité 3 (vrai du corps percevant et désirant).

42Est-ce pour cet ensemble de raisons que certains épicuriens ont ultérieurement promu la φανταστικὴ ἐπιβολὴ τῆϛ διανοίαϛ, au rang de quatrième critère de vérité, après les sensations, les prénotions, et les affections ? Il serait sans doute raisonnable de supposer, je l’ai évoqué, qu’ils pensaient avant tout au mouvement de formation de la φαντασία. Pourtant, comme Épicure lui-même utilisait l’expression ἐπιβολὴ τῆϛ διανοίαϛ, aussi bien pour décrire le processus de la φαντασία que pour évoquer la représentation des φαντασμοί, on peut imaginer que les promoteurs de ce quatrième critère aient considéré tout à la fois que la φαντασία ne pouvait être moins vraie que l’αἴσθησιϛ qu’elle prolongeait, et aussi que le φαντασμόϛ révélait, selon le double niveau de l’analyse physique et psychologique, une vérité que l’on pourrait dire affective. Du moins peut-on avancer cette hypothèse qui placerait exactement la faculté imaginative à la charnière entre sensation et affection.

43Épicure et ses suivants ont soutenu la vérité des images référées aux corps extérieurs, mais aussi au désir ; ils ont ainsi contribué à l’affranchissement des pouvoirs de l’image et du désir, sur lesquels ils conservaient toutefois un contrôle. Libérant des forces irrationnelles, la philosophie épicurienne se devait en effet d’adopter une attitude rigoureusement critique : elle montrait alors de façon neuve comment la vérité devait s’établir non pas contre l’image ou au-dessus d’elle, mais par elle et à travers elle, de même qu’elle enseignait comment réaliser le bien à partir de notre affectivité, de ce fonds phantasmatique et pulsionnel qui nous constitue, et en aucun cas contre lui.

Notes
1.

Cette étude est la version écrite, sensiblement augmentée, d’une conférence donnée au Centre Louis Gernet en 2003, dans le cadre d’une Journée d’études sur l’image organisée par Jean-Louis Labarrière. Je tiens à le remercier pour son invitation, ainsi que les participants, pour la fructueuse discussion qui s’en est suivie.

2.

τά τε τῶν μαινομένων φαντάσματα καὶ τὰ κατ᾿ ὄναρ ἀληθῆ, κινεῖ γάρ, Diogène Laërce, Vies, X, 32 (trad. J.-F. Balaudé, comme pour les autres citations de Diogène Laërce, tirée de M.-O. Goulet-Cazé (éd.), Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, LGF, coll. « La Pochothèque », 1999).

3.

Il mentionne des ἐνέργειαι à l’œuvre ; telle est du moins la leçon des manuscrits, au § 48, généralement écartée pour des ἐνάργειαι normalisatrices, à l’exception de J. et M. Bollack et H. Wismann (La lettre d’Épicure, Paris, Minuit, 1971), et J.-F. Balaudé (Épicure. Lettres, maximes, sentences, Paris, LGF- Le Livre de Poche, 1994) ; cf. notes ad loc.

4.

§ 52. La correction ici s’impose.

5.

La pensée semble avoir une quasi-instantanéité. Cela est dû en particulier à la vitesse de ces atomes psychiques les plus subtils, qui, à la différence des atomes physiques ressemblant au souffle et à la chaleur, n’ont aucun analogue (cf. Lettre à Hérodote, 63), et constituent l’essentiel de l’âme : « l’âme de notre âme », dira Lucrèce (III, 275). Leur subtilité leur permet, dans l’agrégat corporel, un déplacement aussi libre que les atomes dans le vide méta-cosmique, à cette réserve près évidemment que leur possibilité de circulation reste contenue dans les limites du corps ; le mouvement des atomes de l’âme entre d’ailleurs dans la vibration générale qui caractérise le vivant homme. La vitesse des simulacres est du même ordre, car ils sont d’une finesse comparable ; il faut quant à eux qu’ils rencontrent des corps solides opaques, qu’ils ne peuvent traverser, pour que leur déplacement soit stoppé net.

6.

Cf. infra, pp. 207-208.

7.

Que nous n’ayons pas de développement exprès sur la question, de la part d’un auteur épicurien, ne suffit pas à écarter cette hypothèse. Nous n’avons pas davantage – et pour cause, selon moi – d’explication de l’hypothèse inverse, qui supposerait que les simulacres diminuent pour entrer dans nos yeux !

8.

L’ensemble des traductions d’Épicure vient de J.-F. Balaudé, Épicure (réf. complète, supra, n. 3).

9.

De ce point de vue, J. Annas (Hellenistic philosophy of mind, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1992, pp. 159-160) me semble passer complètement à côté, lorsqu’elle admet, malgré l’étrangeté qu’elle reconnaît à l’explication, que l’image du Taj Mahal s’est réduite durant son trajet, au point de pouvoir entrer dans les yeux.

10.

De l’âme, II, 7, 419a15-17 ; je traduis.

11.

Un témoignage d’Alexandre d’Aphrodise semble aller en ce sens ; cf. à ce propos I. Avotins, « Alexander of Aphrodisias on vision in the atomists », Classical Quarterly, 74, 1980, pp. 429-454.

12.

Cela est repérable dans la Lettre à Hérodote, § 50, mais voir déjà § 38. Voir aussi Lucrèce, IV, 811-813, sur la nécessité de l’attention : « Et même dans le cas de choses manifestes, tu pourrais constater qu’à moins de diriger vers elles ton esprit, elles vont te sembler du coup très éloignées dans le temps et l’espace ».

13.

Ici encore, J. Annas (Hellenistic philosophy of mind, p. 162, n. 20, et pp. 165-166, n. 29) fait entièrement fausse route, en maintenant l’idée que la perception selon les épicuriens est purement réceptive. Elle évoque l’ἐπαίσθησιϛ (cf. infra), mais se refuse à l’exploiter ; elle évoque l’ἐπιβολή, mais pour la restreindre à l’activité de la pensée, ce que démentent les textes.

14.

Cf. infra, pp. 206-207.

15.

Diogène Laërce, Vies, X, 31. Dans la Maxime Capitale XXIV, on trouve même l’expression complète.

16.

A. A. Long et D. Sedley (The Hellenistic Philosophers, 2 vol., Cambridge, 1987) parlent à ce propos de « sensory recognition » (vol. 1, p. 73 et 79) que J. Brunschwig et P. Pellegrin, dans leur traduction de l’ouvrage (Les philosophes hellénistiques, 1. Pyrrhon. L’épicurisme, Paris, GF, 2001) rendent par « reconnaissance sensorielle », pour Lettre à Hérodote, § 52 (= 15A15-16 Long et Sedley), et « recognition sensorielle » pour l’ἐπαίσθημα de D. Laërce, X, 32 (= 16B8 LS). C’est une traduction suggestive, mais qui me semble passablement gloser le terme, en particulier le préfixe. Que cette sensation « se porte vers » (ἐπ-) n’implique pas analytiquement qu’il y ait reconnaissance, même si en fait une telle reconnaissance a bien lieu. D’autre part, cela accordé, il resterait à examiner ce qui est ainsi reconnu dans cette sensation appliquée. Lorsque Long et Sedley expliquent : « il s’agit de l’appréhension sensorielle (réussie) de quelque chose, objet ou propriété, par opposition à la simple appréhension des données sensibles qui nous affectent » (vol. I, n. 1, p. 155), ils me semblent dessiner une fausse symétrie, dans la mesure où il n’y a pas, à strictement parler, d’appréhension « simple » et non aboutie. En ce sens, l’ἐπαίσθησιϛ n’est pas un genre de l’αἴσθησιϛ, mais elle est l’αἴσθησιϛ elle-même, en tant qu’elle se rapporte effectivement à son objet et s’en saisit (cf. dans le même sens, J. Annas, Hellenistic philosophy of mind, p. 162, n. 20).

17.

Évidemment, le calcul rationnel amènera à observer aussi le déplaisant, s’il est nécessaire, en vue de l’obtention d’un plaisir durable, d’en passer par là. C’est qu’il y a des cas, où, par nécessité, « nous passons par-dessus de nombreux plaisirs », car « toute douleur est un mal, bien que toute douleur ne soit pas de nature à toujours être évitée » (Lettre à Ménécée, 129).

18.

PHerc 19/698 ; le fr. 21 (col. 17, 18, 22, 23, 25, 26), que j’utilise ici, est repris dans Long-Sedley (=16C LS). Les traductions qui suivent sont de mon fait.

19.

Le terme de κρῖμα est aisé à justifier : il désigne ce qui est l’objet de la κρίσιϛ, à comprendre ici comme la discrimination ou le discernement dont le sens est capable ; il est son objet et son résultat, de même qu’un ἐπαίσθημα correspond à l’ἐπαίσθησιϛ, en tant que son contenu. Aussi m’est-il difficile d’approuver la traduction relativement floue par « sphere of discrimination » (« sphère de discrimination », dans la trad. Brunschwig-Pellegrin).

20.

Rappelons qu’Aristote faisait entrer dans les sensibles communs (entendons les sensibles perçus par les cinq sens) : le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l’unité (cf. De l’âme, II, 6, 418a17-18, et III, 1, 425a15-16, qui donne la liste complète avec l’unité). Cf. sur la question des sensibles communs, D. Sedley, « Epicurus on the common sensibles », in P. M. Huby et G. C. Neale (éd.), The Criterion of truth. Studies in honor of George Kerferd, Liverpool, 1987.

21.

Si elle le fait, c’est qu’elle pensera avoir la garantie que la perception se fait dans les meilleures conditions (distance, clarté, netteté).

22.

À propos de cet usage contrôlé des images, l’on se référera à l’excellent exposé dans Sextus Empiricus, Adv. math., VII, 206-210 (= 16E LS).

23.

L’analogie, qui est déjà au cœur de la perception sensible, comme on l’a vu, se retrouve ici à un niveau supérieur, et explique donc la formation des notions générales.

24.

Si l’on reprend la transposition latine de praenotio proposée par Cicéron (De la nature des dieux, I, 45), ou par simple translittération « prolepse ». Sur le passage de la sensation à la prénotion par l’intermédiaire de l’attention, cf. J.-F. Balaudé, Épicure, pp. 82-83.

25.

Il est possible qu’il y ait à cet endroit une citation du Canon d’Épicure. Sur la prénotion comme image générique, cf. J.-F. Balaudé, Épicure, pp. 39-40.

26.

« Il faut saisir ce qui est placé sous les sons […] Car il est nécessaire que pour chaque son, la notion première soit vue et n’ait nullement besoin de démonstration […] ».

27.

Cf. supra, p. 193.

28.

Long et Sedley (The Hellenistic philosophers, 2, p. 85) estiment eux aussi que φάντασμα est pris par les épicuriens de façon neutre, à la différence de l’évaluation platonicienne et stoïcienne du terme (cf. Diogène Laërce, Vies, VII, 49-50). Toutefois, selon eux, le terme signifie l’« impression », et ne recouvre pas le phantasme, ce qu’ils appellent le « figment », auquel Épicure réserverait le néologisme au masculin de φαντασμόϛ (cf. infra, p. 209, à ce propos). Mais cette restriction de la valeur de φάντασμα suppose de tenir la formulation de Diogène Laërce, Vies, X, 32 pour incorrecte. Étant donné le crédit que l’on accorde par ailleurs à l’ensemble de la doxographie épicurienne de Diogène Laërce, j’ai quelque doute à cet égard, et il me semble convenable de supposer que le terme bénéficie très logiquement d’un sens générique. Quelle raison y aurait-il en effet de distinguer a priori de « bonnes » images mentales, et de moins bonnes ? Si nous considérons la vie de l’esprit, nous observons que celui-ci forme à peu près en permanence des images mentales de toute sorte, ce que l’on appellera des φαντάσματα, à partir des εἴδωλα environnants, que ceux-ci soient isolés ou nous parviennent en succession compacte. C’est ainsi que la considération de l’origine, de la qualité des ces φαντάσματα, pourra ensuite amener à distinguer une catégorie particulière, qui est en effet celle des φαντασμοί. Cf. J.-F. Balaudé, Épicure, p. 84 ; Le vocabulaire d’Épicure, Paris, Ellipses, 2002, pp. 32-33.

29.

Fr. 9 Smith en partie ( in M. F. Smith, Diogenes of Oinoanda. The Epicurean Inscription, Naples, 1993) ; cf. 15E LS.

30.

Trad. B. Pautrat (Lucrèce,De la nature des choses, Livre de Poche, 2002).

31.

J. Annas ( Hellenistic Philosophy of Mind , p. 164) assume l’idée, sans justification.

32.

ἥ τε γὰρ ὁμοιότηϛ τῶν φαντασμῶν οἱονεὶ ἐν εἰκόνι λαμβανομένων ἢ καθ.̓ ὕπνουϛ γινομένων ( Lettre à Hérodote , § 51).

33.

Le paradoxe n’est qu’apparent : tout ce que nous nous représentons l’est à partir de choses déjà connues ; cf. la suite.

34.

C’est la règle que nous pouvons tirer du témoignage de Diogène d’Oenoanda en particulier : l’esprit ne peut saisir que des simulacres déjà perçus au moins une fois par les yeux, c’est-à-dire des simulacres dont la succession compacte a produit une image visuelle (φαντασία). Le cas des simulacres composites est évidemment différent, mais facile à justifier : dans le simulacre du Centaure, il y a, nettement identifiables, des parties de corps déjà reconnus, d’homme et de cheval. Pour qui en revanche n’aurait jamais vu de cheval, aucune chance de former le phantasme d’un Centaure.

35.

Cf. en ce sens Diogène Laërce, Vies, X, 32 : « toutes les pensées supplémentaires tirent leur origine des sensations, aussi bien par la rencontre, l’analogie, la ressemblance, la composition, ce à quoi le raisonnement apporte aussi sa contribution ».

36.

La position que je défends est, me semble-t-il, relativement proche de celle de D. Furley, exposée dans « Democritus and Epicurus on sensible qualities », in Passions and perceptions, J. Brunschwig et M. Nussbaum éd., Cambridge, 1993, pp. 72-94, cf. notamment pp. 92-93.