Frédéric Barbier

Notre propos vise à présenter brièvement les logiques de la révolution gutenbergienne du point de vue de la typologie de l’innovation, et à envisager comment l’invention de l’imprimerie ne s’articule pas nécessairement avec celle du livre imprimé.

La prototypographie, les débuts de l’imprimerie

1matérialité des savoirsmatériaupapier construction des savoirséconomie des savoirsinnovation typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des techniquesNous sommes, surtout depuis le 14e siècle, dans une phase de profonds changements au niveau du « système technique d’ensemble » (Bertrand Gille), concernant notamment le domaine des mines et de la métallurgie1. Les investissements massifs engagés dans ces branches doivent être rentabilisés par la production en nombre d’objets manufacturés nouveaux – des pièces d’orfèvrerie, de petits objets métalliques pour la vie quotidienne (couverts, boîtes, pièges), sans oublier les armes, les armures et l’artillerie, tout cela étant la spécialité des artisans de Nuremberg. La révolution gutenbergienne s’insère dans ce schéma d’ensemble qui, seul, la rend possible. De même, on sait que l’innovation de 1450 prend appui sur des changements techniques antérieurs, avec l’invention du papier et l’essor de la xylographie2.

2construction des savoirstraditioninventionMalgré tout ce qui a été dit, le principal responsable de l’invention de la typographie à caractères mobiles peut à bon droit être identifié comme le Mayençais Johannes Gensfleisch zur Laden, dit Gutenberg 3. Mais, selon la formule élégante d’Henri-Jean Martin, à compter des années 1420-1430, « l’invention [de l’imprimerie] est dans l’air ». Dans un certain nombre de villes d’Europe occidentale, de petits groupes d’inventeurs entreprennent d’explorer les voies d’une technique qui permettrait de produire en nombre des exemplaires d’un texte donné, et de répondre ainsi à la poussée de la demande en livres. Différents procédés sont mis au point parallèlement, sur lesquels nous restons en général très mal informés et dont seuls les plus efficaces s’imposeront à terme : on désigne ces techniques sous l’épithète de « prototypographiques »4.

3À Avignon, nous retrouvons un Pragois émigré, Prokop Waldvogel, qui a sans doute travaillé à Nuremberg, à Constance et à Lucerne. Il est connu, entre 1444 et 1446, pour ses recherches dans le domaine de la métallurgie, et pour son procédé permettant de reproduire de courts textes en langue hébraïque. Il est notamment associé, dans ces affaires, avec un certain Girard Yzsenrosse, de Coblence. D’autres techniques sont mises au point dans les « anciens Pays-Bas », techniques dont on connaît l’existence soit par des sources d’archives, soit par des exemplaires de prototypographie éventuellement conservés. La formule usuelle est celle de « jeté en moule », qui désigne sans doute une méthode dérivée de la xylographie – voire de techniques métallurgiques primitives. Jean Le Robert, abbé de Saint-Aubert de Cambrai, écrit dans ses Mémoriaux en 1446 puis en 1451 :

« Item pour I Doctrinal getté en molle envoyet querre à Bruges par Marquet, I escripvain de Vallenciennes, ou mois de janvier XLV [vieux style] pour Jaquet, XX s.t. S’en heult sandrins I pareil que l’église paia (…). Item, envoiet [à] Arras I Doctrinal pour apprendre led. dampt Grard, qui fu accatez a Vallenciennes, et estoit jettez en molle, et cousta XXIIII gros. Se me renvoia led. Doctrinal le jour de Toussains l’an LI, disant qu’il ne falloit [= valoit] rien estoit tout faulx. S’en avoit accaté IX patars en papier »5.

4Aucun de ces volumes ne semble malheureusement avoir été conservé. De même, dans la Chronique de Cologne imprimée par Ulrich Zell en 1499, l’auteur précise :

« Quoique cet art [de l’imprimerie] ait été trouvé à Mayence, (…) la première ébauche en a cependant été réalisée en Hollande, dans les Donat qu’on y imprimait avant ce temps. De ces livres datent donc les commencements de l’art en question ; actuellement, il est beaucoup plus magistral et subtil qu’il ne l’était d’abord, avec le temps il s’est perfectionné de plus en plus… »6.

5inscription des savoirslivreligneOn conserve de très rares exemples de prototypographies témoignant des recherches poursuivies : le Catholicon de 1460 (cette date reste discutée) a apparemment été composé à partir non pas de caractères mobiles, mais de blocs de deux lignes – préfigurant ainsi la future stéréotypie. Voici encore un Speculum humanae salvationis apparemment imprimé, dans les années 1480, avec des caractères métalliques probablement en étain7.inscription des savoirslivreligne Le procédé même de la fonderie typographique fait problème : Gutenberg a financé et mis au point sa technique en produisant d’abord de courtes pièces imprimées, notamment des indulgences, mais la question posée est de savoir si, pour la Bible à 42 lignes de 1454-1455, il a utilisé ou non des caractères typographiques produits à partir de matrices en métal. La tradition souligne au demeurant le rôle de Peter Schöffer, voire de Nicolas Jenson, dans la mise au point définitive du protocole de fabrication des caractères typographiques à partir de poinçons en acier et de matrices en cuivre.

Figure 1 - Die Cronica van der hilliger Stat van Coellen,
            Cologne, Johann Koehlhoff, 1499, page de titre (coll. Bibliothèque
            nationale et universitaire de Strasbourg)
Figure 1. Figure 1 - Die Cronica van der hilliger Stat van Coellen, Cologne, Johann Koehlhoff, 1499, page de titre (coll. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg)
Figure 2 - Un texte en langue vernaculaire, avec des
              illustrations : Epistolae et Evangelia, Strasbourg, Martin
              Schott, 1483 (coll. Bibliothèque nationale et universitaire de
              Strasbourg)
Figure 2. Figure 2 - Un texte en langue vernaculaire, avec des illustrations : Epistolae et Evangelia, Strasbourg, Martin Schott, 1483 (coll. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg)

6inscription des savoirsécriturelettre matérialité des savoirsmatériauboisEnfin, le premier imprimeur strasbourgeois effectivement documenté, Johann Mentelin, aurait commencé à travailler avec des caractères gravés sur bois. Specklin écrit en effet, dans sa Chronique universelle :

« J’ai vu la première presse [de Mentelin] ainsi que les caractères : ils étaient taillés dans le bois, ainsi que des mots ou des syllabes ; ils étaient troués, on les enfilait sur une ficelle à l’aide d’une aiguille, puis on les étalait sur les lignes. Il est dommage qu’on ait laissé se perdre une telle installation, la toute première en son genre dans le monde entier… »8.

7construction des savoirspolitique des savoirscapitalisme construction des savoirséconomie des savoirsfinancementSur le Rhin et en Allemagne méridionale, à Avignon, aux Pays-Bas, les recherches se poursuivent donc parallèlement, grâce au soutien de capitalistes qui investissent dans la « recherche-développement » en espérant toujours, si le procédé mis au point se révélait viable, « faire la culbute ». Ces recherches ne se limitent pas à une seule direction, mais explorent parallèlement différents types de problèmes : Gutenberg a travaillé, à Strasbourg, à la mise au point d’une technique permettant d’améliorer le polissage des pierres précieuses, mais aussi à la fabrication en très grand nombre de miroirs destinés à être vendus aux pèlerins qui se rendaient à Aix-la-Chapelle. Le caractère hautement capitalistique de l’imprimerie explique la place tenue par les grands négociants et financiers dans la nouvelle branche d’activité – à l’image de Johann Fust à Mayence, de Peter Drach à Spire ou encore de Koberger à Nuremberg, voire des Buyer à Lyon.

L’incunable, un potentiel d’impression non exploité

8Une filière s’impose pourtant à partir des années 1452-1455 au sein de cet ensemble de procédés techniques, celle de la typographie à caractères mobiles. Son invention recouvre un processus d’innovation que nous pouvons à bon droit présenter comme « idéaltypique ».

9pratiques savantespratique manuellesavoir-faire matérialité des savoirsmatériaupapierTout d’abord, elle suppose de s’insérer dans un changement d’ensemble du système technique qui la rendra possible. Puis elle met en jeu un processus d’innovation classique : en premier lieu, l’innovation technique, alias l’innovation de procédé. Toutefois, l’innovation technique n’est pas tout : imprimer met en jeu un savoir-faire spécialisé, qui relève de la technique et de l’organisation du travail dans l’atelier. Considérons la gestion des approvisionnements en matières premières (en premier lieu le papier) et la disponibilité d’un personnel spécialisé : on conçoit que l’imprimerie suppose de maîtriser le mieux possible un protocole de fabrication très complexe. L’étude matérielle des incunables montre au demeurant que les erreurs ne manquent pas, au niveau du calibrage des textes et de la composition des cahiers – sans parler des coquilles…9 Enfin, la réussite de la publication suppose de maîtriser aussi une forme d’innovation organisationnelle, s’agissant de la planification de la production, du budget prévisionnel et de la mise en place de la diffusion. La mise au point de cette procédure prend bien évidemment des années.

10Mais quel était l’objectif des inventeurs, Gutenberg et ses épigones ? Il s’agissait pour eux de mettre au point un procédé qui permette de reproduire en nombre ce qui existait déjà, à savoir des manuscrits10. C’est pour reproduire ce qui existe, et ce à quoi la clientèle est habituée, que Gutenberg et ses premiers successeurs ne tirent nullement toutes les conséquences de l’invention au niveau de la fabrication.

11inscription des savoirslivrefiligrane inscription des savoirslivreincipit acteurs de savoirprofessioncopisteQuelques observations démontrent le fait :

  • La technique typographique permet, avec un très petit nombre de signes, de reproduire en principe tous les discours imaginables. Or, pour sa Bible à 42 lignes, Gutenberg fabrique un alphabet intégrant un grand nombre de lettres liées ou d’abréviations. Au total, quelque 240 poinçons différents, à partir desquels on fondra un ensemble de caractères très lourd et onéreux : c’est que le modèle réside toujours dans les pratiques des copistes.
  • Même observation avec la rubrication. Dans un manuscrit soigné, l’habitude du scribe est de copier en rouge l’incipit. Gutenberg s’emploie donc, pour un certain nombre d’exemplaires de sa Bible, à imprimer l’incipit en rouge, ce qui alourdit le travail et pose des problèmes de repérage. De même encore, il imprimera plusieurs dizaines d’exemplaires sur un parchemin d’excellente qualité – alors que celui-ci est plus cher et qu’il se prête moins bien que le papier au travail de la presse. Malgré le coût, l’objectif reste celui d’aboutir à un produit pratiquement identique au manuscrit.
  • Nous retrouvons la problématique de la reproduction avec l’exemple du Psautier de Mayence, premier livre imprimé portant une date (1457). Gutenberg (sans doute s’agit-il de lui)11 a en effet mis au point une technique très délicate permettant d’imprimer en une seule fois les lettres filigranées en deux couleurs (rouge et bleu). Celles-ci sont en métal et comportent deux parties démontables12 : on encre séparément la lettre elle-même et le filigrane13. Le procédé est spectaculaire, mais trop onéreux, et il sera rapidement abandonné.
  • Enfin, la forme même des imprimés incunables suit longtemps le modèle du manuscrit : la Bible à 42 lignes n’a pas de page de titre, ni d’éléments paratextuels comme la foliotation, et lorsque les indications relatives à l’œuvre (titre) et à l’impression (ville, atelier, date) figurent dans le volume, elles sont généralement données au colophon.

12En somme, toutes les potentialités de l’imprimerie ne sont pas tirées, bien au contraire. Elles ne le seront que très progressivement, à échéance d’une génération au moins, et sous l’influence d’une logique complètement différente de celle de la technique elle-même.

Le livre imprimé, une révolution en marche

13inscription des savoirslivreimpriméIl peut sembler paradoxal de dire que, si l’imprimerie est inventée au début de la décennie 1450, le livre imprimé en tant qu’objet innovant ne le sera en fait qu’une trentaine d’années plus tard – donc autour des années 1480. Nous sommes pleinement dans le schéma classique de l’innovation telle qu’elle a été théorisée par François Caron sur la base de la distinction entre innovation de procédé (donc mise au point d’un nouveau procédé de fabrication) et innovation de produit (l’invention d’un produit qui n’existait pas antérieurement et qui sera proposé au public)14. Dans le monde du livre, cette dernière ne se développe que peu à peu, suite à la saturation du marché traditionnel et sous la poussée de la concurrence. Le lectorat était d’abord celui des clercs – les ecclésiastiques, mais aussi le « petit monde » des universités, enseignants et docteurs, étudiants et anciens étudiants, personnel des collèges, etc. Il convient d’y ajouter une partie du personnel des administrations et de l’Église, les membres des professions libérales et des représentants de la bourgeoisie urbaine. Enfin, les souverains et les grands seigneurs étaient amateurs de livres et constituaient des bibliothèques souvent célèbres. Même si les évaluations quantitatives relèvent toujours de l’hypothèse, on conçoit qu’il s’agit d’un public à la fois concentré dans les villes, et très minoritaire par rapport à la population globale. À Augsbourg, on estime alors le public des lecteurs susceptibles de connaître le latin à quelques seize cents personnes…15

14Dès lors, avec la typographie à caractères mobiles, la production de livres s’accroît dans des proportions jusque-là inconnues et le surplus ne pourra pas être absorbé par le marché traditionnel, beaucoup trop limité et au taux d’élasticité trop faible. Les prototypographes italiens sont appelés à Subiaco en 1465 par le cardinal Torquemada, mais dès 1467, ils quittent le monastère pour aller à Rome, où quelques années plus tard ils se tourneront vers le pape en vue d’obtenir une aide financière leur permettant de tenir face à la mévente. La réponse viendra pourtant non d’un système de subventions, mais bien du développement d’une innovation de produit – s’agissant tant du contenu que de la « mise en livre » – qui permettra d’élargir la clientèle potentielle. Est-il possible de proposer une typologie sommaire de l’innovation de produit, concernant le domaine de l’imprimé ? Il s’agira d’abord du contenu : peut-être dès 1459, Albrecht Pfister explore à Bamberg les voies d’une innovation qui lui permettrait de s’imposer face à l’atelier de Fust et Schöffer à Mayence. Du coup, il s’oriente vers la production en vernaculaire, avec son Ackermann aus Böhmen et son édition de l’Edelstein d’Ulrich Boner (1461). Puis ce seront les Vier Historien (mai 1462) et la première édition de la Bible des pauvres en allemand (Armenbibel), ainsi que, plus tard, la traduction allemande du Belial de Jacobus de Teramo. La liste, relativement courte, est très probablement incomplète, un certain nombre d’éditions n’ayant sans doute pas été conservées jusqu’à aujourd’hui. L’innovation du contenu des textes publiés se manifeste à plus long terme par la montée en puissance de la production en vernaculaire, par le déplacement des équilibres entre les différents champs de la systématique bibliographique, et par le recours en nombre croissant à des textes d’auteurs contemporains.

Figure 3 - Un exemple de placard imprimé : Ausschreiben des
            Bischofs Johannes (von Werdenberg) von Augsburg, worin er die
            misslichen Verhältnisse des Klosters Ottobeuren darlegt...,
            Augsbourg, Jodocus Pflanzmann, 1480 (coll. Bibliothèque nationale
            et universitaire de Strasbourg)
Figure 3. Figure 3 - Un exemple de placard imprimé : Ausschreiben des Bischofs Johannes (von Werdenberg) von Augsburg, worin er die misslichen Verhältnisse des Klosters Ottobeuren darlegt..., Augsbourg, Jodocus Pflanzmann, 1480 (coll. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg)

15Mais Pfister innove aussi dans la « mise en livre », en introduisant des xylographies dans ses éditions. Après lui, l’illustration ne sera à nouveau introduite dans les imprimés qu’avec Günther Zainer, le prototypographe d’Augsbourg, avec une édition de la Légende dorée en allemand (1471) et un Belial (1472). Même schéma, quelques années plus tard à Lyon, où l’imprimerie est introduite en 1473 mais où elle ne bénéficie pas des conditions très favorables qui sont celles de Paris. Les Lyonnais chercheront donc à s’imposer en explorant de nouvelles voies, pour lesquelles ils s’inspirent des expériences faites en Allemagne. Le prototypographe Guillaume Le Roy commence avec le Compendium breve du futur Innocent III 16, mais il passe très vite à autre chose, et à l’exploitation d’un autre marché : le premier livre imprimé en français, le livre des Merveilles du monde (vers 1473-1474)17, puis l’adaptation française de l’Ancien Testament (vers 1473-1475)18 et le récit anonyme de Pierre de Provence et la belle Maguelonne (vers 1475)19, suivis par le Nouveau Testament en français (1476)20 et par le Livre de Baudoin, comte de Flandre et de Ferrant, fils du roi de Portugal (1478)21.

16inscription des savoirslivredédicace inscription des savoirslivremarge construction des savoirslangage et savoirsstylelisibilitéL’innovation majeure concerne pourtant la « mise en livre », sous deux dimensions spécifiques. Le travail porte, d’une part, sur l’organisation du texte de manière à en faciliter la lisibilité. Mais apparaît, d’autre part, le développement d’un paratexte remplissant des fonctions d’ordre social (dédicaces, préfaces, etc.), réglementaire (privilèges et autres autorisations) ou informatif. Sur ce dernier point, il s’agira notamment de la page de titre : à trois années d’intervalle, la page de titre de la première édition allemande du Narrenschiff, en 1494, et celle de sa traduction latine (Stultifera navis), en 1497, illustrent de manière spectaculaire le chemin parcouru.

Figure 4 - Un exemple de page de titre : Johannes Schram,
            Quaestio fabulosa, Leipzig, Martin Landsberg, 1494 (coll.
            Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg)
Figure 4. Figure 4 - Un exemple de page de titre : Johannes Schram, Quaestio fabulosa, Leipzig, Martin Landsberg, 1494 (coll. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg)

17inscription des savoirslivrepage de titreLes pages de titre des trois éditions latines incunables du Narrenschiff données à Bâle sont conçues dans un objectif de traçabilité : identifier le contenu de l’édition comme le meilleur et le plus récent, et barrer la route à des « contrefaçons » effectivement nombreuses, mais présentées comme moins bonnes. La publicité pour l’atelier d’imprimerie ou pour la maison de librairie n’est pas absente de ces dispositifs, avec la présence éventuelle d’une marque typographique plus ou moins spectaculaire, et de ce que l’on appelle l’« adresse » de l’ouvrage – l’indication du nom du libraire ou de l’éditeur, éventuellement sa devise, son adresse en ville, et la date de publication, laquelle fonctionne aussi comme un argument publicitaire, dans la mesure où le caractère plus ou moins nouveau d’un texte ou d’une édition est de plus en plus présenté comme un facteur devant inciter à l’achat.

18inscription des savoirslivrenuméro de page inscription des savoirslivrepageLe dernier bloc d’innovations vise à faciliter la manipulation du texte – et il croise en partie l’impératif de lisibilité. Nous pensons à la foliotation ou à la pagination imprimée, ou encore aux titres courants (avec leur organisation parfois complexe) et aux systèmes de repérage, table des matières et index. Même si elles n’ont pas de page de titre, les célébrissimes Chroniques de Nuremberg (Liber chronicarum), imprimées par Anton Koberger en 1493, constituent comme un compendium de cet objet nouveau que constitue désormais le livre imprimé moderne. La mise en page en est tout particulièrement soignée, et le volume possède un index alphabétique renvoyant à la foliotation imprimée22.

19pratiques savantespratique intellectuellemémorisation inscription des savoirsvisualisation matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionfeuilleContrairement aux pratiques médiévales, où le repérage se fait par rapport au contenu du texte lui-même en tant que contenu mémorisé (l’exemple le plus accompli est celui de la scolastique), nous sommes désormais devant une toute autre logique : les éléments d’information sont repérés par rapport aux séquences successives, les feuillets, qui constituent leur support matériel. Par suite, il n’est plus nécessaire de connaître a priori la structure interne du texte pour pouvoir le consulter, ni de le mémoriser pour pouvoir l’utiliser. Au début du 16e siècle, l’innovation de produit est accomplie, et le livre imprimé est désormais en place, avec la généralisation du nouvel « espace visuel » (Roger Laufer) qui sera le sien à l’époque moderne.

Figure 5 - Un exemple de livre « moderne » : Novum
            Testamentum omne, multo quam antehac diligentius ab Erasmo
            Roterodamo recognitum..., [s. l.], Froben, 1519 (coll.
            Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg)
Figure 5. Figure 5 - Un exemple de livre « moderne » : Novum Testamentum omne, multo quam antehac diligentius ab Erasmo Roterodamo recognitum..., [s. l.], Froben, 1519 (coll. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg)
Notes
1.

Gille, Bertrand (dir.), Histoire des techniques : technique et civilisations, technique et sciences, Paris, Gallimard, 1978 (Bibliothèque de la Pléiade)

2.

Barbier, Frédéric, L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale, Paris, Belin, 2006

3.

Baechtel Guy, Gutenberg et l’invention de l’imprimerie : une enquête, Paris, Fayard, 1992 ; Widmann, Hans, Der gegenwärtige Stand der Gutenberg-Forschung, Stuttgart, Hiersemann, 1972 (Bibliothek des Buchwesens) ; Gutenberg : Aventur und Kunst, Mainz, Stadt Mainz, 2000 ; Lotte Hellinga, « Gutenberg et ses premiers successeurs », in Les Trois révolutions du livre : actes du colloque international tenu à Lyon/Villeurbanne, dir. Frédéric Barbier, Genève, Droz, 2001.

4.

Febvre, Lucien et Martin, Henri-Jean, L’Apparition du livre, postface Frédéric Barbier, nouv. éd., Paris, Albin Michel, 1999 (L’Évolution de l’humanité)

5.

Archives départementales du Nord, 36 H 431*, fol. 158 et 161 v° (cité par Hélène Servant, Artistes et gens de lettres à Valenciennes à la fin du Moyen Äge (vers 1440-1507), Paris, 1998, p. 258). L’auteur discute la signification possible de l’expression de « jetté en moule ».

6.

Johann Koelhoff d. J., Kölnische Chronik, 23 VIII, 2°, Köln, 1499 (GW 6688 ; traduit par nous).

7.

Bibliothèque municipale de Lille, Inc. D-45.

8.

Ritter, François, Histoire de l’imprimerie alsacienne aux XV e et XVI e siècles, Strasbourg-Paris, Le Roux, 1955, p. 27

9.

Taurant-Boulicaut, Annie, « Vacat nec vitio nec defectu : du blanc et de l’excès dans l’incunable », in Le Berceau du livre : autour des incunables, dir. Frédéric Barbier, Genève, Droz, 2004, p. 105-124.

10.

La forme des premiers caractères typographiques suit d’ailleurs le modèle des écritures manuscrites.

11.

Voir aussi, au sujet du Psautier de Mayence, l’article de Stephan Füssel p. 18

12.

Ce qui est prouvé par le fait que l’on retrouve certaines de ces initiales (sans le fond filigrané) dans des impressions postérieures.

13.

Wallau, Heinrich, « Die zweifarbigen Initialen der Psalterdrucke von Johannes Fust und Peter Schoeffer », in Festschrift zum fünfhundertjährigen Geburtstage von Johannes Gutenberg, Mainz-Leipzig, Harrassowitz, 1900.

14.

Caron, François, Le Résistible déclin des sociétés industrielles, 1ère éd., Perrin, Paris, 1985

15.

Künast, Hans-Jörg, Getruckt zu Augspurg: Buchdruck und Buchhandel in Augsburg zwischen 1468 und 1555, Tübingen, Niemeyer, 1997, p. 11.

16.

Innocentius III (Lothario de Conti), Compendium breve, quinque libros continens, Guillaume Le Roy pour Barthélemy Buyer, Lyon, 17 septembre 1473 (H 10215)

17.

Les Merveilles du monde, Guillaume Le Roy, Lyon, vers 1473-1474 (C 3626)

18.

Biblia. Vetus Testamentum [Français]. Ancien Testament partiel, Guillaume Le Roy, Lyon, vers 1473-1475 (Pellechet 2358)

19.

Pierre de Provence et la belle Maguelonne, Guillaume Le Roy pour Barthélemy Buyer, Lyon, vers 1475 (C 3762)

20.

Biblia. Novum Testamentum [Français]. Cy commence la table du nouveau testament, Guillaume Le Roy pour Barthélemy Buyer, Lyon, vers 1476 (H[ pas C] 3144, II et III)

21.

Livre de Baudoin, comte de Flandre, et de Ferrant, fils du roi de Portugal, Guillaume Le Roy pour Barthélemy Buyer, Lyon, 12 novembre 1478 (HC 2709)

22.

La présence de l’index est considérée par l’éditeur comme un argument publicitaire, comme le souligne la formule initiale : Registrum huius operis libri cronicarum cū figuris et ymagībus ab inicio mūdi.