Daniel-Odon Hurel

Abstract

The Congregation of Saint-Maur constitutes, in historiography, a central moment in the definition of historical and philological erudition. The justification of this work is directly related to the notion of monastic "reform". Some specific moments make it possible to understand these structural links between monastic reform and erudition: the inscription of erudition in the Maurists origins (common rules, circulars of the 1645s contemporaneous with the publication of the main normative texts); the stakes of the Maurist monograph (an example, the monograph executed by Dom Noël Mars in 1648 at the Landévennec abbey); the Maurist model and its radiation. With Mabillon and the first years of the eighteenth century, Benedictine scholarship became a marker of the success of a reform, a component of the Benedictine "being": it will be one of the first references of Dom Guéranger in the years 1825-1835, while restoring the Benedictine monasticism in France, to the priory then abbey of Solesmes.

1espaces savantslieumonastère acteurs de savoircommunauté acteurs de savoirstatutbénédictinLe concept de « réforme » en milieu monastique, bénédictin en particulier, à l’époque moderne, inclut chez les auteurs bénédictins de toute congrégation réformée au xvii e siècle (les Mauristes en particulier) un avant et un après : un avant, souvent qualifié de relâchement et d’éloignement progressifs de la Règle qui impose une réaction ; un après qui consiste à justifier et à reconstruire une continuité monastique après ce qu’il convient d’appeler une rupture, surtout lorsque la mise en œuvre de la réforme passe par le remplacement progressif mais réel d’une communauté ancrée localement et héritière d’un long passé médiéval par une communauté venue de l’extérieur, souvent qualifiée « d’étrangère ». Cette situation détermine, renforce, voire même, définit un regard sur le passé et la reconstruction mémorielle dans laquelle la réforme doit nécessairement s’inscrire. L’érudition est alors l’instrument de légitimation de toute décision politique parfois violente et en tension que constitue la réforme de tout monastère bénédictin ou cistercien moderne.

2construction des savoirstraditionreligionchristianisme acteurs de savoirstatutéruditC’est tout particulièrement le cas de l’histoire de la réforme mauriste et de la place qu’y occupe ce qui est convenu d’appeler l’érudition mais qui rejoint l’ensemble de la problématique réformatrice, temporelle, matérielle, architecturale et spirituelle ou liturgique. Saint-Maur structure et institutionnalise de manière centralisée et verticale des pratiques érudites qui englobent l’ensemble de dizaines de monastères (190 vers 1700) et la plupart des individus qui les occupent, même si un faible pourcentage de moines sont en capacité d’agir dans ce domaine. L’érudition est d’abord, pendant un long xvii e siècle, affaire collective même si elle est fondée sur le travail de quelques-uns. Elle puise ses objets d’études dans le religieux et le monachisme avant d’entreprendre une mutation fondamentale à partir des années 1720, devenant alors une sorte de société savante monastique, implantée dans toutes les grandes villes de province, même si, une fois de plus, seule une minorité de religieux de plus en plus professionnalisés est concernée. Cette professionnalisation renvoie aussi à la définition du travail dans le monachisme moderne, le travail intellectuel prenant sa place dans le travail en général selon l’esprit de la règle bénédictine.

3Il convient donc dans les lignes qui suivent d’évoquer quelques lieux d’expression de l’érudition qui semblent directement liés à la « réforme » vécue et construite par les religieux eux-mêmes :

  • l’inscription de l’érudition dans les origines mauristes : règles communes, circulaires des années 1645 contemporaines de la publication des principaux textes normatifs ;
  • les enjeux de la monographie mauriste, en prenant principalement un exemple, la monographie réalisée par dom Noël Mars en 1648 à l’abbaye de Landévennec ;
  • l’érudition comme marqueur de la réforme bénédictine à l’époque moderne : le modèle mauriste et son rayonnement.

4acteurs de savoirstatutérudit acteurs de savoirstatutbénédictinAvec Mabillon et les premières années du xviii e siècle, l’érudition bénédictine devient un marqueur de la réussite d’une réforme, une composante de l’« être » bénédictin : ce sera une des références premières de dom Guéranger dans les années 1825-1835, alors qu’il restaure le monachisme bénédictin en France, au prieuré puis abbaye de Solesmes 1. Pour autant, dom Guéranger ne réforme pas, il rétablit la famille bénédictine en choisissant le moment mauriste des origines comme référence. Il cherche à s’inscrire dans une continuité, au-delà des Lumières, du gallicanisme et du jansénisme. Il fait son choix. Il retente l’aspiration érudite comme élément identitaire mais est avant tout confronté à une autre réalité, celle de l’émergence d’une science historique et érudite sécularisée, à l’image de l’École nationale des chartes ou de la reprise de certains travaux collectifs mauristes par l’Institut.

L’inscription de l’érudition dans les origines mauristes : règles communes, circulaires des années 1645 contemporaines de la publication des principaux textes normatifs.

5construction des savoirstraditionstandardisation construction des savoirséducationformation acteurs de savoirqualités personnelles acteurs de savoirstatutoisifLes principaux textes normatifs de la congrégation, soit les déclarations sur la Règle, les constitutions, le rituel et le cérémonial, datent des années 1645-1648. Cependant, ils sont le fruit d’une maturation et d’une expérimentation issue d’une trentaine d’années d’existence rythmée par les chapitres généraux annuels puis triennaux et par l’accroissement rapide du nombre de monastères concernés. La question de l’érudition rejoint celle de la lutte contre l’oisiveté, celle de la formation des religieux et celle de la construction identitaire d’une famille au cœur d’une histoire pluriséculaire. Dès les années 1630, cette préoccupation s’impose aux jeunes supérieurs mais c’est véritablement dans ces mêmes années 1645-1648 que sont diffusés les méthodes de travail et le sens de ce travail. C’est ce dont témoigne une lettre programmatique du 13 novembre 1647 adressée par le supérieur général Dom Grégoire Tarrisse à l’ensemble des prieurs locaux : la volonté de travailler aux chroniques de l’ordre bénédictin est affirmée ; les prieurs doivent désigner des religieux qui en sont capables et leur donner les moyens adéquats. Le travail doit se faire en partant de chaque monastère suivant un plan précis et commun, la synthèse de ces dizaines de monographies permettant de constituer une histoire de la France bénédictine mais aussi de la jeune congrégation en devenir. Vingt-six points sont abordés : ils concernent pour les onze premiers les différents domaines concernés (l’abbaye et sa localisation, son histoire chronologique, ses dépendances, la succession des abbés, les faits et gestes les plus notables, les réformes, les destructions…) ; un douzième point insiste sur les vies des saints bénédictins du lieu et les manuscrits les concernant (repérage des sources, transcriptions…), sorte de prémices pour les Acta sanctorum de Mabillon, une trentaine d’années plus tard. Quelques alinéas concernent la présentation précise de ces recherches (sources, pagination, transcription) et la nécessité de sortir des seules archives du monastère pour trouver des éléments. Le dernier paragraphe de cette longue circulaire est évidemment essentiel pour notre propos :

Cet employ estant tres utile et profitable, tant pour le bien de l’Ordre en general que pour la consolation de chaque religieux en particulier, et d’ailleurs très propre pour occuper le temps que plusieurs employent souvent inutilement, en un sujet tres digne de notre profession, delectable, et tres utile à ceux qui s’y employeront, je vous prie donc d’y employer ceux de vostre Monastere qu’en jeugerez capables, tout le temps qui reste apres les exercices et fonctions regulieres2.

6inscription des savoirsgenre éditorialhagiographieQuelques mois plus tard, d’autres circulaires précisent certains aspects : une méthode pour la rédaction des vies des saints et l’utilisation du modèle des travaux d’André Duchêne pour la rédaction des histoires des grandes familles nobiliaires monastères3 ; une « Méthode pour la recherche des manuscripts »4. Enfin, le 20 mai 1648, dom Luc d’Achery, bibliothécaire de Saint-Germain-des-Prés et organisateur des études au sein de la congrégation, est chargé de rédiger pour le chapitre général un document programmatique de la première importance5.

7Luc d’Achery commence par rappeler le dessein divin de la réforme monastique en France, et poursuit en affirmant que, par reconnaissance, les religieux doivent mettre à l’honneur et honorer « quelques grands Saincts, Propagateurs ou Réformateurs de l’Ordre » qui seront autant d’intercesseurs des moines pour l’avenir de la Réforme de Saint-Maur : pour bien commémorer ces saints bénédictins, il faut les connaître et les faire connaître. Ce point est donc à visée spirituelle et dévotionnelle au même titre que le fait, signalé juste ensuite, de « porter plus d’honneur au Saint Sacrement ». La lettre circulaire continue par la réaffirmation de l’exigence d’une bonne formation monastique des jeunes religieux, le choix en particulier de privilégier l’étude au travail manuel :

acteurs de savoirstatutnoviceL’expérience faict voir qu’on devroit modérer le travail manuel dans les novitiaux, plusieurs en ayant esté comme énervés, et inutiles à la Religion. Des jeunes hommes qui n’ont jamais faict qu’étudier, ne sont pas bien disposés à supporter des grands travaux, il vault mieulx qu’ils employent leurs forces aux principales fonctions de la religion, comme au Service Divin et aultres austérités […] A l’oisiveté on peut remédier, par des bons exercices beaucoup plus nécessaires, en faisant de bonnes lectures, et en se disposant à bien dire la Sainte Messe, et à bien faire le service divin […] c’est pourquoy on devroit laisser le travail libre aux Profex, qui ont passé les trois ans ; leur prescrivant pourtant quelques études, escritures, ou petit mestier qui regarde le bien commun.

8pratiques savantespratique lettréelecture construction des savoirstradition construction des savoirstraditionmémoire acteurs de savoirstatutmoineAprès ces considérations générales qui, bien entendu, inscrivent les études dans la construction du moine, la circulaire présente quelques directions d’études : travailler à l’histoire de l’Ordre et de la Congrégation, « pour le lustre et l’honneur de l’Ordre et de la Congrégation », de manière à recueillir les témoignages des fondateurs de la congrégation encore vivants et d’inscrire dans la mémoire écrite l’expérience initiale réformatrice. Mettre en lumière les vies de « nos saints », qui répond en outre à une demande des séculiers « de grande condition et d’érudition » et utiles aux moines : « nous en apprendrons la pratique de nostre Sainte Règle ; et recevrons par la lecture de ces vies un esprit monastique et solitaire » ; réimprimer les auteurs bénédictins avec obligation de chaque monastère d’acquérir un ouvrage ainsi réédité. Parmi les religieux cités comme aptes à de telles études, figurent dom Noël Mars dont nous allons incessamment parler.

9 

10Cette formalisation et ce choix en matière de stratégie bénédictine sont donc clairement assumés et cohérents. En 1663, dans la première édition des Règles communes et particulières de la Congrégation de Saint-Maur, la fonction érudite est intégrée au travail du secrétaire du Chapitre ou en lien avec cette fonction :

Dans le huitième Livre il couchera sommairement en façon de Chronique, les choses remarquables qui se passent au Monastere […] suivant que le Superieur le jugera à propos, pour l’instruction et l’édification de la posterité. Mais avant que de commencer il sera bon que le Superieur fasse faire par quelque personne capable, un abregé de la Fondation du même Monastere, & des choses principales qui y sont arrivées depuis […] De toutes ces choses ainsi écrites pendant le cours de l’année, il en envoiera au Secrétaire du RP Superieur General, tous les trois ans […] une copie […] pour servir à l’Histoire des Monasteres de la Congregation6.

11Il convient maintenant d’illustrer ce propos par un exemple parmi d’autres, exemple significatif car il date de cette période initiale et est le fruit d’un des religieux cités au chapitre général de 1648 comme particulièrement capable, dom Noël Mars.

Les enjeux de la monographie mauriste : la monographie réalisée par dom Noël Mars en 1648 à l’abbaye de Landévennec.

12En 1648, dom Noël Mars rédige ou achève une « histoire du royal monastère de Guennolé de Landévennec », divisée en cinq chapitres : la vie du saint fondateur, des notes érudites et chronologiques sur cette même vie, une chronique du monastère depuis la fondation jusqu’à l’année 1648, la notice des différents abbés réguliers, commendataires et des prieurs mauristes et enfin, un chapitre consacré aux différentes dépendances du monastère (offices claustraux, prieurés, vicairies…). Comme au Mont-Saint-Michel durant la même période ou comme à La Chaise-Dieu quelques années plus tard, il s’agit de répondre à une nécessité : s’approprier un lieu et son histoire mais aussi s’inscrire dans une tradition et une longue durée. Dom Noël Mars n’est pas un inconnu. Profès de Redon en 1630, il meurt à Marmoutier en 1701, à l’âge de 90 ans. Bon gestionnaire et administrateur du temporel, il fut procureur dans différents monastères pendant une quarantaine d’années. C’est donc à la fois comme connaisseur du temporel monastique qu’il s’est attaché à ces lieux de vie. Le travail érudit n’est pas encore une activité en soi pour quelques religieux désignés comme elle le sera à la fin du xvii e siècle avec Jean Mabillon par exemple. Nous sommes donc dans le cas de figure évoqué directement par les premiers supérieurs majeurs : les jeunes moines doivent étudier l’histoire des hommes et des lieux de leur famille bénédictine, pour éviter l’oisiveté bien entendu et pour forger un esprit de corps, une identité. Ainsi dom Noël Mars rédige l’histoire de plusieurs abbayes : Saint-Laumer de Blois (1646), Marmoutier, Landévennec et Saint-Jacut.7 Parallèlement, et en particulier à la fin de sa vie semble-t-il, dom Mars se livre à une traduction commentée du psautier et du bréviaire monastique. La pratique érudite fait donc partie d’un tout, d’une sorte de rapport à la lecture et au travail, tant spirituel qu’intellectuel. L’examen des pièces préliminaires de l’ouvrage sur Landévennec est précieux. L’ouvrage lui-même est dédié non pas à saint Benoit mais à saint Guennolé, fondateur du monastère au vi e siècle grâce auquel, dit l’auteur, les moines à différentes périodes de l’histoire ont accueilli favorablement toute rénovation spirituelle. Il y a là la justification divine, mais inscrite dans l’histoire redécouverte, de toute réforme dans le monachisme :

A qui doit-on attribuer qu’au mesme temps que quelque réforme s’est levée en France, ce monastère en a esté des premiers honoré, si ce n’est aux prières de celuy qui a tant d’inclination que la régularité soit bien gardée dans son monastère, comme il avait d’affection que l’on y vécut saintement, lorsqu’il était ici-bas ?

13construction des savoirstraditiontransmission espaces savantslieumonastèreL’usage du présent renforce le lien entre la connaissance de l’histoire du fondateur et le devenir pluriséculaire du lieu, quelques vingt années après l’arrivée de la congrégation de Saint-Maur en 1627-1628. Dans la préface au lecteur qui suit, le moine avoue que la « recherche des antiquités de nos monastères » est un véritable plaisir, une concession humaine au service d’une fonction précise : la prise de conscience d’une inscription dans la longue durée d’une histoire, des manifestations de la sainteté des lieux et des hommes alors que les nouveaux religieux sont réformés. Comment transmettre un savoir (« des choses de douze cents ans ») sans « mémoire ny instruction », d’autant plus que les sources archivistiques ont alors largement disparues ? Pour le moine, c’est l’introduction de la réforme mauriste qui justifie ce travail :

Comme la divine Bonté a commencé de le remettre sur pied par le moyen d’une réforme, laquelle a commencé de l’exalter tant dans sa régularité que dans ses bastiments nouvellement faicts, j’ay creu, qu’en estant membre, je rendois pas moins de service à s. Guénnolé et à son monastère si je mettois par ordre ce que je pouvois trouver qui redonnerait à sa louange et à celle de son monastère.

14L’indissolubilité des liens entre érudition et réforme est ainsi traduite par la mise en ordre de la mémoire et de l’histoire tout comme la réforme est une mise en ordre matérielle, temporelle et spirituelle au service d’une communauté et d’individus. Chaque chapitre est précédé d’une préface de quelques lignes qui explicite le dessein du chapitre et légitime le travail entrepris :

  • le récit des « mérites des saints » du lieu est nécessaire car c’est grâce à eux que l’abbaye est toujours debout,
  • l’exigence critique conduit parfois à être en désaccord avec ce qui est admis jusqu’ici,
  • la chronologie est essentielle car elle permet de démontrer la continuité au-delà des épreuves de la fidélité monastique et justifie la mise en valeur spirituelle et dévotionnelle du lieu comme en témoigne le nécrologe, ainsi que les réformes successives du monastère depuis le début du xvii e siècle et dont il hérite (la société de Bretagne puis Saint Maur),
  • le rappel de la succession des abbés permet d’inscrire les réformes dans l’action des abbés commendataires et non pas en opposition ou réaction.

15La monographie telle qu’elle est pratiquée dans la congrégation de Saint-Maur dès les années 1640 reflète au mieux cette relation essentielle entre réforme monastique et érudition. Lorsqu’en 1674 environ, dom Jean Mabillon dresse des « avis pour faire l’histoire des monastères8 », il ne fait qu’officialiser et préciser une méthode et entame le chemin de l’externalisation de l’histoire monastique ou de son émancipation du strict cadre bénédictin et mauriste. L’érudition devient alors un caractère du moine bénédictin moderne.

L’érudition comme marqueur de la réforme bénédictine à l’époque moderne

16espaces savantscirculationvoyageL’historiographie traditionnelle a tendance à fixer le modèle de l’érudition bénédictine autour de la personne de Jean Mabillon, décédé en 1707, dont les premières œuvres d’envergure se situent dans les années 1665-1670. Pourtant, les pratiques érudites mises en œuvre ainsi que les méthodes préexistent bien entendu et peuvent être assez largement attribuées à d’autres que les bénédictins, les jésuites bollandistes en particulier. J’en veux pour preuves deux éléments : la participation ponctuelle de bénédictins des années 1640 à des demandes bollandistes et la pratique certes limitée du voyage littéraire chez certains mauristes à l’image des voyages scientifiques de ces mêmes bollandistes. Pour autant, le moment Mabillon est déterminant dans l’histoire du rapport entre vie bénédictine et érudition, entre érudition et dynamique spirituelle. Mabillon a inscrit véritablement et durablement l’érudition dans un modèle bénédictin occidental, jusqu’aux lendemains du concile Vatican II. Le moment Mabillon, c’est essentiellement d’avoir sorti l’histoire de la tradition monastique de sa première justification, la formation et la connaissance de l’histoire monastique au profit des seuls religieux. Pour ce faire, il utilise deux crises internes.

17La première est liée aux Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti dans les années  1670 qu’il a eu à défendre contre certains de ses confrères lorsqu’il s’agit de définir quels sont les véritables saints bénédictins. Ces débats aboutiront à la fin des années 1670 à la rédaction des « Brèves règles pour l’histoire », véritable discours de la méthode dans lequel le bénédictin extrait l’histoire monastique du seul fait monastique pour l’affirmer comme élément constitutif d’une histoire générale. Même si ce texte n’est édité qu’au xx e siècle, la participation de Mabillon à la République des lettres consacre cette transformation intellectuelle tout comme l’existence d’autres textes et mémoires similaires de la même période. L’histoire des moines est faite par des moines car ils possèdent les archives mais le produit de l’érudition est destiné à la société dans son ensemble9. La seconde est bien entendu la confrontation avec Rancé qui aboutit à la publication du Traité des études monastiques en 1691. Face à un Rancé qui adopte une lecture pénitentielle de la tradition monastique et bénédictine, Mabillon propose un monachisme inscrit dans le monde qui se traduit en particulier par une recherche à la fois approfondie et adaptée aux capacités de chacun et, pour certains, par une prédication par le livre et une production utile à la société et à l’Église.

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19acteurs de savoirstatutmoine espaces savantslieubibliothèque espaces savantslieuscriptoriumL’érudition historique devient alors un élément constitutif du monachisme moderne que les bénédictins n’ont guère de difficultés à rapprocher du scriptorium médiéval et de la production théologique puis historique des moines médiévaux et de la première modernité. Ce concept de l’utilité du moine grâce à l’étude, porté par un Mabillon et ses confrères soutenus par une congrégation puissante à la fin du xvii e siècle devient le modèle européen de la réussite de la réforme monastique au cœur du siècle des Lumières. Je ne citerai qu’une œuvre, publiée par dom Bernard Pez, bibliothécaire de l’abbaye de Melk, en 1716 : Bibliotheca benedictino-mauriana seu de Ortu, vitis et scriptis patrum benedictinorum e celeberrima congregatione sancti mauri in Francia. Cette européanisation du modèle bénédictin moderne rejoint la tradition des histoires des moines illustres d’un Trithème au xvi e siècle mais s’inscrit définitivement dans la sociabilité savante. À ce titre, l’identification « bénédictin » et « érudit » est aussi illustrée par l’Histoire littéraire de la Congrégation de Saint-Maur, publiée par dom Tassin en 1770… Plus d’un siècle plus tard, les bénédictins de la congrégation de Solesmes (alors appelée congrégation de France) publieront, moins de 15 ans après la mort de dom Guéranger, une Bibliographie des bénédictins de la Congrégation de France. En 1905, Mabillon servira d’étendard des bénédictins dans l’affirmation d’une science monastique face à l’anticléricalisme ambiant avec la création, à l’abbaye de Ligugé, de la Revue Mabillon… cédée en 1990 au CNRS.

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21Si Mabillon a exporté au sein du monde savant l’histoire des institutions monastiques, l’érudition n’a pas cessé de nourrir le moine au cours du xviii e siècle, y compris sur le plan liturgique. Je ne citerai qu’un exemple qui réunit à la fois la justification par l’érudition de la réforme monastique et la nécessaire rationalisation spirituelle et liturgique. Dans les années 1650, un moine de l’abbaye de la Chaise-Dieu, dom Victor Tiolier, rédige une monographie de son abbaye, abbaye qui, comme on le sait, fut à la tête d’un réseau monastique européen au Moyen Âge et qui, réformée par Saint-Maur, devient une abbaye parmi d’autres, réduite au simple statut de monastère d’une congrégation et non plus de chef d’ordre. Dans sa monographie, le moine fait l’histoire de la fondation, l’histoire de la succession abbatiale et mentionne l’essentiel de ses fameuses dépendances, en France, Italie, Espagne ou Angleterre. Un siècle plus tard, c’est l’office Propre de l’abbaye, publié en 1765, qui traduit sur le plan liturgique cette histoire digérée : les saints patrons du monastère et de ses dépendances sont clairement indiqués par des signes spécifiques, reconstituant ainsi par le livre une histoire pluriséculaire dans laquelle les moines du xviie siècle se sont insérés malgré les transformations structurelles du monachisme : une sorte de manifestation posthume d’un réseau médiéval constitutif d’une histoire et d’une réforme, réseau déchu mais que l’on maintient au travers d’un sanctoral spécifique et différencié10.

Conclusion

22construction des savoirspolitique des savoirsinstitutionnalisation typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textesphilologie acteurs de savoirstatutbénédictinLe moine du xvii e siècle, bénédictin de la congrégation de Saint-Maur en particulier, a institué l’érudition pour répondre à la hantise de son origine et de la fidélité aux principes de la Règle bénédictine relue dans un contexte politique et religieux spécifique et propre à la catholicité tridentine de la première modernité. Cette fidélité constitue donc bien un « spectre » ou une obsession. Bien entendu il y a dans le devenir de cette érudition dite bénédictine une forme de matrice pour la science historique sécularisée, développée et institutionnalisée au xix e siècle. Ne parle-ton pas au xix e siècle parfois de « bénédictin laïc » lorsque l’on évoque un Léopold Delisle par exemple ? Pour autant les bénédictins eux-mêmes, nous l’avons vu, reconnaissent de façon implicite et à demi-mots qu’ils puisent à des modèles, qu’ils soient cléricaux (jésuites en particulier) ou laïcs (André Duchesne et d’autres). Ils sont dès la fin du xvii e siècle, pleinement intégrés à la république des Lettres et, plus prudemment, aux sociétés savantes des Lumières dans les années 1750 11. Ce « spectre » de l’érudition bénédictine est au cœur de la vocation monastique du jeune prêtre Prosper Guéranger dans les années 1820-1830 12 comme il est au cœur des entreprises savantes de nombre d’érudits du xix e siècle, notamment lorsqu’ils se rendent au mont Cassin13. Guéranger puise dans la production de savoirs historiques, spirituels et liturgiques des bénédictins de Saint-Maur son inspiration première mais il livre un combat de tous les instants contre les productions de l’érudition mauriste du xviii e siècle qualifiée de janséniste et de gallicane, au nom de la valorisation de la prééminence romaine du Saint-Siège. Par ailleurs, il est très vite conscient de l’émergence d’une science sécularisée qui se porte aussi sur le fait ecclésiastique médiéval et sur l’histoire monastique, qui invoque aussi Mabillon comme héros tutélaire, l’École nationale des Chartes. Enfin, dom Guéranger est d’abord confronté au difficile développement de sa famille de Solesmes : un modèle constitué des références à Saint-Maur et à Cluny certes, mais des hommes qui sont d’abord moines avant d’être érudits. Il le dit à plusieurs reprises au cardinal Pitra qui fut, rappelons-le d’abord bénédictin de Solesmes et sans doute un de ses érudits les plus brillants et prometteurs. La promotion de l’érudition bénédictine comme élément constitutif du monachisme restauré est une réalité chez Guéranger mais Solesmes n’a plus alors une sorte de monopole ou de brevet à défendre. Le xix e siècle constitue en un sens l’aboutissement de l’œuvre de Mabillon : la sortie du cloître des méthodes érudites et de leurs justifications, ainsi que leur appropriation par l’ensemble de la recherche historique et philologique.

Notes
1.

Barbeau et Hurel, 2016.

2.

Revue Mabillon, mai 1910, p. 140.

3.

« Advis a celuy qui escrira quelque piece pour l’histoire ou quelque vie de saint » (daté du 8 mars 1648), Revue Mabillon, 1910, p. 141-142.

4.

Revue Mabillon, 1910, p. 142-143.

5.

Revue Mabillon, 1910, p. 145-150.

6.

Règles communes et particulières, 1663, p. 95-96.

7.

Sur dom Jean Noël Mars, voir Lenain, 2006 où sont réunis l’ensemble des références des œuvres et de la bibliographie le concernant.

8.

Hurel, 2007, p. 865-870.

9.

Hurel, 2007, p. 849-951.

10.

Castagnetti, 2019, p. 461-488.

11.

Hurel etlaudin, 2000, p. 387-507.

12.

Blanchard, 2018.

13.

Hurel, 2019, p. 168-180.

Appendix A Bibliographie

  1. Barbeau et Hurel, 2016 : Thierry Barbeau, Daniel-Odon Hurel (dir.), Solesmes, prieuré médiéval, abbaye contemporaine, Paris, Riveneuve éditions.
  2. Blanchard, 2018 : Claudine Blanchard, Dom Guéranger avant Solesmes, Paris, Éditions du Cerf.
  3. Castagnetti, 2019 : Philippe Castagnetti, « L’histoire au prisme de la liturgie. La mémoire de la congrégation de la Chaise-Dieu dans le Proprium de 1765 », dans Frédérique-Anne Costantini, Daniel-Odon Hurel, Thierry Pécout (dir.), La Chaise-Dieu. Communauté monastique et congrégation (XI e  siècle – fin de l’Ancien régime), Limoges, PULIM.
  4. Hurel, 2007 : Daniel-Odon Hurel, « Avis pour ceux qui travaillent aux Histoires des monastères », in Dom Mabillon, le moine et l’historien, Paris, Robert Laffont.
  5. Hurel, 2019 : Daniel-Odon Hurel, Saint Benoit, Paris, Perrin.
  6. Hurel et laudin, 2000 : Daniel-Odon Hurel, Gérard Laudin (dir.), Académies et sociétés savantes en Europe (1650-1800), Paris, Honoré Champion.
  7. Lenain, 2006 : Philippe Lenain, Histoire littéraire des bénédictins de Saint-Maur, tome premier (1612-1655), Bruxelles-Louvain-la-Neuve.